1Le titre de cet article mérite trois remarques liminaires :

• par villa, j’ai souhaité présenter le chien dans le contexte des campagnes et de la vie rurale du haut Moyen Âge. Autrement dit, j’ai d’emblée écarté les chiens de chasse, signes d’appartenance pour leur propriétaire à une élite sociale ;
• canis familiaris est la désignation binominale attribuée par Carl von Linné et fait référence à une espèce animale unique, considérée aujourd’hui comme familière, c’est-à-dire loin du sauvage dont il est issu. Au haut Moyen Âge, le terme canis seul existe dans la documentation et l’usage ; reste à savoir s’il est déjà si… familiaris ;
• enfin, il s’agit ici d’une première approche : c’est que canis est un insaisissable cabot !

2Dans le monde médiéval, celui des campagnes et des activités dans la nature, le chien est un évident compagnon de chasse, le gardien du troupeau ou de la maison. Il est omniprésent dans la vie quotidienne ; il est en même temps incroyablement discret dans la documentation écrite. De même, l’archéologie le voit partout et nulle part : il laisse ses traces de mastication sur un grand nombre d’ossements retrouvés sur les sites, mais sa présence dans le corpus ostéologique est représentée en général par un faible pourcentage du total des os exhumés à la fouille. Ce qui est normal : les ossements retrouvés proviennent soit de la consommation humaine, mais la cynophagie est devenue exceptionnelle, soit de la production artisanale (on retrouve les métatarses et les métacarpes liés aux peaux prélevées).

3Parce qu’il est un « évident compagnon », la représentation que l’on a du « meilleur ami de l’homme » a été longtemps simplement le transfert de notre point de vue contemporain. Pourtant durant le haut Moyen Âge, on lit dans la documentation écrite un certain mépris à l’égard des chiens, déjà connotés de manière négative dans la Bible ; tandis que certains d’entre eux, destinés à la chasse, sont dans le même temps des biens protégés par les lois.

4En dehors de l’usage cynégétique, les chiens ordinaires occupent une place importante auprès des hommes au sein des communautés rurales. Ils sont utiles en guetteurs vigilants, en gardiens de troupeaux. Ils perpétuent également leur rôle d’éboueurs dans les ruelles encombrées de déchets et de carcasses. En même temps, ils sont regardés avec méfiance lorsqu’ils charognent, portent la rage ou retournent à l’état sauvage en bandes d’animaux errants. Ces traits opposés engendrent un rapport trouble et équivoque entre l’homme et le chien1.

5On a parfois été tenté de dire que les chiens étaient mieux considérés à la période antique. C’est en réalité un effet des sources qui nous renseignent davantage qu’à la période suivante sur les relations entretenues avec le chien. Notamment les stèles funéraires qui évoquent parfois avec une certaine tendresse l’absence du défunt « toutou », dont on découvre incidemment le nom2. Mais d’autres témoignages romains offrent une vision moins amicale. Pline l’Ancien, dans ses livres d’Histoire naturelle, ne parle surtout que des qualités des chiens de chasse. Le mépris pour l’animal est visible dans les moqueries contre ceux qui se comportent « comme des chiens ». L’Italie connaît longtemps des bandes de chiens sauvages qui inquiètent suffisamment pour qu’il faille attendre la fin du iii^e siècle av. J.-C. pour que le droit romain réserve au chien un « statut juridique » plus favorable : la lex Pesolania (Sentence de Paul 1.15.1) fait entrer les chiens dans la catégorie des animaux domestiques3.

6À l’inverse, au vii^e siècle, le dévouement de l’animal, fidèle jusqu’à la mort, son intelligence et sa sensibilité sont reconnus par Isidore de Séville, qui reprend Pline l’Ancien. C’est au passage, une des rares mentions favorables au chien à cette période. Les sources altomédiévales sont soit muettes, soit péjoratives, reprenant les unes derrière les autres, une chaîne ancienne de représentations peu flatteuses. Citons brièvement Isidore de Séville (vii^e siècle) et Raban Maur (ix^e siècle), les deux principaux encyclopédistes du haut Moyen Âge. Quelques poètes et narrateurs laissent échapper également une ou deux mentions : Sidoine Apollinaire4, Ermold le Noir5, Grégoire de Tours… Mais tous en parlent dans le contexte de la chasse (molosse, chien6). Les vies de saints promptes à édifier le lecteur par des histoires mêlant spiritualité et réalisme auraient dû donner quelques occurrences intéressantes. Mais les animaux qui tiennent compagnie aux ermites sont les lions dans les déserts du Moyen-Orient ou les loups et les ours dans les forêts d’Occident. Pas de chien. Les bêtes féroces ont un rôle ambigu, rappelant la fragilité des humains dans un monde sauvage, mais facilement apprivoisées par le saint7. Elles illustrent la pacification qui s’opère dans l’entourage de l’homme de Dieu. Le chien, loin de cette valeur parabolique, rappellerait sans doute trop le passé de « bien né » de la plupart des solitaires connus par les récits hagiographiques et serait vu comme un attachement aux valeurs matérielles des laïcs. Quant aux sources législatives, elles n’y font également que de très rares allusions. Les canons du concile de Mâcon en 585 interdisent aux évêques d’avoir chez eux des chiens pour éviter qu’ils ne mordent les hôtes8. Enfin, les chiens qui sont donnés en cadeaux ou par testament sont tous des chiens de chasse. C’est notamment le cas d’Eccard, comte d’Autun, qui lègue à sa mort vers 876 une meute de quinze chiens9.

Une image négative

« Le terme de bête s’applique de manière appropriée aux lions, léopards, tigres, aux loups et aux renards ainsi qu’aux chiens, et aux singes…10 »

7Selon la classification d’Isidore de Séville, le chien aurait dû être rangé plus près de l’homme, sur cet axe qui part de celui-ci jusqu’à l’extrémité du vivant. Il apparaît au contraire, et pour une fois en accord avec les familles zoologiques modernes, encadré par le loup et le renard. On trouve au rang des bestiae les mammifères dont la gueule et les griffes en font des bêtes cruelles. La place du chien dans cette catégorie repose sur son régime alimentaire carnivore, critère définissant les bestiae11. Ces bestiae sont dites ferae (fauves) parce qu’elles jouissent d’une liberté naturelle. Pourtant Isidore précise pour le chien que « leur nature veut qu’il ne puisse vivre hors de la société des hommes12 ». Il y a là une certaine ambiguïté qui n’est pas résolue dans la représentation que l’on se fait de l’animal au haut Moyen Âge.

8Cette position savante est conforme avant tout à l’opinion cléricale qui rabaisse le chien malgré les nombreux services (surtout gardien et chasseur, donc usant de ses crocs et de ses griffes) au rang des « bêtes », avec toutes les valeurs péjoratives relatives. Au ix^e siècle, Raban Maur, reprenant les propos d’Isidore, ne se contente pas de faire l’éloge du compagnon de l’homme ; dans son encyclopédie De Universo, il énumère surtout les interprétations symboliques du chien, toutes péjoratives. À la lecture de la Bible, le nom chien est presque exclusivement pris dans un sens défavorable. L’animal apparaît comme nécrophage, vorace, agressif, en somme, il a tout du loup13. Même s’il n’est pas mentionné dans la liste des animaux impurs, il demeure, à la fin des temps, en dehors de la Cité de Dieu, au même titre que les sorciers, les impurs précisément, les assassins et les idolâtres. Dans les Psaumes, il se voit souvent assimilé aux ennemis d’Israël et c’est donc tout naturellement que le chien en vient à incarner le diable. C’est un mot d’insulte ou de dédain (animal qui retourne à son vomi). Une fois seulement dans la Vulgate un élément vaguement sympathique : il exprime sa joie « lorsqu’il agite sa queue » (Tobie 11,9). Pour Raban Maur donc, il représente le diable, les juifs, les païens, les hérétiques, les prêtres muets ou les faux prédicateurs14.

9À son impureté et à ses rapports étroits à la mort et à la magie, s’ajoute la peur qu’inspire la rage15. Les chrétiens du iii^e siècle identifient les symptômes de la rage à la possession démoniaque : violence, hurlements, sensations de suffocation, épuisement physique, hydrophobie, que l’on comprend comme un refus de l’eau bénite, sont autant de symptômes à la fois de la maladie, mais aussi de la possession. Ce serait la morsure de l’animal qui transmettrait un esprit diabolique16. Au cours de la période médiévale, la crainte du chien noir comme figure démoniaque se répand. C’est paradoxalement la proximité entre cet animal et l’homme le rend particulièrement terrifiant : on l’imagine profiter de cette familiarité pour s’insinuer dans le quotidien des humains, les épier, et guetter sous le lit des mourants leur dernier souffle pour s’emparer de leurs âmes. Faux ami, fidèle par opportunisme, le chien entre aisément dans le bestiaire démoniaque17. De tradition ancienne, il est méprisé dans tout l’Orient. Les ermites orientaux traitent le démon de chien immonde18. Dans l’Histoire de Joseph le charpentier, dont la provenance égyptienne remonte aux vi^e-v^e siècles, le démon sort d’un petit garçon sous la forme d’un chien enragé19. Dans les Actes de saint André, les démons apparaissent à l’apôtre comme des chiens courants entre les tombes20. Dans le discours pastoral, le chien n’est pas mis en position héroïque face à l’adversaire : le loup n’est pas l’ennemi du chien dans l’entourage des brebis, mais du pasteur évidemment ; car le pasteur, seul protecteur des troupeaux (des bonnes âmes), ne saurait être comparé à un chien.

10Malgré la domestication, le chien continue de susciter le dégoût et le mépris dans la vie quotidienne. Mais c’est sous la plume d’ecclésiastiques que nous lisons cela ! Dans la société laïque, pénétrée de références chrétiennes, l’animal est une insulte et implique le déshonneur pour les Francs qui ne veulent pas mourir « comme des chiens21 ». Le chien participe à des rites d’humiliation : la loi des Burgondes contraint le condamné d’embrasser le postérieur du chien qu’il a dérobé à défaut de payer 5 sous au propriétaire22. Otton de Freising rapporte comment le comte Hermann dut tenir, avec ses complices, un chien sur ses épaules en raison de sa félonie23. Il participe également au supplice infligé à Berthold, le chef des meurtriers de Charles le Bon, comte de Flandre (mort en 1127). Attaché sur une fourche avec un chien que l’on torture, celui-ci sous l’emprise de la douleur lui dévore la figure24.

À la recherche du chien des campagnes

11Essayons donc de rassembler les données éparses pour dire un peu ce que l’on sait des chiens ruraux. Accompagnant les migrations humaines, les populations canines se sont très tôt mélangées. L’archéozoologie distingue un nombre croissant de standards en Gaule à partir de la colonisation romaine. La diversité règne, mais le nombre de types répertoriés est bien moindre dans l’Antiquité gréco-romaine qu’aujourd’hui. C’est au xviii^e siècle seulement que le naturaliste Buffon compose la première généalogie des races, révisée par Cuvier au xix^e siècle. La Société Centrale pour l’Amélioration des Chiens de Race n’est fondée en France qu’en 1884 ; les Britanniques commençaient depuis quelques décennies à améliorer leurs races canines. On cherchera en vain à caractériser des « races » altomédiévales. L’idée de définir un certain type de chien pour qu’il réponde à des critères déterminés (à visées utilitaire ou esthétique) par le biais de croisements se développe dans l’Antiquité romaine. On distingue depuis l’Histoire des animaux d’Aristote en gros trois morphotypes25 :

• le morphotype primitif non spécialisé (à faciès lupoïde, d’où le nom de Canis lupus lupus) ;
• le morphotype graïoïde, élancé, traditionnel de l’imagerie grecque (proche du lévrier) ;
• le morphotype molossoïde.

12À propos des chiens ruraux, le romain Columelle insiste surtout sur l’importance de la couleur pour les chiens de garde et de berger :

« Il faut qu’il soit d’une seule couleur : on préférera la blanche dans le chien de berger, et la noire pour celui de ferme : pour l’un et l’autre emploi, on ne fait aucun cas de ceux qui sont bigarrés […]. Le berger choisit le blanc, parce que cette couleur diffère de celle des bêtes féroces, et que, pour repousser les loups, […] il est souvent utile que la couleur diffère beaucoup de celle de ces animaux : en effet, si la couleur blanche ne le faisait reconnaître, on serait exposé à diriger sur le chien les coups destinés aux loups. Quant au chien de garde que l’on oppose aux mauvaises entreprises des hommes, il doit être noir, parce qu’il paraîtra plus terrible au voleur s’il fait jour, et que la nuit, il ne sera pas aperçu à cause de l’analogie de sa couleur avec celle des ténèbres […]26 »

13Varron, inspirateur de Columelle, a établi les caractéristiques des chiens gardiens de troupeaux :

« Ils doivent être d’une belle apparence, grands de taille, les yeux noirs ou gris jaunâtre, les narines symétriques, les lèvres noirâtres ou rougeâtres, ni retroussées en haut ni pendantes en bas, le menton effacé et, sortant de là, deux dents un peu proéminentes à droite et à gauche, celles d’en haut droites plutôt que saillantes, pourvu qu’ils les aient pointues et recouvertes par la lèvre, la tête et les oreilles grandes et pendantes […]27 »

14On pourra reconnaître dans cette description de berger antique l’actuel berger des Abruzzes, au pelage blanc dense, pouvant aller jusqu’à 70 centimètres de hauteur au garrot28.

15Au haut Moyen Âge, ce sont les lois barbares qui nous renseignent sur des « types canins » gaulois et germaniques29. La lex Baiwariorum notamment énumère, comme elle le fait pour les oiseaux de proie, des spécialisations de dressage, plutôt que des types30 : Bibarhunt (terrier), Hapuhhunt (chien pour gibier à plumes), Suuarzuuild (pour les grosses bêtes : ours, aurochs). Elle distingue en fin de liste les chiens de berger et les chiens de garde. Cette spécialisation qui passe par le dressage en fait des animaux de prix. C’est pourquoi il faut 15 sous d’amende pour le vol d’un chien de chasse, contre 3 sous pour un chien de berger31. On suppose que les terriers sont de type plutôt petit (pas plus de 40 cm), les suuarzuuild davantage de type molossoïde. Les découvertes archéologiques montrent que les chiens d’exploitation agricole font entre 45 et 50 cm au garrot environ, avec quelques sujets plus grands.

16Paradoxalement, la société profondément rurale du haut Moyen Âge n’a pas produit de traité d’agriculture. Jusqu’au xii^e siècle, c’est la littérature antique qui fait autorité. Jean-Louis Gaulin rappelle que les lettrés du haut Moyen Âge n’ont porté qu’un intérêt très relatif à la littérature agronomique, trop peu sensibles qu’ils sont au contenu scientifique et économique32 – contenu dont la nature conjoncturelle a peut-être rendu les ouvrages obsolètes dans une économie rurale du nord de la Loire entre le vi^e et le ix^e siècle –, privilégiant une lecture surtout littéraire. Seuls Columelle et Palladius laissent des traces manuscrites avant le xii^e siècle. Étonnamment, on retrouve dans les bibliothèques des aristocrates laïcs tel Eccard, comte de Mâcon, ces ouvrages techniques33. Mais ont-ils été lus ?

17Columelle donne quelques conseils pour bien choisir ses chiens de garde et ses chiens de berger. Le rôle essentiel du chien, à la fois compagnon, serviteur et protecteur de l’homme, est d’être le gardien de la ferme, des troupeaux et de la famille :

« […] une espèce a pour mission d’éventer les embuscades dressées par des hommes, et de garder la villa et ses dépendances ; une autre espèce, celle de repousser les attaques des malfaiteurs et des bêtes féroces, et de veiller à l’intérieur la maison et les étables, au-dehors sur les bestiaux qui paissent […] On choisira pour garder la villa un chien ayant le corps très ample, l’aboiement fort et sonore, afin qu’il épouvante le malfaiteur d’abord par sa voix et ensuite par son aspect ; ses hurlements même devront inspirer assez de terreur pour mettre souvent en fuite, sans l’avoir encore vu, ceux qui tendraient quelque embûche34. »

18On conçoit aisément que les sites agricoles fouillés sont sous la bonne garde des chiens, et des chats, contre les rongeurs : on retrouve un peu partout les traces de digestion sur les os de ces petits animaux. On constate même un accroissement du rôle du chien le milieu rural entre le v^e et le x^e siècle35. Mais ces gardiens sont aussi nuisibles parfois à l’élevage comme à l’agriculture : selon la lex Wisigothorum, il semble que les éleveurs ont autant à craindre des chiens qui dispersent les troupeaux de moutons, ou en tuent quelques-uns à l’occasion, que des loups36. Il est à noter également que les chiens broutent. Ils peuvent s’attaquer aux cultures dont il faut protéger les fruits. Ce phénomène concerne vraisemblablement plus de groupes humains que les travaux d’anthropologie comparée ont recensés. Chez les Tarahumaras (Mexique), les animaux endommagent les maïs en épis au point qu’il faille les immobiliser à un piquet par une corde nouée autour du cou. Au Guatemala, pour prévenir les attaques des récoltes, les Mam enferment les animaux, les tiennent en laisse ou les attachent en bordure des champs où par la même occasion ils effraient les animaux divagants, notamment les porcs37.

19Les soins apportés aux animaux en général sont rarement évoqués dans la documentation. On parle des chevaux, un peu du chien. Loin de l’art vétérinaire, Burchard de Worms dénonce une pratique magique consistant à user de bandelettes et ligatures pour guérir les chiens de la maladie, usage apparemment populaire chez les porchers, vachers et chasseurs, préoccupés par la santé de leur chien38. Sur les parasites, Isidore de Séville parle des puces sans lien avec le chien, et des tiques ou ricini (ver du chien) qui s’accrochent aux oreilles des chiens (auris)39. La rage inquiète depuis l’Antiquité. Columelle recommande de mettre de la fiente de poule dans la nourriture comme prophylactique. De même, quarante jours après la naissance, il conseille de couper la queue du chiot avec les dents. Quant au soin, on propose la consommation d’ellébore (connu aussi pour soigner la folie)40.

Une vie de chien

20Il est utile de s’interroger sur les relations homme-animal, car vis-à-vis du chien, un réflexe persistant consiste à le considérer comme « le meilleur ami de l’homme » depuis les temps préhistoriques. À relire la notice d’Isidore de Séville, il semble bien que ce soit de cette façon que celui-ci est vu. En tout cas, il est le mieux considéré parmi tous les animaux. Dans la vie quotidienne, cette assertion ne doit pourtant pas être imaginée à l’aune de nos sentiments d’urbains occidentaux du xxi^e siècle. L’historien reste frustré : les soins et l’affection, pas plus que la maltraitance, sont racontés par les textes. L’archéologie nous renseigne un peu durant la période, et ce n’est pas rose tous les jours…

21Je ne parlerai pas de la cynophagie attestée encore çà et là sur quelques vestiges ostéologiques, très marginale41. Mais l’absence de consommation de viande de chien, ou sa raréfaction, n’implique pas forcément une grande amélioration du statut de cet animal, surtout en milieu rural42. On peut imaginer que les liens avec l’homme sont alors beaucoup plus lâches et il est certain qu’il y a des chiens à demi-sauvages, tolérés pour leur rôle d’éboueurs. Des chiens devaient être rattachés à une famille résidante et assumer des rôles de gardiennage et de nettoyeurs sans être admis pour autant à séjourner auprès des hommes. C’est ce que nous apprennent notamment les travaux de l’anthropologue Jacqueline Milliet depuis plus de vingt ans.

22Dans certaines sociétés, la majorité des chiens sans collier est rattachée sinon à un maître du moins à un groupe d’humains, entretenant une relation de dépendance mutuelle. Les chiens s’approchent à distance respectueuse de l’habitat humain dont ils défendent les limites subjectives : un territoire qu’ils nettoient consciencieusement, seuls ou en compagnie des porcs, des ordures et des charognes, et sur lequel il n’est pas exclu qu’ils reçoivent un apport nutritionnel sous forme de rejet43. On peut se demander pourquoi deux espèces comme le porc et le chien ont été engagées dans des directions différentes, alors que tout porte à croire qu’elles étaient soumises à des processus domesticatoires comparables44. Selon André-Georges Haudricourt (1977), l’« omnivorisme » et l’attrait pour les déjections humaines auraient attiré très tôt ces animaux autour des habitations : les porcs et les chiens se seraient en quelque sorte « auto-domestiqués45 ».

23D’après l’hypothèse d’Eberhardt reprise et discutée voilà plus de trente ans par James F. Downs, les chiens et les porcs seraient, culturellement équivalents : le chien occupe dans certaines sociétés la place que le porc occupe dans d’autres46. Pour François Poplin, en Gaule et en Germanie, la viande de chien aurait certainement suivi le même chemin que celle de porc si le chien n’avait pas été intégré au cercle familial47. Il reste encore des traces de cette ambiguïté relationnelle dans la position de commensal d’une partie de la population canine dans les campagnes du haut Moyen Âge.

24Je terminerai sur deux exemples archéozoologiques qui semblent illustrer cette « fragilité » des relations hommes-chiens et la précarité du statut du chien dans les campagnes. Sur le site altomédiéval de Courtedoux (Jura suisse), Olivier Putelat a mis au jour dans deux cabanes excavées des têtes de chien48. L’une d’elles présente une fracture consolidée avant la mort de l’animal sur la ligne temporale droite. Des traces d’incisions font envisager l’écorchement de l’animal. Ce sont les stigmates de relations pour le moins rugueuses. Les têtes des deux cabanes 53 et 116 montrent en outre l’absence de mandibules. L’interprétation est difficile : était-ce un ornement de la cabane ? Les traces de coup étaient-elles celles de gestes punitifs face à un comportement déviant comme l’attaque de bétail ou de la basse-cour ? L’exhibition de la tête serait alors un avertissement pour les autres chiens ?

25Annelise Binois a analysé les restes exceptionnels d’un squelette de chien presque complet retrouvé en 2011 lors des fouilles de Guimps en Charente, au lieu-dit le Poteau. Le contexte de ce cas unique en Europe est celui d’un habitat rural de fin du haut Moyen Âge (x-xii^e siècles). L’analyse morphologique caractérise un chien âgé à son décès entre 2 et 4 ans, une femelle de taille moyenne (49 cm au garrot) d’un type berger fréquent dans les campagnes médiévales. La chance est d’avoir un bon état de conservation et de pouvoir lire les lésions pathologiques. Celles-ci révèlent un cas de maltraitance sur la durée : les lésions du crâne présentent une fracture de l’os nasal et de l’os incisif droits avec enfoncement en cours de cicatrisation, datant de moins de quatre semaines à la date du décès. Quant aux lésions vertébrales, elles révèlent une déformation des processus épineux de l’ensemble des vertèbres lombaires, liées sans doute à des traumas multiples et/ou répétés. Les lésions costales sont des fractures anciennes cicatrisées et remodelées des côtes droites 8, 9, 10, 11. Des lésions ont été observées également sur les membres antérieurs et postérieurs. Au total, on dénombre cinq régions anatomiques atteintes par des coups assenés lors d’au moins trois épisodes violents. Les caractéristiques des lésions écartant des causes accidentelles (renversement par un char), c’est bien la maltraitance animale qui explique les principales lésions observées49.

26Ayant survécu aux premiers coups, la chienne boitait suffisamment pour limiter son usage comme animal de travail. Les lésions n’étant pas liées à la mort prématurée du sujet (autoguérison), il a peut-être été marginalisé sur le terroir, réduit à chercher sa nourriture et son abri, livré aux jeux sadiques de certains habitants (ce qui ne réduit pas forcément l’espérance de vie du chien, comme on l’observe dans certaines sociétés aujourd’hui). Paradoxalement, l’inhumation semble avoir été soignée, montrant qu’il n’était pas considéré comme un vulgaire chien errant. Cela révèle toute la difficulté d’analyse des rapports entretenus dans les campagnes avec les animaux considérés comme familiers. Une approche de l’animal domestique déjà « moderne » puisque l’on constate sensiblement la même chose pour des chiens de ferme du xix^e siècle50.

27Y a-t-il eu dégradation de la condition des chiens ruraux au haut Moyen Âge ? Rien n’est moins certain. Devant la parcimonie des témoignages, il faut rester prudent. L’absence de documents évoquant les rapports affectifs ne signifie pas que ceux-là n’ont pas existé. Les écrits péjoratifs et les preuves archéologiques expriment tout de même un contexte guère favorable à l’existence tranquille de ces animaux pas encore tout à fait de compagnie. Bref, une vie de chien.