1L’utilisation de la force motrice animale, une des transformations fondamentales des modes de vie à la période néolithique, constitue une évolution énergétique essentielle. Une partie du travail mécanique dans les systèmes productifs est alors effectuée par les animaux domestiqués, ce qui permet de pallier le faible rendement du convertisseur énergétique humain et d’augmenter considérablement l’énergie disponible. L’animal fait l’objet d’une polyexploitation : il est auxiliaire de l’homme dans les travaux agricoles, mais également dans le transport des marchandises et des hommes, les activités minières, l’exploitation forestière ou encore la meunerie. L’exploitation de l’animal en tant que source d’énergie est ainsi un élément clé de la croissance médiévale.

2Si les usages des animaux domestiqués par les hommes sont relativement bien renseignés selon les régions et les périodes, peu de choses sont connues sur les animaux eux-mêmes, sur l’évolution du comportement ou la morphologie des espèces en réaction à leur utilisation comme force motrice. L’objectif est de proposer un état de la question et d’identifier des perspectives de recherche à partir de l’exemple tchèque qui, bien que moins documenté que l’exemple anglais ou français, offre matière à réflexion sur l’exploitation de l’énergie animale, la question du rendement énergétique, des choix et des contraintes inhérents à cette utilisation, et sur la dialectique plus générale de l’animal et l’homme à la période médiévale.

3Le royaume de Bohême et le margraviat de Moravie forment le cœur économique et politique de la couronne de Bohême, peuplée de 2,8 millions d’habitants au début du xv^e siècle. La Bohême et la Moravie sont constituées d’une zone centrale de culture céréalière intensive, bordée de régions montagneuses boisées aux prolifiques gisements de minerais. Jusqu’au xv^e siècle, et les troubles de la révolution hussite, elles se situent au cœur d’un dense réseau de voies commerciales régionales par lesquelles elles exportent notamment des métaux précieux et importent du bétail. Plusieurs espèces ont été simultanément utilisées pour leur force musculaire : les bovins (bos primigenius f. taurus), les chevaux (equus f. caballus), les ânes (equus asinus f. domestica), les mules et les mulets. Bien qu’il soit impossible au vu des sources conservées de proposer des estimations numériques, tout semble indiquer que l’élevage était de faible importance en comparaison des pays voisins, notamment la Hongrie.

Appréhender l’animal

4Il est nécessaire de croiser les discours et les traces matérielles afin de se détacher du regard porté par l’homme sur l’animal et véhiculé par les sources écrites et iconographiques. Depuis quelques décennies, le renouvellement de la méthodologie permet une démarche interdisciplinaire, en s’ouvrant notamment à l’archéozoologie et la paléopathologie.

5L’archéozoologie étudie les ossements animaux issus des contextes archéologiques. Elle s’est développée en République tchèque à partir des années 1950, mais l’intérêt s’est ravivé ces vingt dernières années, et la discipline s’épanouit actuellement au sein du courant fédérateur et dynamique de l’histoire environnementale tchèque. La majorité des données ostéologiques publiées sont issues d’une vingtaine de sites archéologiques dispersés sur le territoire tchèque, représentant des milieux sociaux différents et s’étalant sur une chronologie longue (viii^e-xvi^e siècle) : des places fortes des viii^e-xiii^e siècles (Budeč, Hradsko, Mikuličice, Pohansko, Rubín, Stará Bolesalv et Stará Kouřim), des sites fortifiés du Moyen Âge central et tardif (Krašov, Semonice) et des sites urbains du haut Moyen Âge (Plzeň, Most, Olomouc-Povel, Olomouc-Slavonín et Sezimovo Ústí). Les occupations rurales sont également bien connues (Konůvky, Kuřivody, Libice, Strunkovice, Svídny et Šakvice-Štěpničky) (fig. 1). Les données archéoozoloogiques ont surtout été exploitées dans le cadre d’une histoire de l’alimentation, occultant l’étude des animaux eux-mêmes ou de leurs autres usages.

Fig. 1. – Sites archéologiques médiévaux dont les analyses archéozoologiques ont fait l’objet d’une publication.

6La paléopathologie analyse les ossements où les forces convergent et qui fournissent notamment des informations sur les possibles malformations osseuses1. L’utilisation du bétail comme force motrice a eu des conséquences sur leur corps qui a évolué pour résister aux forces subies. L’étude des chevilles osseuses de bovins de la place forte de Mikuličice (viii^e-ix^e siècle) a ainsi révélé une atrophie pathologique due à la pression du joug sur environ 35 % des échantillons, en particulier les vaches2. Un constat semblable a été dressé à la suite de l’analyse ostéologique des ossements bovins de la place forte Stará Boleslav (ix^e-xiii^e siècle), où les chevilles osseuses sont entamées d’environ 1 cm3. À Stará Boleslav également, des vertèbres thoraciques de bovins portent des traces d’exostose indiquant la pression d’une force importante de manière répétée, tout comme les ossements de chevaux issus de la fouille de Kuřivody4.

7L’analyse de la ferrure peut également fournir des informations précieuses. L’étude menée par Dagmar Šaurová sur le village déserté de Konůvky (xiv^e-xv^e siècle) a montré que la forme de certains fers à cheval est révélatrice d’une utilisation de l’animal comme force de traction5. Autre indice, les fers à cheval du site fortifié de Semonice (xiii^e-xiv^e siècle) sont dotés d’une partie frontale supplémentaire pour les chevaux dont la charge à tracter est particulièrement importante6. Malheureusement, si les découvertes de ces artefacts métalliques sont communes, bien rares sont leur examen poussé en lien avec un questionnement sur l’utilisation de l’animal comme force motrice.

Connaître l’animal

8D’après les informations tirées des analyses ostéologiques, il est possible d’estimer la taille moyenne des chevaux d’élevage. Sur le site urbain de Most7 et les places fortes de Rubín8, Hradsko9, Budeč10 et Šakvice-Štěpničky11, les tailles moyennes des chevaux sont équivalentes et s’élèvent à environ 136 cm. À Stará Boleslav, les ossements de chevaux indiquent une taille exceptionnelle située entre 140,7 et 149,5 cm12. Leur grande taille pourrait s’expliquer par une sélection des chevaux pour les opérations militaires. Dans les zones rurales, la taille moyenne est moins importante, entre 125 et 129 cm à Strunkovice et à Svídny13.

9Les ossements d’ânes et de mulets sont faiblement représentés dans les corpus. Seuls sept sites archéologiques en République tchèque ont revendiqué la découverte d’ossements d’âne, sur une période s’étalant du viii^e au xii^e siècle : Budeč, Stará Kouřim, Libice, Mikulčice, Pohansko, Olomouc-Povel et Olomouc-Slavonín14. Les ossements de mules et de mulets sont quasiment inexistants, ainsi que leur mention dans les sources, ce qui rend particulièrement malaisée l’évaluation de leur rôle dans les systèmes productifs médiévaux.

10Les analyses ostéologiques des ossements de bœufs et de vaches sur le site urbain de Most15, les places fortes de Rubín16, Stará Boleslav17, Pohansko18, Staré Kouřim19, le château de Krašov20 et le village de Strunkovice21 indiquent des tailles variant entre 98 et 131 cm. La limite basse s’expliquerait par la taille moindre des vaches et l’importante variation serait provoquée par la différence de l’âge de la castration, au fort impact sur la taille de l’animal.

11En se fondant sur ces études, il est difficile de distinguer une évolution nette de la taille du bétail à la période médiévale. Antonín Novotný, un des premiers archéozoologues tchèques, suppose une augmentation de la taille du bétail à partir du xiii^e siècle en réponse à leur utilisation croissante comme force motrice par les sociétés de Bohême et Moravie, sans toutefois disposer des données suffisantes pour étayer cette hypothèse22. Les études ne sont pas encore assez nombreuses pour éclairer l’évolution historique des espèces animales, leurs compétences et leurs comportements, en lien avec les besoins des hommes. La question de l’adaptation de la morphologie de l’animal à leur utilisation comme force motrice ou aux autres usages imposés par les hommes reste encore sans réponse.

Élever l’animal

12L’état de l’élevage est de faible importance en comparaison des pays limitrophes, comme le suggère l’importation d’une quantité importante de bétail depuis le royaume de Hongrie23. Par exemple, à la fin du xvi^e siècle, entre 15 000 et 20 000 têtes de bétail transitent annuellement à Markersdorf an der Pielach en Autriche actuelle et se dirigent en partie vers les villes de Bohême occidentale24.

13Peu d’informations sont disponibles pour renseigner la constitution des cheptels du début du Moyen Âge, et les inventaires de fermes seigneuriales ne sont conservés qu’à partir du xiii^e siècle. Au sein de l’économie domaniale, les chevaux sont majoritaires, mais les données des fermes paysannes ne sont pas assez nombreuses pour aboutir à une conclusion25. Sur un échantillon de 131 fermes des xiii^e-xiv^e siècles, regroupé par l’historien ruraliste tchèque František Graus, les inventaires révèlent que 28 fermes seigneuriales ne contiennent que des chevaux, uniquement 2 ne contiennent que du bétail, 30 ont un cheptel avec une majorité de chevaux, uniquement 11 avec une majorité de bovins. Même constat pour les fermes paroissiales : 50 ne contiennent que des chevaux et seulement 2 que des bovins. 50 fermes ont un cheptel avec une majorité de chevaux, seulement 4 avec une majorité de bovins26. Mais ces informations, quoique précieuses, n’éclairent qu’indirectement la situation des animaux et leur utilisation comme force motrice.

14L’augmentation de la production d’avoine grâce à l’expansion de l’assolement triennal dans le cadre de la colonisation interne des x^e-xiv^e siècles, ainsi que l’amélioration du harnachement et de la ferrure pour chevaux, semblent concorder avec l’utilisation croissante du cheval qui devient la principale force de traction dans les systèmes agricoles de Bohême et Moravie à la fin du Moyen Âge27. La prédominance des chevaux dans l’élevage seigneurial à cette époque est également confirmée par les restes archéozoologiques, dont les ossements de chevaux sont retrouvés en plus grand nombre que ceux des bovins, sauf dans les villes ou certaines places fortes28. Les carcasses de chevaux, dont la viande n’était normalement pas consommée comme celles des bovins, auraient été rejetées à l’extérieur des fortifications, échappant au regard des archéologues29.

Nourrir l’animal

15Le bétail convertit l’énergie chimique de la nourriture en une énergie motrice. Le fourrage consommé par l’animal, ainsi que l’énergie nécessaire à son repos, sont des coûts nécessaires. Tout comme le moteur humain, le corps animal est peu efficace en termes quantitatifs de conversion énergétique. Seulement 20 % de l’énergie calorique issue de la nourriture de l’animal, soit 2 000 à 2 500 sur 20 000 à 25 000 kilocalories ingérées chaque jour, sont transformés en travail mécanique. Le reste des kilocalories est utilisé pour le fonctionnement du métabolisme30. Le rendement du convertisseur énergétique humain est à peu près équivalent.

16Il est nécessaire de prendre en compte les quantités d’énergie calorique nécessaires aux animaux sous la forme de fourrage afin d’appréhender la place réelle des animaux et de leur entretien dans les sociétés médiévales, en comparaison, par exemple, de la production de nourriture pour l’homme. Dans l’estimation du mix énergétique de l’Europe du début de l’époque moderne, la part du fourrage dans la consommation énergétique totale a été évaluée à 20-25 %, tout comme la consommation de nourriture destinée à l’homme31. Cette symétrie est révélatrice de la nécessité de maintenir un équilibre entre les terres dédiées à la nourriture humaine et à la nourriture animale et l’interconnexion des systèmes énergétiques.

17Pour nourrir le nombre croissant d’animaux utilisés dans l’exploitation agricole suite à la colonisation interne du début du Moyen Âge, les aménagements de prairies – un composant artificiel du paysage – se sont multipliés, ce que confirment les sources écrites et les analyses palynologiques32. La culture des plantes fourragères, notamment les vesces, pois et betteraves, se développe également pour parer au manque continuel de fourrage que rencontrent les pays tchèques33.

Exploiter l’animal

18La source d’énergie motrice animale est donc centrale dans les activités économiques et agricoles, bien que souvent reléguée au second plan, car moins « révolutionnaire » que l’expansion du moteur hydraulique. Il est possible de tenter des comparaisons entre les moteurs énergétiques humains, hydrauliques et animaux, afin d’éclairer les choix des acteurs dans l’utilisation d’une énergie plutôt qu’une autre.

19Un moulin à sang actionné par un cheval permet d’obtenir 35 kg de mouture par heure, un âne ou un mulet environ 80 % de ce résultat. En comparaison, un moulin à bras atteindra 7 kg de mouture et un moulin hydraulique jusqu’à 100 kg par heure34. Quelques moulins et manèges à traction animale sont mentionnés dans les sources écrites35 ou apparaissent dans les sources iconographiques36, mais aucune documentation archéologique n’est conservée dans les pays tchèques. En raison du faible nombre d’informations disponibles, l’utilisation du moulin à sang a souvent été reléguée à une situation d’urgence, lorsque les moulins hydrauliques sont inutilisables, mais leur rôle véritable reste peu connu. Le moulin à sang, plus encore que le moulin à vent, réclame un investissement bien inférieur à celui exigé par la construction et l’entretien d’un moulin hydraulique. En revanche, il mobilise en permanence un ou deux chevaux. Leur nourriture, prélevée sur le grain porté à moudre, entame le revenu du moulin. L’exemple de la mine d’argent de Kutná Hora, en Bohême centrale, illustre les négociations et arbitrages de l’exploitation entre les énergies mécaniques. Au xiv^e siècle, près de 200 chevaux sont utilisés pour transporter les sacs de minerai ou actionner les manèges. Les dépenses d’entretien, de nourriture et de personnel forcent les gestionnaires miniers à trouver une alternative énergétique plus rentable. La création de manèges associés à des roues hydrauliques d’un diamètre de 12 m permet de tripler l’efficacité énergétique et diminuer les coûts de fonctionnement37.

20Des comparaisons semblables ont été évaluées pour le bétail. Selon les estimations, la force d’un bœuf équivaut aux deux tiers de celle d’un cheval, un âne à la moitié d’un cheval, ou encore une vache au tiers d’un bœuf38. Même si ces informations sont éclairantes, elles ne peuvent à elles seules expliquer les choix d’exploitation des animaux à la période médiévale et ne permettent pas de rendre compte de la diversité des usages liés aux activités économiques, aux milieux physiques ou à l’équipement technique.

21Les inconvénients et avantages de l’utilisation du cheval ou des bovins dans les travaux agricoles sont bien connus, au-delà de leur préférence pour des types de sols différents. Les bovins ont l’avantage d’être multifonctionnels, et leur viande peut être mangée lorsqu’ils ne sont plus exploités aux champs. Ils mangent moins et sont bien moins chers à l’entretien que les chevaux. À égalité de travail, le cheval reviendrait à 30 % plus cher que le bœuf39. Les comptes domaniaux de Bohême confirment que les chevaux consomment considérablement plus d’avoine que les bovins40. Néanmoins, le cheval est d’une puissance de trait supérieure à celle du bœuf, il est plus rapide et peut travailler plus longtemps. Ces avantages peuvent expliquer la place prépondérante du cheval dans les exploitations rurales, mais les sources conservées ne permettent pas de discerner une spécialisation des espèces selon les tâches effectuées. Peut-être faut-il y voir une illustration de l’opportunisme des sociétés médiévales, où l’utilisation de telle force motrice dépend surtout des conditions géographiques et économiques locales.

22Les premières informations quantitatives importantes n’apparaissent qu’en 1653-1658 avec le Berní rula, premier rôle d’imposition, qui catégorise les occupations rurales pour les taxer et mentionne notamment les cultures, la surface et le rendement des terres cultivables, le nombre d’animaux de trait et le nombre de têtes dans les cheptels, ainsi que le potentiel économique global des différentes occupations. En 1654, les 6 983 occupations rurales documentées possèdent chacune en moyenne 1,80 animaux utilisés pour le travail des champs ou autre activité motrice, mais les diversités régionales sont importantes41. Les structures d’occupation et les paysages économiques décrits se sont profondément transformés depuis la période étudiée ici, en partie à cause de la guerre de Trente Ans (1618-1648).

23Les données actuellement disponibles sur la période médiévale sont insuffisantes pour penser la pluralité des territoires et des milieux sociaux, et la multiplicité des activités économiques et agricoles qui s’y rattachent. Le caractère hétérogène de l’échantillonnage peut apparemment limiter l’intérêt de cette tentative de bilan. Les analyses archéozoologiques, bien que leur nombre ne cesse de croître, ne sont pas encore assez nombreuses pour refléter des sélections opérées et l’élaboration de races appropriées selon les types d’occupation, leurs moyens et leurs besoins, ni l’évolution parallèle des différentes espèces. Elles ne permettent pas non plus de révéler la variété des situations et, ainsi, éclairer la complexité des enjeux et des choix. Tout un pan de la vie commune de l’homme et de l’animal nous reste encore inconnu.

24Il est nécessaire de confronter ces réflexions à d’autres éléments non mentionnés ici, mais indispensables afin d’obtenir une vision globale des relations hommes-animaux dans les systèmes économiques de Bohême et Moravie : l’utilisation de fumure comme engrais qui est en pénurie constante ; les multiples affrontements guerriers qui pèsent sur les populations et entraînent une demande particulière d’animaux ; la conjoncture économique et sociale d’un pays au contexte mouvementé ; les fluctuations d’une population humaine et animale au gré des conflits et des épidémies ; l’évolution de l’outillage aux xii^e-xiii^e siècle… C’est toute la vie de l’animal au sein de la société humaine qu’il nous faut ainsi reconstituer.