1Depuis les événements du 14 janvier 2011, la « configuration étatique¹ », qui a émergé à l’indépendance du pays en mars 1956 et a perduré jusqu’à la « révolution », est en pleine mutation. L’État post-14 janvier se caractérise par la fragilité de ses institutions, l’instabilité des gouvernements, une application des lois à géométrie variable, etc. De plus, la « révolution tunisienne » « est sans leaders et sans auteurs (au sens d’acteur politique structuré placé à la tête du mouvement révolutionnaire) » (Chouikha et Gobe, 2020, p. 96), ces facteurs rendant difficile l’exercice d’une bonne « gouvernance politique » alors même que les défis socio-économiques, sécuritaires, politiques, etc. ne cessent de croître. Ils nous renseignent cependant sur l’état de la reconfiguration politique et ses prolongements dans plusieurs secteurs de la vie sociale, y compris le monde des médias.

2Pour pallier ces carences, des « instances indépendantes » ont vu le jour au lendemain de la « révolution », c’est-à-dire dans une « conjoncture fluide² », afin de conduire la « transition » dans plusieurs domaines, tout particulièrement l’organisation des élections et le fonctionnement des médias. Tout en apparaissant comme des outils indispensables de sortie de l’autoritarisme qui a régenté le pays durant plus de cinquante ans, ces instances indépendantes sont parties prenantes d’une dynamique de changements politiques qui génère des incertitudes, des calculs et des jeux d’acteurs, mettant à nu le décalage qui existe entre les textes et la pratique. Toutefois, les gouvernants tunisiens semblent désormais dans l’incapacité de se passer d’autorités indépendantes, ne serait-ce que d’un point de vue formel, car elles correspondent aux « standards internationaux » en matière de régulation démocratique (Chouikha et Gobe, 2020, p. 96).

3Dans ce sillage, le processus des campagnes électorales constitue une bonne entrée pour jauger l’état des institutions, celui des lois censées les organiser et surtout le jeu des acteurs impliqués dans ces élections. C’est pourquoi l’analyse des activités de la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) pendant les élections présidentielle et législatives de 2019 donne la possibilité de scruter la manière par laquelle cette instance entend garantir les principes de « la neutralité des médias nationaux, la transparence de la campagne électorale quant aux sources de son financement (…) l’égalité des chances entre tous les candidats » pour reprendre les termes de l’article 52 de la loi électorale organique du 26 mai 2014 relative aux élections et aux référendums (JORT, 2014, p. 1317).

4Cependant, dans sa mission régulatrice des médias audiovisuels pendant les élections, la HAICA fait face à plusieurs difficultés et écueils qui portent sur l’interprétation et la mise en application des normes adoptées : la loi sur l’audiovisuel, le Code électoral, son propre cahier des charges, les règles et procédures spécifiques pour la couverture des campagnes électorales par les médias audiovisuels et leur respect par tous les acteurs. Ces écueils se manifestent tout d’abord dans ses relations avec l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), avec laquelle elle partage les prérogatives sur la couverture des médias pendant les élections. Ils portent ensuite sur ses rapports avec les entrepreneurs des médias privés, qui sont non seulement souvent peu scrupuleux à l’égard du respect des normes et des principes, mais également pour certains impliqués d’une manière ou d’une autre dans les enjeux électoraux. Ces difficultés transparaissent enfin dans ses relations avec les organes gouvernementaux et étatiques (présidence du gouvernement, etc.).

5Dans cette perspective, nous nous interrogerons pour savoir comment une instance publique indépendante censée réguler les médias audiovisuels durant le processus électoral où s’entremêlent plusieurs enjeux et intérêts contradictoires peut se déployer dans ces conditions. Pour la réalisation de notre travail, nous nous sommes basés à la fois sur les rapports de l’ISIE et de la HAICA, sur les déclarations publiques des responsables de ces instances, sur les entretiens que nous avons eus avec des membres de ces instances et avec des acteurs du secteur de l’audiovisuel et sur le rapport auquel nous avons contribué portant sur « la cartographie des médias en Tunisie » (ECDPM, 2020) dans le cadre d’un projet financé par l’Union européenne.

Une instance indépendante pour réguler un paysage audiovisuel en pleine effervescence

6Parmi les premiers mécanismes créés après la « révolution » pour organiser le secteur de l’audiovisuel figure un dispositif légal et institutionnel (décret-loi n° 116 du 2 novembre 2011) qui a été adopté en novembre 2011 mais n’a été mis en application qu’une année après (cf. infra). Il stipule la création de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle, dotant pour la première fois la Tunisie d’un instrument de régulation des médias audiovisuels. Cependant, cette instance est provisoire, car elle est appelée à être remplacée par une nouvelle instance, l’Instance pour la communication audiovisuelle (ICA) qui fera partie des cinq instances constitutionnelles, conformément à la nouvelle Constitution adoptée en 2014. Inspirée entre autres des législations française en la matière, cette structure a bénéficié de l’expertise, de l’appui logistique et de financements de l’Union européenne.

7Le texte du décret-loi sur l’audiovisuel attribue à la Haute Autorité la personnalité civile, l’autonomie financière et la charge « de garantir la liberté et le pluralisme de la communication audiovisuelle » (articles 3 et 6). La HAICA dispose de pouvoirs décisionnels, de contrôle et de sanction (articles 16, 17 et 18). Elle est notamment chargée, d’une part, de faire respecter les règles applicables au secteur de la communication audiovisuelle par l’ensemble des acteurs et, d’autre part, de statuer sur les demandes d’octroi des licences relatives à la création et à l’exploitation des médias audiovisuels. Elle doit également veiller à garantir la liberté d’expression et le pluralisme des idées et des pensées, en particulier en ce qui concerne l’information politique, tant pour le secteur audiovisuel privé que pour le secteur public. Elle dispose en outre du droit « d’avis conforme » pour les nominations à la tête des médias audiovisuels publics (article 19). Elle est composée de neuf membres, nommés pour un mandat de six ans non renouvelable (article 7). Trois membres sont désignés par le président de la République et le président de l’ANC (parlement), et les six autres membres sont élus ou désignés par le syndicat des journalistes, le syndicat général de la culture et de l’information relevant de l’UGTT (la centrale syndicale), le syndicat des directeurs des entreprises de l’audiovisuel et l’association des magistrats. La présence de magistrats a été voulue par les rédacteurs du texte dans la mesure où la HAICA constitue un premier degré de juridiction susceptible d’être amené à prendre des décisions urgentes (par exemple en période de campagne électorale).

8Durant les campagnes électorales, elle doit « garantir le pluralisme et la diversité médiatiques » et « aplanir tous les obstacles juridiques et administratifs contraires au principe d’accès aux médias, sur la base de l’équité entre tous les candidats et toutes les listes électorales » (article 43). Pour ce faire, elle est chargée de veiller au respect des textes législatifs qui fixent les règles de programmation et de diffusion des séquences relatives aux campagnes électorales et, dans tous les cas, elle dispose du pouvoir de sanctionner les infractions commises par les entreprises audiovisuelles.

9Les gouvernements qui se sont succédé depuis les élections d’octobre 2011 étaient frileux à l’idée de se désengager complètement d’un secteur qui fut, jadis, instrumentalisé, tant sous Bourguiba que sous Ben Ali (Chouikha, 2015, p. 15-44). C’est la raison pour laquelle ce décret-loi (n° 116) n’a été exécuté qu’une année après sa publication au Journal officiel (novembre 2011). C’est en effet sous la pression des journalistes et à la suite d’une grève générale qu’ils venaient d’observer le 17 octobre 2012³ sur tout le territoire et dans tous les médias – une première en Tunisie – que le gouvernement de la troïka⁴ annonça la mise en œuvre du décret-loi le jour même. Quant à la composition du conseil de la HAICA, elle n’a été rendue publique que le 3 mai 2013, c’est-à-dire une année et demie après la publication du décret, après moult tractations portant sur le choix des membres entre les composantes formant la troïka.

10Dix mois après son démarrage et à quelques semaines des élections législatives et présidentielles d’octobre 2014, la HAICA rend publique la première liste des stations de radio et des chaînes de télévision – privées et associatives – autorisées à émettre ou à diffuser. Conformément à son cahier des charges (HAICA, 2014), la HAICA a refusé d’emblée des autorisations aux demandes émanant de promoteurs travaillant dans la publicité et la communication, de membres des instances dirigeantes de partis politiques (Z.A., 2014).

Un paysage audiovisuel tiraillé

11Fin 2020, le paysage audiovisuel comprend 12 chaînes de télévision (2 publiques et 10 privées, y compris les deux chaînes non autorisées par la HAICA (cf. infra), et plus d’une quarantaine de stations de radio réparties en stations publiques (10), stations commerciales privées (18) et stations de radio associatives (22)⁵. Par rapport à la situation antérieure au 14 janvier 2011, ce paysage audiovisuel se singularise par trois caractéristiques : une forte intrusion des hommes d’affaires et des acteurs politiques dans le monde des médias, des médias diffusant en toute impunité sans licence et un État qui demeure le principal propriétaire dans ce secteur tout en ayant des ressources très limitées.

Intrusion des hommes d’affaires et opacité financière

12Sous l’ex-président Ben Ali, des hommes d’affaires influents ont reçu l’autorisation de lancer des médias privés, notamment audiovisuels, mais les conditions posées par le pouvoir politique à l’époque limitaient considérablement leurs ambitions personnelles (Chouikha, 2010). Avec l’avènement de la « révolution », les accointances du monde des affaires et de la politique avec celui des médias se sont renforcées et généralisées – souvent dans la confusion – sous l’effet de deux facteurs très imbriqués : d’une part, l’émergence d’un climat de liberté qui s’accompagne du recul de l’« État autoritaire » qui a régenté le pays de l’Indépendance à janvier 2011 ; d’autre part, l’ambition exprimée par plusieurs entrepreneurs de se lancer dans la vie politique en investissant dans les médias audiovisuels. Pourtant, comme nous l’avons mentionné précédemment, le cahier des charges de la HAICA érige des balises pour protéger les médias audiovisuels de leur intrusion en interdisant notamment le titulaire d’une licence d’assumer des responsabilités partisanes, d’être à la tête d’un institut de sondage ou d’une agence de publicité. Il ne peut par ailleurs cumuler plus d’une station de radio et une chaîne de télévision à la fois.

13Pour autant, la question de la transparence des sources de financement des grands médias audiovisuels se pose avec d’autant plus d’acuité que les recettes publicitaires qui alimentent ces médias (mais dont personne ne connaît le montant exact) ne suffisent pas à couvrir leurs besoins. Par conséquent, comme le montre l’étude réalisée sur ce sujet par Reporters sans frontières (RSF) et l’association Al Khatt, qui édite le journal électronique d’investigation Inkyfada (RSF-Al Khatt, 2016), l’opacité qui entoure les sources de financement dans la plupart des médias audiovisuels privés constitue une réelle menace pour leur indépendance.

Des médias qui diffusent sans licence

14La deuxième particularité du paysage audiovisuel tunisien contemporain, c’est l’existence de chaînes de télévision et de stations de radio qui émettent ou diffusent sans l’autorisation de la HAICA. La plus emblématique est Ezzitouna TV, créée en 2012 par le fils d’un ancien ministre d’Ennahdha (mouvement islamiste) de la troïka. Celui-ci ne peut légalement prétendre à une autorisation, du fait de son appartenance à une instance dirigeante d’un parti politique, Ennahdha. La menace de la HAICA de confisquer le matériel des chaînes et des stations qui ne disposent pas de licences, parmi lesquelles Ezzitouna TV (African manager, 2015), a suscité une vive réaction de la part du leader du mouvement, Rached Ghannouchi, dans un communiqué du 2 février 2015, et la chaîne continue de diffuser en toute quiétude.

15Le cas de Nessma TV, dont le propriétaire, Nabil Karoui, fut candidat aux dernières élections présidentielles (2019), est encore plus flagrant. Cette chaîne de télévision cumule une forte audience, du fait surtout de la diffusion de feuilletons turcs et arabes à l’instar de « Harim Al Soltan » portant sur la vie amoureuse du sultan Soliman qui, en rupture avec les traditions, épousa l’une des filles de son harem. Cette chaîne a été créée sous l’ex-président Ben Ali en mars 2007, et, en mai 2008, le groupe publicitaire tunisien Karoui & Karoui World propriétaire de la chaîne a annoncé l’entrée dans le capital du groupe italien Mediaset, dont le principal actionnaire est l’ex-Premier ministre italien Silvio Berlusconi, et du groupe tunisien Quinta Communications de Tarak Ben Ammar (gendre de l’ex-épouse de Bourguiba) et ce, à hauteur de 25 % chacun. Nessma TV diffuse aujourd’hui en toute illégalité en raison de son refus de se conformer aux dispositions fixées par la HAICA (Leaders, 2019).

16Nabil Karoui est devenu ensuite président d’un parti initialement fondé le 20 juin 2019 et qui porte désormais le nom de Qalb Tounés (cœur de Tunisie). À l’issue des élections législatives de 2019, son parti est devenu la seconde formation au parlement (38 députés sur 217). Alors que la loi le lui interdit, il a mis à son profit sa chaîne de télévision et son association, qui porte le nom de son fils décédé dans un accident, qui distribue des repas et des aides diverses aux villages pauvres de la Tunisie intérieure, en le faisant savoir via des reportages télévisés. Quant aux stations de radio, Al Qûran Al Karim, dont le propriétaire, Saïd Jaziri, est un prosélyte religieux et chef du parti Errahma, groupuscule religieux à vocation piétiste, est considérée par la HAICA comme une « radio-pirate » puisqu’elle opère sans licence et recourt à des émetteurs acquis en dehors des circuits officiels.

17Face aux agissements des dirigeants de médias qui diffusent sans licence, la HAICA ne dispose que d’un pouvoir de sanction qui se limite à suspendre des émissions et à prononcer des amendes contre les propriétaires réfractaires. Elle n’a pas de moyens coercitifs pour saisir le matériel et fermer les entreprises médiatiques en situation illégale. Son seul et unique recours repose sur la volonté des gouvernants de mettre à exécution ses décisions de fermeture. Or, tous les gouvernements qui se sont succédé depuis la « révolution » refusent ou hésitent à mettre en œuvre ces sanctions, de peur d’être accusés de vouloir attenter à la liberté d’expression⁶. De plus, toutes les chaînes de télévision, y compris celles qui diffusent sans autorisation légale, le font via les satellites de télédiffusion directe et, pour la radio-pirate, via des émetteurs non accordés par l’organisme officiel, l’Office national de la télédiffusion (ONT).

L’État, principal propriétaire

18La troisième caractéristique du paysage audiovisuel est que l’État tunisien reste le principal propriétaire. Outre le fait qu’il détient déjà deux chaînes de télévision, Wataniya 1 et Wataniya 2, et l’Établissement de la radio tunisienne qui gère une dizaine de stations de radio réparties sur l’ensemble du territoire, il est actionnaire dans plusieurs organes médiatiques privés, dont les parts revenant à la famille de Ben Ali ont été confisquées, comme les stations de radio généralistes Shems FM et religieuse Zitouna FM.

19Mais la situation économique et sociale de la plupart de ces entreprises, aussi bien publiques que celles qui ont été confisquées, est devenue précaire. En effet, plusieurs d’entre elles connaissent des difficultés inhérentes aux multiples problèmes hérités de la période Ben Ali (sureffectif, mauvaise gestion, etc.), et tous les gouvernements qui se sont succédé depuis le 14 janvier 2011 hésitent à engager des réformes drastiques, de peur de provoquer des mouvements sociaux au sein de ces médias.

La HAICA à l’épreuve des élections de 2019

20La campagne pour les élections présidentielle et législatives en 2019 s’est déroulée dans un contexte politique agité, du fait d’événements inattendus qui ont pesé sur le processus électoral. En effet, à quelques semaines du démarrage de la campagne, deux faits marquants sont survenus brutalement : le décès du chef de l’État, Béji Caid Essebsi (25 juillet), et l’incarcération dans l’attente de son procès du propriétaire de Nessma TV, candidat à la présidentielle, Nabil Karoui (23 août).

21Le décès du président de la République créa une nouvelle donne, conformément à l’article 84 de la Constitution. Il signifiait l’inversion du calendrier des élections (pour la première fois, l’élection présidentielle précédait celle des législatives) et modifiait les stratégies électorales des principales formations politiques en compétition. Les instances qui supervisent les élections, l’ISIE et la HAICA, adaptèrent sans difficulté leur programme en fonction du nouveau calendrier électoral.

22Cependant, l’arrestation et l’incarcération de Nabil Karoui le 23 août 2019 en vertu d’un mandat de dépôt émis dans la matinée par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Tunis (Bobin, 2019) ont mis dans l’embarras ces deux instances. Nabil Karoui et son frère Ghazi étaient déjà interdits en juillet 2019 de quitter le territoire national. Ils avaient également vu leurs avoirs gelés sur décision du juge d’instruction du pôle judiciaire, économique et financier à la suite d’une plainte déposée en 2016 par l’ONG anti-corruption « I Watch » (Dahmani, 2019).

23Toutefois, Nabil Karoui, élu, a été mis en liberté provisoire entre les deux tours de la présidentielle et a pu se présenter pour le second tour, sa candidature ayant été validée par l’instance des élections, l’ISIE, dont le président a expliqué que « tant qu’il n’y a pas un verdict pour priver un individu de se présenter à la présidentielle, l’instance ne peut refuser sa candidature » (E.B.A., 2019). De même, la HAICA, conformément au principe « de l’égalité de traitement entre les candidats » (art. 52 du Code électoral), a permis à Nabil Karaoui de participer aux débats télévisés du second tour (webmanagercenter, 2019).

24Toutefois, la gestion de cette affaire a révélé des tensions latentes entre les deux instances, qui ont rejailli pendant la campagne et à l’annonce des résultats officiels.

Des relations difficiles avec l’ISIE

25Dans les conditions politiques et institutionnelles difficiles où se sont déroulées les campagnes électorales de 2019, des problèmes ont surgi entre la HAICA et l’ISIE, se cristallisant à la fois autour de la délimitation du champ de compétence de chaque instance en période électorale et sur l’appréciation que chacune d’elle porte aux lois et aux principes qui régissent les élections. Ces questions ont des prolongements dans les structures de l’État et chez les acteurs politiques. Dans ce contexte tendu, le défi qui se pose à la HAICA est le suivant : comment réguler un processus électoral marqué par l’absence de leadership politique dans le pays après le décès de l’ex-président (25 juillet 2019) et surtout par l’absence d’une Cour constitutionnelle, pourtant pièce maîtresse du dispositif électoral, du fait de la mésentente des grands partis ?

26Ces facteurs pèsent dans ses rapports avec l’ISIE, et un différend a surgi aussitôt à propos de la prise en compte ou non des médias qui ne disposent pas d’une licence de la HAICA. Ce différend porte sur les dispositions de l’article 5 de l’accord sur « les règles et procédures spécifiques pour la couverture des campagnes électorales par les médias audiovisuels », signé par les deux instances le 21 août 2019 (ISIE, 2019, p. 294). Cet article controversé stipule qu’« il n’est pas permis de faire campagne à travers les médias audiovisuels qui exercent leur activité de diffusion en dehors du cadre du décret-loi n° 2011-116 et sans avoir obtenu de licence ». Pour la HAICA, cette formulation est délibérément ambiguë, voire accommodante, pour les médias illégaux ; il fallait tout bonnement leur interdire de couvrir les campagnes électorales à l’instar de Nessma TV, Zitouna TV et la radio Al Qûran Al Karim. Alors que, pour l’ISIE, l’interdiction revenait à les exclure de leur champ de surveillance, et, de plus, leur interdiction d’émettre n’a jamais été exécutée par les gouvernements successifs⁷. Ce différend a pesé lourd sur le processus électoral et a encore altéré les relations entre les deux instances.

27La HAICA a publié trois rapports de monitoring sur le contrôle de la couverture médiatique de la campagne électorale et a infligé au total 45 amendes à plusieurs médias pour « violation des règles concernant les médias » (Mission d’observation électorale de l’Union européenne, 2019, p. 38). Les motifs portent sur les activités interdites telles que la propagande politique, la violation du silence électoral et l’évocation des sondages (HAICA, 2019a). Toutefois, le principal grief formulé par la HAICA pendant la campagne se focalise sur la participation des propriétaires des médias aux compétitions électorales et l’implication des médias en faveur des candidats (HAICA, 2019b). Dans cette optique, elle insiste pour que l’ISIE sanctionne ces médias comme la loi électorale l’y autorise expressément (JORT, 2014, p. 1328).

Des candidats propriétaires ou actionnaires dans les médias

28En effet, comme on l’a mentionné précédemment, plusieurs propriétaires de médias audiovisuels sont des hommes d’affaires, responsables ou membres des instances dirigeantes de partis politiques, ce qui constitue une infraction aux dispositions légales. Or, aux dernières élections en 2019, des candidats aux élections présidentielle et législatives « avaient des liens directs (propriété, copropriété, actionnariat, etc.) avec des médias audiovisuels privés, ayant donc la possibilité de les influencer à des fins de propagande et de soutien », selon la HAICA (Mission d’observation électorale de l’Union européenne, 2019, p. 10 et note 24, p. 8).

29C’est particulièrement le cas de la chaîne Nessma TV, qui est devenue un organe de propagande politique au service de son propriétaire, Nabil Karoui, candidat à l’élection présidentielle et leader d’un parti politique (Qalb Tounés) au nom duquel il présenta des listes électorales aux législatives. La chaîne a consacré 24 heures et demi du temps de diffusion de la campagne électorale à la propagande pour le parti Qalb Tounés sur un total d’environ 27 heures, et plusieurs sanctions lui ont été infligées par la HAICA (HAICA, 2019b).

30La radio-pirate Al Qûran Al Karim, qui opère sans licence, constitue un cas atypique. Cette radio a largement fait de la propagande pour le parti Errahma, que dirige son propriétaire Saïd Jaziri, lors des dernières élections législatives. D’ailleurs, il a été élu député dans la circonscription de Ben Arous (banlieue-sud de Tunis), qui est entièrement couverte par cette radio locale. Pour sa part, la chaîne Zitouna TV, qui opère également sans licence de la HAICA, a consacré de larges séquences aux activités du candidat d’Ennahdha aux élections présidentielles, Abdelfattah Mourou.

31D’autres propriétaires de chaînes ont mis leurs médias au service de personnalités à des fins de propagande politique. C’est principalement le cas de la chaîne El Hiwar Ettounsi, que dirige un personnage controversé, Sami El Fehri. En novembre 2019, il a été arrêté pour « soupçon de blanchiment d’argent ». Sous l’ex-président Ben Ali, il avait fondé en 2002 avec le beau-frère de ce dernier, Belhassen Trabelsi, la société de production télévisuelle « Cactus Prod » (Jeune Afrique avec AFP, 2019). Au cœur de la campagne présidentielle, sa chaîne El Hiwar Ettounsi a réalisé une interview de deux heures et demie avec le candidat à la présidentielle, l’homme d’affaires exilé en France Slim Riahi⁸, toujours en infraction avec les règles de la HAICA (Gnetnews, 2019).

32Conformément à la loi électorale qui donne les pleins pouvoirs à l’ISIE pour décider l’annulation totale ou partielle des résultats (JORT, 2014, p. 1328), la HAICA lui a communiqué la liste des infractions commises par ces chaînes et lui a demandé de sanctionner les propriétaires suivants : Nabil Karoui (Nessma TV), Oussama Ben Salem (Zitouna TV) et Saïd Jaziri (Al Qûran Al Karim). Aussi, seule la liste du parti Errahma – de la circonscription de Ben Arous conduite par Saïd Jaziri – a été invalidée dans un premier temps par l’ISIE pour « infractions aux règles électorales », avant qu’elle ne soit réhabilitée par les autorités judiciaires (M.K.J., 2019). La décision d’invalidation de la part de l’ISIE se basait sur le fait que les candidats de cette liste partisane appartiennent tous à la même circonscription couverte par la radio Al Qûran Al Karim ⁹.

33Cependant, la justice a débouté l’ISIE, jugeant qu’il n’y avait pas de preuve matérielle qui atteste que l’élection des candidats du parti Errahma résulterait de « l’influence directe » de cette radio sur les électeurs de cette circonscription¹⁰. Et depuis sa réhabilitation, le propriétaire de la station mène une campagne contre la HAICA (Jaoudi, 2020). Pour les deux autres propriétaires des médias incriminés, qui n’ont pas fait l’objet de sanction de la part de l’ISIE, Nessma TV et Zitouna TV, la HAICA n’a pu que manifester publiquement son mécontentement à travers un de ses membres qui « s’étonne de la passivité et du manque d’impartialité de l’ISIE » (Ben Younes, 2019).

34En fait, les dissensions qui ont émaillé les relations entre les deux instances sont essentiellement liées au contexte général qui a prévalu tout au long des campagnes pour les élections de 2019. Ce contexte est marqué par une lutte âpre entre les chefs des partis politiques et les hommes d’affaires, et, dans ces conditions, les grands médias – essentiellement télévisuels – ne sont pas en reste : ils sont partie prenante en s’alignant sur les intérêts et les accointances politico-affairistes de leurs propriétaires ; ils font la part belle aux discours de leur candidat favori et dénigrent ouvertement les concurrents sans que l’instance de régulation ne puisse réagir avec fermeté.

35Rappelons que la HAICA ne dispose pas de moyens directs pour faire pression sur les propriétaires récalcitrants en cas d’infraction. D’une part, la loi régissant le secteur de l’audiovisuel lui octroie un pouvoir de sanction financière qui est loin d’être dissuasif pour les propriétaires de ces médias ; peu d’entre eux daignent s’en acquitter¹¹. D’autre part, le peu d’empressement des structures de l’État à collaborer efficacement avec la HAICA lui ôte tout pouvoir de contrainte et amenuise son autorité aux yeux des propriétaires des médias audiovisuels. Depuis le 14 janvier 2011, les gouvernements successifs ne sont pas très enclins à vouloir appliquer les décisions de la HAICA portant sur la fermeture des médias illégaux.

36Il convient de souligner en 2021, c'est-à-dire dix ans après les événements de janvier 2011, que l’État tutélaire issu des années de l’Indépendance est en pleine mutation, et il serait hasardeux de conjecturer sur l’issue des évolutions en cours. « La sociologie historique de Norbert Elias » est utile parce que, comme l’écrit Florence Delmotte, « une sociologie « des configurations » est forcément une sociologie « des processus », et ces deux ambitions ne sont d’ailleurs jamais distinguées » (Delmotte, 2010, p. 33). Cependant, du fait de la fragilité des institutions publiques et de la vulnérabilité des lois censées superviser et baliser le processus politique en Tunisie, des lobbies et hommes d’affaires peu scrupuleux cherchent à se nicher dans des « entités invisibles » (Brésillon, 2018) pour noyauter des structures étatiques. Dans leur sillage, non seulement les enjeux politico-personnels et les logiques particularistes (affairistes, religieux, politiques, régionalistes, etc.) peuvent trouver un terrain propice pour agir sur les politiques publiques, mais les calculs des acteurs politiques à la veille des élections peuvent également s’entremêler dans le cours du processus électoral (Chouikha, 2019). Dans cette logique, les médias audiovisuels nationaux ne sont pas en reste. Théoriquement, ils sont censés être « neutres » pendant la campagne électorale, mais plusieurs d’entre eux n’échappent pas à la pression des puissances de l’argent et servent les logiques de ces acteurs.

37Une autre raison susceptible d’expliquer l’éclosion et le développement des logiques affairistes et personnelles sur les institutions formelles est que le monde des médias n’est pas isolé du reste de la société, et la polarisation qui s’empare de la société tunisienne depuis les élections à l’Assemblée nationale constituante en octobre 2011 a engendré des tensions (Gobe, Chouikha, 2014). Les discours et les pratiques des fractions dirigeantes à propos de l’instauration d’un régime démocratique ne font qu’entretenir cette ambiguïté : si bon nombre d’anciens militants et opposants sous Ben Ali y aspirent, certains des anciens bénéficiaires du régime de Ben Ali revenus au pouvoir à la faveur des élections législatives de 2014, porteurs de schémas et de pratiques autoritaires, ne sont pas résolus à tourner définitivement la page¹². Les leçons portant sur les implications des personnes dans le système qui a régenté les médias et l’information sous Ben Ali n’ont jamais été tirées au grand jour¹³. Leur ambivalence vis-à-vis du processus politique actuel joue de la bipolarisation de la scène publique entre islamistes et sécularistes. Elle s’en est même alimentée et a parfois contribué à l’amplifier. Qui plus est, dans leurs tentatives de dérégulation et de fragilisation des structures de l’État, ces élites politiques liées à l’ancien régime sont « fortement présentes au sein de l’exécutif depuis les élections de 2014 ; elles souhaitent transformer les autorités indépendantes en institutions de décor, ornements nécessaires de régimes se prévalant dans leurs discours de la démocratie et de l’État de droit » (Chouikha, Gobe, 2020, p. 114).

38Cela étant, les conditions « d’indépendance » et de « compétence » reconnues aux membres des instances constitutionnelles, à l’instar de la future institution amenée à remplacer la HAICA, risquent d’être mises à mal par le nouveau mode de désignation des membres énoncé dans la Constitution promulguée le 27 janvier 2014. La HAICA est en effet appelée à se muer en une Instance de la communication audiovisuelle constitutionnelle (art. 125). A l’instar des collèges des instances constitutionnelles (art. 127), ses membres seront élus à une majorité renforcée par le Parlement, et, par conséquent, elle reflétera, pour partie, les rapports de force politique au sein de l’assemblée législative.

39En dépit des menaces et défis, l’existence d’une instance de régulation de l’audiovisuel est un acquis qu’il convient de conserver et de renforcer, mais le bon fonctionnement d’une telle instance dépend d’abord de « la logique de la gouvernance [qui] affecterait en tout premier lieu l’État » (Chevalier, 2003, p. 203-217). Celle-ci implique un minimum de confiance réciproque entre les différents acteurs du paysage de l’audiovisuel et entre les gouvernants et les gouvernés, ainsi qu’une bonne compréhension de la régulation. Elle exige aussi une transparence dans la gestion et le fonctionnement interne des instances publiques, d’autant plus que les sommes qui leur sont allouées chaque année par l’État sont jugées exorbitantes par certains (B.O., 2017).