Des sources sur la philanthropie américaine durant la Grande Guerre
Entre renouveau et élargissement du regard d’historien
p. 77-101
Texte intégral
1Les comités philanthropiques gouvernementaux et non-gouvernementaux américains se mobilisent massivement pour venir en aide à l’Europe pendant et après la Grande Guerre. Ceux-ci s’inscrivent dans la longue tradition philanthropique des États-Unis. Face à la détresse européenne, de nombreuses personnalités américaines s’engagent dans la « croisade de la charité 1» dès le début du conflit, au risque de ne pas respecter la neutralité affirmée par le président Woodrow Wilson. Elles versent des sommes considérables pour l’assistance aux Européens, pour leur bienêtre puis, après la guerre, pour la reconstruction du Vieux Continent. Les exemples d’organismes philanthropiques américains gouvernementaux et non-gouvernementaux sont nombreux, dont le French Heroes Lafayette Memorial Fund, sur lequel nous allons nous concentrer. Pour étudier cette cause, les sources utilisées sont issues principalement d’un fonds privé constitué par le comité de John Moffat et conservé initialement au sein du château de Chavaniac-Lafayette (Haute-Loire), puis, après 2009, par les Archives départementales de Haute-Loire à la suite du rachat du château par le Département. Ce fonds comprend les documents relatant l’organisation du comité, alors que les sources concernant le musée ou la vie privée de John Moffat sont restées au sein du château et demeurent inexploitées à ce jour.
2La philanthropie américaine reste un sujet moins abordé dans l’historiographie française bien que, durant l’entre-deux-guerres, les publications se multiplient au sujet des actions philanthropiques. Elles sont en effet rédigées par les acteurs tels que Myron Timothy Herrick ou par les témoins, comme le diplomate français André Tardieu23. Cependant, ces dernières années, nous constatons un renouveau de l’historiographie concernant la philanthropie aux États-Unis. Des travaux récents, tels ceux d’Olivier Zunz et Julia Irwin, tournent le dos à l’hagiographie des organismes ou des fondateurs pour en démontrer les enjeux politiques, économiques et culturels45. Les travaux d’Olivier Zunz tentent de démontrer que la philanthropie est une institution politique qui affecte les affaires de l’État américain. L’étude de Julia Irwin sur la Croix Rouge américaine prouve de son côté que cet organisme entendait véhiculer par ses missions les valeurs et les idées américaines. À travers l’étude des comités philanthropiques gouvernementaux et non-gouvernementaux américains, l’historien est surtout confronté à l’éparpillement des sources ce qui rend difficile la vision d’ensemble de leurs actions. Lors du dépouillement des fonds comme celui du French Heroes Lafayette Memorial Fund, l’historiographe est contraint d’élargir son regard et d’avoir une approche multiscalaire, mais il doit aussi faire face à de nombreuses lacunes.
Une vision de l’historien limitée par à l’éparpillement des sources
3Il est important avant tout de redéfinir le terme de philanthropie. Selon Alexis de Tocqueville, les personnes fortunées utilisent la philanthropie comme principale arme pour faire entendre leurs points de vue et ainsi opposer une autorité morale à la puissance politique qui les domine6. Cette définition s’oppose alors totalement à l’idée d’aide humanitaire, qui vise simplement à secourir les personnes en difficulté. La philanthropie est une fille de l’industrialisation rapide des États-Unis car les grands industriels décident de réinvestir une partie de leurs bénéfices dans des fondations. Ces organisations sont privées d’intérêt politique mais ont joué un rôle historique dans les secteurs où l’État fédéral est resté absent, comme dans l’enseignement, la recherche et le travail social. Les comités américains doivent donc être perçus comme un outil de mobilisation de toutes les ressources de la science et de la technologie moderne afin de résoudre les problèmes de la société et de contribuer au progrès de l’humanité7. Cette dimension de la philanthropie est largement reprise dans les travaux de Bruno Cabanes, de Julia Irwin, d’Olvier Zunz et de Ludovic Tournès qui la perçoivent comme une aide et la dotent d’intérêts politiques8. Ce dernier a montré que la France est un terrain d’analyse privilégié dans l’étude de ces organismes philanthropiques américains puisqu’ils se sont engagés dans la lutte contre la tuberculose, dans l’organisation de la santé publique et dans le développement des sciences sociales. En effet, les organismes philanthropiques sont présents en France tout au long du XXe siècle et ont joué un rôle important dans le paysage intellectuel et institutionnel français, notamment dans la recherche et dans l’enseignement. Les travaux de Ludovic Tournès se concentrent essentiellement sur les actions des fondations non-gouvernementales tels que Rockefeller, Carnegie et Ford9. Julia Irwin s’inscrit dans cette même lignée en se concentrant sur les missions de la Croix Rouge américaine en France durant la Grande Guerre. La Croix Rouge américaine, du conflit jusqu’en 1920, a permis de diffuser les protocoles de puériculture et de réactiver les réseaux de protection de l’enfance créés au XIXe siècle. Ces différents travaux mettent en évidence le rôle technique et intellectuel de la philanthropie, car ils démontrent que les organismes ont établi des contacts avec les pouvoirs publics français ou les organismes privés. Elle s’est insérée dans les réseaux scientifiques, administratifs et politiques à travers une collaboration interdisciplinaire. Cependant, ces ouvrages se concentrent essentiellement sur l’étude d’un comité mais ils ne donnent pas une vision d’ensemble de leurs actions. Une liste exhaustive des comités gouvernementaux et non-gouvernementaux présents sur le sol français durant la Grande Guerre et l’entre-deux-guerres fait encore défaut. Cela s’explique en grande partie par la dispersion des sources en France et aux États-Unis, laquelle rend difficile le travail des historiens. Différentes infrastructures publiques américaines comme les universités, les bibliothèques et la librairie du Congrès disposent d’archives, mais l’essentiel demeure conservé dans des collections privées. Par exemple, le fonds de la Croix Rouge américaine se concentre essentiellement à Washington, dans les locaux de leur siège social. Cependant, les actions de cet organisme gouvernemental sont multiples sur le sol français, d’une part dans la lutte contre la tuberculose et d’autre part dans la diffusion des protocoles de puériculture et du modèle d’infirmière-visiteuse. Beaucoup de sources subsistent dans les archives départementales françaises comme en Haute-Loire ou dans les archives municipales comme à Lyon ou à Bordeaux. Le fonds d’archives du Near East Relief se situe quant à lui essentiellement dans leur musée à New York. Ce comité non-gouvernemental a pour mission de secourir les Arméniens durant le conflit et l’entre-deux-guerres. Les archives du Comité Américain des Régions Dévastées sont conservées essentiellement dans le château de Blérancourt10. Les sources concernant les comités d’Herbert Hoover, la Commission Relief for Belgium et l’American Relief Administration se concentrent essentiellement à l’Institution Hoover à l’université de Stanford et aux archives nationales. Ces fonds d’archives sont essentiellement composés de comptes-rendus de réunions, des directives du comité exécutif, des bilans de comptabilité, de photographies de leur mission et de listes de donateurs. En revanche, les listes de bénévoles ou l’identité des personnes secourues ont souvent été égarées. Cette situation rend le travail de l’historien plus complexe pour avoir une vision globale du sujet. Le fonds d’archives consulté le plus complet reste celui du French Heroes Lafayette Memorial Fund (FHLMF). Pour ce comité, leurs sources sont consultables essentiellement en France et sur le site de la Bibliothèque du Congrès. Ce travail de recherche s’appuie sur une bibliographie importante et sur le dépouillement du fonds d’archives départementales de Haute-Loire, des archives de la Bibliothèque du Congrès, de la presse locale et de la presse américaine telle que le New York Times11. Cependant, de nombreux documents ont disparu, ce qui rend plus difficile le travail de l’historien. Pour pallier ces lacunes, la confrontation de sources de divers comités permettent néanmoins de retracer les actions du comité.
Un état des lieux des sources du French Heroes Lafayette Memorial Fund
4À travers cette étude, John Moffat apparait comme un personnage central dans cette « croisade de la charité ». Il est né en 1879 à Glasgow dans une famille de riches industriels. Avant le conflit, il se lance dans une carrière politique pour le parti conservateur britannique mais c’est un échec car sa personnalité manque de charisme. Durant le conflit, il est présenté avant tout comme un diplomate chargé par les gouvernements britanniques et canadiens de la propagande aux États-Unis, car il est membre de l’Advisory Board British et de la Canadian Recruiting Mission dans le Who’s Who américain de 193512. Il fonde notamment deux comités philanthropiques non-gouvernementaux durant le conflit : le National Allied Relief Committee et le French Heroes Lafayette Memoria Fund.
Le National Allied Relief Committee : le premier comité de John Moffat
5Le comité National Allied Relief Committee (NARC) est largement représenté dans les archives départementales de la Haute-Loire. Ce comité est créé bien avant le French Heroes Lafayette Memorial Fund, en juillet 1915, sous l’impulsion de John Moffat, de la comédienne Beatrice Astor Chanler, ainsi que du gouverneur de l’État de New York Martin H. Glynn, avec l’approbation du président Wilson. Le comité s’inscrit dans le prolongement du Committee of Mercy (le comité créé par Moffat et Glynn), mais bénéficie de peu de visibilité auprès du public américain et ne récolte que deux millions de dollars depuis le début du conflit. Cet organisme vient en aide aux femmes, aux enfants et aux civils, des pays belligérants ou non, dans un souci de neutralité. Avec la création de ce nouveau comité, John Moffat espère attirer la sympathie et la mobilisation du peuple américain. L’Écossais décide alors de regrouper plusieurs organismes philanthropiques non-gouvernementaux pour récolter un maximum de fonds et permettre de clarifier la situation, les Américains paraissant perdus face à la myriade de comités philanthropiques non-gouvernementaux créés durant la Grande Guerre. Ce comité est affilié avec un autre organisme américain, la War Relief Clearing House de Paris, fondée en 1914 par l’ambassadeur américain Myron Timothy Herrick. Le comité possède plusieurs branches présentes partout aux États-Unis. Une des plus importantes se trouve dans l’État du Massachussetts et est dirigée par I. Trucker Burr, lequel s’est assuré le soutien de la très influente banque bostonienne Lee, Higginson & Company, ainsi que d’une armée de bénévoles, hommes et femmes. Les documents de la Haute-Loire permettent de consulter les rapports du budget annuel établis par Marwick, Mitchell & Company de 1923 à 193013. Dans la brochure de 1919, le National Allied Relief Committee aurait récolté plus de cinquante millions de dollars, intégralement reversés aux diverses associations financées par le comité, mais aucun audit ne nous permet de confirmer ces chiffres. Le National Allied Relief Committee finance principalement le French Heroes Lafayette Memorial Fund14. En effet, en 1919, les dons versés pour le FHLMF représentent plus de 23 % du budget annuel15. Après la guerre, le budget reste bien inférieur à celui de 1919 car la mobilisation américaine est moins importante, les Américains se sentant moins concernés par la situation européenne et se concentrant sur les maux de leur propre société.
Budget annuel du NARC de 1923 à 1930

6Les budgets des années 1919 à 1930 ne font que baisser. Pourtant, ils contribuent à financer une vingtaine d’organismes comme le French Heroes Lafayette Memorial Fund, l’American Red Cross ou le Committee for Men Blinded in Battle et mettent en évidence la coopération entre organismes gouvernementaux et non-gouvernementaux. Les brochures du Allied Bazaar et du Hero Land offrent de précieuses informations sur leur organisation et sur la propagande pro-alliée. John Moffat s’inscrit dans la lignée de la longue tradition américaine des bazaars, qui consistent à créer une sorte de ville éphémère où les Américains peuvent consommer et se divertir. En 1916, au Grand Central Palace de New York, il organise le National Allied Bazaar, prenant le risque d’entraver la neutralité américaine16. En effet, cet événement symbolise la propagande menée par les Alliés avec un rappel des atrocités commises par les Allemands. En 1917, John Moffat récidive en organisant une nouvelle foire-spectacle au Grand Central Palace, le Hero Land qui se place sous le patronage de l’épouse du président américain, Edith Wilson, signe fort d’une inflexion dans la politique de neutralité par le biais des comités philanthropiques17. Ces évènements permettent à une centaine d’organismes gouvernementaux (comme l’American Red Cross) et non-gouvernementaux (comme le French Heroes Lafayette Memorial Fund) de récolter des fonds importants et d’évoquer leurs missions sur le sol européen. Ils mettent en évidence la volonté des philanthropes comme John Moffat et Herbert Hoover d’unir leurs forces afin de toucher un public plus large. L’organisation de ces foires-spectacles a permis de récolter près de deux millions de dollars afin d’assurer des fonds nécessaires aux comités philanthropiques. Ces évènements apparaissent comme les rendez-vous de toute la société américaine, s’exportant dans diverses villes telles que Boston, Chicago et Baltimore. Après le conflit toutefois, la mobilisation opérée par John Moffat devient moins importante et s’effectue seulement par l’intermédiaire la presse américaine ou par la publication de brochures. Ces documents sont aujourd’hui seulement conservés aux archives départementales de la Haute Loire et à la Bibliothèque du Congrès.
Le French Lafayette Memorial Fund : le second comité de John Moffat
7Le French Heroes Lafayette Memorial est fondé en avril 1916 par John Moffat et Beatrice Astor Chanler. Au départ, l’organisme souhaite une simple collaboration avec le comité de la Vie Féminine qui soulage principalement les civils18. Mais face à la détresse européenne, le comité décide de secourir les enfants en finançant un orphelinat parisien dirigé par une philanthrope féministe engagée, Marie-Louise Le Verrier. Au début de l’année 1917, les fondateurs souhaitent s’implanter durablement dans le paysage français en achetant le château de Chavaniac-Lafayette situé en Haute-Loire, en Auvergne. Pour le FHLMF, cette acquisition est l’occasion rêvée de réaliser un parallèle entre ses actions et celles du marquis Lafayette. Cet achat a pour but de fonder un musée dédié au célèbre marquis et à ses actions durant la guerre d’indépendance américaine, et de rendre hommage aux soldats de la Grande Guerre. Face à la situation critique de l’orphelinat parisien durant les bombardements de 1918, les deux fondateurs décident de rapatrier leurs petits protégés à Chavaniac-Lafayette. Leurs actions dans le sauvetage des enfants européens connaissent une plus grande ampleur encore après le conflit en accueillant des enfants de diverses nationalités européennes. Le FHLMF prend également conscience que la tuberculose sévit en Europe et participe activement alors dans la lutte contre cette maladie. Il fonde un préventorium, un des seuls dispensaires antituberculeux en Haute-Loire, prenant en charge plusieurs centaines d’enfants. Le fonds d’archives de ce comité s’est constitué au moment où le château de Chavaniac-Lafayette a été racheté par le conseil général de la Haute-Loire en juillet 2009. Aucune sélection n’a pas été opérée par le fondateur du FHMLF. Ce fonds est lui aussi d’une richesse exceptionnelle, alliant photographies personnelles, correspondances et articles de presse à sa collection d’affiches de propagande de la guerre, ses vêtements et objets personnels. En effet, les appartements privés sont restés en état après le départ de son épouse Fern King Moffat dans les années 1990. Cependant, l’essentiel de ce fonds resté au château de Chavaniac-Lafayette est non-catalogué et si l’on compare des inventaires du château réalisés après la Seconde Guerre mondiale et avec ceux postérieurs au décès de John Moffat en 1966, de nombreux documents ont disparu. Le fonds d’archives du FHLMF donne cependant deux visions du château et du monde philanthropique américain : la vie officielle du comité et la vie quotidienne du personnel et des enfants. En effet, la vie officielle de l’association est observable à travers les comptes-rendus des audits financiers réalisés par la société Marwick, Mitchell & Company, les brochures et articles sur l’association de John Moffat, la correspondance avec les autorités locales et la liste des donateurs. Ces documents ont permis de reconstituer le réseau de John Moffat et montrent un homme entouré de personnalités très diverses autant politiques et religieuses qu’intellectuelles.
8Son réseau met en évidence l’insertion de cet Écossais dans les associations britanniques, françaises et américaines. Il s’entoure au départ de connaissances familiales puis crée son propre réseau de sociabilité. Celui-ci lui permet d’établir des négociations avec les autorités françaises pour élaborer in situ la diffusion des protocoles sanitaires américains et européens mais également la diffusion des valeurs américaines. Il ne s’agit cependant pas d’une américanisation. John Moffat tente par exemple de diffuser le scoutisme anglo-saxon et fait venir les YMCA en Haute-Loire. Mais la dimension religieuse de ces derniers est rejetée par la suite pour adopter des pratiques plus laïques afin de respecter les différentes confessions des orphelins. Le fonds d’archives altiligérien ne présente pas de manière précise les missions des membres du comité notamment autour du rôle des fondateurs, des membres et du personnel car de nombreux documents rédigés par le siège social new-yorkais et le bureau parisien ont disparu. En effet, John Moffat est à la tête du comité depuis sa création mais il est difficile de mesurer ses dons et ses directives. De plus, Beatrice Astor Chanler, la fondatrice du FHLMF, est la grande absente des archives car aucun de ses documents n’est conservé. Il est donc difficile de mesurer son investissement dans le comité qu’elle quitte après le conflit. Le fonds d’archives contient également de nombreuses pièces sur la comptabilité de l’association. Les comptes sont pris en charge par un comptable de la région brivadoise, M. Bernard jusqu’à la fin des années 1920 puis par M. Roche19. Ces comptes sont ensuite audités par la société Marwick, Mitchell & Company20. Cette dernière publie ses comptes dans un rapport du budget annuel pour les donateurs. Les listes des donateurs existent dans le fonds sous plusieurs versions à différentes dates et recensent plus de 150 000 noms.
Figure 2 : Cartographie des donateurs

Ch. P. d’après Google Maps
9La carte des donateurs permet la localisation des donateurs sur la côte est des États-Unis, où sont concentrés les grandes fortunes et la plupart des événements de la propagande pro-alliée. Les listes des donateurs permettent de mesurer l’évolution des financements de l’association. En 1931, l’orphelinat ferme ses portes car les enfants sont devenus de jeunes adultes et le FHLMF décide de se concentrer essentiellement sur le préventorium. De plus, les dons sont de moins en moins importants à la fin des années 1920. Les donateurs sont d’ailleurs moins nombreux à cause de la crise économique qui touche les États-Unis.
10Marie-Louise Le Verrier, quant à elle, prenant conscience de l’envergure des évènements auxquels elle a été confrontée avec le FHLMF, décide de constituer un fonds et annote tous ses documents personnels. Lorsqu’elle quitte la direction de l’orphelinat, elle remet aux Archives Départementales ses effets personnels concernant le FHLMF. Ce fonds est composé de sa correspondance avec les membres du comité et les orphelins, des articles de presse français et américains qui décrivent son rôle au sein du comité, les photographies qu’elle a prise au château, ses agendas, ses cartes de membres dans des organismes philanthropiques français et américains et les cadeaux qu’elle a reçus des enfants21. Ces documents permettent de comprendre l’attachement de Marie-Louise Le Verrier pour l’ensemble des orphelins secourus, et nous font rentrer dans l’intimité de l’orphelinat. Elle a reçu des correspondances des orphelins et de leurs descendants jusqu’à sa mort. Les agendas permettent de suivre l’arrivée en urgence des premiers orphelins au château pour fuir les bombardements sur Paris alors que les travaux de restauration viennent à peine de débuter22. Les craintes de la directrice s’accentuent notamment lors de son tour d’Europe en 1919 avec John Moffat. Le philanthrope et la directrice prennent de nombreux clichés sur la situation des réfugiés et des orphelinats en Europe. Beaucoup de photographies montrent des enfants atteints de malnutrition due à un régime trop pauvre en protéines. Marie-Louise est fortement marquée par la situation sanitaire des orphelinats russes dans la province de Samara où les enfants sont atteints d’inanition très sévère et de poliomyélite. Elle est frappée par la forte mortalité infantile et par le cannibalisme23. Le comité fait appel à des médecins et des psychiatres comme Edmund L. Gros24 qui leur déconseillent de rapatrier les orphelins de cette région. Il vient aussi en aide aux orphelins de la noblesse russe déchue comme Jean et Alexandre Oblensky. Ce voyage lui permet d’internationaliser ses missions à travers toute l’Europe.
Figure 3 : L’internationalisation du FHLMF dans le monde aux lendemains du conflit

11En effet, la carte montre la concentration des actions du FHLMF en Europe, notamment dans les pays alliés. Ces derniers peuvent bénéficier d’une aide matérielle et financière du FHLMF mais également de la prise en charge des orphelins pour les ramener en Haute-Loire, à Chavaniac-Lafayette. Afin de maintenir la paix européenne, les pays vaincus bénéficient seulement d’un soutien financier et de distribution de lait. Il s’agit aussi de limiter la propagation du bolchevisme, comme l’indiquent les comptes-rendus annuels diffusés aux donateurs25. La directrice explique en détails l’arrivée des enfants en Haute-Loire après une mise en quarantaine au Passy Home à Paris pour subir tous les examens médicaux. Elle s’interroge sur l’acclimatation et le mutisme des orphelins arméniens, comme sur l’efficacité des méthodes d’éducation mises en place par le FHLMF. Ses annotations mettent en évidence la recherche du bien-être des enfants et la volonté de conserver la culture maternelle des orphelins. Pour cela, le comité va jusqu’à engager des enseignants russes, arméniens et des membres du clergé orthodoxe. De 1920 à 1922, Marie-Louise Le Verrier s’inquiète de la grippe espagnole et protège les orphelins et les enfants du préventorium pour éviter toute contamination. Sa correspondance à la fin des années 1920 met en évidence la spécialisation de ses missions autour de la scolarité et de l’orientation des orphelins. Ce fonds d’archives, exceptionnel par sa richesse, ne dit cependant rien de l’engagement de cette directrice dans le féminisme français, qu’elle délaisse pour s’engager pleinement dans le sauvetage des orphelins européens Le fonds est augmenté des archives du personnel, comme celles de l’infirmière, Miss Clara Greenleaf Perry, artiste peintre née dans le New Jersey en 1871 qui s’engage dans le conflit en tant qu’ambulancière26. Elle aide Marie-Louise Le Verrier à rapatrier les orphelins en 1918 en Auvergne avec des ambulances mises à disposition par l’armée américaine. Elle s’installe après le conflit au château et devient infirmière mais le quitte brutalement pour des raisons de santé. Peu de sources concernent la vie de Clara Perry avant et après le conflit, mais cette artiste laisse des traces de son passage : des photos, ses dessins, sa carte de l’Union départementale des Combattants de la Grande Guerre et son passeport. Ses photos et ses dessins immortalisent la vie quotidienne des orphelins et du personnel.
12Les enfants de l’association sont également très présents dans le fonds d’archives grâce à la découverte de leurs dessins, leurs lettres et leurs témoignages. Cette étude permet d’appréhender leurs ressentis face au traumatisme vécu par les orphelins pendant la Grande Guerre27. Certains ont développé des troubles psychologiques (mutisme, hypersensibilité, excès de violence) et ont du mal à s’acclimater à la vie de l’orphelinat comme le décrit Sétrac Simonian, un jeune orphelin arménien :
« Mme Simon est venue nous chercher à Constantinople. […] Je suis arrivé à Paris en 1918… ? peut-être, et à Chavaniac en 1919. J’avais cinq, six ans, j’étais petit… […] On couchait au château, le dortoir était aménagé dans le grand salon. Nous avions des cours le matin j’étais un des plus jeunes, je ne pouvais pas suivre… j’écoutais, je rêvais… Nous nous levions à 7hr. Au début, nous prenions nos repas dans un coin du dortoir, par la suite, les anciennes cuisines du château ont été aménagées en réfectoire (aujourd’hui la salle des gardes). On jouait dans la cour. Il y avait deux Russes que je ne quittais pas, c’était comme mes parents, il s’appelait Tiekobrazov28… »
13Le témoignage de Sétrac est capital afin de comprendre la reconstruction de ces orphelins. Il a bénéficié d’une grande solidarité auprès des autres enfants orphelins malgré leur différence d’origine et d’âge. La prise en charge des plus petits par les plus grands est une volonté de John Moffat, renforcée par le scoutisme. Leur scolarité est également représentée dans le fonds avec les bulletins et les dossiers scolaires car John Moffat et Marie-Louise Le Verrier en font une priorité. Ils adoptent les programmes scolaires français tout en suivant le rythme américain. La scolarité de Chavaniac-Lafayette est assurée jusqu’au collège suivant les méthodes de l’Éducation Nouvelle29. Les meilleurs élèves sont envoyés dans des lycées à Clermont-Ferrand ou au Puy-en-Velay. Cette séparation est très difficile pour les orphelins qui correspondent avec la directrice et montrent ainsi leur attachement. Ils sont ensuite envoyés grâce à la bourse Lafayette aux États-Unis, afin d’effectuer un stage auprès des plus grands entreprises américaines comme la banque J-P Morgan ou la United States Steel Company. Une douzaine d’entreprises accueillent les orphelins. Les élèves en difficulté effectuent un apprentissage et restent à Chavaniac-Lafayette, à l’image de Sétrac Simonian qui devient le cordonnier du château. Certaines photographies montrent les conditions de vie des pupilles du French Heroes Lafayette Memorial Fund au château de Chavaniac-Lafayette mais aussi la vie quotidienne des enfants du préventorium30. En effet, elles permettent d’observer les soins donnés et les installations réalisées par l’association pour les enfants. Pour le préventorium, John Moffat décide d’établir des protocoles américains et européens31.
Figure 4 : Les séances de gymnastique en plein air en 1925. Photographie publiée dans la brochure du FHLMF intitulée Madame Le Verrier’s story, date de publication inconnue (collection particulière)

14Quotidiennement les enfants réalisent des séances de gymnastique en plein air afin d’améliorer leur capacité respiratoire. En effet, l’attitude de Chavaniac-Lafayette (700 mètres d’altitude) et les forêts de pins sont bénéfiques pour leurs bronches. Ces séances permettent aussi d’exposer les enfants au soleil dans le cadre de l’héliothérapie. Chaque séance est consignée dans les dossiers anthropologiques des enfants afin de mesurer leurs progrès.
15Il choisit d’adopter le protocole américain du docteur Trudeau afin de favoriser la qualité de l’air en ouvrant l’architecture du préventorium sur l’extérieur, ainsi que le protocole suisse du docteur Auguste Rollier, marquant l’introduction de l’héliothérapie en France. L’ensemble de ces clichés photographiques a pu être utilisé dans la presse américaine, dans les brochures et auprès de leurs donateurs. Ils ont permis de sensibiliser et de présenter leurs actions auprès du peuple américain. Mais ces documents iconographiques demeurent difficilement exploitables par les historiens en raison du manque de légende. Leur contextualisation, ainsi que l’identification des personnes comme les enfants et les membres du personnel du château, sont de la sorte rendues plus complexes. Tous les dossiers anthropologiques des orphelins et des enfants du préventorium ont disparu, ce qui empêche d’identifier tous les enfants.
16Figure 5 : Le dossier médical d’Henriette Corunt, photographie publiée dans la brochure du FHLMF intitulée Evidence, date de publication inconnue

(collection particulière)
17Tous les enfants pris en charge par le FHLMF possèdent un dossier anthropologique. Cet intitulé est celui utilisé par le comité, qui recense tous les examens médicaux des enfants afin de déterminer leur état de santé. Henriette est restée de février à octobre 1921 au préventorium. Son dossier explique que la fillette souffre d’anémie et de primo infection de la tuberculose. Son séjour au préventorium lui permet de bénéficier de soins dentaires, de radiothérapie et d’héliothérapie. Le préventorium lui administre une alimentation riche en protéines ce qui lui permet de prendre du poids rapidement (3 à 4 kg par semaine). Les clichés photographiques peuvent être publiés par la suite pour montrer aux donateurs les bienfaits des traitements. Près de 25 000 enfants européens (entre l’orphelinat et le préventorium) ont été pris en charge par le FHLMF et il est impossible de tous les recenser sans avoir accès à leurs dossiers médicaux. Aussi, seulement une centaine d’orphelins ont pu être identifiés32.
18Le fonds d’archives du FHLMF est en partie encore conservé au château de Chavaniac-Lafayette. Il n’est pas encore catalogué mais un rapide comparatif avec les inventaires du château des années 1930 laisse apparaître que de nombreux documents manquent, notamment issus du musée créé par John Moffat. Dès le début en effet, John Moffat veut rendre hommage aux soldats de la Grande Guerre car il a été touché personnellement par le deuil de son frère, mort au front. Avec l’achat du château, il espère créer un musée dédié au marquis Lafayette et aux soldats de la Grande Guerre, mais il est contraint d’attendre la fin du conflit pour que les travaux de restauration du château soient terminés. Le musée est composé de deux collections réparties dans treize salles faisant référence aux États originaux américains. La première collection représente les actions du marquis de La Fayette durant la guerre d’indépendance américaine et la seconde rappelle le sacrifice des soldats alliés durant le conflit. Avec cette dernière, le but recherché auprès des visiteurs est de réaliser un parallèle entre les actions du marquis et celles des soldats américains. Le musée doit symboliser l’amitié qui lie les deux nations. Le château devient également un lieu de commémoration pour les Américains car ils peuvent retracer les parcours de leur corps expéditionnaire et redécouvrir l’histoire de la guerre d’indépendance des États-Unis. Si cette collection n’est plus présentée au public aujourd’hui, une grande partie subsiste : une cinquantaine de photographies du corps expéditionnaire américain, des portraits des généraux français, une photographie dédicacée du général Pershing, des gravures de tous les volontaires américains qui ont rejoint l’armée française33. Cependant, les uniformes de Joffre et de Foch, les affiches de propagande américaines et européennes publiées durant la Grande Guerre ainsi que les armes des généraux français et américains, présents dans le musée avant le départ de l’épouse de John Moffat, ont totalement disparu. Les archives contiennent aussi des clichés sur les évènements organisés par le French Heroes Lafayette Memorial Fund à Chavaniac-Lafayette tels que la fête de Jeanne d’Arc, les Lafayette Days et diverses fêtes folkloriques34. Ces clichés mettent en avant les usages de l’Histoire par le comité mais également ses liens avec les autorités locales. Au départ, le château accueille des cérémonies commémoratives comme celle du Mount Vernon le 11 mai 192535. Cette cérémonie permet d’inaugurer la fin des travaux de restauration en présence du préfet de la Haute-Loire, M. Baudet-Varennes, du sénateur M. Enjolras et des maires des communes environnantes. Les Américains font aussi le déplacement, avec le sous-secrétaire de l’ambassade américaine, Edwin Sheldon Whitehouse, l’ancien ambassadeur Myron Timothy Herrick, les présidents des filiales françaises de la banque Morgan et de la chambre de commerce américaine. Cet événement symbolise le lien d’amitié entre les deux nations.
Une approche transversale de l’histoire
19L’étude des comités de John Moffat met en évidence l’histoire des relations américano-européennes après le conflit mais permet également à l’historien d’adopter une chronologie élargie et renouvelée car le FHLMF est présent sur le sol français jusqu’à la mort de John Moffat en 1966. Les sources permettent de contribuer au renouvellement historiographique de différents domaines : philanthropie de masse, rôle de femmes, américanisation… L’étude des actions du FHLMF et du NARC s’inscrit dans l’histoire globale et possède également un ancrage local.
20Les brochures présentes dans le fonds d’archives du FHLMF permettent à l’historien de comprendre le basculement d’une philanthropie réservée aux riches à une philanthropie de masse durant la Grande Guerre. En effet, l’effort humanitaire fut si intense que le don devint partie intégrante de l’américanité36. À partir de ce moment, les organismes philanthropiques américains changèrent d’échelle, de portée et aspirèrent à une meilleure coordination. L’entrée en guerre des États-Unis permet au pays de devenir une « véritable matrice institutionnelle du don » et de comptabiliser onze fois plus de donateurs37. Devant l’intensité des campagnes de dons et leur multiplicité, le monde philanthropique fut contraint de s’organiser, à l’image du NARC. Avec l’entrée en guerre des États-Unis, le don apparut plutôt comme un acte patriotique et d’obéissance pour les citoyens américains, où la collecte de fonds sert de mécanisme de contrôle de la loyauté nationale. Cette mobilisation intense s’explique en grande partie par l’enrichissement de la population et par l’adoption de nouvelles techniques de collectes de fonds, mises en place pendant le conflit et apparentées aux méthodes publicitaires. John Moffat participe activement à ces changements en utilisant des actrices comme Mary Pickford, Edna Hopper ou les sœurs Dolly, en organisant des bazaars et surtout en recherchant le sensationnel avec la diffusion d’images choquantes d’enfants38. Par exemple, le Alley Festa se déroule dans le MacDougal Alley, célèbre quartier de New York, au début du mois de juin 191639. John Moffat fait de cet évènement un spectacle en transformant un quartier complet en rue typiquement européenne qui évolue et se transforme en fonction du pays qui est célébré. John Moffat fait appel à de jeunes Américaines, habillées pour l’occasion aux couleurs des pays alliés et qui ont pour mission de récolter des fonds auprès des passants masculins. Ces jeunes filles vendent également des Liberty Bonds, nouveau moyen très efficace de récolter près d’un million et demi de dollars en quelques jours40. La mise en scène va même plus loin puisque des jeunes filles de la Society Grils donnent un baiser à chaque homme qui s’engage auprès des bureaux de recrutement installés au Alley Festa. Cet événement permet aussi à l’American Red Cross de présenter ses actions sur le sol européen et de récolter près de 62 263 dollars en l’espace d’une semaine. La frontière entre comités gouvernementaux et non-gouvernementaux apparaît ici floue. La coopération entre ces derniers, très visible, est renforcée par l’annonce de l’entrée en guerre des États-Unis. La Grande Guerre est ainsi un moment fondateur dans l’expansion, par sa professionnalisation et son internationalisation, de la philanthropie américaine.
21L’étude des sources du FHLMF permet également de mettre en évidence les nombreuses lacunes historiographiques concernant les bénévoles. En effet, de nombreux travaux comme ceux de Bruno Cabanes ou Julia Irwin se concentrent essentiellement sur le fondateur et sur les comités. Pourtant toutes leurs actions ont été réalisées par les bénévoles, majoritairement des femmes européennes ou américaines, qui restent cependant peu étudiées, faute de sources. En effet, rien que pour l’organisation des deux bazaars, John Moffat a rassemblé plus de deux millions de bénévoles majoritairement des femmes mais aucun document n’a permis de les recenser. Seuls les travaux d’Ian Tyrrell montrent que les femmes participent activement à la philanthropie41. En effet, entre 20 000 et 30 000 Américaines servent en Europe à travers les organisations philanthropiques. La suffragette, Ida Clyde Clark, rappelle dans son ouvrage la légitimation des femmes à travers leurs activités philanthropiques, notamment avec les comités de John Moffat. Elles jouent avant tout un rôle moral, et pour certaines sillonnent le monde afin de diffuser la culture américaine. Ce fut le cas de Beatrice Astor Chanler, de Marie-Louise Le Verrier qui voyage entre la France et les États-Unis à partir de 1909 ou de Mme Simon, la secrétaire du comité qui sillonne l’Europe pour emmener les orphelins en France – bien que peu de sources décrivent les actions de cette dernière et ne nous permettent pas d’identifier son prénom. La philanthropie touche l’ensemble des femmes américaines et françaises, lesquelles sont alors en quête de reconnaissance par leurs gouvernements. Ces femmes actives dans la philanthropie sont issues majoritairement de classes aisées, la charité constituant une forme de sociabilité. Elles aident dans les collectes de fonds, organisent des galas de charité et versent des mensualités pour venir en aide à un orphelin. Pour elles, la philanthropie est un moyen de réclamer de manière sous-jacente l’universalité des droits en côtoyant de nombreux hommes politiques américains et français et en se montrant indispensables au bon fonctionnement des comités. Aussi Theodore Roosevelt, membre du FHLMF, participe aux deux bazaars et devient après-guerre un fervent militant pour l’obtention du droit de vote des femmes. Elles espèrent obtenir le droit de vote en participant à la philanthropie et celle-ci apparaît comme une interface des combats féministes entre Européennes et Américaines. Après la Grande Guerre, les Françaises et les Américaines se concentrent sur la protection de l’enfance.
22L’American Red Cross, l’American Relief Administration et le FHLMF ont en commun le sauvetage et la protection de l’enfance en Europe42. Ces comités ont réactivé les réseaux de protection de l’enfance créés au XIXe siècle en organisant des baby shows, en diffusant des protocoles sur la puériculture et en organisant des distributions de lait – une action qui peu étudiée dans l’historiographie française. Les brochures des comités, notamment celles du FHLMF, présentent une jeunesse européenne reposant sur une élite combattante, tournée vers l’avenir et la modernité industrielle avec par exemple la bourse Lafayette43. Le sauvetage des enfants européens est perçu comme une étape essentielle dans la reconstruction, établissant des liens pacifiques entre les différentes nations. Philanthropes, hygiénistes, scientifiques et hommes politiques s’interrogent sur la nutrition, l’éducation, les problèmes sanitaires durant cette période de reconstruction, en s’appuyant sur la science et sur les techniques pour assurer le progrès social. Pour Herbert Hoover, sauver l’enfance de la faim s’impose comme une œuvre régénératrice et garantissant « l’avenir de la race et de la patrie »44. Le FHLMF n’œuvre pas seulement à éradiquer la faim et la tuberculose infantile mais aussi à diffuser les pratiques sportives, encadrer la jeunesse par le scoutisme et transmettre le goût du travail par l’éducation.
Figure 6 : Une troupe de scout devant la forteresse de Polignac

Photographie publiée dans la brochure du FHLMF intitulée Madame Le Verrier’s story, date de publication inconnue
23Le scoutisme est enseigné à Chavaniac-Lafayette par les YMCA à la fin du conflit. Mais John Moffat décide d’adopter un scoutisme plus laïc afin de respecter toutes les confessions des enfants. Les scouts adoptent l’uniforme et le foulard afin de différencier les divers rangs hiérarchiques. Pour John Moffat, le scoutisme permet aux plus grands de prendre en charge les plus petits, de valoriser les activités en plein air et de renverser les conditions d’acquisitions des savoirs.
24En philanthrope, John Moffat cherche à améliorer la condition humaine et même à la dépasser grâce à la science et aux techniques. L’enfant n’est pas simplement perçu par le comité comme une victime innocente de la guerre mais comme une personne à part entière avec des droits. Les orphelins doivent être dignes du sacrifice de leurs pères tombés au front. Cette dimension montre la volonté de promouvoir une restauration morale face désastre de la Grande Guerre. La philanthropie américaine se fait une interface contribuant à la construction et la circulation des savoirs et des pratiques, bousculant alors les équilibres intellectuels au profit des États-Unis.
25L’étude de la philanthropie américaine et de ses sources permet aux historiens d’observer l’américanisation de la société européenne. L’historiographie française a longtemps montré une culture américaine imperméable et exportatrice, tandis que les études sur l’américanisme restent dominées par le triptyque diffusion-réception-interprétation. Elles perçoivent la culture américaine comme une entité cohérente construite dans un premier temps à l’intérieur des États-Unis puis diffusée dans un second temps à l’extérieur dans une perspective unilatérale45. L’étude de FHLMF nuance cette idée puisque le comité tente de conserver la culture maternelle des orphelins et de leur transmettre les cultures française et américaine. Il faut donc sortir des schémas classiques d’acculturation ou de déculturation pour étudier la diffusion dans une perspective circulatoire en décrivant les différents partenaires et les différentes interactions dans une perspective multilatérale. Les comités se sont en effet insérés dans des réseaux locaux, comme le montre le réseau de John Moffat, lequel s’inscrit durablement sur le sol altiligériens puisque les actions menées dans l’orphelinat et au préventorium ne s’arrêtent respectivement qu’en 1931 et 1966. Dans les années 1920, de nombreuses publications d’hommes politiques français comme Édouard Herriot et André Tardieu décrivent leur fascination envers le système libéral américain qu’ils érigent en modèle. Face à cette fascination, des membres de l’intelligentsia française voient leur culture menacée et décident de se lancer dans une campagne d’antiaméricanisme fortement relayée par la presse. Georges Duhamel est l’un des premiers dans son ouvrage à critiquer avec véhémence la société américaine et son système libéral46. Ce changement de position est fortement visible en Auvergne puisque le comité se referme peu à peu sur lui-même aux débuts des années 1930 en limitant les contacts avec l’extérieur. La presse locale ne voit plus l’arrivée de ces Américains d’un très bon œil et la population développe une plus grande animosité.
Figure 7 : Plan cadastral du domaine de Chavaniac-Lafayette : développement de la propriété de 1917 à 1931

Fonds de carte ESRI, fonds d’archives de Chavaniac-Lafayette 233J
26L’étude des cadastres met en évidence la volonté du comité d’agrandir le domaine de Chavaniac-Lafayette à tel point qu’une grande partie des villages alentours appartient à John Moffat, Clara Perry ou Marie-Louise Le Verrier47. Ils semblent vouloir recréer le fief du marquis de La Fayette en achetant de nombreuses habitations et terres agricoles environnant le château. Cette situation entraîne une hausse de l’immobilier et suscite les jalousies de la population et des autorités locales. Cette animosité locale est renforcée par les membres du personnel qui proviennent des environs, lesquels bénéficient d’avantages que les locaux n’ont pas. Ils profitent notamment de l’accès à une épicerie et à une laverie avec des tarifs préférentiels, en contrepartie d’une certaine rigueur exigée par John Moffat : le personnel doit prendre une douche toutes les semaines pour éviter tout risque d’épidémie et ne doit pas frapper les enfants, sous peine d’être licencié48.
27La « croisade de la charité » du French Heroes Lafayette Memorial Fund a été possible grâce aux actions de ses fondateurs. John Moffat et Beatrice Astor Chanler ont su mettre à profit leurs réseaux, ce qui explique la présence d’hommes politiques américains et européens, d’intellectuels et de féministes. Le comité permet notamment aux Américains de tirer profit de cette croisade en exportant leur culture, leurs idées et leurs valeurs de manière durable. Les sources du FHLMF permettent d’étudier les relations franco-américaines après le conflit mais également d’avoir un ancrage local en étudiant le château de Chavaniac-Lafayette comme une interface de diffusion des cultures américaine et européenne. John Moffat tente de diffuser des protocoles médicaux en construisant un préventorium mais aussi la culture américaine à ses protégés. Pour lui, la discipline physique coïncide avec le bon développement psychologique et fait alors adopter le scoutisme et la pratique sportive quotidienne. De nombreux clichés et les correspondances des enfants mettent en évidence leur reconstruction et leur attachement vis-à-vis du château et de son personnel. Encore aujourd’hui leurs descendants viennent se recueillir à Chavaniac-Lafayette même si les traces de la présence américaine restent peu visibles.
28Face à la capacité des Américains à mobiliser des hommes, du matériel et des fonds financiers afin de soutenir les pays belligérants dans la Grande Guerre et dans leurs reconstructions, les États-Unis s’imposent alors comme une puissance mondiale. La philanthropie est un levier majeur de cette puissance. À cet égard, John Moffat constitue un bon exemple de cet idéal mêlant générosité, idéologie et rayonnement politico-culturel. Il reste d’ailleurs personnellement impliqué jusqu’au milieu des années 1930 quand, face à la montée de l’antiaméricanisme en France, il quitte Chavaniac-Lafayette pour n’y revenir qu’en 1948. Cette présence américaine permet aujourd’hui aux archives départementales de Haute-Loire de disposer d’un fonds d’archives exceptionnel car il nous permet d’appréhender à la fois la vie publique du comité mais aussi de rentrer dans la vie intime du château. L’histoire du
29French Heroes Lafayette Memorial reste encore méconnue, bien que le comité soit venu en aide à plus de 25 000 enfants. De nombreuses interrogations restent en suspens faute de sources concernant le rapatriement des enfants, les missions de chacun des membres et du personnel. De plus, de nombreuses sources ont disparu après le décès de John Moffat notamment autour des collections du musée.
30Ce sujet permet de mettre en évidence le renouveau historiographique qui consiste à redéfinir le terme d’américanisation et à revoir les bornes chronologiques de la Grande Guerre. 1918 correspond à l’intensification des actions des comités notamment dans l’internationalisation de la protection de l’enfance européenne49. La philanthropie américaine ne s’impose pas seulement comme un vecteur d’exportation mais plutôt comme une interface de diffusion de savoirs et de pratiques dans le monde entier et même sur son propre territoire. Elle contribue alors tout autant à l’américanisation qu’à la mondialisation de l’Europe et du reste du monde. Finalement l’exportation du modèle américain contribue à sa propre construction50. Cette dimension reste peu abordée par les historiens de l’américanisation car ils considèrent que les États-Unis ont cessé d’emprunter des modèles au reste du monde et restent essentiellement exportateur de savoirs et de pratiques depuis le début du XXe siècle, notamment dans l’adoption des protocoles sanitaires. Cette dimension représente un vaste terrain de recherche encore peu exploré et qui mettrait un terme à l’idée d’une américanisation à sens unique. Ce point de vue permettrait également de sortir d’une vision binaire du monde, qui oscille entre fascination inconditionnelle et antiaméricanisme irrationnel51.
Centres d’archives | Cotes des fonds principaux | Contenu des fonds |
Archives départementales de la Haute Loire | Série 233 J Fonds non catalogué | Vie à Chavaniac Documents personnels de John Moffat, de Miss Perry et de Marie-Louise Le Verrier Comptabilité du comité de 1918 à 1938 Plans de restauration du château Brochures du NARC de 1916 à 1918 Brochures du FHLMF Correspondance de John Moffat de 1916 à 1918 Photographies des enfants à Chavaniac Liste des enfants en 1919 et de 1922 |
Archives du château de Chavaniac Lafayette | Archives non cataloguées | Brochures publiées de 1920 à 1938 par le FHLMF Photographies du Corps Expéditionnaire américain Gravures des volontaires américains Presse américaine (Mid Week Pictorial) Dessin de Miss Perry Documents personnels des époux Moffat Photographies du Général Pershing dédicacées Portrait du général Joffre dans un cadre en étain, réalisés par Jean Thonnat |
Archives de la Librairie du Congrès | Pas de fonds | Propagande pro-alliée, Collecte de fonds du FHLMF |
Archives du New York Times | Pas de fonds | Articles sur l’organisation du comité exécutif, les évènements organisés par la FHLMF |
Notes de bas de page
1 Herrick Myron Timothy, Mott Thomas Bentley, Bentley Georgette Saint-Paul, Poincaré Raymond, Souvenirs de Myron T. Herrick ambassadeur des États-Unis en France, Paris, Plon, 1930
2 Ibidem.
3 Tardieu André, Devant l’obstacle. L’Amérique et nous, Paris, Émile-Paul frères, 1927.
4 Zunz Olivier, La philanthropie en Amérique : argent privé et affaire d’État, Paris, Fayard, 2012.
5 Irwin Julia, Making the world safe: the American Red Cross and a nation’s humanitarian awakening, Oxford, Oxford University Press, 2013.
6 De Tocqueville Alexis, De la démocratie en Amérique. Paris, Flammarion, 1993 et 1999, 2 tomes.
7 Tournès Ludovic, Sciences de l’homme et politique. Les fondations philanthropiques américaines en France au XXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2011.
8 Cabanes Bruno, The Great War and the Origins of Humanitarianism, 1918-1924, Cambridge, Cambridge University Press, 2014 ; Irwin Julia, Making the world safe, op. cit. ; Tournès Ludovic, L’argent de l’influence : Les fondations américaines et leurs réseaux européens, Paris, Autrement, 2010 ; Zunz Olivier, La philanthropie en Amérique, op. cit. 9
9 Tournès Ludovic, L’argent de l’influence, op. cit.
10 Archives du CARD au Château de Blérancourt, 104 J.
11 De nombreuses affiches ou des clichés photographiques des collectes de fonds sont notamment disponibles sur le site de la Bibliothèque du Congrès [https://www.loc.gov, 30/04/2020]. Les archives en ligne du New York Times permettent de recenser les évènements organisés par John Moffat [https://www.nytimes.com, 17/04/2020].
12 John Moffat est chargé d’organiser la propagande pro-alliée durant le conflit. Who’s who, New York, The Macmillan Company, 1935 [https://archive.org/details/whoswho1935001355mbp, 17/04/2020].
13 AD Haute-Loire (HL), non récolé : Audit du National Allied Relief Committee.
14 AD HL, non récolé : Brochure du NARC de 1923 à 1930.
15 AD HL, non récolé : Audit du National Allied Relief Committee de 1923 à 1930.
16 AD HL, non récolé : Brochure du National Allied Bazaar.
17 AD HL, non récolé : Brochure du Hero Land.
18 Comité dirigé par Valentine Thomson.
19 AD HL, 233 J 67 et 233 J 68 : Comptabilités de M. Bernard de M. Roche.
20 AD HL, non récolé : Audit du FHLMF.
21 AD HL, 233 J 372 : dossier Mme Le Verrier.
22 AD HL, 233 J 377 : mémoires de Marie-Louise Le Verrier.
23 Ibidem.
24 Directeur de l’American Hospital of Neuilly.
25 AD HL, 233 J 48* : bienfaiteurs.
26 AD HL, 233 J 389 : Papiers personnels de Miss Perry
27 Notamment dans le sillage des travaux de Manon Pignot. Pignot Manon, Allons enfants de la patrie. Génération Grande Guerre, Paris, Seuil, 2012.
28 Témoignage de Sétrac Simonian in Donnet Hadelin, Chavaniac Lafayette : le manoir des deux mondes, Paris, Cherche Midi, 2012, pp. 120-125.
29 Face à la santé déficiente des enfants, le comité préconise que les enfants soient acteurs de leur formation. Le FHLMF est d’ailleurs influencé par les pédagogues tels que Maria Montessori et par Célestin Freinet.
30 AD HL, 233 J 153 et 233 J 154 : Vie au préventorium.
31 Le FHLMF adopte le modèle anglo-saxon des infirmières visiteuses, la psychomotricité, la pratique de la gymnastique en plein air, la puériculture, le modèle des open-schools.
32 French Heroes Lafayette Memorial Fund Inc, New York, French Heroes Lafayette Memorial Fund, 1918.
33 Archives du Château de Chavaniac-Lafayette [ACCL], non récolé.
34 AD HL, 233 J 1 et 233 J 284 : Correspondances French Heroes et photographies.
35 Le Mount Vernon a été la demeure de George Washington, le premier président des États-Unis. Cette demeure est entretenue par le comité philanthropique Mount Vernon Ladies. AD HL, non récolé : Cérémonie du Mount Vernon.
36 Zunz Olivier, La philanthropie en Amérique, op. cit.
37 Ibidem.
38 Farré Sébastien, « Sauver l’enfance de la faim (1914-1923). L’internationalisation des pratiques philanthropiques », Relations internationales, 2005, pp. 13-26.
39 AD HL, non récolé : Brochure Alley Festa.
40 Les Liberty Bonds sont émis par le trésor américain en tant que moyen financier afin de soutenir l’effort de guerre.
41 Clark Ida Clyde, American women and the world war, Boston, D. Appleton and company, 1918.
42 Moser Jones Marian, The American Red Cross from Clara Barton to the New Deal, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2013 ; Patenaude Bertrand, The Big Show in Bololand: The American Relief Expedition to Soviet Russia in the Famine of 1921, Palo Alto, Stanford University Press, 2002.
43 Bourse délivrée aux anciens combattants ou des pupilles de la nation par le French Heroes Lafayette Memorial. AD HL, 233 J 155 : École Lafayette.
44 Henry Albert, Le ravitaillement de la Belgique pendant l’occupation allemande, Paris, Presses universitaires de France, 1924.
45 Tournès Ludovic, Sciences de l’homme et politique, op. cit.
46 Duhamel Georges, Scènes de la vie future, Paris, Mercure de France, 1930.
47 AD HL, non récolé : Plan du cadastre de Chavaniac-Lafayette.
48 AD HL, non récolé : archives sur le personnel non cataloguées.
49 Rollet Catherine, « La santé et la protection de l’enfant vues à travers les Congrès internationaux (1880-1920) », Annales de démographie historique, 2001, pp. 97-116.
50 Tournès Ludovic, Sciences de l’homme et politique, op. cit.
51 Strauss David, Menace in the West. The rise of French Anti-Americanism in Modern Times, Westport, Greenwood Press, 1978.
Auteur
-
Chloé Pastourel
Enseignante dans le second degré, spécialiste de la philanthropie américaine et de la protection de l’enfance, elle a réalisé un mémoire sur le French Heroes Lafayette Memorial Fund et le château de Chavaniac-Lafayette sous la direction de Nicolas Beaupré, à l’Université Clermont Auvergne.
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