1En ce début de xxi^e siècle, la France est considérée par l’Organisation Mondiale de la Santé Animale (ex-O.I.E.) comme un pays officiellement indemne de la rage1. Toutefois, pendant des siècles et jusqu’en 1998, cette terrible maladie fut bien présente en France, frappant les hommes, les animaux sauvages, loups et renards en tête, ainsi que les animaux domestiques, chiens et chats bien sûr, mais aussi les bovins (Bos taurus).

2Cet article s’intéressera au vécu des bovins des exploitations agricoles face à la rage en France métropolitaine de la fin du xviii^e siècle à la fin du xx^e siècle, cette période correspondant à une phase de recrudescence de la maladie et offrant une meilleure disponibilité des sources.

3En étudiant le vécu des bovins enragés, cet article adopte donc le « point de vue animal ». Celui-ci consiste en un « décentrage2 » par rapport à la focalisation anthropocentrée et vise à saisir la condition animale en se posant uniquement « les questions qui importent pour l’animal3 ». Ce positionnement zoocentré a d’abord été revendiqué par des éthologues, avec des travaux sur les moutons, les corbeaux, les éléphants ou les chiens par exemple4, puis il a trouvé un écho en philosophie5 et, récemment, en histoire depuis les travaux pionniers d’Éric Baratay6. Dans le cadre de la recherche historique, l’étude du vécu animal, c’est-à-dire l’adoption du « point de vue animal », ambitionne de reconstituer l’existence des animaux, à l’échelle des individus ou de l’espèce, dans une situation passée. L’historien doit donc s’intéresser aux conditions de vie des animaux, aux tâches qu’ils doivent effectuer, aux stratégies qu’ils entreprennent, aux émotions qu’ils expriment, aux comportements qu’ils adoptent, aux relations qu’ils entretiennent avec les autres êtres vivants et à l’impact des événements d’origine naturelle ou humaine sur leur existence. Ce choix épistémologique implique de laisser de côté toutes les préoccupations humaines qui n’ont pas d’impact direct sur les animaux face à la rage, par exemple les controverses scientifiques autour de la maladie.

4Pour faire apparaître le vécu des bovins face à la rage, il est nécessaire d’étudier et de croiser des documents de nature et de discipline diverses, en particulier des documents de discipline scientifique que l’historien n’a pas l’habitude de côtoyer en raison d’une certaine technicité et surtout d’une opposition entre les sciences humaines et les sciences naturelles qu’il serait nécessaire de dépasser7. Les sources administratives et vétérinaires produites en France entre la fin du xviii^e siècle et la fin du xx^e siècle, tels que les nombreux rapports, procès-verbaux, correspondances, ouvrages, thèses et articles, permettent, malgré certaines lacunes liées parfois à une indifférence voire un aveuglement face au vécu animal, d’avoir une vision assez précise des modalités et de l’ampleur de la contamination des bovins, des symptômes qu’ils expriment et des traitements qu’ils subissent. Ces informations s’éclairent réellement si on les met en relation avec les travaux récents en éthologie bovine et en zootechnie menés en France et à l’étranger, ces recherches permettant de mieux comprendre les comportements et les réactions des bêtes à cornes face à la rage malgré :

« L’absence de langage verbal qui oblige à procéder par inférence à partir de [leurs] réactions comportementales et physiologiques8. »

Des bovins contaminés

5La contamination des bovins par la rage procède très majoritairement d’une morsure par un animal lui-même malade. Quand le virus a passé la barrière de la peau, il peut alors entrer en contact avec les cellules nerveuses du bovin et, à terme, provoquer chez lui la terrible maladie.

6De nombreuses espèces animales sont susceptibles de transmettre la rage qu’elles ont contractée aux bovins qu’elles mordent. Les bêtes à cornes peuvent, par exemple, être victimes de l’attaque d’un blaireau comme celui qui mord au mufle deux vaches à Saint-Broingt-les-Fosses (Haute-Marne) en août 19239. Elles peuvent même subir une agression venant d’un herbivore comme cette jument enragée qui mord un bœuf à Briantes (Indre) en 187810. À côté de ces quelques cas anecdotiques, les sources font apparaître clairement que les bovins sont surtout mordus par des loups, chiens et renards. La contamination des bovins par ces canidés se fait selon une chronologie qui est liée à la fois aux politiques humaines vis-à-vis de ces espèces, aux transformations de leurs écosystèmes et aux mutations du virus rabique. Globalement, on peut distinguer trois périodes dans la transmission de la rage aux bovins par des espèces carnivores. De la fin du xviii^e siècle à la fin du xix^e siècle, c’est-à-dire jusqu’à leur destruction11, ce sont les loups qui apparaissent comme les principaux vecteurs de la rage auprès des bovins. De nombreuses attaques lupines de troupeaux sont relevées à travers toute la France, infectant à chaque fois des dizaines de bêtes. Du milieu du xix^e siècle au milieu du xx^e siècle, le chien prend le relais dans les sources12, avec des phases véritablement épizootiques comme après 1870-1871 et après 1914 où, dans un contexte troublé qui favorise le relâchement des mesures de police sanitaire, des bovins sont mordus par des chiens domestiques ou errants à travers le territoire national. Il est difficile d’établir des statistiques précises pour ce siècle et demi de présence rabique véhiculée par le loup et le chien, car les relevés sont ponctuels et partiels. Il est possible d’émettre l’hypothèse de dizaines de bovins enragés chaque année à l’échelle du territoire national comme tendent à le prouver les chiffres de 107 bovins en 1886, 63 en 1887 et 99 en 188813 (fig. 1).

Fig. 1. – Graphique des cas de bovins enragés en France 1886-1888.

7Les mesures prophylactiques ont vaincu la rage canine au milieu du xx^e siècle14, mais les bovins n’en sont préservés que pendant quelques années puisque dès 1968, venant d’Allemagne, la rage fait son retour en France, cette fois transmise par le renard. De 30 bovins enragés en Moselle en 1968, on arrive très vite à 244 cas dans plusieurs départements pour la seule année 197115. Au final, de 1968 à 1998, année où l’épizootie cesse grâce à la vaccination orale des renards, ce sont 3 667 bovins qui ont contracté la rage, faisant ainsi de l’espèce bovine l’espèce domestique la plus touchée, devant le chien16 (fig. 2). Parmi les 29 départements contaminés du nord-est de la France, la Lorraine se détache avec, en particulier, les 995 bovins enragés dans la Meuse, en raison de la longue période de pâturage qui met les troupeaux au contact des renards17 (fig. 3).

Fig. 2. – Graphique des cas de bovins enragés en France 1968-1998.

Fig. 3. – Carte du nombre de bovins enragés par départements 1968-1998.

8Les agressions de bovins par des animaux enragés présentent certaines caractéristiques communes. Elles surviennent surtout au pâturage, donc du printemps à l’automne, quand les troupeaux sont en extérieur et donc davantage susceptibles d’entrer en contact avec des canidés. Il arrive cependant que les bovins soient mordus dans l’étable ou dans la cour de l’exploitation, soit parce qu’un animal sauvage ou errant s’y est introduit, soit parce que l’un des chiens de la ferme est lui-même enragé comme ce fut le cas pour 15 vaches et un taureau à Melun en 188218. La survenue de ces attaques à partir d’avril-mai explique le constat que le pic annuel de la rage bovine se produit dans la seconde moitié de l’année (fig. 1). Par exemple, dans le département du Doubs de 1975 à 1987, 16 bovins sont déclarés enragés au premier semestre, contre 59 au second semestre19. Par ailleurs, les sources font apparaître que ce sont généralement plusieurs bovins, plutôt qu’un seul, qui sont victimes d’une agression. S’il est assez fréquent de trouver une bonne dizaine de bovins mordus, tels ces 11 bovins enragés dans une exploitation à Goin (près de Metz) en 197420, il est par contre bien plus rare de relever un nombre aussi élevé que les 64 bovins attaqués par une louve enragée autour de Bourbriac (Côtes-d’Armor) le 26 avril 185121. Lors des attaques, les bovins sont surtout mordus soit aux jambes, soit à la tête comme à Plouegat-Moysan (Finistère) en 1923 lorsque deux vaches sont mordues au mufle par un chien enragé22. Si ces parties du corps sont les plus visées, c’est en raison de la morphologie de l’espèce bovine, un quadrupède de haute taille en comparaison du chien ou du renard, et du comportement des bovins qui présentent leur tête aux agresseurs alors qu’ils sont en train de brouter, ou qu’ils se défendent les cornes en avant, ou qu’ils se montrent curieux vis-à-vis d’un intrus tel ce renard qui se jette « au museau d’une génisse qui venait le flairer23 ».

9L’attitude des bovins face à un animal enragé est mal documentée, sans doute car les hommes n’assistent pas toujours à l’agression qui a lieu au pâturage ou parce que les sources y accordent peu d’importance. Cette attitude est variable : elle dépend du moment et du lieu de l’attaque, de l’animal qui les agresse, le loup provoquant plus de panique que le chien de ferme, auquel les bêtes à cornes sont habituées, et des caractéristiques de la victime, que ce soit son sexe, son âge, sa race voire son caractère individuel. Il semble que le plus souvent, la surprise et la peur dominent et provoquent la fuite des bovins attaqués qui est une réaction de survie chez les espèces herbivores. Parfois, des bovins font acte de résistance comme ce bœuf à La Chaume (Côte-d’Or) en 1927, qui, attaqué par un renard, s’en débarrasse par de violents balancements de la tête24. Exceptionnellement, ce sont les bovins qui passent les premiers à l’offensive contre un canidé, pour protéger soit leur groupe social soit, si l’on en croit les sources, des personnes agressées. C’est, par exemple, ce qui est rapporté de Crémieu (Isère) en 1817 où plusieurs bovins auraient chargé une louve enragée qui s’en prenait à des enfants25.

Des bovins malades

10Les bovins mordus ne développent pas toujours la rage si la quantité de salive est insuffisante ou si la morsure n’a été que superficielle et ce, d’autant plus que les bovins se montrent bien moins sensibles aux virus de la rage canine ou vulpine que les chiens ou les renards26.

11Pour les bovins qui sont vraiment contaminés par la morsure virulente d’un canidé, l’incubation est asymptomatique et d’une durée très variable. Après la morsure, le virus rabique se multiplie au niveau du point d’inoculation puis migre « silencieusement » vers le système nerveux central en empruntant la voie nerveuse. Très souvent, cette absence totale de signes fait que certaines vaches, dont la morsure n’a pas été constatée ou qui ne présentent aucun signe inquiétant, continuent à être traitées par les hommes qui consomment leur lait comme d’habitude27. Selon le lieu d’inoculation, la dose de l’inoculum et les caractéristiques du bovin, les animaux jeunes développant la maladie plus rapidement que les vaches en gestation par exemple, cette incubation peut durer quelques semaines voire plusieurs mois. Ainsi, dans un troupeau de Spincourt, dans la Meuse, au début des années 1970, plusieurs semaines séparent le déclenchement de la maladie chez des bovins pourtant mordus le même jour par le même renard28. Parfois, c’est un choc physiologique, tel que la mise bas, qui semble déclencher le passage à la phase d’état de la maladie29.

12Les bovins mordus développent réellement la maladie quand le virus, arrivé dans la moelle spinale et dans l’encéphale, s’y réplique et y provoque des lésions inflammatoires irréversibles qu’on nomme encéphalomyélite, celle-ci s’achevant toujours par la mort. Pendant les quatre ou cinq jours que dure généralement la maladie, les animaux manifestent des symptômes cliniques et des troubles comportementaux qui présentent une grande diversité, qui ont un impact majeur sur leur existence (alimentation, repos, reproduction…) et qui occasionnent ou traduisent une réelle souffrance30. Au début, les bovins montrent une agitation extrême et inhabituelle : leur sensibilité est très exagérée, ils se grattent et se mordent si violemment sur le point d’inoculation que ce prurit provoque souvent des mutilations. Ils portent la tête haute, se meuvent continuellement et frappent le sol à coups de sabot. Il en est ainsi d’un taureau qui, en pleine crise furieuse :

« Tombait subitement comme une masse, la tête et les cornes prises sous le corps, dans une position effrayante et à faire croire au dernier moment ; mais bientôt se relevant comme sous l’influence d’une secousse électrique, il se roidissait pour retomber ensuite31. »

13En parallèle, les bovins souffrent de troubles physiologiques : ils produisent une salive abondante qui s’écoule de leur bouche (fig. 4) ; leurs yeux sont hagards et ils sont victimes d’hallucinations ; leur larynx est paralysé et il leur est impossible de boire malgré une soif ardente ; ils n’ont plus d’appétit et ne ruminent plus ; ils sont constipés et ont de violentes douleurs abdominales. Par ailleurs, la lactation des vaches baisse puis cesse bien que le vêlage reste possible comme c’est le cas, en 1856 près de Lapalisse (Allier), où une vache, au deuxième jour de la maladie met bas une velle mais ne peut la toiletter car sa langue ne sort plus de sa gueule32. Les sources font apparaître que le petit de la vache enragée contracte parfois la rage, ce qui prouverait donc que la transmission placentaire est possible. C’est ce qui arrive à un veau :

[qui] « fut atteint de la rage, trois jours après sa naissance [alors] que des précautions avaient été prises, pour empêcher la mère de lécher son produit, lequel eut une autre nourrice jusqu’à l’apparition de sa maladie33. »

Fig. 4. – Bovin enragé manifestant une hyper-salivation.

14Pendant la phase d’état de la maladie, les relations des bovins enragés avec leurs congénères, les hommes et les autres animaux, sont profondément modifiées. Les animaux souffrants communiquent énormément sur leur état sanitaire et émotionnel par certains signes qui sont sans doute perçus par les autres bovins qui disposent de sens, pour certains, très développés. Cette accentuation spectaculaire de certains signes est révélatrice d’un trouble profond car, en tant que potentielles proies, les bovins ont plutôt tendance, quand ils sont malades, à éviter de se signaler à l’attention de leurs prédateurs34. Ainsi, les bovins enragés poussent, dans un mouvement général du corps, des beuglements qui sont anormaux par leur répétition, leur force, leur caractère rauque et voilé, qui ne peuvent être entendus que par des pairs dont les capacités auditives sont très bonnes (fig. 5). Les bovins malades communiquent aussi par l’émission d’odeurs inhabituelles, surtout en raison d’une transpiration, accrue par la fièvre et l’agitation, qui est reconnue par l’odorat très fin de ces animaux. De plus, bien que la vision ne soit pas le point fort des bovins, les postures adoptées par les bovins enragés parlent à leurs congénères, que ce soit la position haute ou basse de la tête, le caractère pendant des oreilles, le placement de la queue entre les jambes ou encore la voussure du dos35. Enfin, certains comportements déjà évoqués, tels que les difficultés à s’alimenter normalement ou le décubitus prolongé, et certains actes agressifs des bovins enragés vis-à-vis des autres bêtes à cornes peuvent alarmer ces dernières.

Fig. 5. – Bovin enragé émettant un beuglement typique.

15Les bovins enragés peuvent, en effet, se montrer dangereux vis-à-vis des autres êtres vivants. Cela se manifeste d’abord par une agressivité qui tranche avec le caractère généralement placide de cette espèce sociale et même avec les comportements agonistiques normaux dans l’établissement des hiérarchies au sein du troupeau, pratiques qui se réduisent nettement une fois les relations de dominance établies. Ainsi, en plus des classiques poussées ou tentatives de saillie, les bovins enragés manifestent leur agressivité dans des actes inhabituels tels que des tentatives de morsures et surtout des coups de cornes et des charges furieuses contre d’autres animaux, hommes compris, ou contre des objets. Ainsi, à Gléné, au milieu du xix^e siècle, un bœuf enragé se jette les cornes en avant vers tous les hommes qui pénètrent dans l’étable36 tandis que, dans les années 1970, une vache malade empêche l’éleveur d’entrer dans le parc pour donner à boire aux autres vaches qui réclament, et va même jusqu’à charger la voiture que l’éleveur s’est résolu à prendre37. Les animaux malades risquent de se blesser en se comportant de façon si furieuse. Les sources relèvent ainsi que les bovins enragés donnent « des coups de tête d’une violence telle que les cornes peuvent se fracturer »38 ou qu’elles sont « usées jusqu’au sang »39 ou bien elles font état d’une vache qui s’entête à charger le godet à dents d’un tracteur malgré les blessures qu’elle s’inflige40.

16Plus grave encore, les bovins enragés risquent de contaminer les victimes de leurs morsures. Quand le virus rabique a atteint le système nerveux central, il s’y réplique et rejoint les ganglions salivaires qui diffusent ensuite cet agent pathogène dans la salive du bovin malade41. Si d’aventure le bovin enragé parvient à mordre quelque mammifère, alors ce dernier risque d’être infecté et le cycle de la rage peut se poursuivre. Il faut bien avouer que ce risque est tout de même très limité en raison de la forme non contondante des dents de ces herbivores, mais il n’est pas nul comme le prouve le cas de ce bovin qui, en mordant à l’épaule son gardien de 22 ans dans le département de l’Ain au milieu du xix^e siècle, lui transmet la maladie mortelle42. Par ailleurs, certains comportements typiques de l’espèce bovine sont également susceptibles de favoriser la contagion rabique. Par exemple, les contacts buccaux entre bovins sont un trait important chez ces animaux sociaux et prennent différentes formes telles que le toilettage du veau par sa mère après la mise bas, le léchage sur l’avant du corps entre individus ayant des affinités ou bien encore, chez certains jeunes animaux, le vice de la succion répétée de certaines parties du corps de leurs congénères43.

17Certaines sources relatent aussi de supposées transmissions de la rage à la suite d’un dépôt de salive virulente sur la litière, l’auge ou le râtelier. C’est ce qui est avancé près de Montluçon en 1886, où, après que trois vaches ont contracté la rage suite à la morsure d’un chien enragé, trois autres vaches tombent malades deux mois après les premières, puis deux autres deux mois après les secondes44. S’il est vrai que de tels écarts de déclenchement de la maladie sont difficilement imputables à des durées d’incubation inégales, il est également permis de s’interroger sur l’hypothèse avancée d’une transmission orale, car les bovins ne peuvent être contaminés que si le virus, dont la durée de vie est très courte en extérieur, est en contact avec des cellules nerveuses, ce qui signifie donc que les deuxième et troisième groupes de bovins devaient nécessairement tous présenter des plaies sur le mufle ou dans la cavité buccale.

18Au bout de quelques jours de maladie, en moyenne quatre ou cinq, les bovins enragés sont très amaigris et épuisés, ils ont perdu une grande partie de leur sensibilité et sont atteints par une paralysie qui touche d’abord l’arrière-train puis bientôt tout l’organisme45. Totalement prostrés et en décubitus, les bovins sont alors à l’agonie, qui arrive à son terme quand une paralysie respiratoire ou cardiaque met fin aux fonctions vitales.

Des bovins traités

19Les bovins contaminés par la rage sont confrontés à diverses mesures décidées et appliquées par les hommes (éleveurs, vétérinaires et empiriques, autorités…), mesures qui ont un impact sur la vie quotidienne et sur la santé des bestiaux voire sur leur existence même. Ces mesures qui leur sont appliquées obéissent avant tout à des préoccupations économiques et sanitaires bien que, parfois, le souci du bien-être animal n’y soit pas étranger. Il ressort des sources, en particulier de la législation, que les bovins sont confrontés à des mesures de plus en plus strictes et que trois périodes peuvent être distinguées entre la fin du xviii^e siècle et la fin du xx^e siècle.

20Jusqu’à la fin du xix^e siècle, les bovins contaminés ou malades subissent des pratiques variables et souvent peu rationnelles. Tout d’abord, si la morsure est constatée, les plaies des animaux sont cautérisées, c’est-à-dire qu’un fer chauffé ou un agent chimique est appliqué en profondeur sur la zone mordue afin de détruire les tissus et le virus. Cette pratique peut empêcher la rage si les bovins la subissent très vite après l’attaque. L’utilisation d’objets dotés de prétendues vertus magico-religieuses, comme les clés de saint Hubert, n’apporte pas plus de réussite46. Si c’est l’oreille ou la queue du bovin qui a été mordue, celles-ci peuvent être coupées afin d’empêcher la propagation du virus47. À la ferme, les bovins sont visités et manipulés par l’éleveur bien sûr, mais aussi par l’empirique, le vétérinaire n’étant appelé qu’en dernier recours. Dans cette tentative de diagnostic, les bêtes à cornes se voient présenter un chien, test censé prouver l’état rabique des bovins s’ils deviennent furieux à la vue du canidé comme c’est le cas pour un taureau de Buzançais en 183448. En raison de la paralysie du larynx dont ils souffrent, ils subissent aussi souvent une inspection du gosier, la personne cherchant vainement, en introduisant son bras dans la gorge de l’animal, la pomme ou l’objet qui y serait coincé49. En parallèle, les bovins contaminés sont isolés et séquestrés dans un local ou une parcelle et ils sont parfois contraints d’absorber diverses substances tels que le vin chaud ou le turbith minéral qui restent bien sans sûr sans effet. C’est ce que vit une vache devenue furieuse à Lannedern (Finistère) en 1878 : elle est séquestrée dans une grange barrée par une charrette, des fagots de lande et d’épine et des troncs de bois tout en étant attachée fortement par une corde et une chaîne et elle doit ingurgiter ar soubenn rous (la soupe marron) constituée de plusieurs plantes50. Devant l’issue inéluctable de la rage, les bovins sont soit abandonnés à leur sort et meurent après 4 ou 5 jours de maladie, soit abattus s’ils représentent un danger ou que les hommes veulent mettre un terme à leurs souffrances. En raison de leur excitation ou du risque de contamination, les animaux sont le plus souvent tués à distance et au fusil par l’éleveur, le boucher, le maire ou encore le gendarme bien que des cas de mise à mort à la masse, par saignée ou par section de l’aorte abdominale à travers la voie transrectale soient signalés. Les cadavres des bovins enragés sont très souvent utilisés dans ces temps de pénuries, malgré les réglementations l’interdisant. Ainsi, la viande de bovin enragé est parfois consommée, comme à Montargis dans les années 184051 tandis que :

« Malgré la terreur qu’inspire le nom seul de la maladie aux propriétaires des campagnes, ils ne manquent pas pour la plupart que de faire dépouiller les animaux morts de cette affection52. »

21Entre la fin du xix^e siècle, marquée par l’adoption d’une législation précise et cohérente avec les lois de 1881 et 1898 et le décret de 190453, et le milieu du xx^e siècle, les bovins enragés subissent des mesures plus rigoureuses et plus systématiquement mises en application par des vétérinaires qui s’imposent enfin dans les campagnes54. Si certaines pratiques de la période précédente persistent pendant un temps, les bovins mordus ou malades sont dorénavant censés être tous visés par des règles qui, pour certaines, existaient déjà sous une forme plus lâche ou seulement à l’échelle locale. Les bovins mordus sont marqués des lettres SS (Service Sanitaire) apposées sur leur encolure gauche au ciseau ou au fer, et ce, afin d’empêcher toute cession de l’animal. Ils sont dorénavant séquestrés au moins trois mois sous la surveillance d’un vétérinaire qui vient régulièrement constater l’état des animaux. Si ce sont des bœufs de trait, ils doivent désormais être toujours muselés lorsqu’ils sont mis à la tâche55. Enfin, les bêtes à cornes sont confrontées à de nouvelles règles concernant leur abattage. Ainsi, si la morsure date de moins de 8 jours, alors la chair de l’animal peut être consommée par les hommes sans aucun risque. Pour le bovin, cela signifie qu’il peut être mis à mort de façon anticipée si son propriétaire ne veut pas prendre le risque d’une surveillance de trois mois qui pourrait révéler une contamination effective et donc aboutir à une perte financière. En effet, la législation oblige maintenant à ce que le bovin soit abattu immédiatement s’il déclare les symptômes de la rage. De ce fait, par exemple, une vache mordue par un chien enragé à Sainte-Sévère (Indre) en 1909 est marquée au feu puis conduite à l’abattoir public avec un laissez-passer du vétérinaire et du maire56. Toute utilisation de son cadavre étant interdite, celui-ci est détruit en totalité par un enfouissement profond, par l’incinération ou par l’usage de produits chimiques. C’est ce qu’il advint à une vache, à Chassignoles (Indre) en 1900, dont le propriétaire admet que :

« Voyant qu’elle était perdue, je l’ai tuée et enfouie avec la peau et sa litière57. »

22Dans certains cas, à la demande des scientifiques, la tête et une partie de la colonne vertébrale sont prélevées avant la destruction du cadavre et sont envoyées à l’Institut Pasteur pour effectuer des recherches58.

23Lors de l’irruption de la rage d’origine vulpine en 1968, les mesures de police sanitaire citées ci-dessus sont réactivées. Toutefois, une nouvelle pratique va perturber le quotidien des bovins dans le grand quart nord-est de la France : c’est la vaccination préventive. À partir de l’hiver 1970-1971, certains troupeaux se voient administrer par le vétérinaire, une fois dans l’année et par la voie sous-cutanée à l’épaule ou au fanon, une dose de vaccin antirabique couplée à un vaccin anti-aphteux. Cette mesure prophylactique, associée à un rappel vaccinal immédiat, protège les bovins mordus de la rage et de l’abattage59, malgré quelques échecs constatés surtout chez les bovins les plus jeunes en raison de l’instabilité de leur système immunitaire. Par contre, il n’est pas possible, pour les bovins contaminés et jamais vaccinés, de bénéficier d’une vaccination consécutive à la morsure, leur sort sera toujours soit l’abattage pour la boucherie sous les huit jours soit la surveillance vétérinaire pendant trois mois. De 99 005 bovins vaccinés en 1970-197160, on passe à 2 162 065 en 1987, mais les écarts sont importants selon les départements et les années, et ce chiffre est à relativiser au regard des 5,4 millions de bovins recensés dans les départements contaminés61 (fig. 6). Ce demi-succès s’explique par le coût élevé de la vaccination antirabique, d’environ 5,50 francs par an, à comparer aux 2 francs annuels de l’assurance mortalité bétail62 qui fait qu’une minorité de bovins est protégée63 et que leur nombre va en se réduisant à partir de la fin des années 1980 quand la vaccination des renards contre la rage se met en place64.

Fig. 6. – Carte du taux de bovins vaccinés contre la rage par départements en 1987.

24Quelle que soit la période, toutes ces mesures subies par ces êtres vivants doués de sensibilité, et pas seulement l’abattage, ont un impact majeur sur leur existence et ne peuvent que provoquer diverses émotions et réactions comportementales, bien que les sources, par pudeur ou par cécité face au bien-être animal, n’évoquent pas ces attitudes. Les bêtes à cornes qui sont attachées, isolées ou muselées éprouvent certainement du stress, car ces pratiques entravent la liberté de leurs mouvements alors même que ce sont des animaux sociaux et grégaires65, tandis que la cautérisation ou le marquage au fer chauffé ne peuvent que provoquer une douleur physique étant donné le grand nombre de cellules nerveuses nociceptives présentes sur la peau des bovins66. Les bovins ainsi traités doivent, comme leurs congénères contemporains, manifester ce stress et/ou cette souffrance par des signes comportementaux anormaux, tels que des vocalisations fortes et répétées ou des mouvements de retrait ou de défense, et par des réactions physiologiques, en particulier des élévations du rythme cardiaque et du taux de cortisol plasmatique67. En dépit du silence des sources, il est possible d’émettre l’hypothèse que les bovins enragés ne restent pas passifs face à ces différentes pratiques humaines. Ils doivent sans doute essayer de résister en cherchant la fuite, en appelant leurs congénères, en se débattant, ou encore en étant agressifs vis-à-vis des hommes.

25Le vécu des bovins enragés en France métropolitaine n’est donc pas tout à fait le même entre la fin du xviii^e siècle et la fin du xx^e siècle. Si la maladie continue, quelle que soit l’époque, de provoquer chez ces animaux les mêmes symptômes et de s’achever inéluctablement par la mort, les vecteurs de la contamination des bovins et les traitements qu’ils subissent diffèrent nettement entre le début et la fin de la période étudiée.

26Dans tous les cas, le vécu des bovins affectés par la rage reste tributaire des hommes. En effet, ce sont les éleveurs qui établissent les conditions dans lesquelles les bêtes à cornes sont élevées et dans lesquelles elles risquent, en partie, d’être contaminées lors d’une rencontre avec un loup, un chien ou un renard enragés. Ce sont ces mêmes humains qui décident, selon leurs intérêts, de la mise en œuvre ou pas de mesures de prévention ou de traitement de la rage pour les bovins. Cela n’est en rien étonnant : les bovins sont, dans la France contemporaine, des animaux domestiqués par l’homme qui prend en charge la plus grande part de leur existence en agissant d’abord selon des considérations économiques et sanitaires.

27Si on mobilise le récent concept d’agentivité (traduit de l’anglais agency68) qui désigne la capacité des individus à agir de façon autonome, il faut reconnaître que la mesure de l’agentivité des bovins face à la rage en France entre la fin du xviii^e siècle et la fin du xx^e siècle pâtit de l’insuffisance de la documentation. Le silence de nombreuses sources devant les réactions des bovins s’explique avant tout par le désintérêt, voire une certaine cécité, des observateurs humains face aux comportements animaux. Pourtant, quand on se penche sans a priori sur l’agentivité des bêtes à cornes69, il est possible de mettre en évidence la capacité des bovins malades à communiquer, par divers moyens, sur leur état avec leurs congénères ou avec les autres animaux, hommes compris, et à attendre de ceux-ci une réaction. Il apparaît également que les bovins, dans le contexte de la rage, font preuve d’une capacité de résistance individuelle, parfois couronnée de succès, face aux agressions animales et aux actions humaines. S’il est vrai qu’elle se situe à un niveau moindre que le renard qui parvint à moduler sa fécondité, à modifier son comportement social et à faire évoluer son territoire dans un contexte rabique, l’agentivité des bovins face à la rage est donc loin d’être négligeable.