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L’animal : un sujet de loisirs

 | 
Judith Förstel
, 
Martine Plouvier

Spectacles

Bêtes de scène à Paris… : l’exemple du Théâtre-Cirque miniature Corvi

Christiane Demeulenaere-Douyère

Résumé

Aujourd’hui, les animaux sont plutôt confinés dans l’espace privé, comme en témoignent les millions de chiens, chats et autres qui constituent nos « animaux de compagnie ». Aux siècles précédents, il n’en était pas de même. Les animaux étaient très présents dans l’espace social, d’abord en raison de leurs nombreuses fonctions utilitaires, nécessaires à la vie collective ; en ville, on les trouvait aussi dans les lieux de récréation, théâtres et foires particulièrement. Des recherches sur l’histoire locale du 20e arrondissement de Paris nous ont mis sur la piste du Théâtre-Cirque miniature Corvi qui, entre 1845 et 1913, présenta à Paris des spectacles burlesques animés par des animaux (chèvres, chiens, singes, poneys…). Créé vers 1840 par un montreur d’animaux italien, dresseur réputé, Jacques Corvi, le Théâtre-Cirque a été perpétué avec le même succès par son fils Ferdinand jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. L’article s’attache à reconstituer l’histoire de cette entreprise de spectacles, étroitement liée au Boulevard du crime et aux grandes foires populaires de la capitale comme la Foire du Trône ou la Foire de Neuilly.

Texte intégral

1De nos jours, les animaux sont plutôt confinés dans l’espace privé, comme en témoignent les millions de chiens, chats et autres « animaux de compagnie » de tout poil qui vivent avec nous. Aux siècles précédents, il n’en était pas de même. Les animaux étaient très présents dans l’espace social, d’abord en raison de leurs nombreuses fonctions utilitaires, indispensables pour assurer la vie collective, mais on les trouvait aussi nombreux dans les lieux de récréation populaire, comme les théâtres, les foires ou les cirques.

2Sans remonter à la haute antiquité, l’histoire du cirque traditionnel que nous connaissons aujourd’hui débute au xviiie siècle, avec surtout des numéros d’écuyers. La paternité du cirque est habituellement attribuée à Philip Astley, un officier de cavalerie anglais, qui, en 1768, présente près de Londres un spectacle essentiellement composé de numéros de dressage et de voltige équestres. Venu en 1783 à Paris, il y ouvre le premier cirque construit en dur dans la rue du faubourg du Temple, mais il doit rentrer en Angleterre à la Révolution et la structure est reprise par l’Italien Antonio Franconi.

3Les années 1840-1850 sont l’âge d’or du cirque français : de nombreux établissements s’ouvrent alors à Paris. Certains sont très prestigieux, comme le Cirque Napoléon, construit par l’architecte Hittorff et inauguré par l’empereur en 1852 (il prendra ensuite le nom de Cirque d’hiver) ; son propriétaire, Dejan, avait voulu ainsi compenser les pertes de la période hivernale, lorsque son cirque en bois installé aux Champs-Élysées était fermé. À côté, continuent à circuler des cirques ambulants, souvent modestes et à caractère familial ; ils sont équipés de chapiteaux de toile, apparus aux États-Unis en 1825, et installent plus ou moins durablement leur campement et leur ménagerie dans la ville.

4L’histoire locale du 20e arrondissement de Paris offre un exemple de ces petits cirques familiaux, spécialisés dans les numéros d’animaux. Entre 1845 et 1913, le Théâtre-Cirque miniature Corvi présente à Paris et dans les principales foires des spectacles burlesques animés par des animaux « savants ».

Un objet de micro-histoire locale

5Cette recherche a débuté par hasard sur Internet, avec la découverte d’une carte postale (fig. 1). C’est une vue de la « rue de la Cour-des-Noues prise de la rue du Cher » (Paris, 20e arrondissement, quartier Gambetta). En 1921, cet endroit a été aménagé en une petite place qui fait la jonction entre la rue de la Cour-des-Noues et la rue des Prairies, au débouché de la rue du Cher qui descend de la rue Belgrand. En 1934, elle a été dénommée place Émile Landrin (1841-1914), en hommage à un ancien conseiller municipal de l’arrondissement disparu vingt ans plus tôt.

Fig. 1. - Rue de la Cour des Noues, prise de la rue du Cher, début xxe siècle, carte postale.

Fig. 1. - Rue de la Cour des Noues, prise de la rue du Cher, début xxe siècle, carte postale.

Libre de droits.

6Sur ce document, dans un environnement encore relativement peu urbanisé, on distingue des petites maisons, ou plutôt des baraques ne payant pas de mine, et surtout un grand panneau publicitaire qui annonce « Théâtre-Cirque CORVI », avec un énorme doigt pointant vers ledit cirque. On peut dater cette photographie entre 1900 et la Première Guerre mondiale, grande époque de la carte postale.

7L’état civil parisien des années 1860-1902 est heureusement disponible en ligne1. Dans le 20e arrondissement, on ne trouve que deux actes dressés au nom de Corvi : l’un est l’acte de mariage de Jacques Corvi avec Marie Jeanne Françoise Siepel (le 23 novembre 1886), et l’autre l’acte de décès du même Jacques Corvi (le 16 janvier 1890), décédé le même jour, à l’âge de 75 ans, en son domicile 93 rue des Prairies. L’adresse du décès renvoie à l’emplacement supposé du « Théâtre-Cirque CORVI » de la carte postale.

8L’état civil parisien reconstitué (antérieur à 1860) livre d’autres Corvi dont trois au moins semblent étroitement liés au monde du cirque et des spectacles :

  • le 7 avril 1854, décès d’André Corvi, 16 rue d’Aligre, 8e arr. ancien, facteur d’orgues, 40 ans, né à Albari (?) (duché de Savoie), veuf de Louise Conti ; d’autres actes le désignent comme ébéniste, mais les ébénistes peuvent fabriquer aussi des orgues de barbarie… ;
  • le 23 août 1855, décès de Joseph Corvi, 208 rue du faubourg Saint-Honoré [ancien hôpital Beaujon], 45 ans, saltimbanque, né à Parme (Italie) ; il demeure sur l’esplanade des Invalides (10e arr. ancien) « dans une voiture ». Les archives de l’Assistance publique signalent qu’il est entré à l’hôpital Beaujon, le 21 août 1855, pour une fièvre et qu’il est mort le 23 août 1855 du choléra2 ;
  • le 12 novembre 1854, décès d’Antoine Beriani, âgé de 8 jours, rue Beauvau, 8e arr. ancien, né à Versailles (Yvelines), le 24 septembre 1854, chez sa mère 2 rue du Bel-Air, fils d’Angélique Bertani, musicienne ambulante, 19 ans, née à Aqui (Piémont), et de père non dénommé.
  • 3 M.-Cl. Blanc-Chaléard, Les Italiens dans l’Est parisien : une histoire d’intégration, 1880-1960.

9Les recherches dans les registres d’état civil parisien postérieurs à 1860 révèlent beaucoup d’autres Corvi, principalement installés dans le 11e arrondissement actuel (rue d’Aligre, rue Sainte-Marguerite, rue de Charonne, etc.), tous originaires de la région de Parme, en Italie, mariés à des Italiens ou à des Italiennes et occupés dans les métiers du bois (menuisier, ébéniste, moulurier) ou bien dans des emplois très modestes (journalier, égoutier ou cantonnier). Avec les travaux de Marie-Claude Blanc-Chaléard3, on sait en effet qu’il y a eu, dans la seconde moitié du xixe siècle, une importante immigration italienne dans le faubourg Saint-Antoine.

La famille Corvi du 20e arrondissement

10L’étude de l’état civil révèle une famille de gens de cirque qu’on peut reconstituer sur trois générations :

  • le père, Jacques Corvi, est né à Albareto (province de Parme, Italie) le 25 août 1814. Il meurt le 16 janvier 1890, à son domicile, 93 rue des Prairies (20e arr.) (fig. 2).

Fig. 2. - Médaillon représentant Jacques Corvi, signé de Lebègue, 1890, situé sur son monument funéraire, Paris, cimetière de l’Est, 92e division.

Fig. 2. - Médaillon représentant Jacques Corvi, signé de Lebègue, 1890, situé sur son monument funéraire, Paris, cimetière de l’Est, 92e division.

Cliché de Christiane Demeulenaere-Douyère ©.

  • il a deux filles de son premier mariage avec Apolline Barbe Sophie Antoinette Rossi, décédée dans des circonstances inconnues le 7 septembre 1852, à Maisons-Alfort (Val-de-Marne)4 :
  • 5 Adrien Goujon, dit Delille (Millau, 1833-Paris, 1915 ?) appartient à une famille de prestidigitate (...)

11– Anna Jeanne Françoise Corvi qui, en 1890, est mariée à Adrien Goujon dit Delille5, alors directeur de théâtre à Paris, 36 rue Beaurepaire (10e arr.) ;

12– Juliette Charlotte Corvi qui, en 1890, est l’épouse de Philippe Salvini, alors directeur de théâtre à Cama, canton des Grisons (Suisse) ;

  • Jacques Corvi a aussi un fils, Ferdinand Antoine Louis Corvi, né le 22 septembre 1853, de Marie Johanna Françoise Siepel, dans un hôtel garni de Passy, 56 rue du Bel-Air, (act. rue Lauriston, Paris, 16e arrondissement). Ferdinand est légitimé tardivement – il a alors 33 ans – par le mariage de ses parents, le 23 novembre 1886, dans le 20e arrondissement. Il meurt le 6 juillet 1926, à Issy-les-Moulineaux (92), à l’hospice des Petits-Ménages (auj. hôpital Corentin Celton) (fig. 3).

Fig. 3. - Ferdinand Corvi, représenté sur l’affiche Théâtre-Cirque Corvi. Foire aux Pains d’épices, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, « Actualités », dossier Cirque Corvi.

Fig. 3. - Ferdinand Corvi, représenté sur l’affiche Théâtre-Cirque Corvi. Foire aux Pains d’épices, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, « Actualités », dossier Cirque Corvi.

Cliché de Christiane Demeulenaere-Douyère ©.

  • Ferdinand a au moins un fils, Albert Jacques Gaston Corvi, né le 28 mars 1892, à Paris (10e arrondissement), fils de Marguerite Adolphine Gallet, âgée de 20 ans, modiste, et reconnu par son père. Albert Jacques Gaston est chauffeur-mécanicien lors de son mariage en 1921, mais on ignore ce qu’il est devenu par la suite.
  • 6 Arch. nat., ET/CXXII/2266, 14 mars 1884.
  • 7 Arch. nat., ET/CXXII/2275, 15 décembre 1884.

13Pour préparer sa succession qui s’annonce difficile compte tenu des relations très tendues, semble-t-il, entre ses enfants issus de deux lits différents, Jacques Corvi prend des précautions. Il vend, le 14 mars 1884, son cirque à son fils Ferdinand avec les animaux et le matériel pour la somme de 11 000 francs, et le terrain sur lequel il se trouve, 89 rue des Prairies, pour 11 200 francs6. Par ailleurs, quelques mois plus tard, le 15 décembre 1884, il vend à celle qui n’est encore que sa compagne, Marie Siepel, sa maison du 93 rue des Prairies, pour la somme de 8 000 francs7 ; puis, le 28 novembre 1886, il lui fait donation de tous ses biens et droits mobiliers et immobiliers.

  • 8 Arch. Paris, DQ7/12499, no 900, 15 juillet 1890, déclaration de succession après décès de Jacques (...)
  • 9 La Gazette anecdotique, littéraire, artistique et bibliographique, vol. 1890.
  • 10 Jacques Corvi semble avoir été un pater familias autoritaire. Dans sa demande de naturalisation, s (...)
  • 11 Arch. Paris, D1P4/912, calepins du cadastre, rue des Champs, puis rue des Prairies, Paris (20e arr (...)

14Ces précautions sont très certainement aussi destinées à échapper au fisc, puisque la déclaration de succession après décès le concernant ne fait état que de son mobilier domestique, évalué pour l’ensemble de la communauté à la très modique somme de 210 francs8. Pourtant, plusieurs journaux parisiens qui annoncent le décès de Jacques Corvi prétendent que « ses petits chevaux et ses petits singes, qui étaient les artistes les plus appréciés de sa troupe, lui ont rapporté plus d’un million de fortune9 ». On peut en douter ! Comme le montrent les calepins du cadastre (fig. 4), il vit très simplement, sans aucun luxe, dans sa petite maison du 93 rue des Prairies : « corps de logis au fond du jardin, simple en profondeur, élevé sur cellier de rez-de-chaussée seulement faisant retour à gauche, construit en moellons et couvert en tuiles », qui comprend seulement une cuisine, une salle à manger et deux chambres, et où Ferdinand demeure avec ses parents jusqu’à leur mort10. Jacques Corvi avait acquis cette maison le 19 juillet 1866, par adjudication judiciaire sur un certain Charles Donetti, puis il avait acquis les terrains voisins (89 et 91 rue des Prairies)11 sur lesquels il avait fait édifier des bâtiments en pans de bois et plâtras, couverts en zinc, pour y stationner son cirque.

Fig. 4. - Calepin du cadastre relatif au 93 rue des Prairies, 1876, Arch. Paris, D1P4/912.

Fig. 4. - Calepin du cadastre relatif au 93 rue des Prairies, 1876, Arch. Paris, D1P4/912.

Cliché de Christiane Demeulenaere-Douyère ©.

Le Cirque Corvi à Paris

15Par recoupements, on peut faire l’hypothèse que Jacques Corvi arrive à Paris, en provenance d’Italie du Nord, vers 1840-1845, âgé d’une trentaine d’années. Ensuite, il faut s’en rapporter à divers témoignages et surtout aux affiches et cartes postales glanées çà et là pour retracer au moins une partie de son itinéraire sur le temps long ; on le trouve dans la plupart des grandes fêtes populaires parisiennes.

  • 12 B. Vassor, « Le cirque miniature Corvi au dix-neuvième siècle ».

16En 1845, il se produit, avec ses animaux, au Jardin Turc, sur le boulevard du Temple ou « Boulevard du crime »12. Le Jardin Turc est un café et un jardin de musique, très célèbre, qui est un rendez-vous populaire à partir du premier Empire et tout au long du xixe siècle. Le décor est exotique, avec des kiosques de verre coloré, des lanternes suspendues et un pont chinois. Selon un journaliste, « le vaudeville et les arlequinades sont offerts partout dans le jardin ». « Les rafraîchissements ne sont pas particulièrement bons, mais les musiciens et les acteurs doivent être payés en conséquence. »

17Sous le second Empire, Corvi est toujours à Paris. Le 15 août 1866, à l’occasion de la fête nationale, fixée au jour anniversaire de l’Empereur, il installe ses gradins place Vauban, derrière les Invalides (fig. 5).

Fig. 5. - Affiche, « Fête nationale du 15 août 1866. Théâtre du célèbre Corvi situé place Vauban, derrière l’Hôtel des Invalides ».

Fig. 5. - Affiche, « Fête nationale du 15 août 1866. Théâtre du célèbre Corvi situé place Vauban, derrière l’Hôtel des Invalides ».

http://gallica.bnf.fr/​.

  • 13 Musée des Arts décoratifs, Paris, no d’inventaire 10556.

18En 1881, il se produit au théâtre des Folies Bergère, comme en témoigne une superbe affiche de Jules Chéret conservée au musée des Arts décoratifs13. Dans les années 1885, on le croise à la fête de Montmartre, au coin du boulevard de Clichy et de la rue des Martyrs ; à ce moment-là, c’est déjà Ferdinand qui assure la direction du cirque, mais la date précise n’est pas indiquée sur le document (fig. 6).

Fig. 6. - Fête de Montmartre.

Fig. 6. - Fête de Montmartre.

© Autour du père Tanguy

19En 1905-1906, des cartes postales représentent la baraque du Cirque Corvi à la foire du Trône (Foire aux Pains d’épices), cours de Vincennes à Paris (fig. 7 et 8), ou à la fête de Neuilly-sur-Marne (« Fête à Neuneu »). Un petit film forain récemment découvert à la Cinémathèque française présente la parade du cirque Corvi dans une de ces fêtes.

Fig. 7. - Le Cirque Corvi à la Foire au Pains d’épices, cours de Vincennes, 1906.

Fig. 7. - Le Cirque Corvi à la Foire au Pains d’épices, cours de Vincennes, 1906.

Libre de droits.

Fig. 8. - Théâtre-Cirque Corvi. Foire aux Pains d’épices, affiche, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, « Actualités », dossier Cirque Corvi.

Fig. 8. - Théâtre-Cirque Corvi. Foire aux Pains d’épices, affiche, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, « Actualités », dossier Cirque Corvi.

Cliché de Christiane Demeulenaere-Douyère ©.

  • 14 Cl. Amiard-Chevrel, Théâtre et cinéma années vingt. tome I : une quête de la modernité

20Il se produit également en province, comme en octobre-novembre 1910, où le Grand Théâtre-Cirque miniature de F. Corvi est présent à la traditionnelle foire Saint-Romain de Rouen, à côté des représentations cinématographiques du Théâtre Électrique Grenier, du Grand Palais des Cinématographes de Julien Marrécau, du Music-Hall des Attractions Modernes de Maurice DuLaar, du Modern-Palast de la veuve Debra et Pierre Spitzner, du Music-Hall Gallici-Rancy, du Cinéma Poisson, du Théâtre-Cirque Exotique Salvator, du Théâtre Flavigny, du Parisiana Théâtre de Victor Vaxelaire, du Palais des Fantoches de Pierre Iunk14.

  • 15 Arch. nat., ET/CXXII/2266, 14 mars 1884.

21L’acte de la vente du « Cirque Corvi »15 par Jacques à son fils Ferdinand, le 14 mars 1884, en donne cette description :

  • « un grand théâtre forain dit “Cirque Corvi” ayant, quand il est établi, 30 mètres de longueur sur 10,50 mètres de profondeur », avec tout le matériel : gradins, bancs, scène, parade, décors, toiles, appareils à gaz ;
  • les animaux : 20 singes, 20 chiens, 7 poneys et une chèvre ;
  • trois grands chariots servant au transport du matériel et trois voitures à logements dites caravanes.

Le spectacle et les numéros

22Le spectacle présenté aux spectateurs du Cirque Corvi se compose essentiellement de numéros d’animaux, mis au point par Jacques Corvi lui-même. La presse est unanime à reconnaître en lui un très bon dresseur d’animaux ; en 1845, le journal Le Charivari écrit :

  • 16 Arch. Paris, collection Heynon, D28Z/17, copie d’un article du Charivari, s.d. [1845].

« Ces honnêtes caniches et ces braves macaques sont arrivés, par l’emploi bien gradué du fouet et du morceau de sucre, à posséder des talents dont bien des hommes sont privés16. »

  • 17 Toutes les citations non datées qui suivent sont empruntées à ce document. Pour les descriptions c (...)

23Le journaliste parle des « merveilleux résultats que ses [Corvi] efforts de patience et d’habileté lui ont fait obtenir… ». La mise en scène est soignée : « Dans le théâtre où ont lieu ces exercices, il y a un orchestre, des décorations, une installation dramatique complète », sans oublier les feux de Bengale et les pétards. Grâce au Charivari, on dispose d’une description précise du spectacle en 1845, dont on trouvera le détail ci-dessous17, mais tout porte à croire qu’il ne se renouvelle guère dans le temps, signe sans doute que le succès est toujours au rendez-vous sans qu’on ait besoin de déployer beaucoup d’imagination. En 1887 encore, Victor Fournel, dans Le Vieux Paris. Fêtes, jeux et spectacles, revient sur :

« La troupe des singes et chiens savants de Corvi, qui, depuis trente ans et plus, court sans relâche toutes les fêtes populaires de Paris ainsi que toutes les foires des environs, et qui a réjoui déjà tant de générations de bambins avec sa table d’hôte, son cuisinier, son capitaine rébarbatif, son acrobate, et perpétué jusqu’à nous les pures traditions du genre. »

Un numéro à succès : le déjeuner des singes

« Quand la toile se lève, Messieurs les singes sont à table ; leur cornac se tient par-derrière, […] sans doute pour les empêcher de compromettre leur santé par quelque excès de gourmandise. (fig. 8)
Arrive un jeune sapajou habillé en pâtissier ; il apporte dans un panier des gimblettes [petits gâteaux en forme de couronne] et autres friandises, au grand contentement des convives, dont les yeux pétillent de joie, et qui brochent des babines [comme un écureuil dégustant une amande] avec la plus grande activité. Les voyages multipliés du pauvre sapajou ne peuvent suffire à leur consommation, et si le maître n’intervenait pas, ils se donneraient assurément une indigestion.
Rien n’est plus risible que la mélancolie avec laquelle le singe de service détache, quand on ne le regarde pas, les bavures de la bougie et les avale piteusement. »

Les exercices canins

« Le repas desservi, on assiste aux exercices des trois Auriol de l’espèce canine qui travaillent la tête en bas, sur les pattes de devant. Le chien-tigre est celui des trois clowns qui a obtenu le plus de succès, bien qu’il soit, au dire du maître, d’une espèce très difficile à dresser. »

L’infanterie comique

  • 18 « Capucins de carte : carte que les enfants plient longitudinalement pour la faire tenir droite et (...)

« On voit ensuite défiler l’infanterie comique. Le général est un singe monté sur un chien ; les soldats sont des chiens ayant le fourniment, le sac sur le dos, qui se suivent comme des capucins de carte18, celui qui est derrière appuyant la patte sur l’épaule de celui qui est devant. Au moindre faux pas, du chef de file, toute la rangée tombe de la façon la plus grotesque et fait, pour se replacer, des contorsions à pouffer de rire. »

Le voyage de Mme Patafin

« Le voyage de Mme Patafin succède à cette revue. Mme Patafin est une jeune levrette pleine de coquetterie et d’élégance, aux manières aristocratiques, qui demande sa voiture d’un air de duchesse, et se promène en affectant un dédain nonchalant, un ennui de bon goût qu’envierait plus d’une petite maîtresse. Pendant le trajet, une roue se casse, la voiture verse, Mme Patafin s’évanouit ; son groom et son cocher, singes pleins d’égards et d’humanité, l’emportent respectueusement hors de la scène. »

24On trouve quelques variantes dans le même esprit, comme « la promenade de la Marquise de la Bourse-Plate, accompagnée de son domestique portant la lanterne » ou « Les inconvénients d’un voyage en voiture, scène bouffonne de Mme de Micmaroc-Chic-à-la-Brac » (1866) (fig. 5).

Le sapajou danseur de corde

« Le sapajou pâtissier du commencement s’est élevé à la dignité d’acrobate. On lui met du blanc d’Espagne sous les mains de derrière ni plus ni moins qu’à Mr Plège et Mlles Antonini, un balancier aux mains de devant et il exécute tous les tours de force d’un danseur de corde accompli, et cela parfaitement en mesure. »

Mazagran

  • 19  La bataille de Mazagran a lieu en février 1840, au cours de la conquête de l’Algérie.
  • 20  Rapporté par B. Vassor, « Le cirque miniature Corvi au dix-neuvième siècle ».

25Le spectacle s’achève souvent avec un tableau militaire, comme « l’attaque et la prise du fort de Mazagran19 », ou la reconstitution fantaisiste d’une séance de conseil de guerre qui s’achève par la fusillade du chien coupable de désertion20

26Le spectacle est ponctué d’intermèdes assurés par les chiens qui font des tours d’habileté et de force, comme le « Grand steeple-chase à la marche. Saut des barrières, des haies et d’oriflammes par tous les écuyers » ou « l’ascension de la boule par le chien Bataille » (1866) (fig. 5) ou d’autres animaux comme « l’ascension et course sur la boule par le singe du Brésil ».

27Il y a encore d’autres vedettes animales comme la chèvre Esméralda qui excelle dans des « exercices surprenants de la plus haute difficulté » ou l’âne Rigolo (fig. 8). Et même quelques vedettes humaines comme Mlle Louise de Lille (fig. 5), « jeune et célèbre magicienne du Pré-Catelan et des Salons de Paris qui a eu l’honneur de paraître chez S. A. la Princesse Mathilde [qui] donnera chaque soirée une séance de prestige et d’expériences nouvelles de physique amusante, composée de tout ce qu’il y a de plus curieux » (1866), ou la Signorina Violetta di Parma, « surnommée à juste titre la reine des prestidigitatrices […] qui commencera la représentation par une grande séance de physique amusante, prestige, illusion, métamorphoses » (1905, à la Foire du Trône) (fig. 9).

Fig. 9. - Foire du Trône. Théâtre-Cirque miniature, 1905, affiche, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, « Actualités », dossier Cirque Corvi.

Fig. 9. - Foire du Trône. Théâtre-Cirque miniature, 1905, affiche, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, « Actualités », dossier Cirque Corvi.

Cliché de Christiane Demeulenaere-Douyère ©.

La fin du cirque

28En 1913, juste à la veille de la Première Guerre mondiale, Ferdinand Corvi vend son cirque et les animaux restants sont acquis par le Jardin d’acclimatation. Le 16 décembre 1913, il cède aussi ses terrains de la rue des Prairies à la Société civile immobilière de la rue des Prairies, qui va construire à cet emplacement un important ensemble immobilier.

  • 21 Cimetière de l’Est, avenue Carette, 92e division. Le monument qui surmonte la tombe est orné d’un (...)

29Puis on perd sa trace jusqu’à son décès le 6 juillet 1926, suite à une attaque d’apoplexie, à l’hospice des Petits-Ménages, à Issy-les-Moulineaux. Il semble avoir alors connu bien des déboires : en octobre 1916, il a perdu sa compagne, Françoise Antoinette Brand, une modiste de plus de vingt ans sa cadette, qu’il n’avait pas épousée mais qu’il fait inhumer dans la sépulture familiale comme « Mme Corvi » ; lui-même semble mourir dans la solitude et le dénuement. Il rejoint, au cimetière du Père-Lachaise21, son père Jacques Corvi.

 

  • 22 Aladin, mai 2016, no 331, p. 141. Adjugée à 1 612 euros.
  • 23 Le Gaulois, 18 janvier 1890, nécrologie de Jacques Corvi.

30Il y a quelques années, une boîte de jeu « Cirque Corvi » est passée en vente publique22. L’ensemble, un coffret en bois recouvert d’un papier imprimé composé de compartiments où trouvent place accessoires et figurines, comprend une architecture pliante en carton lithographié représentant des numéros spectaculaires (acrobate, dompteur, avaleur de sabres) que sans doute aucun des spectateurs du Théâtre-Cirque miniature Corvi ne vit jamais, tandis que des petites figurines en caoutchouc de dresseurs et d’animaux concourent à donner vie à l’évocation. Cette boîte de jeu est un modeste témoin parvenu jusqu’à nous de la réputation et du grand succès qu’eut dans la société du spectacle du xixe siècle le Théâtre-Cirque miniature Corvi, « ce triomphe des fêtes foraines – joie des enfants et tranquillité des parents23 ».

Bibliographie

Amiard-Chevrel Claudine, Théâtre et cinéma années vingt. tome I : une quête de la modernité, textes réunis et présentés…, Paris, L’Âge d’homme, 1990.

Blanc-Chaléard Marie-Claude, Les Italiens dans l’Est parisien : une histoire d’intégration, 1880-1960, Rome, École française de Rome/Paris, diff. De Boccard, 2000.

La Gazette anecdotique, littéraire, artistique et bibliographique, vol. 1890.

Landru Philippe, « Les Fessard et les Lebègue : une dynastie de sculpteurs », https://www.landrucimetieres.fr/spip/spip.php?article4011

Vassor Bernard, « Le cirque miniature Corvi au dix-neuvième siècle », http://autourduperetanguy.blogspirit.com/archive/2010/09/24/le-cirque-miniature-corvi.html

Notes

1 Sur le site http://archives.paris.fr/

2 Paris, Arch. Assistance publique-AP-HP, 1 Q 2/77 et 3 Q 3/37.

3 M.-Cl. Blanc-Chaléard, Les Italiens dans l’Est parisien : une histoire d’intégration, 1880-1960.

4 Arch. Paris, DQ7/12499, no 900, 15 juillet 1890, déclaration de succession après décès de Jacques Corvi.

5 Adrien Goujon, dit Delille (Millau, 1833-Paris, 1915 ?) appartient à une famille de prestidigitateurs. Son père, Victor Bonaventure Antoine Goujon (Lille, v. 1799-Paris, 1877), surnommé le « roi des physiciens banquistes », commença à faire des tours en public dès l’âge de 7 ans. Un des tours qui fit son succès est celui du « coffre lourd », petit coffre qui devenait impossible à soulever par le public grâce au truc de l’aimant dissimulé au fond de la boîte. Robert-Houdin le cite comme un des membres de la vieille école de prestidigitation.

6 Arch. nat., ET/CXXII/2266, 14 mars 1884.

7 Arch. nat., ET/CXXII/2275, 15 décembre 1884.

8 Arch. Paris, DQ7/12499, no 900, 15 juillet 1890, déclaration de succession après décès de Jacques Corvi.

9 La Gazette anecdotique, littéraire, artistique et bibliographique, vol. 1890.

10 Jacques Corvi semble avoir été un pater familias autoritaire. Dans sa demande de naturalisation, son fils Ferdinand indique n’avoir pas demandé la nationalité française plus tôt « pour satisfaire à la volonté expresse de son père qui s’opposait à son changement de nationalité » ; il fait cette demande huit jours après la mort de ce dernier, dès le 24 janvier 1890.

11 Arch. Paris, D1P4/912, calepins du cadastre, rue des Champs, puis rue des Prairies, Paris (20e arrondissement), 1862-1901.

12 B. Vassor, « Le cirque miniature Corvi au dix-neuvième siècle ».

13 Musée des Arts décoratifs, Paris, no d’inventaire 10556.

14 Cl. Amiard-Chevrel, Théâtre et cinéma années vingt. tome I : une quête de la modernité

15 Arch. nat., ET/CXXII/2266, 14 mars 1884.

16 Arch. Paris, collection Heynon, D28Z/17, copie d’un article du Charivari, s.d. [1845].

17 Toutes les citations non datées qui suivent sont empruntées à ce document. Pour les descriptions concernant d’autres périodes, on indique la date.

18 « Capucins de carte : carte que les enfants plient longitudinalement pour la faire tenir droite et à laquelle ils font une entaille en angle aigu qu’ils retournent en la relevant pour lui donner l’air d’un capuce » (Dictionnaire Littré).

19  La bataille de Mazagran a lieu en février 1840, au cours de la conquête de l’Algérie.

20  Rapporté par B. Vassor, « Le cirque miniature Corvi au dix-neuvième siècle ».

21 Cimetière de l’Est, avenue Carette, 92e division. Le monument qui surmonte la tombe est orné d’un beau médaillon de bronze, de 45 cm de diamètre, représentant Jacques Corvi ; il est signé Paul Lebègue 1890. Le sculpteur Paul Adolphe Lebègue (1833-1906), d’une famille de sculpteurs funéraires, était spécialisé dans la production d’ornements de tombeaux et de médaillons, notamment en bronze. Ph. Landru, « Les Fessard et les Lebègue : une dynastie de sculpteurs ».

22 Aladin, mai 2016, no 331, p. 141. Adjugée à 1 612 euros.

23 Le Gaulois, 18 janvier 1890, nécrologie de Jacques Corvi.

Table des illustrations

Titre Fig. 1. - Rue de la Cour des Noues, prise de la rue du Cher, début xxe siècle, carte postale.
Crédits Libre de droits.
URL http://books.openedition.org/cths/docannexe/image/16061/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 243k
Titre Fig. 2. - Médaillon représentant Jacques Corvi, signé de Lebègue, 1890, situé sur son monument funéraire, Paris, cimetière de l’Est, 92e division.
Crédits Cliché de Christiane Demeulenaere-Douyère ©.
URL http://books.openedition.org/cths/docannexe/image/16061/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 662k
Titre Fig. 3. - Ferdinand Corvi, représenté sur l’affiche Théâtre-Cirque Corvi. Foire aux Pains d’épices, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, « Actualités », dossier Cirque Corvi.
Crédits Cliché de Christiane Demeulenaere-Douyère ©.
URL http://books.openedition.org/cths/docannexe/image/16061/img-3.jpeg
Fichier image/jpeg, 1,9M
Titre Fig. 4. - Calepin du cadastre relatif au 93 rue des Prairies, 1876, Arch. Paris, D1P4/912.
Crédits Cliché de Christiane Demeulenaere-Douyère ©.
URL http://books.openedition.org/cths/docannexe/image/16061/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 991k
Titre Fig. 5. - Affiche, « Fête nationale du 15 août 1866. Théâtre du célèbre Corvi situé place Vauban, derrière l’Hôtel des Invalides ».
Crédits http://gallica.bnf.fr/​.
URL http://books.openedition.org/cths/docannexe/image/16061/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 1,0M
Titre Fig. 6. - Fête de Montmartre.
Crédits © Autour du père Tanguy
URL http://books.openedition.org/cths/docannexe/image/16061/img-6.jpeg
Fichier image/jpeg, 107k
Titre Fig. 7. - Le Cirque Corvi à la Foire au Pains d’épices, cours de Vincennes, 1906.
Crédits Libre de droits.
URL http://books.openedition.org/cths/docannexe/image/16061/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 257k
Titre Fig. 8. - Théâtre-Cirque Corvi. Foire aux Pains d’épices, affiche, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, « Actualités », dossier Cirque Corvi.
Crédits Cliché de Christiane Demeulenaere-Douyère ©.
URL http://books.openedition.org/cths/docannexe/image/16061/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 2,7M
Titre Fig. 9. - Foire du Trône. Théâtre-Cirque miniature, 1905, affiche, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, « Actualités », dossier Cirque Corvi.
Crédits Cliché de Christiane Demeulenaere-Douyère ©.
URL http://books.openedition.org/cths/docannexe/image/16061/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 368k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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