1Débattre des modalités de gestion et de mise en valeur des bâtiments d’élevage constitue un champ classique des traités d’architecture rurale avec les exploitations-écoles, les fermes modèles et les instituts agricoles qui, dès 1848, développent une logique productiviste dépendant notamment des animaux fournisseurs d’engrais. Longtemps, les travaux des ruralistes français, toutes disciplines confondues, ont analysé les droits d’usages autour de la vaine pâture et les systèmes d’attelage et de labour, le fonctionnement et le rôle du fumier dans les emblavures et les systèmes d’assolement tournés vers la production céréalière. Quant aux études en économie pastorale, en agronomie et en génétique, elles ont principalement travaillé les questions de sélections animales, l’insémination artificielle et l’industrialisation de la production nommée « la génération des vaches de la République1 » pour faire face à la demande croissante en lait et en viande, après les Trente Glorieuses. De fait, l’histoire, l’économie et l’agronomie sont aussi plus familières de ces spécialisations d’aménagements des exploitations agricoles et de ces transferts de fertilité fondés sur l’indice UGB2 afin de calculer un chargement d’herbivores sur des surfaces fourragères, indice qui depuis peu repose sur la norme CORPEN3 pour évaluer la charge azotée. En se basant sur des indices physiques ou financiers, sont ainsi créées des modélisations de performance des exploitations comme l’attestent les recherches en histoire de Jean-Marc Moriceau et de Gilles Postel-Vinay (1992)4 pour les grandes exploitations du Bassin parisien ou celles de Laurent Herment (2009)5 pour les plus petites de Seine-et-Oise.

2En revanche, le folklore et l’ethnologie se sont très peu intéressés au thème de l’habitat animal. Plusieurs raisons peuvent être avancées. En effet, les ethnographies recueillies se sont surtout attachées à reconnaître une place éminente du cochon dans l’économie et dans les représentations des sociétés rurales (Laligant)6. Non pas que les autres animaux aient joué un rôle négligeable, mais ils sont restés à l’état de données lacunaires ; et quand ils sont mentionnés, c’est dans les inventaires mobiliers après décès, dans les cessions d’exploitation ou de transmission lors des mariages, ou pour resituer la place de l’élevage dans le secteur économique de ladite société. Quant aux travaux sur les maisons paysannes, les structures d’élevage ont été délaissées au profit du concept de « sociétés à maisons » forgé par Claude Lévi-Strauss (1979)7, à partir d’une comparaison avec le Moyen Âge européen reposant sur une dialectique entre résidence et filiation. Notons que cette notion sera largement reprise par les ethnologues, les sociologues et les historiens ruralistes pour saisir les formes d’héritage et de transmission des terres et des biens dans la constitution des familles paysannes, les formes de la « famille souche », les formes de stabilité, de changement et de conflictualité ou encore les notions d’inégalité et les liens de dépendances.

3Rares sont les ethnologues qui, comme Georges-Henri Rivière sur les populations de l’Aubrac, et certaines grandes enquêtes interdisciplinaires ou collectives conduites à partir des années 1960 (Minot en Châtillonais, les Baronnies des Hautes-Pyrénées, Plozévet dans le Finistère) se sont inspirés des typologies fondées au début du xx^e siècle par Albert Demangeon pour définir et classer :

« Les habitations rurales, non d’après leurs matériaux, ni leurs formes extérieures, mais d’après leur plan interne, d’après les rapports qu’elles établissent entre les hommes, les animaux et les choses, c’est-à-dire d’après leur fonction agricole8. »

4Ainsi, on ne peut qu’être frappé par l’ethnographie des ruralistes sur la France et la quasi-inexistence des références en ce domaine, occupés qu’ils étaient à théoriser sur les mutations et la révolution des campagnes françaises. Ils se sont plus spécifiquement intéressés à « l’adaptation du monde agricole et rural et aux conditions de vie modernes9 » à partir des structures familiales, des conditions de travail des diverses professions agricoles et non agricoles, des sources de revenus, des réseaux de clientèle, des mécanismes de formations politiques, des cycles de vie et des traditions religieuses et populaires. Il ne fait pas de doute que dans cette France d’après guerre où sonne « le glas des derniers vestiges de paysannerie » pour reprendre Henri Mendras10, la priorité était donnée, comme le stipule le premier rapport du Plan de modernisation et d’équipement (novembre 1946-janvier 1947) à la mécanisation, à la spécialisation des cultures, à l’apport d’engrais et à la restructuration du parcellaire. Et il faudra attendre l’enquête menée en 1965-1966 pour que les bâtiments d’exploitation fassent enfin l’objet d’un intérêt de la part du ministère de l’Agriculture. Or, tout comme la modernisation sut remplacer l’ancien bâti inadapté, du fait de son exiguïté, aux nouveaux engins agricoles et à la spécialisation des cultures et des élevages par des structures plus grandes, disjointes et moins concentrées, l’organisation du parcellaire d’avant la restructuration foncière avait, elle aussi, su générer des constructions très singulières pour les animaux.

5Les travaux de Roger Dion (1934) qui différencient les bâtiments à cour fermée des champs ouverts du nord de la France, associés à un cheptel maintenu dans un espace restreint afin de produire du fumier, des structures à cour ouvertes du sud de la Loire facilitant les déplacements des animaux au dehors élevés pour la viande, en témoignent. Citons aussi dans ce sillage, les enquêtes de Paul Dufournet (1991) et de Jean-René Trochet (2006)11 opposant les fermes de Picardie – où les animaux devaient se rendre sur des pâtures au dehors pour trouver une partie de leur nourriture et où le fumier était fabriqué dans la cour –, et les grandes fermes céréalières du Bassin parisien – où les animaux étaient nourris en intérieur en raison de l’absence de pâtures de proximité – une cour ouverte, caractéristique de l’individualisme agraire, accueillant mare ou abreuvoir, et tas de fumier.

6Or à Damgan, où je travaille depuis plus de vingt-cinq ans12, cette « indépendance du sol13 » héritière de la pensée des économistes que les nouveaux dirigeants de la France adoptèrent avec ardeur resta étonnamment en sommeil. Attestés dès 1833, et inchangés jusqu’au remembrement, s’étendaient au nord de la commune, un système bocager de propriété permanente regroupant les marais, les prés, les landes, les vignes et les vergers et, dans la partie sud du territoire, l’espace ouvert du « rayage » régi par un système complexe d’assolement collectif des cultures. Cette surprenante coexistence entre un système cultural en openfield classique, à sections très longues et minces, et des parcelles clôturées, s’accompagnait d’exploitations agricoles, oscillant entre 53 ares pour les plus petites et 26 hectares pour la plus grande, dont les bâtiments d’élevage s’alignaient avec l’habitation donnant sur une cour ouverte avec un point d’eau (mare ou puits). Appelée kraou en breton vannetais, la « crèche » regroupait en un même espace l’étable et l’écurie : la « crèche » était réservée aux vaches, bœufs et chevaux, et la « porcherie » aux cochons.

7Partant du constat selon lequel l’habitat animal, à Damgan, est en prise avec le système de valeurs local et n’est pas dissocié des usages, des temporalités et des relations sociales qui s’y rattachent et lui donnent sens, la « crèche » et la « porcherie » doivent être comprises dans la globalité du territoire et des autres espaces où elles sont appelées à fonctionner. Cette perspective holiste qui est la mienne me paraît féconde pour atteindre, à partir des différentes catégories de litière, les traits de l’organisation sous-jacente qui renvoie à des pratiques locales et, par-delà la simple description, atteindre la façon dont les phénomènes sont organisés selon le principe préconisé par Claudine Friedberg (1968), spécialiste des Bunaq en Indonésie pour les classifications botaniques14. Ainsi, en m’appuyant sur les aménagements intérieurs et la gestion des litières au sol, associés à une riche terminologie, cet article s’intéressera au réseau complexe de techniques et de temporalités révélatrices d’un certain type d’organisation sociale régi par la taille des tenures, la saisonnalité et les cycles de mise en pâture et d’assolement où tout était fait pour le bien-être des animaux, car « les bêtes, c’est comme un enfant à qui il fallait une bonne hygiène15. »

Les unités agricoles et le cheptel : nomenclatures administrative et locale

8Sur la commune littorale de Damgan, les superficies affectées à l’agriculture n’ont cessé de diminuer, passant de 768 hectares en 1929, à 331 en 1991 sous la pression constante de l’urbanisation et du tourisme. De 75 en 1929, le nombre d’exploitants agricoles – encore au nombre de quinze en 1988 – s’est totalement effondré depuis, comme j’ai pu m’en rendre compte16 et comme en témoignent les cinq agriculteurs en activité figurant dans le recensement de 201017 ; chute qui s’est accompagnée d’une modification profonde de l’organisation foncière du territoire, des unités agricoles et de la gestion du cheptel. Alors qu’il a été peu à peu interdit aux agriculteurs de faire traverser le bourg à leurs animaux et de monter des tas de fumier – pour des raisons de nuisance olfactives incommodant le touriste18 – la municipalité, paradoxalement, tente de sauvegarder les dernières exploitations agricoles pour assurer la diversité et l’entretien de l’environnement rural et littoral afin d’attirer les touristes et les néo-ruraux19.

9Suite au remembrement demandé dès 1930 par les Damganais, mais dont la guerre retarda l’application, les productions agricoles changèrent. Au froment et autres « légumes » (chou, betterave, orge, etc.) produits sur l’espace du « rayage20 », succédèrent le maïs, le ray-gras anglais et italien et la luzerne, transformant la dynamique spatio-temporelle du système de production des exploitations21. Les anciennes prairies permanentes situées dans les « clos » au nord de la commune disparurent et les Damganais se tournèrent vers la production laitière. Pratiquée avec peu de personnel, elle procurait des rentrées d’argent régulières et répondait au besoin de la France d’après-guerre. À partir des années 1960, la traite fut automatisée, et le laitier commença à collecter le lait dans les exploitations agricoles, quand il n’était pas vendu à la ferme, aux touristes l’été avec du cidre, des pommes de terre, des poulets, des tomates ou des œufs. Dans le sillage du plan Marshall, les petites et moyennes exploitations devenues non viables disparurent. Les terres autrefois dispersées sur l’ensemble du territoire furent redistribuées pour être regroupées autour des bâtiments d’élevage modernisés et agrandis, la voirie réaménagée pour assurer le passage des engins agricoles (tracteur, rotovateur, charrue multi-socs…) et le parcellaire au sud délimité par des fils barbelés. Enfin, la nomadisation du cheptel – selon l’expression de « la vache de retour » – sur différents espaces détenus en propriété collective et privée au cours de l’année, offrant tout à la fois les végétaux nécessaires à leur alimentation et des fertilisants naturels aux terres, a laissé place à une sédentarisation des troupeaux. Transportés en bétaillère ou en remorque sur les zones de pâture, ils ne traversent plus le bourg et les villages afin de ne pas incommoder les touristes par les bouses laissées sur la voirie.

10Or, jusqu’au milieu du xx^e siècle, la majorité des activités journalières était consacrée à la production de l’alimentation humaine, principalement frumentaire, et à la nourriture animale à base de foin, de « légumes » variés et autres « verdures » produits sur le « rayage ». Contrairement au « système élevage » tirant son revenu essentiellement de la spécialisation laitière ou de la viande, ou au « système spécialisé » dans lequel les revenus proviennent par exemple de la vigne ou de la céréaliculture, l’économie damganaise était tournée vers la polyculture-élevage pour l’autoconsommation et plus rarement pour la vente22. Toutes les exploitations s’organisaient pour ne pas avoir à acheter l’alimentation des bêtes, et toutes réservaient aussi, sans exception, du temps pour soigner leurs animaux et entretenir les bâtiments qui leur étaient destinés.

11Alors que les instances administratives différenciaient les « bêtes à cornes » (vaches, bœufs) de la catégorie « autres bêtes » (cochons, chevaux, moutons), les Damganais distinguaient les « bêtes » (bovins, chevaux) des « cochons », formalisant un autre langage qui n’est pas d’ordre de nature, mais d’usages distincts des espaces selon le type d’exploitation. Au contraire des « cochons » gardés en permanence dans la « porcherie » ou dans le « parc à cochons », et qui restaient à proximité de l’espace de la maison, les « bêtes » fréquentaient à la fois des espaces fermés (« crèche ») et des espaces ouverts et extérieurs, sur lesquels les bêtes allaient pâturer selon un parcours précis en fonction de la saison et de l’âge de l’animal.

12Si aujourd’hui plus une seule exploitation n’engraisse de cochons, autrefois, rares étaient celles à ne pas en avoir. Les villageois en élevaient au moins un pour la consommation familiale quotidienne, le second étant vendu sur le marché ou à des personnes qui ne pouvaient en avoir, faute de place. Le fait de posséder ne serait-ce qu’un cochon fut une constante locale23, à l’inverse d’autres régions bretonnes, tel Plozévet24. Mais à Damgan, seul le meunier « avait 30 à 40 cochons à l’engrais qu’il vendait25 » sur le marché de Muzillac, au boucher-charcutier de Damgan ou directement à des personnes du bourg.

13Cependant, le cheptel bovin représentait le gros du troupeau constitué de races identifiées sous différentes catégories vernaculaires. Le lait de la vache laitière pie noir, appelée localement « vache à lait », servait à nourrir les veaux et à fabriquer le beurre. Quant à sa viande, elle était consommée exceptionnellement lors des mariages, des « cambers » (système d’entraide lors des moissons) et des funérailles. Apparue à la fin du xix^e siècle, cette race connaîtra son plein essor dans la première moitié du siècle suivant, lorsque son élevage couvrait presque entièrement le Morbihan et la moitié sud du Finistère26. Les Damganais s’arrangeaient pour maintenir un taux constant en matière grasse par une gestion complexe du cycle de pâture à l’année. Ainsi à titre comparatif, une mise en pâture des animaux dans les « clos » (prés) donnait un lait atteignant au minimum 43 % de matières grasses, alors qu’une mise en pâture dans les marais faisait baisser ce taux de 7 à 8 %. Si la qualité du lait variait selon les saisons et les pâtures, selon l’expression locale « faire du gras », c’est à la demande de la Société des éleveurs de Bretonnes pie noir que les premiers contrôles sur la qualité du lait eurent lieu dès 1921 dans le département du Morbihan, bien avant qu’ils ne deviennent obligatoires en 1961.

14Puis peu après le remembrement, le « maigre » supplantera le « gras » et la « vache à lait » pie noir sera délaissée pour de nouvelles races bovines dont le circuit de pâture s’avérait moins complexe puisqu’elles étaient menées en début de saison dans une parcelle où elles restaient plusieurs mois durant. Or en dépit de cette restructuration du cheptel, sa composition resta hétérogène sans que l’on puisse véritablement parler d’une filière spécialisée à l’échelle de la commune. Dans les années 1990, la production laitière occupait plus des trois quarts des exploitations tournées vers l’élevage, une seule pratiquant l’élevage à finalité viande et lait, et une seule s’étant spécialisée dans ce que l’Otex27 classe sous l’appellation « herbivore ». Malgré tout, le cheptel bovin n’a cessé de décroître depuis 1970, touchant principalement les « vaches laitières », suite à l’établissement des quotas laitiers imposés par la politique agricole commune (PAC) et à la baisse du prix du lait au sein du marché européen.

15Pour pallier les aléas de cette production, les exploitations damganaises se sont restructurées, abandonnant cette activité au profit d’élevage bovin de substitution. Commun au département du Morbihan, et à d’autres régions françaises, le nombre d’éleveurs bovins n’était plus que 14 à la fin des années 1980, contre 21, dix ans auparavant. Ainsi, certains Damganais se tournèrent vers la « vache à laitière » frisonne (Hollandaise croisée Holstein), qui représentait le « haut de gamme du secteur laitier » et nécessitait une astreinte constante (traite, entretien). D’autres préférèrent la « vache allaitante » (race Normande croisée Charolaise) dite « vache nourricière » qui était une reproductrice et une bête à viande donnant du lait seulement lors des vêlages. Enfin, à la fin des années 1970, fut introduit à Damgan l’élevage de la « vache à viande » Limousine labellisée, qui répondait aux nouvelles modalités de gestion de l’exploitation par une personne seule ; le conjoint exerçant souvent une activité à l’extérieur. Désormais, les exploitations élèvent des « vaches à laitière » et des « vaches allaitantes », ou uniquement des « vaches à viande28 » : une exploitation damganaise moyenne comptant dans les années 1980-1990 une vingtaine de « vaches à laitière » et une vingtaine de « vaches allaitantes », le reste du cheptel se constituant de génisses de 1, 2 et 3 ans.

16En contraste avec l’appellation administrative de « fermes entières », reposant sur la distinction faire-valoir direct et faire-valoir indirect en vigueur dans les recensements de la première moitié du xx^e siècle, la nomenclature locale en usage parmi les Damganais, jusqu’au milieu des années 1950, distinguait les « bordages » des « fermes ». Cette dernière tenait compte de l’importance du cheptel détenu par chacune, de la superficie de la tenure, de la gestion différenciée des espaces sur l’ensemble de la commune, et des activités et des cultures qui y étaient faites en priorité, alors que la classification Otex classe dorénavant les exploitations agricoles selon des combinaisons de production prioritairement végétale ou animale. Dans ce dernier cas, sont retenus les critères structurels des exploitations, ainsi que la valeur monétaire de chaque production déterminée par la notion de MBS, à savoir le coefficient de marge brut standard. Ainsi au début des années 1990, l’économie agricole damganaise s’est tournée vers la céréaliculture29 ou l’élevage, une seule exploitation pratiquant la polyculture avec au moins deux spécialités, loin de l’ancienne définition qui prévalait avant le remembrement.

17Jusqu’en 1950, les « bordages » d’un demi à trois hectares se caractérisaient par une utilisation quotidienne des terrains communaux, des espaces insignifiants pour la pâture, un ramassage important de végétaux spontanés en bord de talus et de haies pour l’alimentation et les litières animales, et un matériel agricole quasi inexistant et peu diversifié. Ils étaient occupés par des journaliers, des retraités, des ostréiculteurs, des personnes veuves ou célibataires. Le cheptel, réduit, se limitait à :

« Une vache ou deux, et un cochon qu’ils avaient à l’année et le lait pour eux et quelques poules30. »

18Le nombre de cochons, par exploitation, était souvent plus élevé, car seuls les cochons mâles en âge d’être abattus figuraient dans les recensements agricoles officiels par commune et par canton. Étaient exclues les bêtes de saillie ou de trait – comme les bœufs et les chevaux – qui étaient le plus souvent prêtées en cas de besoin par les exploitants de « fermes ».

19Au sein de ces « fermes », la main-d’œuvre agricole était plus importante, les superficies agraires plus vastes et diversifiées, et le matériel agricole plus conséquent. Une « ferme » de taille moyenne – entre cinq et dix hectares – détenait environ vingt à vingt-cinq bêtes comprenant des vaches, une quinzaine de veaux âgés de un à trois ans pour la vente et pour renouveler le cheptel, complétés par quelques cochons et bœufs de trait toujours comptabilisés en « paire de bœufs ». Les plus petites exploitations disposaient d’une seule « paire de bœufs », les plus grandes de deux à trois paires permettant des alternances plus régulières dans les attelages pour les labours et les charois31. Enfin, contrairement aux « bordages », toutes les « fermes » détenaient au moins un cheval pour nettoyer les refus sur les pâtures. La possession d’un taureau de saillie était plus rare. S’il arrivait que les attelages soient mixtes bœuf-cheval, les bovins, plus résistants, servaient surtout pour les labours, les charrois, l’arrachage des landiers et la traction des moissonneuses. Quant aux chevaux, préférés pour leur plus grande maniabilité, ils étaient utilisés pour tracter la herse, semer les choux et les betteraves, pour la fenaison dans les « clos » (prés) et la moisson sur l’espace ouvert du « rayage ».

Des terrains de parcours et des litières différenciés

20La mise à l’herbe des animaux d’un espace à l’autre différait selon la race, l’âge et les saisons. De mi-novembre jusqu’à début mars, les « bêtes » (vaches, chevaux, bœufs) restaient à l’abri des intempéries dans la « crèche », où elles recevaient deux rations journalières (matin et soir) à base de produits secs (foin de pré, jonc de marais, pailles de froment, d’avoine et d’orge), complétés parfois de betteraves et de choux. Ces aliments étaient donnés bruts, sans aucune préparation, hormis le « gaboret » mélangeant orge ou avoine, pommes de terre et épluchures ou autres déchets de moutures dont les ingrédients et les modes de préparation variaient selon les vaches, les bœufs et les cochons. Si le temps était assez clément, les animaux étaient sortis l’après-midi jusqu’à quatre heures dans le « clos à vaches » à proximité de l’habitation.

« Même s’il n’y avait plus rien dans le clos à vaches, qu’il y a plus d’herbe, on les mettait dedans et quand on les rentrait, on leur donnait de la paille, du foin et des betteraves32. »

21Seules les bêtes adultes étaient parquées dans ce « clos à vaches » proche de l’exploitation, ou étaient menées sur les dunes, les « communs de village » et « les communs de commune33 ». Quant aux veaux, nés l’année précédente, ils restaient à l’abri dans la « crèche ».

22La belle saison revenue, les vaches étaient parquées dans le « clos à vaches », une fois la traite du soir terminée, jusqu’à celle du lendemain matin, avant d’être menées à l’herbe dans différents espaces selon les saisons. En cas d’empêchement, les Damganais les laissaient la journée dans le « clos à vaches », proche de la maison. Du printemps à l’automne, les « bêtes » se nourrissaient des pâturages et il n’était pas rare qu’elles reçoivent le soir, quand les Damganais les rentraient pour la traite, un apport en « légumes » (maïs, colza, charousse…) ou en plantes spontanées (larguiette, crabo…). Les « terrains de parcours » des veaux étaient distincts de ceux des animaux adultes. Les bouvillons et les génisses sortaient de la « crèche » seulement au printemps, après un sevrage progressif. Après avoir passé environ deux mois dans les vergers, les veaux étaient menés début mai sur d’autres « clos » où ils restaient encore séparés du troupeau deux mois (mai-juin). Après quoi :

« Quand le mois de juillet arrivait après les batteries, toutes les bêtes alors étaient ensemble jusqu’en octobre : les bœufs, les vaches et les veaux34. »

23Mais seule une gestion simultanée des espaces sur l’ensemble de la commune assurait une pâture équilibrée aux animaux. Ainsi, les bêtes adultes suivaient un parcours complet sur une année, qui commençait en juin et qui incluait des espaces au nord de la commune dans les « clos », et au sud dans le rayage. En cas d’indisponibilité de ces derniers et lorsque les intempéries empêchaient de mener les animaux adultes sur ces pâtures extérieures, on les gardait à l’abri dans les crèches.

24Elles étaient menées sur les pâtures collectives ou privées, temporaires ou permanentes selon l’expression de « la vache de retour ». Les « bêtes » commençaient toujours leurs parcours en juin dans le « pré » pour y revenir l’année suivante, à la même période, après être allées sur les marais et les vergers du printemps à l’automne avant et après la fenaison du jonc et la récolte des pommes ; sur les prés l’été avant et après la coupe du foin ; et sur la vaine pâture dans le « rayage » après la récolte du froment. La « vache de retour » effectuait son parcours complet de pâture en une année, mais à cheval sur deux années civiles et traversait de multiples espaces répartis sur l’ensemble du territoire.

25Quant aux cochons, à longueur d’année dans la « porcherie », ils n’étaient sortis qu’au moment de curer le bâtiment. Il arrivait que l’on mette les cochons deux à trois heures chaque matin dans la cour en les attachant à un simple piquet de châtaignier. Cette pratique devenait en revanche systématique pour les truies en gestation « pour leur faire prendre du lait car l’air est meilleur ». Enfin, certaines exploitations plus grandes disposaient parfois d’un « parc à cochons » à proximité des dépendances agricoles où ils étaient mis à glaner la journée.

26La « porcherie » pour les cochons et la « crèche » pour les « bêtes » constituaient une source de chaleur non négligeable. On accédait à la première depuis l’extérieur, et à la seconde depuis l’extérieur et l’intérieur de la maison. Bien après la Seconde Guerre mondiale, comme dans beaucoup de régions françaises, la « crèche » servait encore de latrines. Puis peu à peu, les sols en terre battue des habitations, des « crèches » et des « porcheries » furent cimentés, hormis une maison dont la pièce commune, tout à la fois cuisine et chambre à coucher, ne le fut qu’en 1991. À Damgan, jusqu’au milieu du xx^e siècle, on ne pouvait imaginer d’aménagement plus rudimentaire que celui des « crèches », des « fermes » et des « bordages », aménagement à peine différent de ce qu’il était au siècle précédent : le sol le plus souvent en terre battue, une rigole pour écouler le purin et quelques bouches d’évacuation au bas des murs, les « nalos ». Pour conserver la « litière » plus longtemps :

« Il fallait pas mettre la paille directement sur le sol car c’était pas cimenté et ça devenait de la vase car les animaux s’enfonçaient, alors que la lande ça faisait une éponge. Le purin, il passait dessous et les bêtes étaient toujours propres35. »

27Selon les animaux et les saisons, différentes plantes servaient à faire la « litière », qui est un terme générique désignant tout à la fois « le fond de crèche » pour les bovins et « le fond de porcherie » pour les cochons, mais aussi la « litière », proprement dite, appelée le « paillé ».

28La première couche, mise à même le sol en « fond de crèche » et en « fond de porcherie », était faite de « jonc de marais » et de « grande lande » (synonyme « lande »). Le « jonc de marais » (statices des marais…) était récolté par les femmes uniquement en été, entre juillet et septembre, à l’étrèpe ou à la faucille. Elles attachaient des planches de bois ou des plaques de bidon d’essence cloutées sous leurs chaussures, pour ne pas s’enfoncer dans la vase. Sur les terrains plus secs, le « jonc de marais » était coupé par les hommes avec la faneuse habituellement réservée au foin des prés. Les Damganais ramassaient ce jonc de deux manières différentes. Avec la faucille, ils prenaient une touffe de jonc dans leurs mains et, tout en la tirant, ils la coupaient avec la motte de terre. Avec « l’étrèpe, tranche » (lame) large et courte, quelques centimètres de couche de terre étaient prélevés en même temps que la touffe de jonc. Secouées, les touffes de jonc étaient ensuite chargées à la main sur des « gabirolles (civières) » portées par deux hommes. Les quantités étaient moindres que celles coupées avec la faneuse. Avec cet outil, le « jonc de marais » était enlevé sans terre, ramassé en vrac à la fourche et chargé sur des charrettes. Avant de servir de « litière », le « jonc de marais » était entassé quelques jours, dans la rue, à l’entrée de la « crèche » et de la « porcherie ». La « grande lande », aussi appelée « lande » (Ulex europeus L.) cultivée dans les landiers était coupée entre le début de l’hiver et la fin avril. Elle entrait aussi dans les « fonds de crèche ». Étrépée à la faucille ou à la « tranche », cette plante était entassée deux à trois semaines.

« On laissait la lande au bout du clos à pourrir et comme ça les pics, ils devenaient mous, ils étaient moitié chauffés, moitié mouanis [pourris] et ça piquait plus les bêtes. »

29Seuls les cultivateurs avec peu d’enclos utilisaient à longueur d’année cette lande en litière.

« Nous nos bêtes, après la traite, elles couchaient dehors à partir du mois d’avril, mais ceux des bordages qui avaient moins de terres, ils avaient plus de landiers car ils les laissaient plus souvent dans la crèche36. »

30La « grande lande », aussi utilisée pour l’aliment pilé des chevaux, ne doit pas être confondue avec la « petite lande » (la « brebillette »), désignant les pieds de bruyères et d’ajoncs (Ulex galii, Ulex minor) spontanés des talus. Coupée à l’étrèpe, en août et septembre, cette « petite lande » était, en revanche, immédiatement transportée sur l’exploitation pour la litière, car il était impossible de la stocker au bord des chemins et des routes sous peine de se la faire voler, comme cela arrivait parfois durant la nuit.

31La « litière » (synonyme « paillé ») recouvrait en deuxième couche ces « fonds de crèche » et « de porcherie » à ne pas confondre avec le sens premier du « paillé » qui désigne un tas de paille d’avoine, d’orge, de sarrasin et de froment élevé à proximité des exploitations après les battages. Cette « litière » était souvent faite de plusieurs sortes de pailles, régulièrement retournées et changées, d’où l’extension du terme « paillé » à toutes sortes de végétaux (fougère, bruyère, ajonc) servant de « litière ». Ces plantes de bord de talus étaient « étrépées », au fur et à mesure des besoins, par les femmes et les enfants. L’ajonc et la bruyère étaient coupés à l’étrèpe ou à la faucille, en évitant de prendre de la terre, les fougères l’étaient en octobre, avec une petite faux portant le nom de « dard ».

32Une couche de « fond de crèche » et une de « paillé » étaient donc superposées pour fabriquer la « litière » qui changeait selon les saisons et les animaux. Dans la « crèche », si la couche du dessus était systématiquement en paille, la couche inférieure mise à même le sol était constituée de grande lande en hiver et de « jonc de marais » l’été. Dans la « porcherie », la « litière d’hiver » était faite de « grande lande » sur laquelle était étalée la bruyère ; la litière d’été mélangeait jonc et fougères. Les « litières » des « porcheries » et des « crèches » étaient changées par les hommes, tous les deux à trois mois, avant les moissons, les foins et les semailles par un curage complet du bâtiment. Entre temps, chaque dimanche :

« [ils] arrangeaient les litières retournées à la fourche : on paillait dessus en mettant une couche propre de litière sur celle qui était sale et c’est seulement quand c’était tout pourri que c’était vidé entièrement. »

33La fermeture l’hiver ou l’ouverture l’été des bouches d’évacuation au bas des murs (nalos), permettant ou non l’écoulement des urines, donnaient deux sortes de « fumiers » : le « fumier d’hiver » plus gras, lourd, pourri et chaud, et le « fumier d’été » plus frais et plus léger. Ces « litières » végétales mélangées aux excréments étaient transportées à l’extérieur dans une brouette ou sur une « gabirolle ». Contrairement au « fumier de cochon » entassé en vrac, à l’extérieur dans la cour, le « fumier de vache » était l’objet de soin particulier : les tas étaient élevés, dehors, au carré ou au rectangle selon les quantités de « litière » sorties de la « crèche ». Jusqu’à trois personnes pouvaient l’entasser, parfois plusieurs jours37 durant. Deux hommes le hissaient à la fourche, un troisième l’étalant au sommet du tas.

« On était fier des tas de fumier. C’était à qui avait le plus beau tas de fumier, c’était bien fait, bien arrangé. On le mettait c’était droit et il fallait pas qu’il y ait un brin qui dépasse38. »

34Plus le tas était important et confectionné avec soin à l’équerre, plus la surface de l’exploitation, le nombre d’animaux et la main-d’œuvre étaient importants. Ainsi mis en tas, le « fumier de vache » le restait plusieurs mois, avant d’être transporté en charrette sur « le rayage » semé en froment.

 

« Aujourd’hui, une terre agricole rapporte beaucoup moins à un agriculteur qu’une terre bâtie et beaucoup on fait la culbute après le remembrement39. »

35Cette vente massive de terres à des fins touristiques ou immobilières, suite à des départs à la retraite ou des reconversions d’activité complètes ou partielles, a entraîné une baisse de la SAU (cf. note 24) et une modification des pratiques d’élevage. Dans le cadre de l’intensification de l’agriculture, la mécanisation a introduit des presses à grosses balles, des ramasses presses classiques pour récolter les fourrages et autres céréales, et des fourches mécaniques pour curer désormais, chaque jour, les bâtiments d’élevage. Les exploitations agricoles se sont orientées vers la stabulation libre ne jouxtant plus la maison, et les anciennes crèches exiguës, souvent transformées en habitation, ont été délaissées pour de vastes hangars accueillant le matériel agricole et autres « rondeballeurs », et la stabulation. Désormais, les bêtes restent le plus souvent en extérieur sur des parcelles en ray gras où elles sont mises à :

« Manger à la clôture électrique, qui consiste à mettre un fil électrique juste devant la rangée de choux pour que les vaches paissent par-dessous le fil électrique sans qu’elles piétinent les autres cultures et tous les jours on recule la clôture40. »

36Les terrains de parcours sur l’ensemble du territoire, garantissant autrefois une prophylaxie naturelle du cheptel, ne sont plus aussi diversifiés : la vaine pâture sur le rayage a disparu de même que la pâture sur les communs de village et de commune, ainsi que les parcs à cochons et clos à vaches à proximité des crèches servant d’espaces de substitution et de dépannage. Corrélatif à la baisse du cheptel et au développement de nouvelles races, le désintérêt pour ces espaces s’explique aussi par la substitution du fumier par des intrants chimiques et la modification de l’alimentation animale. Dans les hangars, le cheptel est nourri de fourrage, de céréales et d’aliments composés, avec une nette préférence pour le maïs-fourrage ensilé du fait de sa facilité de stockage sous bâche plastique et de ses capacités nutritives, au détriment des plantes sarclées fourragères (choux, betteraves…) autrefois cultivées sur le rayage de légumes. Ces nouvelles pratiques expliquent ainsi que la SAU tournée vers l’élevage pouvait rester limitée avec une proportion relativement élevée d’exploitations agricoles comprises entre 10 et 19 hectares, les superficies de l’ordre de 20 à 34 hectares étant toujours peu conséquentes sur la commune. Enfin, les rituels de protection des animaux (bénédictions du cheptel, ajournements) ont peu à peu été abandonnés depuis 1968 et rares sont les exploitations qui suspendent aux poutrelles métalliques des hangars, des bouquets de genêt, de gui ou de houx pour protéger les animaux des maladies cutanées et des mauvais sorts. Ainsi la hiérarchie de valeurs enracinée dans ce territoire damganais selon un ordre cohérent – où la terre était la plus valorisée, suivie du cheptel et des bâtiments agricoles puis de la maison – a été profondément bouleversée par les mutations des pratiques d’élevage en intérieur et en extérieur.

37L’espace dit « rayage » autrefois ouvert et laissé à la pâture fut clôturé avant d’être totalement urbanisé avec les résidences secondaires ; quant aux espaces enclos situés au nord de la commune, ils ne permirent plus d’assurer à eux seuls un système entier de parcours aux animaux d’élevage. Depuis les années 1990, les modifications ont été telles qu’il est devenu totalement impossible aux agriculteurs d’avoir une gestion globale du territoire pour la pâture qui se cantonne aujourd’hui à des parcelles individuées dans leur utilisation et à une anonymisation des espaces, que l’effacement des odeurs liées aux activités et aux animaux (bouses, tas de fumier, traite des vaches et odeur du lait tout juste tiré, fenaison de l’herbe laissée à sécher sur place, etc.) a accentué.