1Les Archives nationales ont :

« Pour mission de collecter, classer, inventorier, conserver, restaurer, communiquer et mettre en valeur les archives publiques provenant des administrations centrales de l’État, les archives des notaires de Paris et des fonds privés d’intérêt national1. »

2De ce fait, sont conservées aux Archives nationales les archives relatives au tunnel sous la Manche produites ou reçues par le ministère des Travaux publics, le ministère des Transports et les organismes qui leur ont été rattachés durant toute l’histoire de ce projet d’aménagement. Il s’agit donc principalement des dossiers du contrôle du ministère des Travaux publics et des Transports sur les projets successifs présentés depuis les années 1860.

3L’ensemble du fonds d’archives relatives au tunnel sous la Manche représente plus d’une centaine de mètres linéaires de documents versés aux Archives nationales durant près d’un siècle, le dernier versement ayant eu lieu en 2016. Il couvre la période 1867-2008 et se répartit entre la sous-série F/142 relative aux travaux publics et une succession de versements conservés en cotation continue3.

4Ces archives sont constituées des dossiers d’enquêtes publiques, de consultations et des projets proposés, des dossiers d’études techniques et financières, des relations intergouvernementales franco-britanniques et d’archives figurées telles que des cartes, des plans, des photographies ainsi que quelques maquettes. L’ensemble de ces archives est consultable aux Archives nationales, en salle de lecture à Pierrefitte-sur-Seine.

5Le chercheur pourra ainsi découvrir les fonds de cabinets ministériels4 dont, en particulier, les dossiers de Jean-Pierre Ghuysen, chargé de mission auprès de Jean-Pierre Douffiagues, ministre des Transports. Inspecteur général des transports et des travaux publics, Jean-Pierre Ghuysen a été président de la délégation intergouvernementale au tunnel sous la Manche, puis, depuis 1985, successivement secrétaire général auprès de la commission franco-britannique, secrétaire général du tunnel, puis président de la commission intergouvernementale du tunnel sous la Manche. Impliqué depuis près de deux décennies dans le projet, les archives produites par M. Ghuysen, versées en 1989 aux Archives nationales sous la cote 19890272, représentent ainsi une des principales sources pour l’histoire récente du suivi du projet du tunnel sous la Manche.

Cent mètres linéaires d’archives pour un siècle et demi d’histoire

6En 1977, sont versés aux Archives nationales les fonds des archives produites par la délégation au tunnel sous la Manche, la Société française du tunnel sous la Manche (SFTM)5 et la Société d’Ingénierie du Tunnel sous la Manche (SITUMER), ainsi que la division du tunnel sous la Manche. Ces versements offrent aujourd’hui aux chercheurs la possibilité de prendre connaissance des relations franco-britanniques pour mener à bien le projet lancé dans les années 1970.

7Enfin, en 2008 et 2016, sont successivement versées les archives produites par le Secrétariat général de la commission intergouvernementale du tunnel sous la Manche (1984-1997)6 et le Secrétariat général au tunnel sous la Manche (1985-2008). Au sein de la Direction générale des Infrastructures, des Transports et de la Mer (DIGTM), rattachée au ministère de la Transition écologique et solidaire, le secrétariat général au tunnel sous la Manche fait partie de la Direction des Services de transports (DST). Il assiste la délégation française à la commission intergouvernementale créée par l’article 10 du traité de Cantorbéry7.

8Ces fonds d’archives couvrent, par conséquent, l’ensemble de la période concernée par les projets de franchissement de la Manche. Après cette rapide présentation des fonds et de leurs producteurs, nous vous proposons de découvrir les projets successifs, parfois étranges, étudiés, proposés et, pour certains, mis en œuvre pour traverser en sécurité la mer entre la France et la Grande-Bretagne.

9De l’étude des archives conservées aux Archives nationales, plusieurs périodes successives dans les projets de franchissements de la Manche peuvent être identifiées.

Les premiers projets (1867-1888)

10La première concerne les premiers projets sérieux et ambitieux qui voient le jour de 1867 à 1888. En 1867, à l’exposition universelle de Paris, Louis-Joseph Aimé Thomé de Gamond (1807-1876) présente son septième projet. Ingénieur des mines et ingénieur hydrographe, il réfléchit au projet de franchir la Manche depuis 1834. Il mène des études précises du fond de la Manche qui lui permettent de présenter un projet de tunnel avec, en son milieu, une île artificielle, l’île de Varne (fig. 1). Cette étape permettait aux voyageurs de respirer un air frais, de changer de train, mais aussi de s’embarquer à bord de navires de compagnies maritimes à destination du monde entier grâce aux débarcadères prévus à cet effet. En 1869, il transmet au ministère des Travaux publics et des Transports plusieurs mémoires comportant ses études ainsi que des plans précis du sous-sol entre la France et la Grande-Bretagne et des infrastructures prévues pour le tunnel. Alors qu’il sera évincé par la compagnie mise en place pour mener le projet à partir du milieu des années 1870, ce seront pourtant ses études qui serviront de référence pour les projets de la fin du xx^e siècle, notamment celui qui aboutit au tunnel actuel.

Fig. 1. – Projet Tomé de Gamond, 1867. F/14/12689.

11Présenté au nom de la compagnie fondée par MM. Low, Brumley, Hawkshaw et Thomé de Gamond, le projet est constitué d’un tunnel de 35 400 mètres rattaché par des souterrains de dix kilomètres environ sur chaque rivage, au réseau des chemins de fer. John Clarke Hawkshaw découvre que la couche de craie bleue reste continue en s’enfonçant dans la mer. Elle pourra servir de veine pour le tunnel. William Low imagine deux tunnels à une voie, reliés par des rameaux transversaux pour la ventilation. Low, Brumley et Hawkshaw demandent le monopole de la concession de la ligne de chemin de fer passant par leur tunnel.

12Les années qui suivent, de 1872 à 1888, peuvent être considérées comme celle d’un vaste projet aux technologies de pointe aboutissant, malheureusement, à un rejet du côté britannique. L’entreprise « The Channel Tunnel Company », créée le 15 janvier 1872, est jumelée avec un comité formé en France au même moment : « La Société française du Tunnel sous la Manche ». Elles seront les ancêtres de la société qui relance le projet dans les années 1970, soit à l’issue de la concession de 99 ans qui leur est accordée par le ministère des Travaux publics en 1873. Suite à cette décision, une vaste enquête publique est organisée par les préfets.

13L’enquête publique de 1873 est relayée dans toutes les communes du littoral du Pas-de-Calais, comme l’attestent les avis rendus par les conseils municipaux transmis au ministère, ainsi que dans la presse8. Le projet de tunnel ayant des fondements purement économiques, l’enquête est aussi transmise à toutes les chambres de commerce de l’ensemble du territoire français. Elles adhèrent complètement au projet ou sous réserve d’un non monopole de la compagnie concessionnaire. Suite à cette enquête, plusieurs autres projets sont proposés au ministère des Travaux publics.

14De juin à juillet 1874, le Conseil général des Ponts et Chaussées réunit une commission des communications entre la France et l’Angleterre. Elle est appelée à « exprimer son avis sur l’enquête ouverte dans le Pas-de-Calais, relativement à l’établissement du tunnel sous-marin projeté par M. Hawkshaw9 ». Cette commission a pour objectif d’étudier la faisabilité technique et financière du projet.

15L’association du chemin de fer sous-marin entre la France et l’Angleterre est constituée le 1^er février 1875. S’ensuit la loi du 2 août 1875 d’utilité publique d’établissement d’un chemin de fer sous-marin entre la France et l’Angleterre et concédant l’exploitation de la ligne, côté français, à une compagnie. S’ensuit la constitution de la Commission internationale du chemin de fer sous-marin. Une convention est passée entre l’État et l’association. Une concession pour les études et les travaux préalables à la création du tunnel pendant cinq ans est accordée. Elle a pour objectif d’effectuer une reconnaissance hydrographique et géologique du terrain. Les relevés de Thomé de Gamond, décédé en 1876, semblent oubliés. Du moins, il n’en est pas fait mention dans les documents. En 1880, ces études ne sont pas achevées. Une demande de prorogation de trois ans est transmise au ministère. Plus de deux millions de francs sont alors engagés.

16En 1878, à Sangatte, un puits de trois mètres de diamètre est creusé en vue de reconnaître le banc de craie. La société concessionnaire espère partir de ce puits pour creuser le tunnel. En 1880, 88,7 mètres ont été creusés. L’année suivante, un second puits est creusé, à partir du premier. Double de celui-ci, il atteint 5,4 mètres de diamètre. Tout un réseau de galeries souterraines destinées à reconnaître la couche de craie imperméable est constitué. Une galerie d’étude de près de 112 mètres de long part du premier puits (fig. 2). Côté britannique des puits et des galeries sont creusés entre Folkstone et Douvres.

Fig. 2. – Photographie de la galerie creusée en 1888, 1975. 19770964/151.

17Les archives conservées aux Archives nationales témoignent du contrôle financier exercé par l’État sur la Compagnie du chemin de fer sous-marin. Annuellement, la compagnie transmet son bilan financier via les Ponts et Chaussées du Pas-de-Calais. Le ministère des Travaux publics semble cependant conscient que l’avancée des travaux n’atteint pas le niveau escompté. Ainsi, on peut lire dans un des rapports fournis au ministre :

« On peut dire que toutes les dépenses faites appliquées réellement à des travaux d’études, ont été si sagement employées, que les travaux préliminaires exécutés auront leur utilité directe et pratique, si un jour le projet du chemin de fer sous-marin doit être réalisé10. »

18Seulement, les différents projets sont bloqués en partie parce qu’il n’y a pas de concession similaire côté britannique. Mais ce sont surtout les réticences militaires britanniques qui bloquent finalement le projet. Le 28 juin 1888, la Chambre des Communes britannique rejette définitivement le projet, par crainte que le tunnel facilite l’invasion de l’île.

Quand l’idée de franchir la Manche enflamme l’imagination (1873-1930)

19L’enquête publique lancée en 1873 provoque un élan de projets d’ingénieurs et de particuliers. En 1875, J. Castanier, ingénieur-constructeur, vice-président du conseil général du département du Rhône, transmet au ministère des Travaux publics son « nouveau projet de tunnel transmarin pour la traversée de la Manche et autres détroits ou bras de mer11 ». Son projet reprend, à quelques détails près, celui de Thomé de Gamond, à la différence que l’île de Varne est prévue sur une île artificielle ronde, entourée d’un mur de protection. Là aussi, deux tunnels parallèles reliés par des tubes transversaux sont prévus. Cependant, le tunnel de Castanier n’est pas creusé dans le sous-sol. Il prévoit d’établir les tubes dans une enveloppe en béton monolithe reposant à même le sol de la Manche.

20Des projets alternatifs au tunnel sont aussi proposés. En 1888, Lahaille présente un projet de téléphérique. Le schéma de ce projet présente un wagon utilisant les fils du télégraphe tendu entre deux tours pour se mouvoir à l’aide d’une roue sur deux chaînes tendues entre les deux tours.

21La même année, François Martin, ingénieur, présente près d’une quinzaine de projets. Les calques d’une dizaine de ses propositions ont été conservés12. Tous ses projets proposent différentes façons de franchir la Manche : un « chemin de fer sous-marin coulant », bac sous la forme d’un traîneau tiré par des chaînes et passant sur des roues fixées en haut de colonnes immergées ; un « pont à patins voyageur » qui propose un bac accueillant un train et ses voitures, le tout mû par une chaîne embrayée par un système de roues dents fixées dans le bac, à ses extrémités et en haut de hautes tours immergées à intervalles réguliers (fig. 3). Son premier projet correspond cependant à plusieurs autres qui seront présentés plus tard. Il s’agit d’une voie ferrée avançant en mer jusqu’à des stations situées au large par lesquelles, à l’aide d’ascenseurs, les voyageurs embarquent dans un train souterrain, éclairés à l’électricité, les emmenant à un autre ascenseur leur permettant d’embarquer dans un train extérieur.

Fig. 3. – Projet de Pont à Patin, par François Martin, 1873, calque huilé. F/14/12689.

22Suite aux réticences britanniques se développent des projets plus sécuritaires : des ponts, des systèmes avec des accès destructibles. En 1888, A. Boulat propose un système utilisant l’acide chlorhydrique pour détruire le train emprunté par les envahisseurs… ainsi que les passagers, tout en garantissant le nettoyage du tunnel après l’aspersion. Présenté deux ans plus tard, le projet Varilla est une variante du projet Martin de train menant jusqu’à des gares au large. Varilla propose de prolonger les voies françaises et britanniques en pleine mer sur des viaducs de deux kilomètres puis d’établir des « ouvrages convenablement protégés contre les flots » pour permettre la descente vers un tunnel « soit verticalement à l’aide d’ascenseurs, soit en pente à l’aide de plans inclinés13 ». Il garantit ainsi la possibilité de détruire les gares situées au large ainsi que les voies de chemin de fer d’accès, permettant ainsi de conserver l’infrastructure du tunnel.

23En parallèle, pour garantir la sécurité des deux pays et éviter toute invasion, émergent des projets de ponts, plus facilement destructibles, ce qui a la faveur de la Grande-Bretagne, ou de procédés pour fermer le tunnel, comme le projet Barnett qui prévoit un procédé pour en dynamiter les issues.

24La fin du xix^e siècle voit aussi les projets Rothendt (1890), remorqueur mû par un câble sous-marin, Schubert (1894), tube sous-marin en fonte constitué de tronçons de 500 mètres réunis par des « membranes en tôle ou en caoutchouc », ou encore le projet Della Santa (1896), tunnel ancré sous l’eau soutenu par quatre monticules artificiels surmontés de phares14.

25Parmi les plus fervents adeptes à des projets de traversée de la Manche, Beau de Rochas figure en bonne place. Depuis les années 1860, il propose également des projets de tunnels. Parmi les fonds conservés aux Archives nationales, figure son projet de 1890 qu’il transmet au ministère des Travaux publics pour demander une concession provisoire pour la réalisation d’un « tunnel tubulaire à travers le détroit de la Manche ». Le ministère refuse en raison de la concession accordée à l’association du Tunnel sous la Manche.

26Puisqu’il ne peut plus y avoir de concession accordée pour un tunnel, ni pour une ligne de chemin de fer, plusieurs projets proposent des projets alternatifs. Outre les projets Lahaille et Martin présentés plus haut, des projets de chaussées traversant l’intégralité de la Manche ou de ponts voient le jour.

27Ainsi, M. Passedoit présente le projet de création entre le cap Gris-Nez, dans le Pas-de-Calais, et Folkestone d’un « barrage maçonné livrant passage aux navires par deux passes doubles, munies de ponts tournants15 » à proximité des côtes française et britannique. Vingt ouvertures de 50 mètres de large permettent le passage en haute mer. Sur ce barrage, M. Passedoit prévoit une chaussée de 25 mètres de large, à 6 mètres au-dessus des plus hautes mers, sur laquelle une voie carrossable et trois voies de chemin de fer. Comme il l’explique dans son mémoire :

« Ce qui pourrait, parfois, permettre aux embruns de s’y faire un peu sentir aux voyageurs16. »

28Le projet n’est pas retenu. Outre la question de la concession, le temps nécessaire à la construction d’un tel ouvrage en rend la réalisation inenvisageable. Il est aussi intéressant de noter que, parmi les arguments avancés par le ministère des Travaux publics pour refuser ce projet, des préoccupations de sauvegarde de l’environnement, notamment de préservation des courants de la Manche qui seraient contrariés par la chaussée, et donc de l’écosystème, sont aussi présentées.

29Dès 1870, les projets de ponts vont se multiplier. De 1870 à 1883, J.-D. Vérard de Sainte-Anne, ingénieur, propose plusieurs projets qui évoluent pour aboutir à celui d’un « chemin de fer à ciel ouvert, entre l’Angleterre et la France », constitué de quatre viaducs métalliques menant à une île centrale sur laquelle figure en bonne place une gare majestueuse desservie par une ligne de 36 kilomètres permettant une traversée en « 35 à 40 minutes17 ». Son projet ne sera pas, non plus, accepté.

30En 1889, la Channel Bridge and Railway Company propose un projet, qu’elle revoit après un premier refus en 1891, d’un pont métallique d’une longueur de 33,45 km, soutenu par 72 piles séparées par des travées de 300 à 400 mètres (fig. 4). Projet très abouti, il est étayé par plusieurs pré-projets, notamment l’avant-projet Hersant pour les piles, Schneider et Cie pour la superstructure métallique et Sautter et Harlé pour la signalisation maritime. Le projet obtient le soutien de la majorité des conseils généraux départementaux, y compris le conseil général du département d’Oran, qui y voient un moyen simple, moderne et sans risque de transport des marchandises de Suez à Londres. Là aussi, la durée du chantier, de près de quinze ans pour 380 millions de francs, provoque le refus du Conseil général des Ponts et Chaussées. Face au refus, la compagnie, dépitée, propose un bac, plus simple et moins coûteux, qui sera aussi refusé.

Fig. 4. – Projet de la Channel Bridge and Railway Company, 1893. F/14/12692.

31La Première Guerre mondiale et l’Entente cordiale ravivent le projet d’un tunnel sous la Manche des deux côtés de la mer. De nombreux élus, les Chambres de commerce et plusieurs municipalités informent le gouvernement français que le projet serait profitable à la Nation. La presse, des deux côtés de la Manche, voire outre-Atlantique, se fait l’écho du projet. Le tunnel sous la Manche devient un outil du rapprochement entre la France et la Grande-Bretagne. Le Conseil supérieur des Travaux publics, après avoir pris connaissance du rapport de M. Sartiaux, constitue un comité du Tunnel sous la Manche. L’étude du projet est reprise en 1921, sans suite.

32Pendant l’entre-deux-guerres, plusieurs projets sont proposés, favorisant plutôt le pont. On peut citer le projet de Jules Jaeger (fig. 5), ingénieur à Fribourg, en 1930, constitué d’une double jetée formant chenal et viaducs pour routes et voies ferrées. Il s’agit de 42 km de voies séparées l’une de l’autre de 300 m. Y sont prévues des doubles voies ferrées auxquelles serait superposée une chaussée pour automobiles et camions. La séparation entre les deux jetées formerait alors un canal pour une navigation tranquille et offrant un abri en cas d’attaques sous-marines. On peut y voir là l’influence des destructions de la Première Guerre mondiale.

Fig. 5. – Projet de Jules Jaeger, 1930. 19870693/2.

33Deux autres projets sont proposés dans les années 1930 : un projet de pont-tunnel par M. Mahl et un projet de pont par M. Crush. Tous ces projets successifs montrent l’intérêt croissant, au niveau international, d’un ouvrage, quel que soit, permettant de franchir la Manche. Les événements de la moitié du xx^e siècle coupent court à tout projet. Il faut attendre la fin des années 1950 pour que soit relancée l’idée d’un tunnel sous la Manche.

Le virtuel se concrétise : les tunnels de la seconde moitié du xx^e siècle

34Ce sont, en fait, les sociétés qui ont obtenu la concession en 1875 qui relancent le projet. À la suite de l’abandon du projet en 1888, l’étude est reprise en 1904 puis en 1921 sans qu’il y ait cependant un début de réalisation. C’est en 1957 que le projet est relancé avec la constitution du Groupement d’Études du Tunnel sous la Manche (G.E.T.M.), sous l’égide de la compagnie financière de Suez, de la Channel Tunnel investments Ltd, de la Société concessionnaire et d’une société américaine « Technical studies inc. ». Un premier programme d’études géologiques et d’études de trafic est réalisé. Durant les années 1960, le G.E.T.M. présente un projet de tunnel, que les gouvernements français et britannique acceptent en 1964. Les années suivantes sont consacrées aux études géologiques, aux campagnes de forage en mer et à l’élaboration du coût et du planning du projet.

35En 1967, un appel d’offres est lancé par les deux gouvernements, français et britannique. Le G.E.T.M. est désigné maître d’œuvre le 22 mars 1971. Les travaux commencent en 1973 et un traité franco-britannique est signé et ratifié en décembre 1974 par le parlement français. À ce titre, la Délégation française au tunnel sous la Manche est créée le 19 mai 1974. Cette délégation abroge le groupe de travail interministériel pour l’étude de la réalisation du tunnel sous la Manche (1966-1974) et la Société du tunnel sous la Manche (1971-1975) qui sont tous deux regroupés au sein de la nouvelle entité.

36Le projet est présenté comme le digne hériter des projets précédents, notamment ceux de Thomé de Gamond et de Law auxquels il est fait référence dans les dossiers de présentation. Comme le montrent les photographies de la présentation du projet18, les références aux projets précédents sont primordiales. Le projet des années 1970 est profondément ancré dans les précédentes études, notamment pour démontrer le savoir-faire du G.E.T.M.

37Il est cependant résolument tourné vers l’avenir en prenant notamment en compte l’environnement immédiat du futur terminal qui est intégré dans le paysage tout en lui attribuant une empreinte volontairement futuriste et imposante. Il est également le premier projet à intégrer la conception d’un transport spécifique au tunnel sous la Manche prévoyant deux types de wagons : pour véhicules et voyageurs et pour véhicules seulement.

38Cependant, le Royaume-Uni est plongé dans une crise économique et abandonne une fois de plus le projet le 20 janvier 1975. Mais les projets de pont persistent, notamment avec celui de la Société d’Étude du Pont sur la Manche de 1961.

39En mai 1981, le projet est relancé. Quatre dossiers sont présentés : Eurobridge ou Europont, le TransManche Express, Euro-Route et Eurotunnel19. Tous volontairement implantés dans la modernité, ils présentent, dans une trame assez commune, des projets qui rivalisent, parfois à l’extrême, dans le futurisme.

40Le projet Europont présente un pont-tube de 37 km soutenu par huit pylônes de 340 m de hauteur, faisant appel à des techniques nouvelles, avec des travées longues de 5 km suspendues à des câbles en kevlar. Le pont aurait deux niveaux de six voies chacun. Une liaison ferroviaire serait faite par un tunnel. Le coût était évalué à 68 milliards de francs.

41Le projet d’Euroroute est constitué d’un ensemble routier pont-tunnel-pont. Les ponts à haubans avec des travées de 500 m de portée relient des îles artificielles à la côte, et un tunnel de 21 km sous le fond de la mer. Des rampes hélicoïdales permettent le passage du pont au tunnel. Une liaison ferroviaire indépendante passe par deux tunnels. Le coût était évalué à 54 milliards de francs hors frais financiers.

42Celui de Transmanche Express a été présenté à la dernière minute par la société British Ferries. Il comprenait un ensemble de quatre tunnels (deux routiers et deux ferroviaires) unidirectionnels. Deux îles artificielles seraient créées pour assurer la ventilation des tunnels routiers via des puits. Le coût annoncé est de 30 milliards de francs.

43Enfin, puisqu’il s’agit du tunnel actuel, le projet Eurotunnel est, dans ses grandes lignes, celui de 1972-1975, à savoir un double tunnel ferroviaire avec un troisième tunnel de service. Ce projet a un coût estimé à 30 milliards de francs.

44Le projet Eurotunnel est retenu. En parallèle, la Délégation au tunnel sous la Manche devient le Secrétariat général au tunnel sous la Manche. Le traité de Cantorbéry est signé le 8 septembre 1987 et retranscrit par le décret n° 87-757 du 8 septembre 1987, portant publication du traité entre la République française et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord concernant la construction et l’exploitation par des sociétés privées concessionnaires d’une liaison fixe transmanche.

45Les travaux commencent en 1987 et s’achèvent en 1993. Tous les mois, le ministère des Travaux publics reçoit un journal d’avancée du chantier. Ces petits livrets, conservés aux Archives nationales dans le versement 20080257, présentent les schémas techniques des différents tronçons réalisés, les difficultés rencontrées et, surtout, sont illustrés de photographies des différentes étapes. La jonction entre les deux tunnels s’effectue le 1^er décembre 1990. Le tunnel sous la Manche est officiellement inauguré par la reine Élisabeth II et le président François Mitterrand le 6 mai 1994.

46Les archives relatives au tunnel sous la Manche versées aux Archives nationales depuis le milieu des années 2000 témoignent de l’avancée de ce projet et proposent aux chercheurs des sources pour l’histoire des techniques. Elles témoignent aussi de l’implication de l’État français dans la gestion de l’établissement, ainsi que, indirectement, des relations franco-britanniques depuis le xix^e siècle.

 

47Il aura donc fallu plus de deux siècles pour voir se concrétiser un rêve resté longtemps du monde du virtuel. Des premiers projets, qui pourraient être tirés d’un des meilleurs ouvrages de Jules Verne, dont ils sont contemporains, en passant par les initiatives privées poussant certains, comme Thomé de Gamond, à l’extrême, jusqu’à la rencontre des ouvriers français et britanniques en 1990, ce sont les efforts de milliers d’hommes et de femmes qui se sont concrétisés dans ce vaste projet. Les archives du tunnel sous la Manche conservées aux Archives nationales permettent ainsi de se plonger dans le rêve de ces hommes de la fin du xix^e siècle et de tout le xx^e siècle, dans ces projets successifs, parfois fantasques, restés au niveau du virtuel, pour ressurgir dans le présent et la réalité du tunnel sous la Manche tel que nous le connaissons aujourd’hui.