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Les Parentalités en Afrique musulmane

 | 
Yazid Ben Hounet
, 
Catherine Therrien

Conclusion

Yazid Ben Hounet et Catherine Therrien

Texte intégral

1Il y a près de quarante ans de cela, Esther Goody (1982) publiait un ouvrage de référence sur la parentalité, et ce à partir de matériaux ouest-africains. Outre les cinq fonctions que nous avons évoquées dans l’introduction de cet ouvrage, elle expliquait que la circulation et la délégation des rôles parentaux s’accentuaient selon les âges des enfants et l’organisation sociale. Les enfants en bas âges circulant moins que les adolescents ; les enfants dans les sociétés segmentaires étant moins séparés de leurs parents que dans les sociétés plus étatisées et hiérarchisées. Elle montrait également que la circulation des enfants se comprenait en raison des logiques de reproduction sociale et d’accès au marché du travail : dans les sociétés où le monde du travail est plus complexe (multiplication des professions), les enfants sont davantage mis en apprentissage auprès de membres de la famille éloignée ou en dehors de la famille. Le fosterage (délégation des enfants auprès d’une famille d’accueil, qu’il s’agisse de la famille proche ou d’une famille sans lien de parenté) constituait auprès des différentes communautés ouest-africaines (Gonja, Dagomba, Mossi, etc.), en contexte rural, comme en milieu urbain, une réalité sociale particulièrement observable en Afrique de l’Ouest.

2Nous ne disposons pas de données quantitatives sérieuses pour mesurer le degré de circulation des enfants en Afrique du Nord et plus largement en Afrique musulmane. Nous ne disposons pas non plus de travaux approfondis sur la distribution des rôles parentaux effectifs dans cette région du monde et sur les pratiques de délégation des rôles parentaux, à l’exception peut-être des travaux sur la kafâla. À vrai dire, l’approche de la famille à partir des problématiques de la parentalité reste, encore aujourd’hui, à l’état embryonnaire. Les recherches ici rassemblées éclairent néanmoins les complexités et la diversité des dynamiques de relations parents-enfants en Afrique musulmane. En Afrique du Nord comme en Afrique de l’Ouest, la perspective de la parentalité – et de la pluriparentalité (chapitre 1) – permet de penser la complexité et les dynamiques parentales anciennes et récentes. Si la kafâla est une réalité juridique et sociale de cette idée de pluriparentalité, on reconnaîtra aisément que dans la réalité quotidienne de ces familles davantage de personnes que les seuls pères et mères biologiques et/ou sociaux peuvent occuper, ont occupé et occupent effectivement différentes positions ou fonctions parentales (on pense notamment à la relation avunculaire et à la grand-parentalité). La pluriparentalité est en outre fonctionnelle et temporelle. Tous n’assument pas les mêmes fonctions et rôles parentaux, et ces derniers peuvent varier selon l’âge de l’enfant et la situation économique et sociale des parents – biologiques ou sociaux.

3Du point de vue du droit, on voit que les enjeux autour des rôles parentaux sont plus complexes que nous pourrions le penser de prime abord. Le primat de la filiation patrilinéaire et de l’autorité paternelle, largement documenté s’agissant notamment des sociétés nord-africaines, est contrebalancé par d’autres mesures destinées à soutenir les mères et par de-là, la lignée utérine. On pense ici par exemple à la garde de l’enfant qui est, dans ses premières années, attribuée normalement à la mère, puis au père et ensuite à la grand-mère maternelle avant la grand-mère paternelle, puis aux tantes du côté maternel avant le côté paternel. La garde, la protection, l’éducation du jeune enfant incombe ainsi aux femmes et à la lignée utérine, de manière prioritaire. On pense aussi à la kafâla, tutelle de l’enfant abandonné, pouvant être attribuée à une femme célibataire, mais non à un homme célibataire. Bien que le droit de la famille ait significativement évolué dans plusieurs pays de l’Afrique musulmane, la division genrée des rôles parentaux est encore bien prégnante au quotidien, les femmes étant encore aujourd’hui davantage reléguées au rôle du care et les hommes à celui de pourvoyeur et de figure de l’autorité parentale. La prise en compte progressive de l’intérêt de l’enfant dans les législations et les jurisprudences, mais également dans le contournement des règles de droit par les parents et les acteurs du droit – on mentionnera ici le cas des pratiques notariées de dotations pour contourner les règles de l’héritage en matière de kafâla – est un autre phénomène qui vient infléchir les pratiques juridiques préalables, du moins pour le bien « théorique » des enfants. Il reste que c’est surtout l’aspect matériel qui est pour le moment mis en avant. Faute de moyens et d’auxiliaires de justice, les juges peinent souvent à faire respecter les décisions prises s’agissant notamment du versement des pensions alimentaires. Faute encore d’auxiliaires de justice spécialisés dans le care (assistants sociaux, psychologues, entre autres) les aspects sociaux et psycho-affectifs sont encore trop peu pris en considération, s’agissant du bien de l’enfant. La latitude accordée aux juges – et donc la possibilité d’interpréter ce qui est dans « l’intérêt de l’enfant » – constitue parfois un frein à une véritable transformation sociale, mais les choses évoluent… doucement.

4Au-delà des transformations qui ont eu lieu – ou non – au niveau du droit et de la jurisprudence, une des contributions importantes de cet ouvrage est de témoigner des transformations sociales qui ont bel et bien eu lieu au sein des familles en Afrique musulmane, et ce, depuis quelques décennies. Au fil des chapitres, les auteurs nous montrent comment les familles s’adaptent aux différents environnements sociaux et développent des stratégies – légales et de contournement – afin de faire face aux normes sociales. Les femmes dont il est prioritairement question dans ce livre sont souvent victimes de stigmatisation à cause de certaines de leurs pratiques jugées répréhensibles ou transgressives au regard des normes sociales genrées. Elles ont pourtant su trouver de nouvelles façons de « faire famille » avec l’appui – souvent silencieux, mais non moins présent – de leur entourage : leur mère, leur sœur, leurs voisines, mais également – et cela est un changement non négligeable – leur père, leur frère, le père biologique de leur enfant, etc. Les différentes contributions montrent en outre comment les experts de la parentalité ont contribué à un réel changement – bien qu’encore timide – dans les perceptions sociales concernant ces familles qui n’entrent plus tout à fait dans les cadres établis par la société patriarcale traditionnelle.

  • 1 Documentaire Mères célibataires en Algérie, réalisé par l’association SOS femmes en détresse : http (...)

5On ne peut, en effet, comprendre les transformations des relations parents-enfants, les reconfigurations de la parentalité et de la pluriparentalité en faisant l’économie des transformations sociales qui impactent les familles. Dans des sociétés où les populations vivent davantage en milieu urbain, où les liens de solidarité primaires sont moins prégnants, où le travail salarié et le chômage influent très fortement sur les conditions de vie familiale, où les femmes travaillent davantage, l’exercice même de la parentalité se trouve contraint par un ensemble de facteurs, mais il est aussi parfois soutenu par un certain nombre d’institutions (associations, structures d’accueil des enfants, écoles, etc.) et de personnes externes au milieu familial. Dans cet environnement, les femmes seules avec enfant, disposant de peu de capitaux social, culturel, économique, se retrouvent souvent dans les plus grandes difficultés. L’association algérienne SOS femmes en détresse a réalisé en 2016 un documentaire à propos de ces mères célibataires marginalisées et stigmatisées1. Les problématiques des rapports sexuels hors mariage, du tabou et de la criminalisation qui les entourent, de la parentalité hors mariage se trouvent exacerbées lorsque les mères (souvent jeunes) se trouvent abandonnées et sans ressources. Plusieurs chapitres de cet ouvrage illustrent les différentes contraintes et stratégies adoptées par les mères pour assumer leur maternité et subvenir aux besoins de leurs enfants. La question des conditions d’exercice de la maternité dans des situations de monoparentalité et celle du soutien apporté aux familles monoparentales ont été premières et centrales aussi bien en France qu’aux États-Unis (Ben Hounet, 2014, 2017). Il n’est pas étonnant de retrouver ces problématiques au cœur des enjeux sur la parentalité en Afrique musulmane. Elles remettent en cause des normes profondément ancrées dans de nombreuses sociétés, notamment celles de la filiation patrilinéaire et du père soutien de famille. Certaines configurations familiales sont pourtant absentes de cet ouvrage : nous n’avons reçu aucune contribution sur les familles polygames, homoparentales, sur la parentalité par le biais de l’allaitement, sur les familles reconstituées et les nouvelles technologies de reproduction. Les familles migrantes et les familles mixtes, qui sont de plus en plus présentes en Afrique musulmane et qui semblent bousculer les normes sociales, sont également absentes de cet ouvrage. Bien que les travaux qui ont été publiés sur le sujet en Afrique musulmane (Stock, 2012 ; Therrien, 2014 ; Guilliéron, 2017 ; Therrien, Le Gall, 2017) sont au croisement de l’anthropologie de la famille et de la migration, elles n’ont pas fait de la parentalité le centre de leur analyse. Il s’agit de pistes futures à explorer.

6Depuis les travaux d’Esther Goody (1982), deux éléments supplémentaires doivent être pris en considération pour comprendre les dynamiques de la parentalité en contexte africain, mais également ailleurs. 1) les effets, liés à la globalisation, de transfert de normes. L’adhésion de plusieurs pays africains à la Convention de New York relative aux droits de l’enfant est un exemple que nous avons discuté, en particulier s’agissant des pratiques juridiques et du travail des juges. Mais d’autres normes externes, notamment via les ONG, vont être proposées et adaptées à différents contextes africains. C’est par exemple le cas de la diffusion des préconisations portant sur la discipline positive à Zanzibar (chapitre 12), par l’entremise de l’organisation internationale Save the Children. 2). L’émergence des experts de la parentalité : psychologues, assistants sociaux, autres acteurs d’associations humanitaires, etc. Outre les parents et la constellation de personnes jouant un rôle parental pour l’enfant, il faut en effet intégrer la pluralité des acteurs qui appuient, orientent, jugent, négocient l’exercice de cette parentalité. C’est là un phénomène relativement nouveau en Afrique musulmane et qui a pris de l’ampleur en particulier ces trois dernières décennies, et ce avec le développement de structures associatives et de programmes d’appui aux familles.

7Cet ouvrage devrait bien entendu amener d’autres développements. Les problématiques de la parentalité en lien avec les évolutions du droit, les transformations des modes de vie et du travail, les transferts de normes et l’émergence d’experts doivent être approfondies.

8Nous pouvons néanmoins indiquer une piste de recherche fondamentale susceptible de bénéficier des acquis de l’étude de la parenté. Un croisement entre les systèmes terminologiques de parenté et les fonctions de la parentalité pourrait, nous semble-t-il, être une piste de recherche particulièrement féconde pour comprendre les schèmes cognitifs et pratiques à l’œuvre en matière de parentalité, du point de vue des familles. On peut, par exemple, formuler l’hypothèse d’une analogie entre systèmes terminologiques de parenté (Ben Hounet, 2009) et fonctions de la parentalité : là où les proches sont clairement distingués, les fonctions de la parentalité seraient également réparties de manière fort distincte. Des enquêtes ethnographiques, dans différentes sociétés, permettraient de répondre à ces questions de recherche et à l’hypothèse que nous venons de formuler. C’est là un très vaste chantier qui nécessiterait des collaborations avec différents chercheurs spécialistes des sociétés d’Afrique musulmane. Mais les résultats pourraient être particulièrement intéressants pour celles et ceux qui s’intéressent autant aux débats sur la parenté qu’à ceux sur la parentalité.

Bibliographie

Ben Hounet Yazid, Parenté et anthropologie sociale, Paris, Ginkgo Éditeur, 2009.

Ben Hounet Yazid, « La parentalité des uns… et celle des autres », L’Homme, n° 209, 2014, p. 121-141.

Ben Hounet Yazid, « Elsie Clews Parsons : la “parentalité” et l’anthropologie (1914-1917) », L’Homme, n° 222, 2017, p. 5-34.

Goody Esther, Parenthood and Social Reproduction. Fostering and Occupational Roles in West Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 1982.

Gilliéron Gwendolyne, « Couples mixtes et transmissions familiales : la construction identitaire de jeunes adultes binationaux », Les carnets du Centre Jacques Berque, 2017. https://cjb.hypotheses.org/517 [consulté le 15 octobre 2020].

Stock Inka, « Gender and the dynamics of mobility: reflections on African migrant mothers and “transit migration” in Morocco », Ethnic and Racial Studies, vol. 35, n° 10, 2012, p. 1577-1595.

Therrien Catherine, En voyage chez soi. Trajectoires de couples mixtes au Maroc, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2014.

Therrien Catherine, Le Gall Josiane, « Impact du contexte national sur les projets identitaires parentaux des couples mixtes au Québec et au Maroc », Recherches familiales, n° 14, 2017, p. 55-66.

Notes

1 Documentaire Mères célibataires en Algérie, réalisé par l’association SOS femmes en détresse : https://www.youtube.com/watch?v=EkBWBczDLYc [consulté le 15 octobre 2020].

Auteurs

Anthropologue, chercheur au Centre national de la recherche scientifique, membre du Laboratoire d’anthropologie sociale (CNRS – Collège de France – EHESS). Ses recherches se situent à l’intersection de l’anthropologie du droit et du politique, en contexte musulman. Ses travaux portent également sur les thèmes de la parenté et de la parentalité.

Anthropologue, elle enseigne (adjunct professor) à l’Université Al Akhawayn de Ifrane, au Maroc. Elle a soutenu une thèse sur la mixité conjugale au Maroc à l’Université de Montréal en 2010. Ses travaux de recherche portent essentiellement sur l’identité, la mixité conjugale, la famille, la migration et le transnationalisme. Elle s’intéresse particulièrement au contexte marocain ainsi qu’à l’espace migratoire euro-méditerranéen.

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