1Les animaux sauvages ont de tout temps effrayé et fasciné les hommes. C’est pourquoi, ils ont servi au cours des âges à deux fonctions principales : instrument de prestige et objet de connaissance pour ceux qui les détenaient, et moyen de divertissement dans la tradition antique. Les animaux sauvages sont collectionnés et montrés par des souverains et des grands seigneurs dans les ménageries annexes de leurs palais, proposés à l’étude des savants ou exhibés dans les foires pour satisfaire la curiosité des gens ; ils servent aussi, héritage des jeux du cirque, à des spectacles urbains violents de divertissements populaires qui se donnent dans des enceintes appropriées où toutes les couches de la société se retrouvent.

2À Paris, au xviii^e siècle, il existait plusieurs lieux où se donnaient ces spectacles qu’on désignait sous le nom de « Combat des animaux » ou de « combat du taureau », où l’on opposait dans des affrontements sans merci un animal sauvage, ours ou lion, à un animal domestique, souvent un taureau ou des chiens féroces. Il y en avait un, à la barrière de la rue de Sèvres, le seul de la rive gauche.

3Nous allons l’étudier pour mieux connaître ce type de divertissement proposé au peuple de Paris. Nous verrons successivement, les témoignages cartographiques et historiques, sur son existence. Bien qu’il ait disparu au début du règne de Louis XVI, son souvenir est resté assez vif pour qu’un siècle plus tard, des auteurs dignes de confiance en fassent état dans leurs écrits, sa localisation d’ailleurs imprécise, ses programmes et son public, le fonctionnement de l’entreprise, et enfin sa disparition.

Les premiers témoignages sur le Combat des animaux de la rue de Sèvres

4Sans remonter au-delà de la Renaissance, ce sont les Médicis qui, pour distraire le peuple de Florence, auraient remis à la mode les combats d’animaux, opposant lions, tigres et ours, à des taureaux, des chevaux, des sangliers et des dogues1. Catherine de Médicis les aurait importés en France au milieu du xvi^e siècle, faisant aménager dans les jardins des Tuileries « une maison pour les bêtes farouches », « placée près d’un amphithéâtre qui pouvait contenir plus de mille spectateurs ». Henri III y mit fin, mais Louis XIV, sachant que les combats de bêtes sauvages se pratiquaient toujours dans les cours de Dresde, Madrid ou Stockholm, soucieux de son prestige auprès des autres cours étrangères, décida en 1661 d’agrandir la ménagerie de Vincennes pour y transférer les animaux de la vieille ménagerie des Tuileries et organiser des spectacles de combats :

« Les invités prenaient place dans les galeries qui étaient situées au-dessus des loges des animaux, et ceux-ci combattaient dans la cour du sérail2. »

5On a gardé la trace de quatre de ces spectacles, le dernier en 1682. Cette date correspond à l’installation de la cour à Versailles, où a été édifiée une ménagerie extraordinaire que le roi a plaisir à faire visiter. Désormais, seules semble-t-il, des entreprises privées proposent au public parisien ces distractions fortes, dont certains se montrent avides.

6Ces spectacles sont surtout localisés dans l’est de la ville, rive droite, sur les terrains libérés par les anciens remparts, là où étaient accueillies les ménageries foraines itinérantes. Le premier dont on a gardé la trace nous est connu par son prospectus, qui annonce sans ambages un « combat à mort, dans la ménagerie sur le cours de la porte Saint-Martin3 ».

7Le seul établissement de ce type attesté sur la rive gauche se trouvait rue de Sèvres. Les plans de Paris de Delagrive (1718, 1728 et 1740) et de Turgot (1732) signalent l’existence d’un lieu dénommé « Combat des animaux » rue de « Sève » [Sèvres], du côté impair proche de la barrière. Une précision est apportée, quelques années plus tard, en 1753 par une publication Les Curiosités de Paris4, qui indique que « dans la rue de la Barouillère [actuelle rue Saint-Jean-Baptiste-de-la-Salle], entre celles de Vaugirard et de Sève, est un vaste lieu appelé Le Combat des Taureaux, où l’on voit ce spectacle avec toute sorte d’animaux » organisé comme nous l’apprend une plainte de 1724 par le sieur de Saint-Martin5. L’année suivante, dans son édition de 1754, le Journal du Citoyen, sorte de guide touristique édité à La Haye, lui consacre un article entier dans sa rubrique Spectacles, intitulé Le Combat du Taureau6 :

« C’est un lieu situé à côté de la barrière de la rue de Seve7, faubourg Saint-Germain, où l’on donne au public en champ clos, les jours qu’il n’y a que le Concert spirituel, le spectacle de voir des animaux quadrupèdes, domestiques et sauvages se battre. »

8Le souvenir de ce lieu de spectacles, disparu bien avant la Révolution française, reste présent au xix^e siècle chez les romanciers tels que Victor Hugo8 et les historiens de Paris, tels Lefeuve qui situe le Combat au 123 rue de Sèvres9, tandis que le marquis de Rochegude, dans ses Promenades dans toutes les rues de Paris10, ouvrage paru en 1910, mentionne le lieu, mais le situe au n^o 125 de la rue de Sèvres :

« Là se trouvait, de 1730 environ à 1778, un cirque où on donnait des combats d’animaux. On y tuait des taureaux, des lions, tigres, des ours et des loups. »

9L’information est reprise par Jacques Hillairet dans son Dictionnaire historique des rues de Paris11, également pour le n^o 125 de la rue de Sèvres.

10L’existence d’un lieu dédié à un spectacle de combats d’animaux, rue de Sèvres, est donc attestée au long du xviii^e siècle. Mais il subsiste une incertitude sur l’adresse précise de l’établissement.

La localisation exacte du Combat des animaux rue de Sèvres

11Pour accueillir le seul établissement connu sur la rive gauche de la Seine organisant ce genre de spectacle bruyant et susceptible d’attirer en masse le petit peuple de Paris, l’extrémité de la rue de Sèvres était judicieusement choisie. Il suffit de regarder le plan de Turgot, plan célèbre par sa perspective cavalière, axonométrique, pour constater que la zone était encore peu construite : quelques hôtels particuliers, comme celui du duc de Choiseul-Praslin, à quelques dizaines de mètre seulement, des maisons éparses le long de la rue de Sèvres, et surtout des jardins, des vergers et des terrains en culture12 (fig. 1 et 2).

Fig. 1. - Le Combat des animaux rue de Sèves, 1732.

Fig. 2. - Le Combat des animaux, 1728.

12Le vacarme inhérent au parcage à l’année de bêtes sauvages et, les jours de spectacle, au tumulte d’une foule excitée et en partie avinée ne gêne alors pas grand monde. Il faut noter que, figurant déjà sur le premier plan de Delagrive de 1718, on peut affirmer que l’ouverture de ce spectacle à cet emplacement est antérieure à 1718. Sur le plan de Delagrive de 1728, on distingue nettement un enclos légendé Combat des animaux, composé d’une cour donnant sur la rue, puis d’une construction de forme presque carrée, présentant en son centre un espace carré, sans doute l’arène, large selon nos calculs de 10 m et profonde de 8 environ et entourée sur sa gauche ainsi qu’à l’arrière par un terrain clos qui semble équipé de loges servant peut-être aux animaux. La surface de l’enclos représente au total environ 3 200 m², celle de l’arène et de ses gradins à peu près 300 m², c’est-à-dire un bâtiment de dimensions modestes. La perspective cavalière donnée par le plan de Turgot de 1739 montre ce bâtiment entièrement couvert. L’étude attentive du plan de Delagrive présente un grand intérêt : elle permet de localiser très précisément les différentes parties de l’enclos par rapport à ce qui existe aujourd’hui à cet endroit, et de corriger en partie les indications de Rochegude. Le report des cotes des plans d’époque sur un plan actuel montre que l’enclos couvrait très exactement la largeur des deux immeubles actuels aux numéros 121 et 123, l’immeuble du numéro 121 correspondant à la partie non construite du terrain, à gauche de l’immeuble du numéro 123 qui, lui, correspond à l’arène et aux tribunes et gradins. Seule subsiste la question de l’écart de numérotation entre les 121-123 actuels et le 125 de Rochegude.

13Mais, si les plans les plus anciens situent le Combat des animaux du côté des numéros impairs, c’est-à-dire du côté de l’actuel VI^e arrondissement, face au débouché de la rue Rousselet, deux autres plans, établis à des dates postérieures à 1753, dernière date où est mentionnée la rue de la Baroullière : le plan de Deharme13, en 1763, et celui de Vaugondy14, en 1771, localisent le Combat des animaux de l’autre côté de la rue, à mi-chemin entre la rue Rousselet et l’actuel boulevard des Invalides, face à l’actuelle rue Mayet. Le terrain se situe à l’emplacement des numéros 80 à 84 actuels de la rue de Sèvres. On le vérifie avec le procès-verbal15 de la réunion de la Commission du Vieux Paris du 27 février 1909. Le point 19 de son ordre du jour, traite de l’opération immobilière programmée à l’emplacement de l’ancien couvent des Oiseaux. Le rapporteur de la Commission rappelle les origines de propriété de ces terrains, desquelles il ressort que Charles de Saint-Martin et Marie-Louise Desjardins, son épouse, en avaient acquis une partie auprès de Étienne-Jean et de Marie-Françoise Careau, par contrat passé le 25 mai 1756. Nous tenons ainsi l’explication et la datation du changement de localisation observé sur les plans successifs de l’époque. D’ailleurs, l’édition de 1771 de Les Curiosités de Paris ne mentionne plus le spectacle de la rue de la Barouillère16.

14On peut penser que l’affaire prospérant, un agrandissement in situ ne semblant pas réalisable, Saint-Martin s’installe en 1756 sur un terrain plus vaste de l’autre côté de la rue de Sèvres, à peu près en face, et le temps de construire de nouvelles arènes, les ouvre au public au début de 1758 (fig. 3). En témoigne un avis publié dans le Mercure de France du mois de janvier 1758, qui mérite d’être cité in extenso :

« Le sieur Saint-Martin, entrepreneur du combat du taureau, nous a fait prier de vouloir bien faire part au public que, pour satisfaire les amateurs de son spectacle, il vient de faire construire une arène beaucoup plus vaste que celle qu’il occupait ci-devant, et plus commode pour les spectateurs. Il en fera l’ouverture le 2 février 1758, jour de la Purification. C’est toujours rue et barrière de Sève, presque vis-à-vis son ancienne demeure17. »

Fig. 3. - Le Combat des animaux, 1771.

15On y voit un terrain rectangulaire d’environ 50 m de large, s’enfonçant profondément à l’intérieur de l’îlot sur 140 m environ, ce qui représente au total un peu plus de 6 000 m², soit près du triple de l’emplacement précédent, clos de murs. Il s’y trouve deux entrées donnant sur la rue, peut-être une entrée pour le public et une entrée de service et de part et d’autre des portes, des constructions, sans doute des locaux et entrepôts de services. Puis un peu plus en arrière sur le terrain, fermant cette sorte de cour, un vaste bâtiment quadrangulaire à ciel ouvert en son centre : ce sont les gradins et les loges, couverts, entourant la piste non couverte. Cette structure est encore visible sur un plan parcellaire, dressé quarante ans plus tard, du cadastre de Paris par îlot, dit Atlas Vasserot, élaboré de 1810 à 1836 : structure sans doute alors désaffectée ou reconvertie à un autre usage (fig. 4).

Fig. 4. - Plan cadastral de Paris dit Atlas Vasserot (vers 1810-1830).

16Cet atlas fournit des détails plus précis : on distingue aux quatre angles du bâtiment les escaliers en saillie qui devaient donner accès à la galerie et aux loges surplombant l’arène. À l’arrière, les ⅔ du terrain restent libres de constructions. Un mur le partage sur toute sa profondeur, délimitant deux enclos, servant sans doute au dressage et à l’exercice des animaux hors de leur cage. Au milieu du terrain et du mur figure un puits. Deux autres se trouvent dans la cour, aux angles de l’arène18.

Une entreprise familiale bien organisée et prospère

17Ce spectacle régulier et fréquent supposait une organisation permanente et solide, un fonctionnement bien rodé et des ressources importantes. Pour financer et faire vivre ces entreprises commerciales, il faut un entrepreneur. On peut imaginer en effet les capitaux nécessaires à la construction et à l’entretien de l’arène et de ses annexes, à l’acquisition des fauves, des ours, des taureaux et des chiens de combat, à la rémunération d’un personnel attaché à leur dressage et à leur entretien : viande, pâtée et fourrage, la paille pour leur confort, l’évacuation des déjections, la publicité des spectacles, etc.

18Plusieurs sources permettent de connaître le nom de l’entrepreneur ou plutôt des entrepreneurs successifs, de la même famille Saint-Martin, qui ont présidé aux destinées de cet établissement de spectacle. On sait peu de choses sur ces personnages. Ils sont désignés en mars 1724 à l’occasion du dépôt d’une plainte19 et par Buffon en 1761 sous le qualificatif de « maître du combat à mort ou du taureau », ce qui veut dire que c’était à la fois des dompteurs de fauves et des dresseurs de chiens de combat ou de garde20. Ainsi, dans le Tableau de la Ville de Paris de 1765, il est dit :

« On y voit des animaux quadrupèdes, domestiques ou sauvages, se battre les uns contre les autres, ou contre des dogues élevés à ce manège, & qui mettent à mort des taureaux, des lions, des loups, des tigres et des ours21. »

19Le premier de la lignée se prénommait Nicolas de Saint-Martin, probablement le créateur de l’entreprise avant 1718, il demeurait non loin de là, rue de la Plume, avec sa femme Anne-Denise Leroux et son fils Charles de Saint Martin22. Charles lui succéda, vraisemblablement autour de 1756, puisque c’est lui qui transfère l’arène du 123 au 98 rue de Sèvres. Il avait épousé Marie-Louise Desjardins. À la mort de Charles, son fils Jean-Charles en hérite, et à la mort de ce dernier l’établissement revint à sa veuve, et, quand cette dernière disparaît à son tour en 1810, il se trouve détenu en indivision par leur fils et les sœurs de son défunt mari, lesquels le vendirent le 6 juin 1822 au sieur Narcisse Gombert. Mais l’entreprise familiale de spectacle avait cessé d’exister depuis longtemps.

20Cette entreprise de spectacle avait besoin d’une bonne publicité. Car, outre le soin avec lequel les propriétaires informaient gazettes et almanachs des programmes et des tarifs de leurs spectacles, ils avaient développé ce que nous appellerions aujourd’hui des « produits dérivés », sans doute aussi lucratifs sinon davantage, que les spectacles proprement dits. Les ressources de la billetterie sont fondées sur des tarifs stables, d’après le Journal du citoyen de 1754 :

« On paye aux galeries & premières loges 3 livres, aux loges 2 livres 8 sols, aux amphithéâtres 30 sols, et au parterre sous les galeries 15 sols. »

21Le tarif est le même en 1765 dans le Tableau de la ville de Paris23. La variété de la gamme des prix montre qu’il y avait un large public, allant du petit peuple à des personnes plus fortunées. Elle révèle aussi que les aménagements sont à même d’offrir au public qui le souhaite le confort de loges et de galeries : comme dans toute salle de spectacles. De 1754 à 1765, on note une stabilité des prix des places de toutes catégories. Cette stabilité s’explique probablement par les dispositions et la taille de la nouvelle arène, qui lui permettent d’accueillir un plus vaste public. Quant aux « produits dérivés », Nicolas de Saint-Martin en propose de diverses sortes. D’abord des sous-produits animaux : l’huile et la graisse d’ours, et le confit de chien. Ainsi les Affiches de Paris de 1748 annoncent que :

« Le sieur de Saint-Martin avertit le public qu’il a de l’huile d’ours pure propre pour les maux, comme rhumatismes et autres douleurs ; et cette huile est propre à faire venir les cheveux, fortifie les reins des enfants, et est approuvée. »

22L’annonce de 1754 dit à peu près la même chose :

« L’on trouve en cet endroit de la graisse d’ours, pour faire revenir les cheveux & les sourcils, et de la graisse d’autres animaux pour les rhumatismes. »

23Plus inattendu, le Combat du taureau fournit aussi une matière première entrant dans la composition d’un produit utilisé dans le traitement des peaux, le confit de chien. D’après Jérôme de La Lande en 1761 :

« Comme on nourrit beaucoup de chiens à Paris pour le Combat du taureau au faubourg Saint-Germain vers la barrière de Sèvres, c’est là que l’on va chercher les matières nécessaires pour le confit de chien, et elles se vendent vingt-quatre sols le seau24. »

24Pour obtenir du confit :

« On met dans l’eau deux petits seaux de crottes de chien (de quatorze à quinze pintes chacun) pour huit douzaines de peaux, et l’on en fait une espèce de bouillie que l’on délaye avec les mains ; on y jette les peaux qu’on brasse et qu’on remue dans ce confit pendant quelques minutes ; on les tourne et on les laisse reposer25. »

25Cette composition était appréciée notamment pour sa composante alcaline. Comme les escrocs ont existé de tout temps, des abus furent dénoncés dans l’emploi de cette matière. Ainsi vers 1730 un épicier dénommé Oulry imagina, pour relancer un commerce déclinant, d’ajouter du confit de chien séché à des graines de poivre noir pour les vendre en qualité et au prix du poivre blanc, de meilleur rapport :

« On assure qu’aujourd’hui même dans la maison du Combat on en vend encore beaucoup à certains épiciers26. »

26À côté de l’organisation de spectacles de combats d’animaux, les dompteurs et dresseurs de chiens assuraient des services tels l’hébergement et le dressage de chiens de garde pour des particuliers. La même annonce de 1754 dit :

« On y reçoit les chiens que les particuliers veulent exercer contre les bêtes sauvages27. »

27Naturellement, la détention d’animaux sauvages conduisait également à entretenir des relations avec les savants du Jardin du roi. C’est ainsi que Saint-Martin mit ses animaux à la disposition des savants qui souhaitaient les étudier, à commencer par le grand Buffon qui vint se documenter au moment où il travaillait au tome IX, paru en 1761, de sa monumentale et célèbre Histoire naturelle (44 volumes publiés de 1749 à 1804) :

« Le sieur de Saint-Martin, maître du Combat du taureau à Paris, qui a bien voulu me communiquer les remarques qu’il avait faites sur les lions qu’il a nourris, m’a fait assurer qu’il en avait gardé quelques-uns pendant seize ou dix-sept ans, et il croit qu’ils ne vivent guère que vingt ou vingt-deux ans ; il en a gardé d’autres pendant douze ou quinze ans, et l’on sent bien que dans ces lions captifs le manque d’exercice, la contrainte et l’ennui ne peuvent qu’affaiblir leur santé et abréger leur vie28. »

28Ce commentaire est complété quelques pages plus loin par son principal collaborateur, Daubenton, auquel il sous-traitait volontiers tel ou tel chapitre et qui, à son tour, s’appuie sur des observations faites au Combat du taureau29 :

« J’ai vu en 1757, au Combat du taureau à Paris, un grand lion d’Afrique. »

29Suit une description extrêmement détaillée, allant jusqu’à mesurer la longueur des poils de la crinière et du bout de la queue, sans oublier celle de la moustache. Ce n’est pas tout :

« On m’a fait voir aussi au Combat du taureau un lion d’Asie. »

30Évidemment de telles observations supposaient l’existence d’une relation régulière avec le maître du Combat du taureau. Mais ce type d’entreprise n’était pas de tout repos. C’était une activité très particulière, avec des nuisances de plusieurs ordres, sonores, olfactives et à risques, avec des personnages douteux et liés à la foule qui se pressait dans le quartier, foule bruyante, souvent avinée et génératrice d’insécurité pour des riverains.

31En témoigne le procès-verbal de la plainte30 déposée par la dame Anne-Denise Leroux, épouse du sieur Nicolas de Saint-Martin, « maître du combat à mort ou du taureau, situé hors et proche de la barrière rue de Sèvres ». Le mercredi 1^er octobre 1724, cinq individus « souls et pleins de vin », et se présentant comme « appartenant à Mme la princesse31 », ont cherché à s’introduire dans l’établissement, qui était fermé, comme la plupart des jours de semaine. Devant le refus des deux employés présents de les laisser entrer, ils ont agressé les malheureux à coups d’épée et de cannes : l’un « en a le corps tout plein de contusions et le bras droit excorié près du poignet », à l’autre « il est resté une contusion et enflure sur le dos aussi grosse qu’une corde à puits ». Les époux Saint-Martin et leur fils, Charles Saint-Martin, « qui étaient chez eux en leur domaine ordinaire, rue de la Plume » sont avertis ; peut-être même ont-ils entendu de leur logis le vacarme tout proche. Charles accourt, mais se fait agresser à son tour et il aurait été « percé d’un coup d’épée » sans le secours d’un voisin, sans doute attiré par les cris, « le nommé Jacques Moreaux, vendeur de bière et carrier et proche voisin dudit combat ».

Les programmes et le public des spectacles

32Le programme de représentations, tel que le présente la publicité, était quasi immuable, avec de nombreux numéros agrémentés de ces jeux pyrotechniques très en vogue à l’époque. Le premier programme détaillé d’un combat de taureaux dont on a gardé la trace nous est connu par un prospectus, déjà cité plus haut, qui annonce en 1713 un « combat à mort, dans la ménagerie sur le cours de la porte Saint-Martin » :

« Par permission du Roy et de Monsieur le Lieutenant général de police, vous êtes avertis que l’on prépare pour dimanche, 8 octobre 1713, un combat jusqu’à la mort d’un taureau qui est d’une grosseur et beauté à faire plaisir, comme aussi tout ce qui suit qui sera fait et bien exécuté. Premièrement : plusieurs braves dogues promettent de tenir pied ferme à plusieurs nations toutes différentes, et livrer bataille à tout ce qui se présentera. Le premier choc se donnera d’abord à quatre heures précises contre la nation mâtine ; le deuxième contre celle des ours ; le troisième contre celle des loups ; le quatrième contre celle des taureaux ; le cinquième contre celle des tessons [blaireaux] ; le sixième contre celle des gapards [guépards] ; le septième sera le combat général où le gros chef perdra la vie. La fin sera un dogue qui se battra en l’air au milieu d’un grand feu d’artifice, où il y aura de l’extraordinaire32. »

33Concernant le Combat des animaux de la rue de Sèvres, il existe plusieurs documents très postérieurs, publiés dans différents organes : en 1748, les Affiches de Paris, en 1754 le Journal du Citoyen, et en 1765 l’État ou Tableau de la Ville de Paris. Ces documents donnent de façon parfois plus succincte et moins claire les mêmes programmes. Les programmes de ce genre de spectacle, comme pour tout spectacle populaire, sont des genres stéréotypés. Le premier, daté du 7 avril 1748, déclare :

« À mort le beau, furieux, méchant et nouveau taureau, suivi du double feu d’artifice, précédé du manège de la petite jument ; sans oublier le fameux peccata33, lequel s’attire tout applaudissement : au faubourg Saint Germain, rue et barrière de Seve près les Incurables, dimanche 7 avril 1748. L’on ne peut assez exprimer la force de ce jeune taureau sauvage et intrépide pour la méchanceté, ne connaissant personne depuis près de trois mois qu’il est au combat : l’on ne peut non plus dire avec quelle intrépidité il défendra sa vie contre les dogues qui le réduiront mort sur la place, quoiqu’il soit un des meilleurs combattants qu’il y ait eu depuis plusieurs années : ce combat sera devancé de celui des dogues, ours, et le nouveau et bon loup qui tient colet contre les dogues y battra : l’on finira par le double feu d’artifice, dans lequel montera un boul-dogue34. »

34Six ans plus tard, en 1754, le Journal du Citoyen, sorte de guide touristique édité à La Haye, lui consacre un article entier dans sa rubrique Spectacles, intitulé Le Combat du Taureau35 :

« C’est un lieu situé à côté de la barrière de la rue de Seve, faubourg Saint-Germain, où l’on donne au public en champ clos, les jours qu’il n’y a que le Concert spirituel, le spectacle de voir des animaux quadrupèdes, domestiques et sauvages se battre l’un contre l’autre, ou contre des chiens exercés à ce manège, lesquels mettent à mort des taureaux, lions, tigres, ours, loups ; et ce combat finit ordinairement par le divertissement d’un âne appelé peccata qui lutte contre des chiens, et d’un globe d’artifice, où des dogues vont se jeter en prenant des fusées dans leurs gueules. »

35On retrouve à peu près la même annonce quelques années plus tard en 1765 dans le Tableau de la ville de Paris36, quand le spectacle s’est installé dans une arène plus vaste. Alors que dès 1724, on voit apparaître simultanément l’expression « Combat du taureau » à la place de « Combat des animaux37 », c’est la première fois en 1754 que l’on voit apparaître cette expression dans une réclame. Ce que confirme Daubenton qui, dans le tome IX de l’Histoire naturelle des animaux de Buffon, paru en 1761, parle du Combat du taureau en 1757. On peut formuler l’hypothèse qu’en l’absence de fauves onéreux et que l’on ménage, le taureau plus facile à se procurer est le seul qui puisse faire l’objet d’une mise à mort à chaque spectacle.

36Les programmes imprimés font preuve d’un peu de condescendance à l’égard de ce public peu exigeant et peu raffiné. Ainsi, dans le Tableau de la ville de Paris précité, le rédacteur a cru devoir préciser en préambule :

« Le concert spirituel ne pouvant être un amusement du goût de tout le monde, ni conforme aux facultés de tous les citoyens, on a permis que celui que l’on appelle Le Combat du Taureau ait lieu lorsque tous les spectacles vaquent38. »

37Les réclames que l’on fait pour ces spectacles indiquent les jours et heures qui sont toujours les mêmes :

« Ces combats et manèges sont affichés tous les jours de leurs exercices, et annoncés dans le public par des billets distribués aux portes des promenades. Ils commencent en été à 5 heures du soir & finissent à 8 heures, et l’hiver à 3 heures et finissent à 5 heures39. »

38L’engouement populaire pour ces combats sanglants faisait l’étonnement de certains observateurs. Ainsi en 1776, un Anglais connaissant bien la France, John Andrews40, répondant à ceux qui chez nous critiquaient le goût de ses concitoyens pour les spectacles cruels, rétorquait que :

« Les Français, avec leur prétendue aversion pour les spectacles cruels, courent en foule se repaître les yeux de sang et de carnage dans ces arènes où l’on fait combattre toutes les semaines les bêtes les plus farouches. Les entrepreneurs, pour attirer la multitude, ne manquent pas de spécifier dans les affiches et billets d’invitation le nombre et la qualité des animaux qui sont dévoués à combattre jusqu’à la mort, ainsi que le degré de fureur et de rage qu’on a sujet d’espérer qu’ils emploieront pour leur défense : car ils se servent du mot espérer. À la fin de toutes les affiches, on lit cette apostille : On espère qu’ils se défendront cruellement. »

Le destin de l’arène de la rue de Sèvres

39Plusieurs causes peuvent expliquer la disparition du Combat du taureau et de l’arène de la rue de Sèvres : la cessation d’activité par l’entrepreneur, l’évolution des goûts du public vers d’autres formes de divertissements, l’urbanisation du quartier. Les trois phénomènes semblent, en fait, avoir joué simultanément. Le fils de Charles de Saint-Martin, Jean-Charles, hérite avec ses sœurs du lieu et de l’établissement à une date inconnue.

40À la mort de ce dernier, le bien revient à sa veuve. Jean-Charles a-t-il continué la tradition familiale ou non, ou est-ce sa veuve qui l’a abandonnée ? Quel a été alors l’usage de ces bâtiments très particuliers, pourtant représenté à l’époque du décès de celle-ci dans l’atlas cadastral de Vasserot ? On ignore pour l’instant le devenir de l’établissement à la fin du xviii^e siècle.

41La demande évolue aussi, sous l’effet de deux tendances : l’apparition d’autres formes de spectacles et les considérations d’ordre moral sur l’aspect malsain de ces combats. En effet, la mode apparaît des combats taurins tels qu’on les pratiquait en Espagne et dans le Midi de la France, autrement dit les corridas. Celles-ci nécessitent des arènes plus vastes encore et il n’y a pas d’espaces de ce type disponibles à l’ouest de Paris sur une rive gauche en proie à la spéculation immobilière. Le célèbre mémorialiste, Bachaumont, s’en fait indirectement l’écho en 1778 :

« Pendant qu’on se dispose à guerroyer de toutes parts, il est des gens qui ne perdent pas de vue l’amusement public, d’autant plus nécessaire qu’il s’agit de faire diversion aux idées sinistres qu’inspirent tant d’armées terrestres et navales sur pied41. Une compagnie se propose d’établir à Paris des combats de taureaux dans le goût de ceux d’Espagne. Il s’agit de former une magnifique enceinte capable de contenir environ vingt mille spectateurs, et l’on ferait venir du pays des maîtres capables de diriger ces sanglantes boucheries42. »

42Mais les abords de la rue de Sèvres ne se prêtent pas à la réalisation d’un tel projet. De fait, le Journal de Paris publie à partir de 1780 plusieurs annonces de combats d’animaux, mais de l’autre côté de Paris, du côté du village de Pantin et il n’est plus fait mention de celui de la rue de Sèvres. Le 16 novembre 1780, on peut y lire :

« Le sieur Leleu, entrepreneur du Combat des animaux féroces, a fait venir à Paris deux Espagnols et taureadores de profession, pour faire des combats et courses à l’espagnole, contre des Taureaux les plus sauvages qu’ils aient trouvés dans la province de Normandie ; la variation de leurs exercices fait espérer au sieur Leleu que le Public qui n’a pas encore vu ce spectacle à Paris en sera satisfait. Il sera précédé de combats de différents animaux et aura lieu aujourd’hui, à trois heures et demie précises, et continuera les dimanches, fêtes et jeudis, sur l’ancien chemin de Pantin, au-dessus de l’hôpital Saint-Louis, près le faubourg Saint-Martin. »

43Et le 14 avril 1781 c’est l’annonce suivante :

« Il y aura demain, jour de Pâques, sur l’ancien chemin de Pantin, au-dessus de l’Hôpital Saint-Louis, grand combat d’animaux féroces, et course de taureaux, à l’espagnole, suivie d’un taureau à mort par les tauréadores tel que ce spectacle se fait en Espagne, le tout terminé par l’enlèvement du bouledogue anglais au milieu d’un double feu d’artifice. On commencera à 5 heures. Lundi 16 : Combats d’animaux, et course de taureaux à l’espagnole ; le taureau sera caparaçonné d’artifice ».

44Le spectacle de combats d’animaux avait donc franchi un degré supplémentaire dans la violence en introduisant dans son programme, comme clou du spectacle, ce que nous appelons de nos jours une corrida et le combat à mort entre l’animal et l’homme. Dans le même temps s’étaient développées au cours du xviii^e siècle des activités moins violentes, comme les courses de chevaux. L’administration parisienne fut toujours peu encline à accorder des autorisations pour ces spectacles qui n’arrivèrent point à s’installer à Paris et sauf exception en France. Ainsi, le spectacle du Combat des animaux, l’établissement et la famille Saint-Martin, après près d’un siècle de présence rue de Sèvres ont disparu de son paysage et de sa mémoire (fig. 5 et 6).

Fig. 5. - Tableau de la Ville de Paris 1758.

Fig. 6. - Tableau de la Ville de Paris 1760.

45Mais il ne faut pas oublier que cette histoire n’est pas seulement celle d’une simple entreprise familiale. Elle est aussi celle d’une anomalie, la présence rive gauche aux marges du quartier des couvents et des hôtels aristocratiques de ce type de spectacle venu de l’est parisien, rive droite, dans des quartiers plus populaires et qui y retourna. Seules la personnalité de Nicolas Saint-Martin, son entregent et une haute protection aristocratique ont permis un temps à cet établissement de s’y installer et de prospérer pendant deux générations.