Promouvoir le dialogue entre les pourvoyeurs de réalité et les réalisateurs d’augmentation pour favoriser la visite de sites patrimoniaux : le cas de la collaboration entre le conseil départemental d’Indre-et-Loire et la société Histovery

1Le partenariat entre des institutions patrimoniales et des entreprises spécialisées dans la médiation numérique est quasiment la norme, rares étant les applications proposées par des développeurs indépendamment de ces institutions1. Mais si les équipes des musées ont le plus souvent une composante scientifique (conservateur), il en va beaucoup plus rarement des sites touristiques. Dans cette perspective, le contexte de la réflexion proposée ici apparaît éminemment favorable : en effet, le conseil départemental d’Indre-et-Loire (CD 37) est propriétaire de plusieurs grands monuments historiques – notamment les châteaux de Loches et de Chinon dont il sera question dans ce texte2. Il en assure la conservation et la « mise en tourisme ». De plus, il possède non seulement des équipes de gestionnaires et d’animateurs dédiées, mais aussi un service d’archéologie3. Les missions de ces équipes sont notamment de développer la connaissance de ces sites. Dans ce cadre, le département a fait appel à la société Histovery, afin de développer pour les sites de Loches4 et de Chinon5 des dispositifs de visite faisant appel à la réalité augmentée6. Cette société est spécialisée depuis 2011 dans les dispositifs numériques d’accompagnement des visites de lieux patrimoniaux ou de musées. Elle développe principalement un système de réalité augmentée baptisé HistoPad®7. C’est principalement l’usage massif de la réalité augmentée qui le rend original et innovant dans le paysage des applications numériques du domaine du patrimoine8.

2L’Histopad® est un dispositif multilingue de réalité augmentée sur tablette numérique (fig. 1). Il présente la reconstitution non seulement de parties disparues des monuments, mais aussi des épisodes historiques – siège de Loches en 1205, emprisonnement des Templiers à Chinon en 1308, audience de Jeanne d’Arc en 1429 par Charles VII à Chinon, etc. On accède à divers points de vue par l’intermédiaire de bornes disposées dans les monuments : les Portes du temps (fig. 2). Comme ces bornes sont géolocalisées, il s’agit d’une réalité augmentée contextuelle qui dépend de la place du visiteur. Celui-ci peut tourner à 360 degrés dans les scènes, ce qui, bien sûr, favorise l’immersion de l’utilisateur dans la réalité virtuelle9.

Fig. 1. – L’Histopad®, un dispositif de réalité augmentée sur tablette, ici à la forteresse de Chinon (Indre-et-Loire).

Fig. 2. – Le visiteur accède aux scènes immersives en scannant des bornes géolocalisées (Portes du temps).

3Ces scènes sont le plus souvent situées à l’intérieur de pièces, vides aujourd’hui, voire en ruines. Quelques scènes d’extérieur sont aussi proposées, mais la luminosité du soleil sur les écrans est un handicap pour ce genre de points de vue. Les scènes donnent aussi accès à des informations historiques ou des définitions (fig. 3). Les objets sont souvent liés à une chasse au trésor (fig. 4). En effet, la dimension ludique et familiale n’est pas oubliée, l’idée étant à la fois de favoriser l’apprentissage et de permettre une expérience de visite conviviale et intergénérationnelle10. Cette convivialité est renforcée par l’absence de commentaires audio et donc d’écouteurs sur les oreilles de chaque visiteur : seul un son d’ambiance aide à l’immersion dans les scènes proposées.

Fig. 3. – Le siège de Loches en 1205.

Fig. 4. – Le coffre de la chasse au trésor est rempli des objets glanés lors du parcours de la visite.

4Dans le cas des Histopad® de Loches et de Chinon, la tablette est fournie à tout acheteur d’un billet d’entrée. L’expérience de visite est donc généralisée et non laissée au choix de chacun, souvent conditionné à des considérations financières11.

5Nous proposons quelques réflexions sur deux types de relations qu’implique et génère le dispositif de l’Histopad® – comme, plus généralement, tout type de réalité augmentée en matière de patrimoine.

6La première relation s’institue entre les chercheurs et les développeurs et infographistes. Leur intérêt réciproque pourrait être ainsi formulé :

• pour les chercheurs, intérêt des reconstitutions en 3D et de la réalité augmentée ;
• pour les développeurs et infographistes, intérêt d’intégrer au mieux les connaissances et les découvertes des chercheurs afin de renforcer l’effet de réel et la charge émotionnelle des images.

7La deuxième relation à explorer est celle qui se tisse entre les publics et les médiateurs du patrimoine :

• Comment cette relation est-elle modifiée par un niveau de réalité et d’explication supplémentaire ?
• Comment ce nouveau niveau de réalité modifie-t-il la perception de la « réalité vraie » ?

8C’est surtout le premier type de relations qui sera commenté. La réception par les publics est un domaine d’étude dynamique en expansion, parallèle de la diffusion de ces nouveaux médias. Elle ne sera évoquée que dans la mesure où cette réception conditionne la fabrication même de la réalité augmentée12.

9L’intérêt des reconstitutions 3D pour les chercheurs est double : heuristique d’abord, médiatique ensuite, pour la communication avec le grand public.

10La majorité des archéologues a compris depuis au moins une décennie à quel point l’usage des reconstitutions 3D était un outil pertinent pour leur travail, un accélérateur et un enrichissement de la recherche. Ces reconstitutions 3D possèdent une valeur heuristique de plus en plus mise à contribution dans le processus même de la réflexion (fig. 5). En effet, elles obligent à « penser en 3D » les sites fouillés, le plus souvent très détruits ou arasés, ce qui aide à leur compréhension. Elles obligent aussi les archéologues à choisir une hypothèse parmi d’autres, et à justifier ce choix. En d’autres termes, à prendre leurs responsabilités de scientifique. En effet, les conditionnels et les points de suspension ne sont pas de mise dans les reconstitutions13.

Fig. 5. – Le mécanisme de la herse du château de Chinon.

11Toutefois, la méfiance des chercheurs vis-à-vis de ces nouvelles technologies reste encore réelle. Selon une enquête de 2017 réalisée dans le cadre d’un travail universitaire, encore 30 % des archéologues considèrent que « la 3D est uniquement utile pour la médiation et la vulgarisation scientifique », et seulement 35 % répondent qu’ils sont « tout à fait d’accord » à la question de savoir si le recours à la 3D peut avoir un impact positif sur leur travail14. Cette méfiance repose en partie sur cette réticence à oser affirmer ses choix d’une façon trop définitive sur la place publique. Elle réside aussi dans la crainte que la part d’hypothèse constitutive de la démarche scientifique ne soit annihilée par la réalité augmentée, dont l’effet de réel tend à procurer l’illusion du vrai. Elle s’explique, encore, par la crainte que le dialogue entre les chercheurs et les développeurs et infographistes ne soit pas d’une qualité suffisante. Enfin, certains considèrent comme incompatibles l’esprit de sérieux et d’objectivité de la science et la perception émotionnelle et ludique des dispositifs de réalité augmentée.

12L’intérêt médiatique des reconstitutions 3D n’est nié par personne. Toutefois, certains sont réticents à livrer une reconstitution pour le grand public, au motif que cela ferait croire que la réalité d’autrefois était celle qui est montrée aujourd’hui, sans recul critique. Dans ce cas, le chercheur s’expose à ce que soient présentées au public des images anciennes (les belles aquarelles du xix^e siècle produites par les architectes des Monuments historiques ou les Prix de Rome), ou des images réalisées sans garantie scientifique par des infographistes, qui puisent leurs références dans les travaux de Viollet-le-Duc, les jeux vidéo ou les séries médiévalistes.

13De leur côté, les développeurs et infographistes ont des exigences légitimes en matière pédagogique et artistique. Ils ont une obligation de résultat pour une réception optimale par le public, qui justifie l’investissement consenti par le commanditaire.

14La qualité de ce résultat repose sur trois paramètres principaux :

• l’effet de réel ;
• l’apport documentaire ;
• la dimension émotionnelle.

15Les deux premiers paramètres sont directement liés à la qualité du dialogue entre les chercheurs et les développeurs. Infographistes et commanditaires comprennent de mieux en mieux que l’effet de réel recherché dépend de la qualité de l’information qui permet la construction des images. Au contraire, les mélanges et les approximations qui mènent à l’anachronisme ou à l’uchronie détruisent cet effet. Il n’est pas possible ici de développer ce qui fonde l’effet de réel, concept inventé par Roland Barthes en 196815 : la justesse et l’abondance des détails, la qualité des matières et le réalisme des éclairages sont les principaux constituants d’une image réussie de ce point de vue (fig. 6). L’effet de réel fonctionne comme une sorte de preuve documentaire, il est un « procédé de légitimation du “dire” dans des genres qui affichent leur confiance en leur capacité à reproduire le réel », ici des images numériques16.

Fig. 6. – La cuisine du roi au xv^e siècle, forteresse de Chinon.

16Par ailleurs, ces images de l’Histopad® proposent souvent des données documentaires qui sont un contrepoint, voire un garde-fou à l’illusion du virtuel : en permettant une distance critique, ils offrent une protection contre la manipulation des esprits. Ainsi, les commentaires de l’Histopad® de Chinon représentent environ 5 000 mots, répartis dans des textes de 40 ou 150 mots. La dimension pédagogique n’est jamais oubliée, mais n’est pas imposée. Il faut aller la chercher au travers d’onglets ou de points d’intérêt. Des objets sont aussi détaillés et commentés.

17Un des points forts de l’Histopad® est la qualité des détails et du rendu, ainsi que l’effort de vraisemblance. Cela est possible grâce à un comité scientifique, composé d’archéologues et de responsables des sites du conseil départemental d’Indre-et-Loire, de professionnels de la société Histovery17, mais aussi, en tant que de besoin, de spécialistes extérieurs, appartenant le plus souvent à l’université ou au CNRS – archéologues, historiens, historiens de l’art, de l’alimentation, spécialistes du mobilier médiéval, des tissus, de l’artillerie, musicologues, etc. J’insiste sur le fait particulier que le commanditaire – le conseil départemental d’Indre-et-Loire – possède en son sein de fortes compétences historiques et archéologiques, mais aussi sur le fait que la société Histovery n’est pas seulement un prestataire infographique : elle développe aussi une expertise historique et patrimoniale. Cette conjonction rend le travail particulièrement fructueux.

18La connaissance scientifique est la matière première qu’il convient de travailler, avec des chercheurs qui co-construisent le produit final et ne sont pas seulement une caution à une politique éditoriale de légitimation et encore moins le prétexte pour des produits idéologiques qui ne disent pas leur nom. Ajouter une réalité virtuelle permet au disparu rendu visible de faire comprendre le visible subsistant18. Mais ceci ne fonctionne bien que si l’hypothétique s’appuie sur le certain, dans une proportion équilibrée et maîtrisée. Car, à la différence du jeu vidéo ou du cinéma, il ne faut pas oublier qu’ici il y a des morceaux de réel véritable au sein du virtuel.

19Il faut toutefois être conscient du fait que les visiteurs ne connaissent ni la quantité ni la qualité du savoir scientifique que recèlent les Histopad®. L’effet de réel fonctionne aussi avec des images qui ressortissent de la fantasy la plus débridée. Si l’on n’y prend garde et que l’imaginaire s’écarte trop du réel, la force persuasive de la réalité augmentée rend crédible cet écart, cette disjonction avec le réel. De fait, « le numérique questionne fondamentalement le régime d’authenticité qui sous-tend le champ patrimonial et pose en de nouveaux termes la question de l’expérience et de l’émotion patrimoniales19 ». On touche ici l’éthique des chercheurs comme celle des médiateurs du patrimoine. Les reconstitutions peuvent dériver vers des pseudosciences et leur donner de la crédibilité. S’agissant du Moyen Âge, on touche à l’utopie du médiévalisme, fantasme d’une époque vécue à la fois comme la genèse de notre époque et un âge d’or révolu20. Au contraire, notre projet vise à enrichir ou rectifier l’image conventionnelle de ce Moyen Âge et à faciliter son appropriation par les publics, en proposant une approche ludique mais de qualité. À l’origine de la démarche, il y a une attention au rôle social de l’histoire – pour ne pas dire citoyen – qui est, ou devrait être, partagée par les chercheurs. C’est probablement la raison pour laquelle le dialogue peut se nouer entre les partenaires engagés dans cette construction hybride qu’est la réalité augmentée.

20Le dialogue s’organise en un va-et-vient permanent entre la société Histovery, le comité scientifique et les experts extérieurs. Il faut compter en moyenne une année de travail pour produire un Histopad®. Il convient d’abord de choisir les scènes et les points de vue que l’on souhaite pourvoir d’une augmentation de réalité. Cette sélection se fait en fonction des points forts du site – ou pour compenser ses points faibles – et de ce que l’on veut transmettre au public. Il faut, naturellement, partir du réel et se poser les questions adéquates concernant la compréhension archéologique et architecturale du monument. Puis de nombreux allers-retours ont lieu entre les infographistes d’Histovery, le comité scientifique et les experts extérieurs. Sur le plan scientifique, ce sont toujours les spécialistes qui ont le dernier mot, mais en tenant compte des impératifs visuels et narratifs des scènes à construire. La qualité du dialogue est ici essentielle.

21Enfin, les développeurs et infographistes donnent à la visite un supplément d’âme par l’usage de scénarios et la valeur suggestive des images. Des dispositifs ludiques sont ajoutés, comme la chasse au trésor ou la possibilité d’incruster des selfies dans la réalité augmentée. Ils permettent aux visiteurs de tout âge de partager une aventure commune. Les études récentes mettent en effet l’accent sur le rôle de l’émotion, de l’expérience et de la participation dans l’apprentissage, et montrent qu’il ne faut pas opposer le récit scientifique à sa traduction sensible (ou storytelling21). D’ailleurs, le Conseil national de la recherche archéologique considère lui-même que les archéologues ont « la responsabilité de mettre en récit » les traces qu’ont laissées les hommes du passé22.

22Un exemple de ce type de récit générateur d’émotion est la scène de la captivité des grands dignitaires de l’ordre des Templiers à Chinon, en 1308 (fig. 7). L’émotion naît de leur condition de prisonniers, mais aussi parce que l’on sait qu’ils seront brûlés vifs quelques années plus tard. Un texte informatif vient donner les éléments historiques, qui bénéficient alors de l’empathie du visiteur pour être assimilés. Ce texte est complété par sept points d’information qui identifient les personnages. Dans un autre ordre d’idée, l’atmosphère oppressante de la reconstitution du siège de Loches en 1205 permet au visiteur de prendre conscience de l’angoisse des assiégés.

Fig. 7. – Une scène émouvante : la visite du cardinal Bérenger Frédol au grand maître de l’ordre des Templiers, Jacques de Molay, emprisonné dans la forteresse de Chinon en 1308.

23Le défi à relever est la recherche de l’adéquation entre l’imaginaire des publics et les propositions de médiation. Il n’est pas simple de faire se rencontrer les deux. Tandis que les visiteurs viennent avec leur bagage culturel et leur rapport spécifique au patrimoine, les médiateurs des sites cherchent à leur faire découvrir une réalité du monument et de l’histoire qui peut être en plus ou moins grand décalage. La réalité augmentée favorise la recherche de cet équilibre entre le réel et l’imaginaire, le premier nourrissant le second. Il faut les penser ensemble, les articuler sans les opposer.

24La médiation présentielle par les guides, du mobilier et des objets d’époque, n’est pas abandonnée, car elle répond à une forte demande des visiteurs23 ; du reste, les notes données par les utilisateurs de l’Histopad® sont toujours meilleures concernant la visite dans son ensemble que l’appréciation de la tablette seulement. La vue ou le contact d’un témoin authentique du passé et la richesse de la communication entre humains ne sont pas remplacés par le virtuel. Celui-ci ajoute quelque chose à l’expérience de visite ; d’ailleurs, les guides se servent aussi de l’Histopad® avec les groupes qu’ils emmènent. On notera que la visite virtuelle n’est en aucune manière destinée à remplacer peu ou prou la visite réelle : les contenus des Histopad® ne sont pas disponibles en ligne, il faut que les visiteurs viennent sur le site pour bénéficier des scènes de réalité augmentée24. S’il ne s’agit pas de bouder par principe les dispositifs innovants, un des axes forts de la politique du conseil départemental reste de croire dans « le rôle irremplaçable et complémentaire de l’humain dans la construction de la médiation culturelle et dans la transmission […] de la passion, sentiment proprement et exclusivement humain25 ».