1À l’occasion du 144^ème congrès du CTHS à Marseille, comme présidente de la section d’anthropologie, d’ethnologie et des langues régionales qui l’organisait, j’ai prononcé la conférence d’ouverture1. Ce texte d’introduction en est issu, il propose quelques réflexions, nécessairement succinctes, sur la thématique du congrès, « Le réel et le virtuel », accompagné d’un regard décalé à propos d’une enquête en anthropologie des paris hippiques que je mène2.

Le réel & le virtuel, donc…

2Deux « mondes » qui entretiennent des liens étroits – tout en ayant leur propre autonomie, entre lesquels nous circulons en permanence, entre le réel et sa représentation, entre l’imaginaire et le réel – à la fois dans nos pratiques quotidiennes, mais aussi dans nos travaux de recherche, dans un processus cognitif propre à l’être humain. Si cette articulation entre ces deux registres est pensée depuis longtemps par des chercheurs et des artistes, ces questions ont pris une nouvelle dimension avec l’essor des technosciences et la révolution numérique – d’où l’utilisation contemporaine, commune du terme de virtuel – même si c’est un mot ancien – ou même de réalité virtuelle.

3Il convient néanmoins de souligner que si numérique et virtuel sont liés, ils ne désignent pas exactement les mêmes phénomènes : le numérique est tout d’abord un processus technique de dématérialisation qui distend notre rapport au monde physique, à la réalité telle que perçue directement par nos sens, mais qui ne crée pas nécessairement un monde virtuel3. Cependant, les deux modifient nos relations au temps et à l’espace, car ils interrogent notre rapport au concret, le déstabilisent autant qu’ils le stimulent.

4Que « contient » ce terme de virtuel ? Que signifie-t-il ? Tout d’abord, il contient l’idée d’un monde en puissance, supérieur au monde réel, qui est une modalité de représentation de celui-ci, mais non son imitation, plutôt comme une projection, son extension. Nous pourrions dire aussi que le virtuel existe « à la place de quelque chose », comme une façon de rendre potentiellement visible quelque chose de la réalité, par le biais de procédures d’externalisation. Il conduit alors à pouvoir s’affranchir des frontières spatio-temporelles, et des règles directes de la communication entre individus, ceci par opposition à une existence objective au monde, à un ancrage spécifique dans le temps et dans l’espace, en lien avec le visible, l’authenticité et le personnel. Le virtuel permet de faire « comme si » notamment en modélisant un problème pour en envisager les conséquences. Car il est conçu comme un outil de rationalisation de l’action qui en démultiplierait la puissance dans la réalité – mais tout en réduisant peut-être sa complexité. Enfin, dans certains cas, il fait advenir la réalité. Le virtuel désignerait alors ce qui est en puissance, ce qui est potentiel, par opposition non pas uniquement au réel, mais surtout à l’actuel.

5Ces quelques caractéristiques du virtuel évoquées ici – d’une manière un peu abstraite, et cette liste n’est évidemment pas exhaustive – se retrouvent dans les réflexions menées par les auteurs des contributions proposées dans cet ouvrage.

Des questionnements partagés et souvent anciens

6Certains questionnements portent sur les moyens utilisés dans la production de ces représentations, qu’elles soient « classiques » ou issues du numérique et des technosciences. Car la « virtualisation » n’est pas née avec la révolution technologique du digital : parmi les moyens les plus anciens et classiques, on peut citer l’écriture, les chiffres, les cartes, les images fixes et animées, la monnaie et les bases de données numériques, qui sont bien des extensions virtuelles des possibilités de l’imagination, de la connaissance, de la communication, des échanges et du pouvoir, dans le temps et dans l’espace. Des collègues s’interrogent sur les procédures et les modalités de construction de ces représentations, de savoir qui en a la charge et quel est le rôle des chercheurs dans ce processus. La participation à la construction de ces données, à leur organisation dans un registre virtuel, oblige les chercheurs en sciences humaines et sociales à collaborer avec d’autres disciplines ainsi d’ailleurs qu’à se confronter à une technologie qui leur échappe, la plupart du temps, complètement. Avec la crainte de « perdre leur âme »…

7La première question est celle des « objets » sur lesquels faire reposer les représentations : qui les choisit ? Qui les contrôle ? Mais surtout comment se transforment ces objets, dès lors virtualisés, et la relation que nous avons avec eux ? À ce propos, j’ai pensé à une expérience immersive que j’ai faite récemment : l’exposition numérique proposée par l’Atelier des Lumières à Paris autour d’extraits de la peinture de Van Gogh, car toutes les œuvres ne se prêtent pas à cet exercice. Il faut en effet qu’il ait une possibilité de « pénétrer » dans un monde de couleurs et de formes, enveloppantes, sans que cela devienne effrayant pour le spectateur. Suite à cette visite, je me suis cependant demandé ce que j’avais appris sur Van Gogh4, et d’une manière générale quel était sa réception par le public, à travers cette démonstration qui faisait surtout appel aux sens et à l’émotionnel, et quel était le rapport à l’authenticité de l’œuvre5.

8J’aimerais évoquer maintenant deux questions sur les effets du virtuel dans nos rapports à la réalité. La première porte sur les conventions sociales et culturelles qui permettent l’adhésion à ces représentations ; en d’autres termes, qu’est-ce qui nous conduit à croire que ce que nous voyons, nous entendons, nous lisons ou nous ressentons comme ayant un lien avec le réel ? La seconde concerne les possibilités nouvelles offertes par ces représentations virtuelles par rapport au réel, en particulier leur potentialité de compréhension et d’analyse. En effet, en quoi cette virtualisation nous permet de transformer le réel, dans nos relations au temps, à la mémoire, ou à l’espace ? Comme chercheuse en sciences sociales et humaines, je m’interroge aussi sur la façon dont je peux m’emparer de ces données digitalisées pour les mettre au service de ma discipline, à la fois d’un point de vue méthodologique et épistémologique. Ainsi, si nous prenons l’imagerie qui permet la visualisation du passé, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur ses effets dans la construction de notre connaissance elle-même.

9Ce processus de virtualisation – même dans sa version plus « historique » – entraîne des transformations profondes, anthropologiques, dans nos sociétés, dont les enjeux sont multiples. Technique tout d’abord, avec la convergence du téléphone, de la télévision et de l’ordinateur dont internet est le symbole. Plus de la moitié de la population mondiale utilise internet, en particulier grâce aux téléphones portables. Il s’agit bien là d’un enjeu social avec la formation d’une société mondialisée équipée de moyens de communication qui permettent l’expression et la circulation globales d’idées, d’images et de sons. Internet incarne cette croyance en la possibilité de la communication entre les hommes – le livre a joué pendant longtemps ce rôle – avec le désir de reproduire l’expérience de la relation de face à face à distance, dans un réseau global. Ces transformations ont des conséquences économiques et financières comme la dématérialisation de l’argent dans la vie quotidienne, la possibilité d’une monnaie virtuelle qui circule de manière complètement détachée de la production économique dans un marché global qui n’a plus comme référence l’État-nation.

10Nous sommes aussi passés d’un enthousiasme technophile, souvent béotien, à une prise de conscience de la nécessité de contrôler démocratiquement la technologie et les acteurs qui produisent ces réalités virtuelles, ainsi que leur circulation. Et finalement, et pas des moindres, cela conduit à des expériences, existentielles et cognitives, de la synchronie à distance, de la compression du temps et de l’espace, qui transforment nos conceptions des relations sociales et d’être au monde. Notre engagement dans de très nombreuses activités, la sollicitation par une profusion de stimuli nous conduit à « glisser » de plus en plus vite sur ces informations et sollicitations, à vivre dans une société de l’inattention.

À propos d’une enquête en anthropologie : les paris hippiques

11Dans la poursuite des réflexions que j’ai proposées dans la première partie de ce texte, j’aimerais maintenant prendre un exemple de recherche en anthropologie, et, plus précisément, présenter une enquête que je mène sur les paris hippiques. Les questions que je me pose à propos de mon étude de cas trouveront sans peine des échos dans les questionnements que je viens d’évoquer, et dans les contributions de l’ouvrage.

12Je vais me concentrer en particulier sur deux aspects : le développement historique progressif de la virtualisation des paris (et des jeux) et de la dématérialisation de l’argent des paris. En France, comme ailleurs, il est possible depuis longtemps de parier en dehors des champs de courses (PMU-Pari Mutuel Urbain), c’est-à-dire sans nécessairement assister à la course hippique. Les développements techniques ont accentué ces pratiques à distance qui impliquent une appréhension des courses et des chevaux à travers des images, le plus souvent télévisuelles, ou à travers des descriptions chiffrées proposées par des prescripteurs, de la part des parieurs. Le second aspect concerne les parieurs. Je conduis mon étude de manière ethnographique, c’est-à-dire au plus près des pratiques et des représentations des acteurs de ce monde, et nécessairement de manière comparative, puisque les représentations, les acteurs humains et non-humains – chevaux, et surtout l’argent – circulent globalement, et pas de façon récente.

13Je ferai donc référence aux enquêtes que je mène en France et en Afrique du Sud – en mettant l’accent sur les similarités observées dans les pratiques – et à la littérature sur la Grande-Bretagne, pays sur lequel les paris hippiques ont fait l’objet d’études en anthropologie.

Petite histoire de l’institutionnalisation des paris : entre condamnations morales et contrôle étatique lucratif

14L’institutionnalisation – et la légalisation – des paris et des jeux d’argent a été un processus long qui a pris place partout dans le monde durant le xx^e siècle, même si bien sûr, ont toujours existé des manières informelles de parier et de jouer pour de l’argent : on a toujours misé sur les courses de chevaux, de lévriers, sur les combats de coqs, etc. Le contrôle sur ces pratiques a toujours été important de la part des États et des gouvernements, et objets de discussions publiques.

15En France, les activités ludiques légales sont organisées en cinq grandes familles, et pendant longtemps autour de trois grands pôles largement contrôlés par l’État, le Pari Mutuel Urbain (PMU)6, la Française des Jeux (FDJ)7 et les casinos, avec respectivement : les paris hippiques et les paris sportifs ; jeux de loterie (tirage et grattage), le poker et les activités de casino (machines à sous, jeux électroniques, etc.)8. En termes de dépenses, les jeux de loterie et les paris sportifs arrivent en premier, puis les machines à sous, et les paris hippiques en quatrième position (moins de 10 % des dépenses de jeux).

16Le PMU gère les paris d’argent sur les courses de chevaux en dehors des hippodromes, sans concurrence puisque les bookmakers ont été interdits en France à la fin du xix^e siècle. Depuis 2003, il a ouvert un site de pari en ligne9. Pour lutter contre les très nombreux sites de paris et de jeux d’argent localisés à l’étranger, illégaux, l’État a ouvert, par une loi de 2010, la concurrence du marché légal en ligne des jeux, des paris et du poker avec de nouveaux opérateurs, des « bookmakers » agréés, ce qui a mis fin au monopole du PMU et de la FDJ, même s’ils restent les premiers opérateurs, et qu’ils gardent le contrôle sur les points de vente10. Donc une globalisation très rapide, aidée par une virtualisation des courses hippiques, en particulier par la circulation d’images, décuplées par les possibilités d’internet.

17Au nom de l’intérêt public, ces pratiques de pari et de jeux d’argent sont scrutées de près par l’État et son administration, qui a oscillé entre oppositions, interdictions et dérogations légales. En effet, les pratiques des jeux d’argent et des paris ont toujours fait l’objet de condamnations publiques plus ou moins bruyantes – malgré une pratique largement répandue dans la population – et d’une longue opposition des pouvoirs publics – accompagnées de larges dérogations à ces principes.

18Pourquoi paris et jeux d’argent font-ils l’objet de tant de réticences à leur égard ? L’État en retire pourtant un bénéfice substantiel : en 2018, 5,6 milliards de taxes sur 10,4 milliards de chiffre d’affaires pour l’ensemble des paris et jeux d’argent11. Cette même année, les Français ont dépensé plus de 200 euros par personne pour cette activité de loisirs : 48 milliards d’euros misés ont permis aux joueurs de recevoir plus de 36 milliards de gain. De plus, les paris hippiques, par exemple, sont indispensables à la survie de toute une filière qu’ils contribuent à financer et qui emploie des milliers de personnes. Même le loto du patrimoine – étudié par certains des collègues de la section d’anthropologie sociale, fait l’objet de discussions passionnées.

19Deux aspects sont problématiques dans les paris et les jeux d’argent : le premier est lié précisément à la pratique de la monnaie que cela implique et le second, à la dimension prédictive de ces jeux de hasard. Je ne mentionne pas ici les arguments qui en feraient une menace pour la santé publique, car la prévalence du jeu addictif est relativement faible en France – même si les paris et jeux d’argent en ligne contribuent à l’augmentation des pratiques problématiques12. Dans tous les cas, il constitue un problème bien moindre que d’autres addictions même si les conséquences peuvent être dramatiques.

20Quant à la monnaie, les travaux qui portent sur la question de l’argent du jeu montrent que l’expérience commune de l’argent est encore aujourd’hui censée être liée au travail. Ainsi Margaret Thatcher, lors des discussions au sein de son parti sur la possible introduction d’une loterie nationale en Grande-Bretagne dans les années quatre-vingt-dix, s’y opposait fermement, invoquant la contradiction que représentait de gagner de l’argent « sans effort », alors qu’elle essayait d’instiller un nouvel esprit d’entreprise parmi ses concitoyens. Son successeur au poste de Premier ministre introduira une loterie nationale en 1994. Le second aspect est celui de la dimension prédictive des jeux de hasard et des paris, qui est prohibée par certaines religions ou du moins marginalisée, mais aussi à laquelle d’autres recourent fréquemment. On peut rappeler là les travaux qui ont été menés sur l’introduction des assurances-vie en Amérique du Nord au début du xx^e siècle, et les résistances à ce que l’on considérait comme un « pari » sur sa durée de vie, décision réservée à Dieu.

21Aujourd’hui, toute la politique des États va être orientée sur la lutte contre les jeux et paris illégaux, qui ont et qui continuent d’exister, mais qui ont pris une tout autre ampleur avec internet, car ils décuplent les possibilités des joueurs et des parieurs ; étant « déterritorialisés », ils permettent de contourner le contrôle des États-nations. Pourtant, la population des 6,5 millions de parieurs hippiques a embrassé cette virtualisation avec prudence : « l’univers des turfistes résiste au numérique… » comme le PMU l’écrit avec regret dans l’un de ses rapports.

Le travail des opérateurs de pari : construire des représentations des courses, construire un marché des paris

22Avant d’évoquer les parieurs eux-mêmes, j’aimerais mentionner l’activité des opérateurs13, qui sont des intermédiaires dont le travail consiste à proposer à leurs clients des cotes – des probabilités de succès – autant de représentations des courses « mises en chiffres » et qui vont permettre aux parieurs de faire des choix.

23Certains de ces opérateurs se nomment eux-mêmes « traders »14, à l’image de ceux qui officient à Wall Street, même si historiquement les activités financières boursières ont toujours voulu se distinguer de tout ce qui est paris et jeux de hasard. Pourtant ne pourrait-on poser tranquillement l’hypothèse que la différence entre ces opérateurs et les traders de Wall Street qui proposent des produits financiers dérivés est plus dans le degré que dans l’essence de l’activité ?

24Les opérateurs construisent en effet des cotes qui s’intègrent dans un marché plus large, global, qui comprend, par exemple, les valeurs des pur-sang ou celui des devises puisqu’ils traitent aussi de cotes venues de l’étranger. Celles-ci reposent sur des prédictions basées sur des algorithmes : les chiffres sont au cœur des paris et participent à une représentation de la réalité sous la forme d’un modèle mathématique informatique, à tendance universelle, dont vont s’emparer ces « traders ». Pourtant, ces derniers ne seraient pas consciencieux s’ils ne revenaient pas vers les contextes spécifiques des courses qu’ils évaluent, vers une prise en compte des contingences, dans un retour vers le réel. Ces jugements se basent sur l’expérience de la réalité du monde des courses hippiques, et sur l’appartenance à un milieu professionnel.

25Une fois les cotes construites, transmises ou affichées dans les points de vente, sur internet, encore faut-il que les turfistes viennent parier chez vous. En d’autres termes, il faut qu’il existe une relation de confiance dans l’opérateur : la représentation des courses, soit la forme classique de chiffres, accompagnés de discours ou d’images doit conduire à croire que ce qui vous est montré, et sur lequel vous allez parier, correspond à la réalité d’une course. Il faut que le parieur adhère à cette représentation.

26Mais il faut également, bien sûr, que le pari envisagé puisse avoir un effet dans la réalité et permette au parieur d’encaisser des gains s’il en a ! Cette « croyance » n’inclut pas la certitude du gain, mais l’espoir de gagner, la possibilité d’une récompense : la cote proposée doit reposer sur une représentation « plausible » d’une réalité, mais dont la finalité n’est pas fixée. Il existe donc un ensemble de conventions sociales et culturelles du rapport entre le réel (la course) et sa représentation, qui conduit à une standardisation de la pratique elle-même (dans la réalité) qui prend aujourd’hui une dimension globale : dans l’organisation temporelle des courses hippiques, mais aussi dans les représentations de celles-ci, les images ou les descriptions écrites, par exemple.

27Venons-en maintenant aux parieurs.

Pratiques de parieurs : passer d’un registre à l’autre, du réel au virtuel

28La description des pratiques des turfistes montre qu’ils articulent en permanence, d’une part, des connaissances contextuelles et parfois directes avec les différents acteurs des courses, humains et non humains, et des lieux particuliers. Ils s’intéressent ainsi à l’état de la piste de l’hippodrome, à la généalogie du pur-sang et à ses résultats récents, aux compétences du jockey et de l’entraîneur, pour ne citer que les principaux éléments pertinents. Et que d’autre part, ils recourent à des données sous formes virtuelles – écrites comme les programmes des courses, à des articles de journaux spécialisés – ou à des images télévisées et enfin à des programmes internet, en particulier des algorithmes proposés par certains opérateurs. Depuis quelques années, certains pur-sang vedettes ont même leurs propres pages Facebook que le parieur peut aller consulter.

29Est-ce dire que les pratiques des turfistes ont été transformées par cette virtualisation progressive ? La réponse est plus nuancée…

30Tout d’abord, si l’on s’intéresse aux courses hippiques et encore plus aux paris, on peut bien sûr se confronter à la réalité, et aller sur un hippodrome : mais on s’y retrouvera souvent un peu seul. Les hippodromes sont en effet aujourd’hui en déshérence sauf pour les grandes courses – et ceci malgré les efforts des sociétés de courses. Même lorsqu’il s’y rend, le parieur peut préférer regarder la course sur des images télévisées comme le montre un film documentaire15 où l’on voit un groupe de jeunes parieurs sur l’hippodrome de Vincennes qui ne quittent pas les écrans des yeux de toute la soirée. C’est une pratique assez courante d’être dans l’hippodrome pour l’ambiance, la foule, le bruit, les couleurs et les odeurs, mais de regarder les courses sur écrans.

31Les programmes hippiques et les conseils des spécialistes dans le Paris Turf – « la bible du Turfiste » – donnent à voir les différents acteurs qui participent à chaque course, et pour les chevaux, des éléments de leurs généalogies, avec les noms des ancêtres (ce qui permet de visualiser la filiation), les résultats des courses antérieures, liés à des éléments statistiques, et des pronostics. Et ils proposent bien sûr des cotes.

32Dans les faits, la plupart des turfistes préfèrent se rendre dans un bar PMU ou son équivalent. En effet, même si les possibilités de parier sans sortir de chez soi se sont développées, en particulier par internet depuis 2010, près de 80 % des paris hippiques en France se prennent dans les points de vente16, et éventuellement sur les hippodromes, mais donc très peu en ligne17. Seuls le poker et les paris sportifs connaissent une croissance constante sur les sites internet, encouragée par de nouveaux opérateurs dont les Parisiens peuvent voir les campagnes répétées de publicité dans le métro. Cependant, d’une manière générale, malgré leur croissance, seuls 16 % des dépenses de jeux et paris sont faites sur internet.

33Je peux mentionner ici que les tentatives sur certains sites britanniques de proposer des courses hippiques complètement virtuelles, basées seulement sur des algorithmes, c’est-à-dire sans courses physiques quelque part, ont rencontré un succès très modéré, en l’absence de tout le contexte « dramaturgique » qu’offrent les hippodromes, même vus par le truchement d’images télévisuelles. Ce développement impliquerait la disparition de la filière hippique ou alors peut-être l’existence de deux pratiques parallèles.

34Mais nous n’en sommes pas là, et force est de constater que tout simplement, malgré les possibilités virtuelles qui leur sont offertes, les turfistes tiennent à participer à une sociabilité, à échanger autour des courses dans un monde social extérieur à leur famille, autour des images hippiques, de commentaires à propos des conseils de spécialistes ; même si parier est une activité individuelle : on parie pour soi. Cette importance de la sociabilité est peut-être aussi liée à la façon dont les turfistes se représentent leurs pratiques qui requerraient, selon eux, une expertise particulière, comme le montrent les entretiens menés dans les points de vente, par des collègues au Royaume-Uni, ou par moi-même en France et en Afrique du Sud. En effet, les turfistes se considèrent un peu comme une aristocratie parmi les parieurs. Ils considèrent que parier est proprement un « travail » qui repose sur une longue acquisition de connaissances, en opposition aux maigres compétences requises pour les paris sportifs. Le gain éventuel serait donc dans cette perspective, le « salaire » mérité de leur labeur et de leur prise de risque. Ils adhèrent donc à l’idéologie qui veut que le salaire – l’argent gagné – soit lié au travail…

35Comment se construit cette connaissance, comment fait-on son choix ? On a vu que le turfiste dispose de nombreux prescripteurs, d’un ensemble de données, d’images, de chiffres, de statistiques qui peuvent être « moulinées » par des logiciels spécialisés, par des algorithmes qui prédisent des gagnants, les noms de pur-sang sur lesquels miser. Pourtant, il ne suffit pas de s’y fier pour remporter la mise : je vais le montrer par une anecdote. Lors de mes enquêtes ethnographiques, j’observe un couple sur un hippodrome avec qui je me lie. Le mari parie de manière « scientifique », dit-il, rien ne doit être laissé au hasard : il a sa tablette devant lui avec un programme qui analyse les performances de chaque cheval en lice et lui permet de faire son choix. Mon mari, que j’entraîne dans mes enquêtes, décide alors de tenter sa chance et de parier sur un outsider : et il gagne une somme assez importante. Notre voisin est abasourdi : un groupe de discussion s’organise immédiatement autour de lui avec plusieurs habitués… Comment un étranger – certes pas complètement novice – a-t-il pu remporter la mise ? Ce dernier évoque une approche empirique et la contingence : une accumulation d’expériences, une observation du contexte, une attention à la régularité, une connaissance dont l’acteur n’a souvent pas vraiment conscience. Bien sûr, sans annoncer la fin de la probabilité ou des chiffres, il s’agit bien d’aller au-delà du déchiffrement mathématique du réel, de le moduler par un retour vers le contexte, vers le réel : est-ce qu’il a plu la nuit dernière ? Ce cheval ne s’est-il pas blessé lors d’une course antérieure ? Pour le dire autrement, de questionner les données statistiques prédictives pour qu’elles s’actualisent potentiellement dans le sens voulu par le parieur. Et compter sur la chance… Car la rationalité des chiffres, l’expérience et les connaissances n’y suffisent pas complètement : ne raconte-t-on pas que quand on faisait valoir à Napoléon les mérites d’un officier, il demandait :

« Fort bien, mais a-t-il de la chance ? »

36Mais qu’en est-il pour les paris pris sur des courses à Longchamp quand on est à Marseille, à Dubaï quand on est à Paris ou encore à Hong Kong quand on est à Londres ? Tout d’abord, comme je l’ai précisé, le monde des courses est un univers de circulation des chevaux, des humains et de l’argent, qui est ancien. Grâce à ces possibilités offertes par la diffusion des images, des chiffres (nombre de victoires, cotes) et des récits, le turfiste peut suivre la carrière internationale d’un cheval ou d’un jockey et donc accéder à certaines données contextuelles, qu’il peut mettre en lien avec les enseignements de son expérience locale. La distance géographique implique une plus grande prise de risque, mais pour les parieurs interrogés cela en vaut la peine. La multiplication des images de courses auxquelles ils sont confrontés, sur des territoires lointains et inconnus d’eux, évoque un univers hippique qui se construit en réseau et dans lequel ils veulent trouver leur place par leur activité de pari. Car parier sur des courses lointaines, c’est nouer des relations – certes virtuelles – avec ces lieux et leurs acteurs, et se placer soi-même parmi eux. Et l’argent, par sa circulation même, permet une extension des possibilités dans l’espace. L’entrée dans ce vaste espace-temps ludique, dans sa propre société, et ceci de manière active, permet au parieur de participer au monde global hippique qui l’entoure.

37Dépenser son argent dans un pari, c’est aussi s’insérer dans un marché spécifique comme un participant, alors que la plupart des turfistes ont une relation quotidienne « passive » à l’argent – ils reçoivent des salaires, des pensions ou allocations – et ils ont des dépenses contraintes (loyer, alimentation, etc.). En pariant, on se bat contre le sort, son sort et on prend des risques. Et si l’on perd, on a fait une expérience de l’argent. Même s’il est probablement exagéré de considérer le fait de parier comme un acte d’émancipation sociale…

38J’aimerais là aborder un dernier point qui nous ramène à l’articulation entre le virtuel et le réel, à propos de l’argent des courses. Car dans le cas des paris, et des jeux de hasard en général, il fait l’objet d’un traitement particulier. Tout d’abord, au grand regret des opérateurs, la grande majorité des gagnants souhaitent toucher leurs gains en cash : la dématérialisation complète de la monnaie a peu de succès, et les parieurs sont assez réticents à ouvrir des comptes internet sur lesquels les gains éventuels de leurs paris pourraient être versés, d’autant plus que l’argent de ces gains est souvent mis à part du reste du budget du ménage. Par exemple, il est utilisé pour être réinvesti dans d’autres paris ou jeux, ou pour des dépenses particulières. C’est de l’argent dédié à une activité dans laquelle la contingence et la chance ont une place importante. Là encore, la dématérialisation, la virtualisation de l’argent, rencontre un succès très limité dans le domaine des paris.

39Ces quelques réflexions sur la thématique de l’ouvrage – le réel et le virtuel – n’ont bien évidemment pas l’ambition d’en appréhender tous les aspects, mais plus modestement de donner quelques pistes que j’ai d’ailleurs commencées à explorer pour mon compte, en particulier dans mon étude sur les paris hippiques. Ainsi le virtuel est bien une dématérialisation, telle que le numérique, cependant il propose non seulement de modifier nos frontières spatio-temporelles, mais aussi de faire advenir une autre réalité, un monde en puissance parmi les dimensions qui lui sont propres. Il implique l’existence de conventions sociales d’adhésion à ces représentations d’autant qu’elles ouvrent de nouvelles possibilités pour les acteurs dans leurs relations à la réalité. J’ai essayé de montrer que les paris, et jeux d’argent, sont de bons exemples à cause des transformations que traversent ces industries – pas toutes récentes d’ailleurs. Les parieurs ont à leur disposition des images, des chiffres, des cotes, des récits et même des algorithmes pour prendre leurs décisions, et faire advenir une réalité qui les verrait gagner leurs paris. Pourtant nombreux sont ceux qui se basent aussi sur une observation directe de la réalité contextuelle – physique pourrait-on dire – des courses pour asseoir leur choix. Ils passent ainsi d’un registre à l’autre, pris entre le poids du réel et séduit par l’ouverture offerte par le monde du virtuel.