URL originale : https://books.openedition.org/cse/1283
La cité des merveilles
p. 178-184
Texte intégral
« Il faut avoir une musique en soi pour faire danser le monde ». F. Nietzsche
1 Un jour de mai, il fait encore un peu frais pour cette période de printemps. Nous sommes, ma collègue et moi sur une terrasse d’un café face à un lieu central de la culture, comme il en existe beaucoup dans les villes moyennes. Tous deux responsables de centres sociaux sur deux quartiers dits prioritaires. Quartiers distinctifs politiquement par le nombre de dispositifs qu’ils recoupent, mais également distinctifs par les problématiques sociales concentrées. Nous attendons patiemment, le point d’orgue d’une expérimentation débutée voilà bientôt huit mois.
2Au démarrage, une volonté de deux conseillères en insertion qui voulaient mettre en avant l’expression de quelques habitants sur la réussite professionnelle par la photographie. Fort d’une expérience passée, le support paraissait répondre plus facilement à l’expression d’un public souvent mal à l’aise à l’expression orale ou écrite. Et puis, notre volonté partagée de dépasser une forme d’amateurisme et de tendre vers un accompagnement artistique professionnel, pour un résultat de qualité, qui donne à voir. A la suite d’une rencontre sur un lieu artistique, la technicité, la sensibilité et le décalage de l’artiste Lule paraissaient une évidence. A la suite d’une rencontre, son parcours, ses photos et son regard sur l’objet de la photographie et son angle d’approche des publics ont fini de nous convaincre.
3 L’heure de l’inauguration approche et au loin, les proches des participants arrivent par le bus. Ils se pressent. Nous montons les escaliers pour les rejoindre. Une immense entrée automatique en cercle, les portes tournent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, comme pour nous rappeler à chaque porte, les différentes étapes du projet.
4D’abord, cette première rencontre entre Lule et les conseillères en insertion, deux heures de débats et d’échanges, pour au final réorienter l’objectif sur l’idée de mettre en scène ce qui représente la réussite auprès des participants et non plus sur l’angle unique de la réussite professionnelle. Un passage, non des moindres qui va conditionner toute l’évolution de l’expérimentation.
5L’instrumentation de l’action publique répondant à des procédures ou processus particuliers, il nous a fallu réajuster le dossier, puis défendre le projet tant auprès de notre hiérarchie qu’auprès du politique. Après validation, l’information pouvait être diffusée auprès des habitants, en espérant obtenir vingt volontaires. Réunions collectives d’informations, flyers et autres conversations informelles vont permettre d’atteindre péniblement les 16 habitants. Si nous pouvons convenir qu’il n’est pas aisé pour quiconque de s’ouvrir et de se mettre en avant par le biais d’un tel projet, la pression sociale et/ou culturelle exercée par les pairs, l’isolement vécu par certains habitants de ces quartiers sont autant de facteurs supplémentaires qui peuvent également contribuer à des formes de replis.
6Afin de conforter la volonté de ces quelques habitants, il était important d’établir une confiance dans la structuration du lieu d’accueil et de respecter certains principes. Ainsi, un lieu de confiance pour les entretiens privés a été fléché dans chaque centre. Il s’agissait à cet instant de créer une distinction entre un moment pour soi, tout en restant dans un contexte collectif rassurant. Il importait que les propos tenus par les habitants volontaires du projet et l’artiste ne sortent pas du cadre confidentiel, même si nous faisions régulièrement des points avec Lule, pour mieux accompagner le projet et les habitants. Effectivement, la démarche individualisée régulière mise en place par l’artiste, par le biais d’entretiens sous forme de « récits de vie » (Bertaux, 2003), a supposé quelques réajustements quant à nos postures professionnelles et in fine l’orientation du projet.
7 Nous avançons dans ce grand hall aux pas perdus et au loin les photos exposées. Ils (elles) sont tou(te)s déjà là. Chacun(e) découvrant les portraits des autres. De fortes émotions se libèrent de cet instant fragile entre fierté et appréhension à être vu, à se raconter. Il faut dire qu’il en aura fallu du temps pour en arriver à cet accomplissement.
8Au gré des rendez-vous, le projet est passé de la réussite personnelle au bilan de soi. Au regard des impacts émotionnels et sociaux, il y a eu nécessité d’accompagner au quotidien ces temps de mouvements personnels toujours en les accueillant sans faire le lien aux échanges liés au projet. Ainsi, les conseillères ont dû faire face finalement à d’autres formes d’accompagnement pour répondre à la volonté de divorces pour certaines, la reprise de formation pour d’autres, ou encore l’acceptation de l’aide aux dossiers plus intimes concernant la famille et la santé. L’impact professionnel ici est notable, en ce sens qu’il amène la nécessité de travailler de façon pluridisciplinaire par le partenariat et insiste sur le nécessaire regard systémique (Lugan, 2009) de l’accompagnement. Il a donc fallu revoir les modalités de partenariat et réajuster l’organisation de la gouvernance, en tendant vers un principe de référents par institution concernée. L’idée étant de développer une réactivité plus importante autour des différents accompagnements, par l’établissement d’un lien « préférentiel » avec les professionnels concernés et d’organiser un groupe de suivi spécifique composé des acteurs référents.
9Au long du projet, des temps significatifs et visibles de changements des individus se sont révélés. Dans un premier temps, il y avait, avant les tous premiers entretiens, cette appréhension palpable dans les regards, les gestes et les hésitations. Puis, il y a eu ces temps d’apaisement, de bien-être qui pouvaient se lire sur les traits des visages, s’entendre à travers les échanges sur d’autres temps dans le centre social, dans l’attente hâtive des prochains rendez-vous. Enfin, au gré du projet, une assurance à être soi, à le revendiquer, voire parfois à l’exacerber s’est installée pour quelques un(e)s. Ce processus n’est pas sans incidences tant au sein des établissements et du rapport avec les salariés, que dans les rapports des individus avec leurs proches. Effectivement, des tensions sont parfois apparues entre les participants et salariés du centre. Une forme d’assurance et d’appropriation du lieu comme leur appartenant ont perturbé les pratiques établies. Il a dû donc falloir expliquer et temporiser, de part et d’autre, pour trouver un équilibre. Il ne s’agissait pas de soutenir l’un plus que l’autre, mais il semblait nécessaire à la fois d’agir à l’accompagnement des pratiques et recontextualiser auprès des participants au projet. L’occasion de travailler auprès des salariés sur les notions qui ponctuent les différents dispositifs : implication, participation des habitants ou encore empowerment, capacitation… Notions qui au regard des réunions d’équipe ne vont finalement pas de soi, un apport régulier a donc été nécessaire pour en mesurer l’importance et orienter vers quelques outils ou formations. Ainsi et toujours sur le champ des professionnels, ces situations du quotidien renvoient à la nécessité d’être en phase professionnellement avec l’ensemble des évolutions sociétales, des dispositifs et d’être en compréhension avec les processus en cours, qu’ils soient individuels, collectifs ou politiques.
10 Enfin, les rapports entre pairs des participants ont sensiblement évolué. Pour exemple, une des participantes plutôt habituellement en retrait (il est à noter d’ailleurs, que le projet a été quelque peu composé d’habitants souvent en retrait habituellement) s’est pour le moins révélée, en ouvrant sur un autre choix de vie (volonté de divorce, reprise d’une démarche de recherche d’emploi…), faisant également le « tri » dans ses relations quotidiennes. Ce qui n’est donc pas sans conséquences quant au besoin, une fois de plus, de réajuster l’accompagnement de l’individu et de la nécessité de distance et distanciation régulière à avoir professionnellement. Cette étape est effectivement délicate, en cela que la complexité des situations et la volonté d’émancipation ne doivent pas isoler un peu plus l’individu et notamment autour des pairs. Effectivement, si l’on se réfère aux travaux de R. Castel (2009), le groupe des pairs est souvent l’élément sine qua none pour ne pas aller un peu plus dans une désaffiliation, dans un contexte social où les individus sont dans le non-emploi. L’enjeu non des moindres et en lien avec les référents professionnels résidait donc à la fois sur le versant des réponses concrètes rapides (inscriptions aux formations, mise en relation effective entre professionnels spécifiques et les habitants, …), que sur le champ de la compréhension de l’évolution de leurs situations et de leurs décisions au regard de leurs relations primaires.
11S’il a été nécessaire d’accompagner les participants sur différents champs, le besoin d’échanges s’est imposé avec l’artiste. Le poids des parcours, des changements et des émotions nécessitait des temps pour maintenir à la fois distance et distanciation. Autour d’un verre ou d’un café, les échanges par le biais de la sociologie de l’individu, des inégalités ou des déterminismes, avec en appui les travaux de François de Singly (2009), Jean-Claude Kaufmann (2008), François Dubet (2004) ou encore Pierre Bourdieu (1979), ont permis de prendre le recul nécessaire pour se préserver, tenter de donner du sens à des vies souvent fracturées. Les propos tenus par les habitants rédigés par Lule, ont permis de faire les liens avec la théorie et de mieux appréhender l’évolution et de donner quelques formes d’explications. Point autant important pour nous au quotidien, qu’auprès de la hiérarchie et du politique. En effet, au regard du changement d’orientation du projet, il importait d’en informer les décideurs régulièrement, afin de ne pas les déposséder du projet ou, en tout état de cause, d’éviter un écueil et une incompréhension entre l’initial et le final. Ce dernier élément soulève une importance fondamentale dans l’évolution d’un projet, celle de communiquer régulièrement avec les différents acteurs gravitant autour du projet, d’autant qu’autour de ce projet se dessinait un changement de paradigme politique en passant d’une volonté d’agir sur l’insertion professionnelle à celle d’agir sur l’inclusion des habitants. Bientôt les différents discours, juste le temps de faire le tour des portraits mis en scène, sont l’occasion pour les protagonistes de nous expliquer avec fierté la genèse du contenu ou parfois de nous la laisser deviner.
12Le choix de Lule, après plusieurs entretiens, ne fut pas simple, tant le contenu était fort, large et varié. Toutes ces vies par habitant, à mettre en scène sur un cliché, sans tomber dans le cliché justement. Le choix s’est opéré pour chacun à partir des images clés des propos tenus lors des différents entretiens, mais bien plus qu’un témoignage de parcours de vie, les portraits mis en scène au final vont vers l’aspiration d’un devenir, en appui au passé, ce que je suis aujourd’hui et ce vers quoi je tends demain. La volonté de l’artiste étant d’avoir une lecture à plusieurs entrées (ce qui explique que certains, lors de l’exposition, nous demandent ce que nous y voyons…). Pour mettre en forme les différentes idées, des découpages, des collages, des coloriages sur carton, tissus et autres sont venus apporter une touche décalée et amusée pour exprimer sans « compassion » leur vie d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Le nom générique de ces portraits « La cité des merveilles » vient en rappel à Alice aux pays des merveilles : d’un monde imaginaire à l’autre et pourtant si proche.
13Vient ensuite le temps de la création, et l’impatience des participants, partagés entre mutisme quant à leurs mises en scène et souhait de se voir et se faire voir.
14Enfin, la délivrance après plusieurs semaines d’une vision individualisée et confidentielle entre l’artiste et le participant. Dernier temps d’échanges, comme un ultime moment privilégié sur soi. L’exaltation se porte maintenant sur le lieu et la date de l’exposition.
15 Le public est présent, les participants, les techniciens et les élus sont également là. Le temps des discours est venu, avant que les convives ne se pressent sur le buffet. Toutefois, passés les élus, c’est Lu le qui adresse un discours empli d’émotions, figeant ainsi l’attention des convives. Solennellement chaque portrait est remis un à un auprès des participants. Chacun(e) ou presque discourant avec fortes émotions sur « sa réalisation ». Des rires, des larmes, de la joie font de cet instant un moment particulier aux fortes sensibilités. Le temps du buffet est venu, non comme un temps où l’on se presse habituellement pour les petits fours et autres boissons, mais plutôt comme un temps où il faut se libérer du poids brûlant d’émois.
16Entre ces différents temps partagés au sein même des centres, il a fallu également suivre administrativement le projet et faire part auprès des différentes strates administratives de son caractère évolutif. Le partenariat se développant, c’est donc autant d’acteurs qu’il fallait informer sur l’évolution du projet. Il a été évoqué précédemment le changement de paradigme tendant finalement vers un regard autour de l’individu et particulièrement vers l’inclusion. Des concepts de fond deviennent souvent des mots valises, utilisés à l’emporte-pièce. Une sorte de mot usuel qu’il convient d’énoncer parce qu’enclin aux dispositifs en cours ou bien parce qu’il dénote une certaine faculté professionnelle à être au fait des évolutions sociales et sociétales. Pourtant, le cheminement fût long pour s’entendre et obtenir l’aval du bon avancement du projet. Nous avons été confrontés effectivement au caractère réducteur de professionnels utilisant l’inclusion comme simple synonyme d’insertion ou même d’intégration. Il nous a donc fallu défendre l’impact d’agir vers l’inclusion et surtout de faire accepter cette idée d’adaptabilité d’une organisation autour des individus (accompagnement des professionnels dans leurs pratiques, lecture systémique, …). La chose n’est pas aisée et notamment auprès de défenseurs de l’action collective comme priorité dans l’animation. Il fallait donc convaincre de l’importance à passer d’un modèle allant du collectif vers l’individuel au modèle allant de l’individu pour tendre vers le collectif. Malgré tout, en appui aux dispositifs qui aujourd’hui s’orientent en majorité vers l’inclusion et en référence aux travaux de recherches autour de l’individu, l’exposition a pu se concrétiser dans le lieu culturel phare de la ville, apportant une dimension sans précédent pour les participants.
Le temps autour du buffet se termine, nous allons clore (ou presque) cette aventure autour d’un verre, sur une terrasse d’un bar musical avec une participante qui aspirait à livre cette liberté à pouvoir prendre un verre en terrasse d’un café : comme tout le monde.
17Et après ?
18Pour les participant(e)s, beaucoup ont poursuivi sur leurs lancées. D’autres, ont vécu cette période comme une parenthèse dans leurs quotidiens, comme on va en vacances avec un début, une fin et des souvenirs plein la tête à raconter. Lule a pris le temps de digérer tous ces récits de vie et sa création. Elle a continué, entre différents projets, à faire vivre l’expérience, notamment par l’installation de l’exposition dans divers endroits.
19Quant aux centres, l’expérimentation a permis de travailler tant auprès des pratiques, que sur les modalités de fonctionnement (partenariats, modalités d’accompagnement, …). L’intérêt de l’intervention d’artistes dans le champ de l’animation et de travailler par l’angle culturel s’est développé, malgré quelques réticences et « blocages » aux projets par certains techniciens bien plus haut placés, encore peu convaincus… Le changement suit donc son chemin tranquillement, patiemment…
Bibliographie
Références
BERTAUX, D. (2003). Les récits de lie. Paris : Nathan Université, 128 p.
BOURDIEU Pierre (1979), La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Editions de Minuit, 670 p.
CASTEL Robert (2009), La montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu, Paris, Éd. du Seuil, 457p.
KAUFMANN Jean-Claude (2008), Quand Je est un autre, Armand Colin, 264 p.
KAUFMANN Jean-Claude (2004) L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Armand Colin, 351 p.
DUBET François (2004), Les Inégalités multipliées, Editions de l’Aube, coll. « L’Aube poche essai », 74 p.
DUBET François (2016), Ce qui nous unit : Discriminations, égalité et reconnaissance, Le Seuil, coll. « La République des idées », 128 p.
LUGAN Jean-Claude (2009), La systémique sociale. Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 128 pages.
SINGLY François (de), (2009) Les sociologies de l’individu, avec Danilo Martuccelli, coll. 128, éditions Armand Colin, Paris, 128 p.
SINGLY François (de), (2007) L’individualisme est un humanisme, essai, éditions de l’Aube, 156 p.
SINGLY François (de), (2005) Le Soi, le couple et la famille, collection Essais & Recherches, éditions Nathan, Paris, 254 p.
Lien :
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