Art et handicap : les enjeux d’une pratique artistique adaptée
p. 167-177
Texte intégral
1Dans l’ouvrage, intitulé Art et handicap, Enjeux cliniques75 , Simone Korff-Sausse, psychanalyste spécialisée dans le suivi psychique des personnes en situation de handicap, a pour sujet d’étude les bienfaits de l’art sur ce public bien spécifique. Par conséquent, en situation d’atelier de pratiques plastiques, une artiste intervenante doit, tout d’abord, prendre connaissance des caractéristiques physiques, psychologiques et sociologiques du public avec qui elle va développer une création. Dans le cas présent, il s’agira d’un groupe d’individus ayant subi des lésions cérébrales, suite à un accident de la route, à un AVC ou à une maladie causant des dommages neuronaux. Face à ce public, l’artiste intervenante devra se poser la question suivante : quels moyens devra-t-elle déployer pour adapter une pratique artistique pour des personnes présentant une motricité, une mémoire altérée ou d’autres symptômes liés à une situation de handicap ?
Altération physiologique, une vie après
2Suite à quel évènement, ces individus, se sont-ils retrouvés en situation de handicap ? Les lésions cérébrales sont le plus souvent dues à un traumatisme crânien sérieux, causé par une forte chute ou lors d’un grave accident de la route, à un accident cardio-vasculaire, à une tumeur, à une anoxie cérébrale lors d’une noyade, à un arrêt cardio-respiratoire ou à certaines maladies neurologiques (Sep, Huntington, etc.). Ces lésions laissent des séquelles physiques, psycho-comportementales et cognitives irréversibles.
3Selon la zone du cerveau endommagée, les atteintes physiques peuvent se manifester par divers troubles moteurs comme l’hémiplégie (une paralysie d’une ou plusieurs parties du corps d’un seul côté, touchant un hémicorps. Elle peut être totale et dans ce cas, le membre supérieur, le membre inférieur, le tronc et la moitié de la face sont touchés), des syndromes cérébelleux se traduisant par des troubles de la marche et de l’équilibre, de la maladresse dans les mouvements rapides, une dysarthrie causant une difficulté d’élocution due à une lésion des centres moteurs du langage, ou encore un ralentissement des gestes, une faiblesse musculaire, ou des troubles de la coordination.
4D’un point de vue psycho-comportemental, la personne peut être sujette à une certaine impulsivité, à un repli sur soi, à une agressivité plus ou moins modérée, à de l’apathie (incapacité à percevoir une émotion ou à réagir, se manifestant par une mollesse d’action, une indifférence ou un état dépressif), à une interprétation autre, à une désinhibition (libido surdéveloppée) ou à de l’apragmatisme (symptôme psychiatrique qui se traduit par une incapacité à entreprendre des actions engendrant une perte d’initiative motrice). Et enfin des troubles cognitifs, du comportement, de l’initiative, du raisonnement, du langage, de l’attention et de la mémoire. En fonction du trouble, le (ou la) blessé se déplace en fauteuil roulant, en déambulateur, avec une canne ou tout naturellement sans aucun souci moteur (ici nous parlerons de handicap invisible). Le terme handicapé a une dimension sociale. Suivant l’intensité physique de son handicap, la personne concernée peut être confrontée à un rejet social. Dans un passage de son ouvrage, intitulé Phénoménologie des corps monstrueux, Pierre Ancet, Maître de conférences en philosophie des sciences, énonce la notion d’ombre du corps, pour signifier la perturbation de notre perception et de notre affect face à un corps en situation de handicap (Ancet, 2006, p. 19). Dans ce texte, Pierre Ancet emploie l’adjectif monstrueux. Ce terme peut choquer, mais il est justifié76.
5Cependant, « dans la relation au handicapé, ce stade se laisse dépasser : au lieu de demeurer un stigmate, le corps incarné se retire du devant de la scène et l’on peut voir dès lors à travers le corps. » (Ancet, 2006, p. 21). Pierre Ancet conclut son analyse par la citation suivante :
« Cette expérience n’est pas si rare qu’on pourrait le croire. Elle est relativement courante face au corps handicapé, où l’idée de monstruosité intervient comme figure chargée de faire sentir la violence d’une rencontre inacceptable. Pourtant, cet inacceptable est doublement proche : partout présent dans la société, et possible pour chacun de nous. Du jour au lendemain nous pourrions occuper la place du handicapé, souffrir du même regard insistant que nous posons sur l’autre. Faut-il alors voir dans le malaise qui nous étreint à la me du handicap la marque du refus de voir cette proximité ? » (Ancet, 2006, p. 27).
La personne en situation de handicap ou l’autre dissemblable
6Lors de la première rencontre, face à un public de personnes en situation de handicap, il est normal que l’artiste intervenante ressente ce moment d’appréhension. Il faut aller au-delà de l’apparence physique de certains blessés. Leur corps est souvent abîmé (paralysie engendrant des gestes crispés, des mains rétractées, des visages parfois déformés ou figés, des problèmes d’élocution, etc.). Comme nous l’explique Pierre Ancet, nous sommes peu habitués à rencontrer des personnes dont le physique est devenu différent. Durant un court instant, il est compréhensible d’être submergé par un sentiment d’inquiétante étrangeté. Dans son ouvrage, intitulé Quelques figures cachées de la monstruosité, Simone Korff-Sausse, prend l’exemple d’enfants en situation de handicap, « l’enfant handicapé nous tend un miroir qui met à nu nos propres imperfections et reflète une image dans laquelle nous n’avons pas envie de nous reconnaître. Cet enfant-là est marqué ; il est étrange. D’étrange, il peut devenir étranger, voire persécuteur, car il dévoile notre propre étrangeté. » (Simone Korff-Sausse, 2001, p. 112).
« Est étrangement inquiétant le rappel d’un aspect de soi que l’on refuse d’accepter malgré sa familiarité, qui lient s’immiscer dans ce que l’on croit parfaitement établi et met en péril la quotidienneté. L’étrangement familier signe le retour de quelque chose de bien connu que l’on aurait préféré passer sous silence, laisser reposer en soi sous le sceau du secret. A ces caractères de l’inquiétante étrangeté freudienne, le psychanalyste S ami-Alt ajoute l’importance de la perception et une confusion touchant le réel : "Le retour du refoulé n’est pas en soi générateur du sentiment d’inquiétante étrangeté, pas plus que n’est étrangement inquiétant tout ce qui révèle les puissances incommensurables de l’inconscient. Deux conditions, notamment, doivent se trouver réunies pour que le familier se change en son contraire et que ce changement s’accompagne de l’affect qui le caractérise : que l’expérience se déroule sur le plan de la perception et qu’elle se traduise par l’effacement de la ligne de démarcation entre le réel et l’imaginaire.” (Sami-Ali, 1998) Ces deux conditions résument très exactement les caractères de l’impression monstrueuse que nous avons soulignés jusqu’ici. Pour qu’un objet soit étrangement inquiétant (étrangement familier), il faut pouvoir le rencontrer, en faire l’expérience perceptive réelle, et en même temps qu’il vienne brouiller notre perception du réel. […] Selon Freud, l’étrangement familier ne désigne pas la découverte d’un phénomène étrange au sein du réel familier, mais l’apparition de l’étrange à cause du retour d’une familiarité niée et effacée. » (Ancet, 2006, p. 84-85).
7Il est nécessaire que l’artiste intervenante dépasse ce stade pour être en confiance avec les blessés et lors de chaque atelier, elle a la garantie d’être secondée par des animatrices et des auxiliaires de vie, dont le rôle est d’aider les participants à réaliser leurs créations.
8Pour la grande majorité d’entre eux, les corps des blessés sont diminués dans leur motricité, ce qui engendre des problèmes de préhension manuelle. Ces différents handicaps physiques font écho à une perturbation du schéma corporel (cette notion est développée par Maurice Merleau-Ponty, dans son ouvrage, intitulé, Phénoménologie de la perception). En tant qu’individu, ne souffrant pas de handicap, nous ressentons notre manière d’être au monde selon un espace corporel phénoménal délimité. Pierre Ancet, dans son ouvrage intitulé Phénoménologies des corps monstrueux, en donne sa propre définition.
« L’espace phénoménal est celui par lequel j’expérimente mon propre corps, dont les parties ne sont pas localisées dans un espace neutre à trois dimensions, mais se correspondent les unes aux autres, sont situées absolument les unes par rapport aux autres dans l’ordre que Merleau-Ponty nomme « absolu » parce qu’il ne demande ni observation ni mesure préalable. Je n’ai pas besoin de chercher ma main au bout de mon bras pour la situer, je n’ai pas besoin de mesurer, même intuitivement, l’espace séparant mon pied sous table et ma main posée sur la table pour parvenir à les situer. L’ensemble de mon corps est disponible comme un tout, comme une Gestalt dont les parties ne sont pas juxtaposées mais absolument solidaires les unes des autres. Ces « parties » sont enveloppées par mon espace phénoménal. » (Ancet, Pierre, 2006, p. 69).
9Qu’en est-il pour ces individus dont l’espace phénoménal, et sous-entendu, le schéma corporel, est déstructuré, endommagé ? Après leur accident, souvent suite à un coma, les blessés doivent réapprendre à contrôler un corps qui ne réagit plus comme avant. Par conséquent, ce corps doit être rééduqué dans sa motricité, dans la mesure du possible. Mais parfois les lésions cérébrales sont irréversibles. Tel est le cas de Landry qui n’arrive plus à arrêter les gestes de l’une de ses mains (l’autre étant paralysée). Il ne peut pas non plus contrôler des tremblements se manifestant lors de la commande d’un geste précis. Lorsqu’il tient un pinceau, il ne peut pas arrêter son geste, il l’écrase directement sur la feuille. Dans ces moments, le rôle de l’artiste intervenante est de trouver des solutions, comme par exemple, d’adapter un outil pour rendre possible une simple application de couleur. Monter une éponge sur un manche (l’éponge, amortissant le geste, permettant de déposer de la peinture, à peu près où il le souhaite) devient un nouvel outil facilitant une pratique plastique.
Mise en place, énonciation et compréhension d’un nouveau cycle de pratique plastique
10Pour introduire cette nouvelle partie, nous devons signaler que l’expérience qui va être décrite est propre à l’auteure de cet article, dont le rôle est aussi celui d’artiste intervenante. En voici le déroulé : avant de débuter un nouveau cycle de création, l’artiste intervenante doit sensibiliser les blessés à l’exposition en cours dans le musée (CAPC ou Musée d’Aquitaine de la ville de Bordeaux). Accompagnée des animatrices, elle organise, en premier lieu, une visite commentée. De là, débute la mise en place d’un sujet. Par exemple, lors de l’exposition de Judy Chicago, au CAPC (du 13 mars au 04 septembre 2016), l’attention des blessés s’était focalisée sur des tableaux dont le châssis en accordéon, permet au spectateur, s’il se place à droite de voir une image et, s’il se place sur le côté gauche, d’appréhender une seconde représentation. La conception technique de ces tableaux optiques, rendue possible grâce à un châssis spécifique a posé des problèmes de compréhension chez les blessés. Pour la majorité d’entre eux, la première réaction a été de manifester qu’ils étaient incapables de fabriquer un tableau accordéon. L’artiste intervenante a donc dû décortiquer, simplifier, faire des maquettes afin que les blessés comprennent le processus de création : réaliser deux tableaux sur carton de même dimension, découper chacun de ces formats en lamelles d’une largeur identique et enfin assembler l’une après l’autre une lamelle du premier tableau puis du second, ainsi de suite, pour enfin coller le tout dans un cadre permettant d’obtenir la forme en accordéon. Suite à leur accident, des fonctions de projection, d’imagination ou encore d’intention sont endommagées. Leur mémoire est également défaillante pour beaucoup d’entre eux. Même si l’artiste intervenante a énoncé le sujet lors de la précédente séance, elle doit le répéter, remontrer le diaporama (les blessés étant très visuels) car la majorité d’entre eux n’a plus de souvenir de la précédente séance. Les sujets proposés sont faciles et simples à réaliser. Leur durée de réalisation ne doit pas être trop importante car certains blessés se lassent rapidement et expriment leur mécontentement. Les blessés s’inscrivent dans les ateliers pour se changer les idées, sortir d’un quotidien parfois peu agréable, essentiellement basé sur leur rééducation fonctionnelle. Le rôle de l’artiste intervenante et des animateurs qui l’accompagnent est de motiver, aider, seconder, donner des références artistiques, stimuler l’imagination de ces personnes qui se retrouvent malgré elles en situation de handicap et qui doivent s’adapter dans la mesure du possible à un corps ou à un cerveau devenus défaillants et qui ne réagissent plus comme avant.
11Depuis quelques décennies, des artistes ou des danseurs contemporains repensent et adaptent leurs recherches théoriques et plastiques en créant et en travaillant avec ces corps devenus différents. Certains, par exemple, mettent en scène des personnes atteintes de trisomie 21, d’autres imaginent des chorégraphies avec des individus en fauteuil roulant ou les font devenir le temps d’un défilé de mode des mannequins exposés sur un podium. La designer Sophie Oliveira Barata a décidé de magnifier les prothèses des amputés. Chacune de ces pièces est une œuvre originale, spécifiquement conçue selon les désirs de la personne qui les intègre à son corps recomposé. Grâce à ce projet, une personne amputée peut acquérir une prothèse issue de son imagination, totalement personnalisée et fonctionnelle. Dans ces exemples, l’art permet de revaloriser le corps de la personne qui était ou qui est devenue handicapée. L’artiste place la personne en situation de handicap sur le devant de la scène, elle n’est plus exclue comme elle peut l’être au sein dans notre société occidentale.
12Lors des ateliers de pratique plastique, les blessés de l’association TCA, ne pensent plus à leur handicap, ils deviennent, le temps des ateliers, des artistes en création. L’acte de créer leur fait oublier une réalité parfois sombre, il influe sur leur moral et leur fait du bien. Par conséquent, avant d’entreprendre un travail de création plastique, avec un groupe de personnes en situation de handicap, l’artiste intervenante doit se poser les questions suivantes : comment doit-elle préalablement construire les différentes étapes d’une pratique artistique afin que le résultat de celle-ci procure du bien-être à la personne en situation de handicap ? À quels stratagèmes, l’artiste intervenante doit-elle faire appel, pour s’adapter et trouver des solutions, pour contourner les difficultés motrices et parfois mentales d’une personne en situation de handicap ?
13En 2016, en accord avec l’association TCA, l’artiste intervenante a mis en place une résidence de création au sein du CAPC. Son but : donner aux blessés le statut d’artiste sur un temps déterminé. Le sujet était sur l’autoportrait. Le premier acte de création a été de cerner les silhouettes de chacun des blessés à l’aide d’un trait noir de peinture pour réaliser une grande fresque. L’équipe accompagnatrice (l’artiste intervenante, les animatrices et les auxiliaires de vie) a eu la surprise de constater que les cannes et les fauteuils s’incorporaient à la silhouette de chacun des protagonistes. Ces prothèses ou appareillages, leur permettent de se mouvoir, par conséquent, ils les ont incorporés. L’équipe a ensuite fixé les portraits de chacun sur leur corps simplifié. Les blessés ont été alors invités à remplir en noir et blanc leur silhouette. Yoann a, par exemple, fait des rayures verticales, donnant un caractère très graphique à la représentation de son corps. (Yoann est peintre. Quotidiennement, il se rend dans un atelier pour peindre et sa particularité est d’utiliser une palette exclusivement composée de bleus). En miroir, l’équipe a retracé les silhouettes. Mais cette fois-ci ce ne sont pas les blessés qui sont intervenus sur la toile. Pour la dernière journée de la résidence, une danseuse butô écrivaine, invitée par l’artiste intervenante, est entrée en action. Elle a commencé par écrire, pour chacun des blessés, un texte-autoportrait. Puis, elle a demandé à chaque blessé de lire leur texte. Durant la lecture, elle est intervenue dans chacune des silhouettes en les remplissant avec trois couleurs que chacun des blessés avaient, au préalablement, choisies. La venue de cette intervenante extérieure a stimulé l’ensemble des blessés, tant d’un point de vue personnel (portrait textuel), que dans la présentation d’une nouvelle technique artistique : la performance dansée. Cette nouvelle expérience et surtout cette rencontre a permis une ouverture des ateliers vers d’autres expressions artistiques. Malgré des problèmes d’élocution, chaque blessé a lu avec délectation, avec un grand sourire, jusqu’aux éclats de rire, le texte qui lui était destiné et chacun a été obnubilé par la répartition des couleurs dans les silhouettes. Cette expérience a stimulé sur plusieurs points les blessés. A chaque création de sujet, l’artiste intervenante se doit de faire découvrir une nouvelle pratique artistique aux blessés.
14En 2017, une collaboration avec le Master Artiste intervenant, pratiques artistiques et actions sociales de l’Université Bordeaux Montaigne a été mise en place. Ces échanges permettent à nouveau de confronter les blessés à de nouveaux intervenants et surtout d’ouvrir l’atelier en diversifiant à nouveau les pratiques artistiques. Les étudiants de ce Master désirent développer, partager et adapter leur pratique personnelle avec des publics divers et variés, les blessés en font partie. Dans le cadre des ateliers du Musée d’Aquitaine, du mois d’octobre au mois de juin, des étudiants de Master 1 réalisent un stage. Ils assistent les blessés dans leurs réalisations et ils sont vivement encouragés, dans le cadre de l’écriture de leur mémoire, à proposer des sujets d’ateliers en relation avec leur pratique personnelle. Les étudiants de Master 2, qui le désirent, peuvent proposer un projet de résidence de fin d’année qui se déroule sur quatre jours. Pour faire connaissance, lors d’un atelier-découverte, les étudiants sont invités pendant deux séances à venir pratiquer avec les blessés. Les étudiants sélectionnés endossent alors le statut d’artiste intervenant et dirigent les blessés dans des projets de création. En 2018, par exemple, un groupe de quatre étudiants a proposé un travail regroupant des pratiques variées mêlant l’art numérique, le portrait, les significations de la couleur, la performance, l’art vidéo, la lumière et le son. Le but de ces ateliers est de faire découvrir la multiplicité des pratiques artistiques aux blessés. Durant cette résidence, les blessés ont pu travailler sur la perception de la couleur, grâce à la manipulation de gélatines colorées, la performance en devenant eux-mêmes les acteurs principaux d’une vidéo (scénarisée par une étudiante) ou encore en réalisant un happening (peindre en direct dans un temps donné). Mais attention, les projets qui ne sont pas en totale adéquation avec les capacités motrices et sensitives des blessés ne sont pas retenus (par exemple, un projet qui stimule l’odorat des blessés ne peut être validé. En effet, suite à leur accident et selon la partie du cerveau qui a été endommagée, certains blessés n’ont plus de faculté gustative et olfactive. Une étudiante dont la proposition de pratique artistique mêlait jeux de marionnette en forme de nez, performance adaptée à la motricité des blessés et expérience olfactive n’a pas été validée par l’équipe des animateurs).
15Ces exemples, présentant des rencontres avec des intervenants extérieurs, démontrent que ces expériences sont totalement bénéfiques et stimulantes pour les blessés et permettent une ouverture de l’atelier vers l’extérieur. Travailler en atelier avec des personnes en situation de handicap interroge et remet également en question l’artiste intervenante, dans le sens où elle doit rendre accessible telle ou telle pratique plastique pour des personnes dont la motricité est différente.
Conclusion
16Travailler en tant qu’artiste intervenante avec l’association TCA, permet, également, en tant que chercheuse, de rencontrer et d’étudier un public jusqu’alors seulement cité dans les ouvrages spécialisés. Socialement, la perception d’une personne en situation de handicap change. Les blessés se sentent bien et en confiance. Leur venue à l’atelier n’est pas seulement une sortie hebdomadaire, elle permet pour chacun de sortir d’un quotidien qui n’est pas forcément toujours facile. Créer leur permet aussi de ne plus penser pendant un instant à leur corps défaillant. Tel qu’ils l’expriment, ils sont satisfaits de ce qu’ils produisent et des échanges que les ateliers leur procurent. La direction d’ateliers avec des personnes en situation de handicap permet à l’artiste intervenante de découvrir de nouvelles perceptions corporelles orientées par rapport à une motricité différente. L’artiste intervenante doit s’adapter à ces gestes incertains, lents, à des parties paralysées. Tout ceci implique de trouver d’autres chemins pour conduire à une production plastique. Travailler avec ce public peut conduire l’artiste intervenante-chercheuse vers de nouveaux champs de recherches en relation avec des appareillages, comme les prothèses qui permettent de rétablir des fonctionnalités corporelles perdues. Travailler avec ce public permet également à l’artiste intervenante-chercheuse de nourrir son corpus de références, en découvrant et en inventoriant des références artistiques. Par exemple, de jeunes femmes amputées sont devenues des danseuses contemporaines (Lisa Bufano), des athlètes, mannequins ou actrices dans des longs métrages d’art contemporain (Aimee Mullins) ou bien encore des chanteuses sont désormais internationalement reconnues (Victoria Modesta). Toutes ces investigations permettent de s’orienter vers d’autres formes de handicaps, tel que la trisomie 21. Tel est le cas de Marcel Schmitz, artiste trisomique, qui conçoit les maquettes d’une ville imaginaire, qu’il a nommé FranDisco. Thierry Van Hasselt, auteur de BD, a découvert le travail de Marcel. Ensemble, ils ont réalisé en collaboration un album intitulé Vivre à FranDisco, figurant dans la compétition officielle 2017 à Angoulême. Leur association a permis le développement et l’expansion de Atelier S, destiné à l’expression plastique des handicapés mentaux, situé à Vielsalm, dans les Andernes belges, qui désormais, accueille des artistes en résidence qui partagent leur création avec les habitués de l’atelier.
17Ce type de collaborations permet, peu à peu, de faire évoluer l’émergence d’artistes en situation de handicap. Une recherche basée sur l’art et le handicap pourrait permettre de faire évoluer les consciences. Pourquoi un artiste, en situation de handicap, n’aurait-il pas, lui aussi accès à la reconnaissance ? En comparaison, la reconnaissance des femmes artistes présentes dans les musées internationaux augmente chaque année (malgré toujours une forte dominance masculine) (Adler, 2018). Quand verrons-nous se démocratiser l’intégration d’artistes en situation de handicap au sein des grandes institutions ?
Bibliographie
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Références
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10.3917/puf.ancet.2006.01 :ANCET Pierre (2006), Phénoménologie des corps monstrueux, Paris, PUF.
CICONNE Albert, KORFF-SAUSSE Simone, MISSONIER Sylvain, SALBREUX Roger, SCELLES Régine (2012), Art et handicap. Enjeux cliniques, Paris, Érès.
GRIM Olivier. R., HERROU Cécile, KORFF-SAUSSE Simone, STIKER Henri-Jacques (2001), Quelques figures cachées de la monstruosité, Paris, Éditions du CTNERHI.
MERLEAU-PONTY Maurice (1945), Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard.
Notes de bas de page
75 « L’art ne propose pas une représentation objective du monde ; il introduit à la dimension de la subjectivité. En disant cela, on voit d’emblée tout l’intérêt d’une activité artistique pour une personne handicapée, dans la mesure où, justement, à celle-ci, on nie bien souvent sa part de subjectivité. Elle n’a pas droit au rêve. Le corps handicapé est traité comme un objet instrumentalisé, soumis à des technologies. (…) On dit facilement que la personne handicapée ne pense pas (surtout pour la déficience mentale mens aussi pour les handicaps physiques qui interrogent la possibilité de penser les atteintes corporelles). Il y a une tendance à méconnaître la vie psychique de la personne handicapée. Il faut donc se donner les outils méthodologiques, éthiques et théoriques, afin de s’intéresser à sa vie psychique dans sa singularité et sa spécificité, tout en reconnaissant et en respectant son altérité. Et il s’agira surtout de reconnaître et de soutenir ses potentialités créatrices. C’est le but et le sens des dispositifs mis en place dans des lieux d’accueil et de soin des personnes handicapées, qui favorisent la créativité. (…) L’art permet d’être reconnu socialement, ce qui fait partie des objectifs d’un certains nombres d’ateliers. (…) L’art favorise un processus de subjectivation et de réappropriation du corps dépossédé. L’art permet de s’habiter soi-même et d’habiter le monde, offrant des modalités d’expression (…) » (Korff-Sausse, 2012, p. 10-11).
76 « Qu’on entende bien le sens de cette expression : l’ombre n’est pas derrière le lisible comme le fond se trouve derrière la figure ou le coperçu derrière le perçu actuel dans les franges du lisible. Elle se dégage au sein même de ce qui est vu, mais inadéquatement aperçu. Loin d’être coperçue, l’ombre appartient au corps trop perçu, atteint par un excès de visibilité dont on ne peut détacher le regard, dont la présence obsède longtemps encore une fois les yeux fermés. » (Ancet, 2006, p. 20).
Auteur
-
Aurélie Martinez
Docteure en Arts (Histoire, Théorie, Pratique), chercheure au laboratoire CLARE/ LaPRIL, et Chargée de cours au Départements Arts, Université Bordeaux Montaigne.
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