1Les femmes au Maghreb ne sont pas passives et soumises autant que le patriarcat ambiant l’aurait voulu. En Algérie, leur combat contre le colonisateur (Oussedik, 2009)1 et durant la guerre de Libération nationale de 1954-19622 (Amrane, 1992) est exemplaire. À l’indépendance, elles se sont très vite intégrées dans la vie socioéconomique et ont contribué au relèvement du pays comme elles ont pu. Elles se sont battues pour étudier, pour occuper de plus en plus de postes jusque-là réservés aux hommes, pour changer les traditions qui pesaient de tout leur poids avec leurs convenances et leurs tabous. Étudier, travailler, gagner quelques parcelles de l’espace public réservé aux hommes, rêver d’amour et du choix de l’époux devinrent des revendications fortes. Choisir son époux ne se faisait pas sans risque. Il fallait sortir du giron familial, transgresser certains tabous.

2Ce climat de libération et de liberté conforté par les discours enthousiastes des politiques, un relâchement de la rigueur patriarcale, la généralisation de la scolarisation, ont été des facteurs ayant ouvert de nouvelles perspectives aux femmes, mais aussi aux hommes. De nouvelles revendications d’égalité, de justice, de recherche du « bonheur », de « bien-être » poussèrent des générations à innover, à avoir des conduites audacieuses et parfois transgressives.

3Ces conduites transgressives n’ont pas été sans risques. La société s’est trouvée confrontée, dès les indépendances des trois pays du Maghreb (Algérie, Tunisie, Maroc), à un phénomène qui a suscité des passions et qui continue à en susciter, il s’agit du phénomène des naissances dites « illégitimes », c’est-à-dire des enfants nés hors mariage légal (Boucebci, 1978 ; Moutassem-Mimouni, 1980 ; Hachouf, 1993).

4Ces femmes enceintes hors des normes établies, placées dans des conditions extrêmes qui menaçaient leur vie, parfois physique et souvent sociale et psychologique, vont utiliser tous les moyens en leur pouvoir pour s’aménager une place. Comment ces femmes ont-elles contribué aux mutations sociales sur la maternité et ses multiples facettes ? Comment les mères célibataires se sont-elles battues et continuent à se battre pour leur droit à l’existence ? Menacées par le célibat, comment d’autres femmes (divorcées, veuves) ont-elles imposé une maternité sociale basée sur la kafâla ?

5Ce travail est une réflexion fondée sur une longue expérience de plus de quatre décennies de travaux auprès d’enfants privés de famille (enfants mis sous kafâla) (Moutassem-Mimouni, 1980 ; 2001 ; 2012a ; 2012b ; 2018). J’ai aussi rencontré des « mères célibataires » ayant eu un enfant hors mariage et ce que j’ai appelé des « célibataires mères » (Moutassem-Mimouni, 2012a) qui sont des femmes (qui n’ont pas eu la possibilité de se marier ou qui ont divorcé) ayant pris en kafâla des enfants privés de famille. Des observations et des études de cas m’ont permis de recueillir un matériau très riche dont je livre ici une synthèse pour montrer qu’au-delà du normatif, ces femmes constituent une minorité marginale qui a provoqué des changements dans les représentations sociales des enfants « nés hors mariage » et des représentations sur une monoparentalité spécifique c’est-à-dire les « mères célibataires » (des femmes ayant enfanté hors mariage légal) et les « célibataires mères » (célibataires, divorcées ou veuves qui n’ont pas enfanté et qui ont recueilli un enfant en kafâla). Cette réalité tend à s’imposer contre vents et marées. Ce n’est pas la monoparentalité en soi qui pose problème, car elle a toujours existé en Algérie, en particulier après la guerre d’indépendance où des centaines de milliers de femmes veuves ont dû assumer le rôle de chef de famille, mais le problème se pose pour les mères célibataires qui sont considérées comme hors normes.

Contexte socio-anthropologique

6La parentalité occupe une place privilégiée dans l’islam qui recommande respect, soin et délicatesse : […] « Témoignez de la bonté envers votre père et votre mère », « ne leur dis pas “Fi !” et ne les brusque point », et adresse à Dieu cette prière « Sois miséricordieux envers eux comme ils le furent envers moi lorsqu’ils m’élevèrent tout petit », dit la sourate 17 Al Isra, versets 23-24. La mère est très valorisée au point qu’un hadith (dit du prophète) dit : « le paradis est sous les pieds de la mère » et un autre hadith affirme que « le paradis est sous les pieds des parents3 » pour montrer combien la place de la mère et des parents est importante.

7Cette « sacralité » est déniée à la mère et son enfant si ce dernier est conçu hors de la coutume et de la charia, c’est-à-dire hors mariage légal devant deux témoins, le wali (tuteur de la future épouse) et devant un homme de loi ou de religion (cadi, imam, officier d’état civil, etc.).

8La sexualité est également très importante : c’est un droit qui répond à un besoin inaliénable, c’est un devoir, car il permet par la procréation de multiplier le nombre de musulmans, c’est un bienfait puisque le Coran considère la progéniture comme une des principales richesses de la vie « les biens et les enfants sont les ornements de la vie » (sourate 18 Al kahf, verset 46). La sexualité doit être régulée, contrôlée et canalisée selon les marges prédéfinies par la religion et les coutumes, ce qui rend la situation des femmes ambivalente et complexe dans les pays musulmans.

9Dès l’indépendance, l’Algérie a voulu imposer sa souveraineté et se distancer de la culture coloniale en interdisant l’adoption. Ce n’était pas une simple opposition, mais une forme de revendication identitaire inscrivant le nouvel État dans la tradition musulmane d’une part et le résultat de la pression des islamistes d’autre part, qui dès l’indépendance vont essayer de peser sur les orientations politiques et sociales. Ces pressions des lobbies islamistes vont être à l’origine d’une grande ambivalence sociale et juridique rendant complexe la gestion des affaires familiales. Sur le plan juridique, l’Algérie fonctionne avec deux codes : l’un moderne gérant toutes les sphères de la vie socioéconomique, l’autre plus « traditionnel » basé sur la charia et ne s’appliquant qu’aux affaires familiales. Les juristes parlent de dichotomie (Graba, 2013). Cette position traditionaliste du droit en ce qui concerne la famille a été à la base de ralentissements et de résistances importantes s’agissant de la gestion des enfants nés hors mariage et des mères célibataires. Ainsi, le Code de la famille a mis, après l’indépendance, plus de deux décennies à paraître (1984), deux décennies de débat et de tiraillement entre les forces en présence. L’ordonnance de 19764 a accordé une place à la mère célibataire et a même prévu des maisons maternelles où cette dernière pouvait trouver un espace pour faire le point sur sa situation et prendre les décisions qui soient optimales pour elle et pour son enfant. Cette ordonnance a cependant été abrogée dix ans plus tard et remplacée par la loi de 1985 (Houhou, 2014) qui supprime la « prise en charge des mères célibataires et des enfants abandonnés ». C’est sans conteste un recul dans la prise en charge de ces femmes. Le poids des traditions confortées par le religieux pèse lourd sur les pratiques et les représentations sociales ainsi que sur le politique. Accélérer le changement envers ces femmes et leurs enfants exige plus que la promulgation de lois « avant-gardistes » d’autant plus que ces lois risquent d’être abrogées sous la pression sociale et/ou religieuse.

La parentalité

10La naissance de la notion de parentalité est très récente et indique un changement de paradigme en particulier en Occident. Nous ne discuterons pas ce changement, cette question a été largement développée par Yazid Ben Hounet (2014)5 sur le plan socio-anthropologique. La parentalité a également été développée sur le plan psychanalytique par Philippe Gutton (2006) et d’autres. Cet avènement n’est pas fortuit, mais revient à de nombreux changements dans les pratiques et dans le regard porté sur les rôles et sur la place des parents. Ces derniers étaient souvent condamnés et considérés comme étant de « mauvais parents » dès que l’enfant présentait des difficultés. Puis progressivement, on s’est aperçu qu’il ne suffisait pas d’enfanter pour être un bon parent au sens de Donald Winnicott (1958), pour assurer des soins de qualité, une empathie et une identification aux besoins de son enfant.

11Sur le plan psychologique, le mérite revient en premier à Paul-Claude Racamier (1961) puis à Serge Lebovici (1989) qui ont montré que la parentalité n’est pas un don inné qui rend d’emblée tout géniteur ou génitrice père ou mère. Pour assumer ses fonctions parentales, il faut une maturation à laquelle contribuent de nombreux facteurs internes et externes. Les auteurs constatent que certains parents n’ont pas les compétences pour bien prendre en charge leurs enfants. Thomas Berry Brazelton (1985) a même initié une prise en charge précoce de la mère et de son bébé dès la naissance. De là vont naître les unités « mère bébé » (Dugnat, 2004 ; Sutter-Dallay, 1984) qui font de la prévention des troubles précoces entre la mère et son enfant et de la prise en charge des mères en difficulté (addiction, dépression, violence conjugale, etc.). On commença à parler de pathologie de la parentalité et non de « faute » des parents, de la nécessité de les aider pour mieux aider leurs enfants. Le développement des notions de résilience (Cyrulnik, 1998) a relativisé les effets des carences et des traumatismes, montrant que les causalités n’étaient pas linéaires et qu’une bonne prise en charge peut transformer le devenir des personnes violentées, traumatisées. De son côté, la notion de bientraitance (Canali, Favard, 2004) a amené praticiens, chercheurs et services sociaux à changer leurs regards sur les parents maltraitants et leurs enfants. Cette notion a remis en question la vision normative de la prise en charge des enfants et des familles en difficulté. Cette vision normative ne rendait service ni aux enfants ni aux parents qu’elle maltraitait par paternalisme en les infantilisant ou en les condamnant.

12Il y a donc une prise de conscience que l’instinct maternel/paternel n’est peut-être pas aussi automatique qu’on l’imaginait, qu’il n’est pas suffisant, qu’il peut avoir des ratées et que la parentalité se construit, se soigne, se développe, se transforme au gré des expériences et des soutiens : être parent n’est plus seulement une fonction réservée aux parents biologiques, on peut élever les enfants de son conjoint, adoptés, recueillis, etc.

13Cela n’est plus exclusivement un fait social codifié en lien avec un mariage légal entre deux personnes de sexes opposés puisque les monoparentalités et les parentalités homosexuelles sont non seulement réclamées, mais reconnues dans certains pays occidentaux et font l’objet de nombreux travaux de recherche (Courduries, 2014 ; Decoutures, de Singly, 2005). Si la reconnaissance de la parentalité homosexuelle n’est pas à l’ordre du jour dans le Maghreb, les monoparentalités et les parentalités d’adoption sont de plus en plus réclamées.

Mutations des parentalités

14La parentalité se transforme au Maghreb : traditionnellement, la mère et/ou les femmes de la famille sont le principal pourvoyeur de soins, d’éducation comme c’était le cas dans la famille élargie ou ‘aila où l’enfant jouissait quasiment d’une pluriparentalité de soins puisque n’importe quelle femme du groupe réagissait à l’enfant. La famille restreinte ou ‘usra composée des deux parents et des enfants a fait perdre à l’enfant cette multiparentalité d’une part et d’autre part, les mamans font de plus en plus appel aux institutions d’accueil de la prime enfance (ou de préscolarisation), et acceptent de plus en plus que le père ait un rôle plus actif en termes de soins et d’affection.

15Au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC), une équipe a réalisé de nombreux projets de recherche sur le préscolaire et son évolution en Algérie, recherches qui ont fait l’objet d’un ouvrage (Benghabrit-Remaoun, 2005) dans lequel les auteures montrent comment les mamans désirent et exigent de placer leurs enfants dans une structure préscolaire dès l’âge de trois à quatre ans. Partant du préjugé que ce ne sont que les femmes qui travaillent qui mettent leurs enfants dans ces structures, nous avons été fort surpris de constater, lors d’une enquête nationale (CRASC/MDCFCF/UNICEF, 2003) que près de trois femmes sur cinq étaient des mères au foyer. Leurs arguments gravitaient autant sur le bien-être de l’enfant que sur leur propre bien-être. Selon les entretiens, l’enfant avait besoin de « socialiser », car rester enfermé en appartement ne lui permettait pas d’apprendre, d’avoir des copains. Les femmes reconnaissaient leur incapacité « à lui apprendre les choses qui le préparent à l’école ». Cette projection dans l’avenir de l’enfant, dans sa scolarité future et sa réussite amène certaines mamans à sacrifier leurs sentiments personnels : « J’ai de la peine de me séparer de lui, mais c’est pour son bien ». Ces mamans voulaient, par ailleurs, un espace-temps à se consacrer et déclarent : « Je veux avoir le temps de m’occuper de moi, de faire mon ménage tranquillement, de sortir […] ». On constate à ce niveau l’émergence d’une individualité qui n’était pas tolérée il y a deux ou trois décennies en Algérie. Le mouvement est bidirectionnel pour l’enfant et pour les mamans : il y a une expression de besoins d’autonomie, de liberté, d’individuation pour l’enfant et pour la maman. Quant aux pères, ils partagent ce point de vue ou se contentent de suivre ce que les mamans demandent.

16La place du père se transforme doucement. Beaucoup de pères ne veulent plus rester observateurs et attendre que l’enfant soit « assez grand » pour s’en occuper. Ils réclament une part des soins des enfants, même tout petits. Les pratiques paternelles se modifient et se diversifient. Il n’est plus seulement le pourvoyeur économique, mais il est aussi compagnon de jeux, il participe aux soins quotidiens et exprime son affection (Amar, 2017) ; certains jeunes pères se rebellent contre la rigueur et la froideur de leur propre père et refusent de se conformer à ce rôle traditionnel étriqué qui les prive de l’affection et de la joie à partager avec leurs enfants.

La parentalité nouvelle

17En dehors des sentiers battus instaurant le couple hétérosexuel et biologique, d’autres formes de parentalités quasi exceptionnelles tentent de s’imposer en milieu très hostile pour les mères célibataires et les célibataires mères.

18Pourquoi des mères célibataires s’accrochent-elles à leur enfant alors que la majorité l’abandonne ? Pourquoi des femmes célibataires ayant une vie confortable n’ont-elles qu’un désir, celui d’« adopter » un enfant ? Une expression fort belle de Géza Róheim nous montre le chemin de cette quête dans son ouvrage Origine et fonction de la culture :

« La civilisation a son origine dans l’enfance retardée, et sa fonction est de sécurité. C’est un gigantesque système d’essais plus ou moins heureux pour protéger l’humanité contre le danger de la perte de l’objet – efforts formidables faits par un bébé qui a peur de rester seul dans le noir » (Róheim, 1972, p. 152).

19Quand on leur pose la question, ces femmes disent qu’elles ont « besoin de cet enfant », qu’elles ont besoin de donner de l’amour et d’en recevoir, qu’elles ont peur de vieillir seules6 et de mourir seules. On retrouve chez l’adulte cette peur « de rester seul dans le noir » que la chanson Je suis malade de Serge Lama exprime si bien. En chaque adulte persiste cet enfant effrayé par la solitude et le noir.

20Si être « fils ou fille de » est essentiel dans la fondation de l’identité sociale (Moutassem-Mimouni, 2001), sexuelle et individuelle, être parent l’est autant dans l’accomplissement de soi et dans l’organisation de sa psyché et l’équilibre de sa personnalité. Peu d’études ont abordé la condition de parent, pourtant les sites de conseil, d’écoute, d’échange pour et entre parents sont bien présents sur Internet et expriment les joies et les peines de ces parents. Les articles scientifiques sont plus rares et sont plus dans l’interprétatif que dans l’écoute attentive des parents, de leurs doutes, de leurs joies et de leurs attentes.

21Les mères célibataires ne sont pas enceintes par décision réfléchie, mais il s’agit pour la grande majorité « d’accident » que la plupart qualifient de « bêtise », d’« erreur », « je ne savais pas », « je ne pensais pas qu’on pouvait tomber enceinte après un premier rapport », etc. Ces jeunes femmes sont souvent anéanties par une telle nouvelle, le harâm est profondément intériorisé et fait sien. Le harâm est un organisateur de la vie sociale, il met les cadres édictés par la société et a d’autant plus de force qu’il émane du religieux ou est à tort ou à raison attaché à la religion. Cette origine (sociale et religieuse) va doubler le sentiment de faute.

22Avoir un enfant hors mariage est tellement réprouvé que c’est impensable pour ces femmes qui subissent un véritable traumatisme psychologique, car toute maternité hors mariage légal est considérée comme un acte répréhensible sur le plan moral et social et attire mépris, condamnation et « malédiction » sur celles-ci (Boucebci, 1978 ; Moutassem-Mimouni, 2001 ; Rahou, 2013). Cette dernière peut être violentée, rejetée et n’a d’autres choix que d’abandonner son enfant ou de le garder dans des conditions difficiles. L’homme est totalement absout de toute sanction, c’est la femme qui va affronter seule la vindicte ambiante. Convaincue de sa « faute », la plupart du temps elle refuse obstinément de dénoncer le géniteur de l’enfant. Fort du silence des femmes séduites et de la complicité sociale, l’homme reste intouchable. Au point qu’un ministre de la Solidarité nationale a essayé en vain (en 2006) d’élargir aux enfants nés hors mariage, la loi sur la recherche ADN qui existe, mais ne s’applique pas aux enfants « illégitimes » et est donc subordonnée à la condition du mariage légal.

23La filiation est patrilinéaire, la mère peut donner son nom dans le cas où le père ne reconnaît pas l’enfant, mais cette absence de nom et de filiation du père constitue un handicap et un stigmate qui va accompagner la personne toute sa vie. Pourtant des femmes persistent et se battent pour garder leur enfant même sans filiation paternelle tout en sachant que ce manque desservira l’enfant toute sa vie.

24Pendant des décennies, ce sont ces femmes qui vont apporter les changements à cette maternité au prix de souffrances énormes. D’un autre côté, des femmes qui n’ont pas eu la chance ou la possibilité d’enfanter vont tout faire pour accueillir ces enfants tout en sachant que le stigmate est là et qu’elles ne peuvent pas avoir d’adoption plénière et donc que l’enfant n’aura qu’une concordance de nom, mais n’aura pas leur filiation. Ainsi, ces deux phénomènes sont en passe de transformer les données du problème des naissances hors mariage.

Les mères célibataires : transgressions et mutations

25Les naissances hors mariage ont atteint, dès les années 1970, selon les sources officielles (Boucebci, 1978 ; ministère de la Santé ; juristes), des chiffres variant de 5 000 à 20 000 par an. Il est difficile de démêler l’écheveau des naissances hors mariage dans la mesure où beaucoup de femmes contractent, en toute bonne foi, un mariage religieux (par la Fatiha) dans l’espoir de convaincre « plus tard » le partenaire d’accepter le mariage civil. Ce mariage religieux (par la Fatiha) était extrêmement répandu et peu de familles recouraient au mariage civil. Depuis l’indépendance, progressivement les deux mariages ont été usités : le mariage religieux (le halâl) et le mariage civil (l’administratif). Le risque de ce mariage uniquement religieux (non reconnu légalement) est que l’époux se « défile » dès qu’il apprend la grossesse, la femme se trouvant alors seule à assumer cette situation et à faire face au rejet social. Cette naissance va ainsi grossir le nombre d’enfants dits « illégitimes ». Le mariage religieux a muté et est de plus en plus contracté comme forme de concubinage ; on entend ainsi des couples dire « on fait le mariage halâl » et après on verra. Il a l’avantage de permettre à des couples qui ont du mal à s’engager d’avoir une vie de couple sans avoir les engagements légaux du mariage7. Le problème est qu’il peut être annulé sans procédure. Pour cette raison, l’État algérien a imposé le mariage civil (avant la Fatiha), l’événement est enregistré dans les registres de la mairie et sur un livret de famille, les femmes sont ainsi protégées et les hommes ne peuvent pas laisser l’enfant sans filiation.

26Le nombre d’enfants recueillis par les institutions officielles oscillait entre 3 000 et 4 000 durant les années 1980 et 1990 (Moutassem-Mimouni, 2009. Mais ce chiffre n’est pas fidèle à la réalité, car une partie des nouveau-nés sont « adoptés » dans le plus grand secret : en réalité, ces enfants sont inscrits (comme des enfants biologiques) directement sur le livret de famille des « adoptants », sans passer par le tribunal, et ce afin de contourner la loi de l’interdiction de l’adoption qui a été promulguée dès l’indépendance du pays, alors que la kafâla ou recueil légal est autorisée depuis 1984.

27Les mères célibataires, bien que rejetées, sont présentes dans le paysage social depuis près de soixante ans. Mais elles restent peu visibles et tentent de reconstruire leur vie en s’exilant à l’étranger ou dans d’autres wilayas du pays. Beaucoup ont réussi à se marier et à avoir une vie « ordinaire » alors que d’autres sont restées marquées dans leur corps et leur cœur par cet événement extrêmement douloureux. Ces mères8 – acceptées, rejetées ou soutenues selon les milieux, selon les degrés de tolérance – tentent de s’imposer comme elles le peuvent. Certaines arrivent à garder secrète la grossesse, s’éloignent pour accoucher et abandonner ou placer l’enfant, reprennent leur vie en main et vont se « refaire une virginité » au vrai sens du terme : celles qui ont les moyens ont recours à la chirurgie ou hyménoplastie afin de pouvoir se marier (Rahou, 2013). Alors que d’autres font tout pour garder leur enfant.

28Le Centre national d’études et d’analyse pour la population et le développement (CENEAP) a conduit une enquête en 2005 auprès de 842 mères célibataires (CENEAP, 2005). Celle-ci a porté sur les mères célibataires visibles et qui ont accepté de répondre à l’enquête. Elles ne représentent certainement pas toutes les catégories de mères célibataires, mais cette étude nous donne une tendance permettant de mieux connaître ces femmes dont plus de la moitié (53 %) ont moins de trente ans (les 15-20 ans représentent 8,8 % ; les 21-25 ans sont 23,6 % et les 26-30 ans, 21,3 %).

29Elles sont en majorité (98,5 %) analphabètes. Les auteurs relèvent que dans 43 % des cas elles sont issues de familles déstructurées soit par le divorce (13,4 %), soit par le décès de l’un ou l’autre des parents ou des deux. 13 % de ces femmes ont été abandonnées par leurs mères.

30Les femmes continuent à subir des violences un peu partout dans le monde et ces femmes n’y ont pas échappé. La même enquête relève que 42 % ont subi des violences physiques (avant l’âge de 18 ans), du harcèlement sexuel (36 %), un viol (21 %) ou encore ont été abandonnées après un mariage religieux (Fatiha) (28 %) (id.).

31Ces femmes jeunes, sont analphabètes, issues de familles en grandes difficultés, ne travaillent pas (75 %), seules 20,4 % travaillaient avant leur grossesse. N’ayant aucune qualification, ces femmes ne peuvent aspirer à un travail correct et le rapport signale qu’elles ont recourt à la prostitution (46 %) pour survivre. Toujours selon l’étude, malgré toutes ces difficultés, 38 % de ces femmes refusent d’abandonner leur enfant et le gardent avec elles alors que 35 % le donnent à une famille et continuent à lui rendre visite. Parmi les femmes qui refusent d’abandonner leur enfant, nombre d’entre elles trouvent des solutions originales que Yamina Rahou (2013) nomme « la maternité déléguée ». Lors d’entretiens avec vingt mères célibataires, Yamina Rahou a rencontré sept d’entre-elles qui « ont délégué le maternage de leurs bébés à des tierces personnes pour une période limitée : le temps d’asseoir leur situation économique et sociale ». Ces mères étaient, au moment de l’enquête, âgées entre 33 et 62 ans. Contrairement à celles de l’étude du CENEAP, ces femmes ont un meilleur niveau scolaire : du collège à l’université ; presque toutes travaillaient. Nous supposons ainsi que le niveau d’instruction et l’autonomie financière sont des facteurs favorisant le maintien de l’enfant avec sa mère, quitte à en déléguer la garde. Mais c’est indéniablement le soutien que rencontre la mère célibataire dans son entourage qui est déterminant. Yamina Rahou note que plusieurs de ces mères ont confié leur bébé à des membres proches de la famille (mère, sœur, etc.). La mère et la sœur sont souvent citées comme principaux soutiens des mères célibataires ainsi que des célibataires mères comme nous allons le voir plus loin. Certains hommes de la famille : le frère et parfois le père ne sont plus aussi intolérants et apportent leur aide malgré la désapprobation de l’entourage.

32Dans la maternité déléguée, on trouve des positions en demi-teinte dans la mesure où la sœur ou la mère (de la mère célibataire) qui recueille l’enfant ne reconnaît pas publiquement de qui est vraiment l’enfant, mais ne le rejette pas. Il s’agit soit d’une adoption secrète impliquant que le dossier ne passe pas par le juge et qu’il est inscrit comme enfant légitime de la tante ou de la grand-mère de l’enfant, ou bien la personne fait une kafâla.

33Généralement, l’enfant pense que sa mère est sa tante ou sa sœur. Si certains enfants s’accommodent de cette situation, d’autres ont du mal à s’y faire et font des crises complexes.

34Depuis les années 2010, de moins en moins d’enfants sont abandonnés à la naissance dans les structures hospitalières, leur nombre annuel moyen est passé de 3 188 entre 2000 et 2005 à 2 145 entre 2011 et 2015, soit une baisse d’un tiers (Moutassem-Mimouni, 2018). Alors que le retrait de l’enfant de la pouponnière9 par la mère était de 14 % durant la première période, il est passé à 21,6 % durant la deuxième période. Selon les services sociaux, les mères ne veulent plus abandonner leur enfant et préfèrent recourir à la garde payante, à la garde déléguée dans l’espoir de le récupérer plus tard, ou vont négocier le placement de l’enfant dans une famille pour une adoption plénière secrète et illégale puisque l’adoption « est interdite par la loi et la charia » selon l’article 46 du Code de la famille de 1984.

Les célibataires mères : une nouvelle parentalité ?

35J’utilise le terme de « célibataires mères » pour désigner les femmes non mariées, veuves ou divorcées et qui prennent en kafâla un enfant. Celui-ci est généralement de parents inconnus et abandonné dans les structures de l’État (pouponnières). Ce type de parentalité se développe sous l’effet de nombreux facteurs dont le célibat des femmes. Les femmes âgées de 40-44 ans sont fortement touchées. Le taux de célibat de ces femmes a été multiplié par quatre entre 1992 et 2008, il est passé de 3,1 % à 12,8 % des femmes de cette tranche d’âge. La baisse de la natalité implique également que de moins en moins de couples acceptent de donner un de leurs enfants à une sœur ou un frère stérile ou à la sœur célibataire ; l’industrialisation et l’urbanisation ont participé à la fragmentation de la famille et à la distanciation des liens familiaux (familles élargies). Mais c’est indéniablement l’octroi de la kafâla aux femmes non mariées qui les a encouragées à prendre cette décision.

La kafâla aux femmes

36Dans les pays du Maghreb, une nouvelle parentalité (Moutassem-Mimouni, 2018) dans sa forme moderne tend à s’imposer, il s’agit de la kafâla (ou recueil légal10) qui tente de pallier l’interdiction de l’adoption en islam11 au Maroc et en Algérie. Cette forme de parentalité, par kafâla, prend de plus en plus d’ampleur en particulier dans ces deux pays, et un peu moins en Tunisie où l’adoption plénière est autorisée. Cependant, dans la Tunisie d’aujourd’hui, avec le développement du mouvement islamiste12, la tendance semble s’inverser, l’adoption baisse et la kafâla, ou tutelle légale, augmente.

37Cette kafâla, réservée aux musulmans, est accordée aux couples stériles ainsi qu’aux femmes non mariées, veuves ou divorcées qu’elles résident sur le territoire national ou à l’étranger (Barraud, 2013), en particulier en France (Fillod-Chabaud, 2017). La kafâla donne certains droits et certaines responsabilités au kafil (tuteur) : allocations familiales, responsabilité « parentale » bien que pour la sortie du territoire national, l’accord du wali (du préfet) est requis. Mais l’enfant ne peut avoir la filiation de ses « adoptants » alors qu’il peut avoir leur nom (concordance de nom13) sur demande du kafil auprès du juge et qu’il peut le transmettre à ses enfants.

38En Algérie, les femmes seules recueillent près de 14 % des enfants placés en kafâla (Djemai, 2014). Ces femmes seules transgressent des traditions peu clémentes envers celles qui ne se marient pas, qui prennent leur autonomie, et ce même si elles ont plus de quarante ans et qu’elles sont autonomes financièrement. Ces femmes portent un premier stigmate : celui de baira (rebut, qui ne se vend pas s’agissant d’une marchandise). Elles endossent un deuxième stigmate : celui d’être des « mères adoptantes » d’enfant né hors mariage. Ces « célibataires mères » vont négocier, convaincre, affronter un entourage parfois hostile, mais leurs propres mères sont leur soutien principal.

Le recueil par la célibataire mère : autrefois une affaire de famille

39Si la notion de mère célibataire a émergé dès les années 1970 (Boucebci, 1978), les premières « célibataires mères » ne datent que de la fin des années 1980, soit juste après l’institutionnalisation de la kafâla dans le Code de la famille paru en 1984. Ce n’est pas nouveau pour des femmes non mariées de recueillir un enfant et le fait n’est pas particulier au Maghreb (Lallemand, 1993). Toutefois, l’enfant était traditionnellement issu de la famille élargie. Généralement, le frère ou la sœur (Boukhobza, 2002) offrait un de ses enfants pour que cela reste une affaire de famille zitna fi bitna, protégeant ainsi la lignée de toute « souillure » et préservant les biens matériels (héritage) ainsi que le patrimoine culturel de la famille. Les réticences étaient fortes, vis-à-vis du barrani, l’étranger, celui qui n’était pas de la famille et qui risquait de dénaturer les traditions et de perturber les relations en son sein. Ces positions conservatrices expliquent les réticences de l’entourage familial et même social quant au recueil d’un enfant non seulement barrani (étranger), mais en plus sans « asl » (sans origine, sans filiation), un enfant issu du harâm. Des superstitions étaient (et demeurent parfois) attachées à l’enfant issu « du péché », des personnes pouvant craindre une forme de contamination par ce péché, une stigmatisation de la mère kafila et de l’enfant, et au-delà, de l’ensemble de la famille. Mais ces réticences et ces résistances s’atténuent d’autant plus que ces femmes célibataires qui veulent prendre un enfant en kafâla travaillent, ont fait des études secondaires ou universitaires, sont autonomes sur le plan financier et ont un logement (Moutassem-Mimouni, 2012a).

40Les raisons qui amènent ces femmes célibataires à recueillir un enfant « sans origine », un enfant né hors mariage, sont multiples et nécessitent, entre autres, de comprendre la question du célibat et de la stérilité.

L’enfant crée de la parentalité et de la parenté

41La parentalité est un processus long et ardu qui permet à tout géniteur·trice de s’adapter à sa nouvelle situation et d’y faire face avec responsabilité et sentiment d’implication à vie dans l’accompagnement de cet être totalement dépendant de lui ou d’elle.

42Les déterminants de cette forme de parentalité sont multiples. En plus du désir d’enfant évoqué plus haut (manifesté par la majorité des femmes qui ne se sont pas mariées), la peur de la solitude et les besoins affectifs sont des déterminants puissants : « avoir quelqu’un sur qui frotter son nez », expression algérienne exprimant la tendresse et l’affection qu’apportent le contact physique, la chaleur, l’odeur et la présence de l’enfant. Ces éléments sont fondamentaux dans le développement de l’attachement qui fait la parentalité. John Bowlby (1978) les a développés comme besoins de l’enfant, mais ce sont également des besoins chez le parent. L’enfant crée de la parentalité et de la parenté (Courduriès, Bonnet, Duchesne, 2015) : mon frère est l’oncle de ma fille/mon fils, ses enfants seront ses cousin·e·s, etc.

43L’enfant crée des liens sociaux, apporte « vie » et « animation », « il remplit le foyer (ya‘mar addâr) » nous dit une maman : il a des camarades, copains/copines, leurs parents peuvent devenir des amis ou des connaissances, etc. Enfin, la peur de la solitude, de la maladie, de la vieillesse (el-‘kayab) est un déterminant puissant qui incite les célibataires mères à privilégier les filles perçues comme « h’nina » plus tendres, plus attentionnées. Être comme les autres, ne plus être seule « comme une pierre ». Et parfois, certaines mamans expriment des attentes pour l’autre vie : l’enfant recueilli répond à tous ces besoins et plus encore, puisque l’accueil d’un orphelin apporte des hasânat (bonnes actions tant valorisées par la religion et qui seront rendues au bienfaiteur dans le paradis) à celui qui l’accueille.

Mon ventre m’a trahie, saadi khanni

44La stérilité en tant que souffrance du vide fait que la femme stérile accuse son corps de l’avoir trahie, alors que la célibataire accusera le destin « le sa‘ad » (la chance et c’est aussi sa part de la vie). Dans ce cas, ces femmes considèrent qu’elles ont une portion tronquée par le destin. Pour celle qui n’a pas pu se marier, elle se sent encore plus lésée parce qu’elle a peut-être la potentialité d’enfanter, mais en est privée par le manque de sa‘ad qui l’empêche de se marier. Cette situation a des effets variables selon la façon dont la personne regarde ou interprète la réalité. Certaines se résignent et acceptent cet état de fait. D’autres sont amères, s’auto-accusent ou accusent les autres, y compris Dieu, de leur manque, de leur immense frustration. Beaucoup de femmes célibataires, veuves, divorcées ou stériles se décident, après l’âge de quarante ans, à prendre un enfant en kafâla. Cette décision vient après avoir épuisé les recours médicaux. Les traitements traditionnels tels que le raki et le talab (tradipraticiens) sont sollicités autant contre la stérilité que le célibat (Hadj Benalou, 2010), que ce soit pour contracter un mariage ou pour vaincre la stérilité. Les déterminants qui président au choix d’un enfant sans famille expriment des attentes et des besoins complexes : le risque de la perte – car un enfant de la famille peut être réclamé par les siens (le proverbe dit que l’enfant des autres « est un mur sans fondation », car tôt ou tard il retournera vers les siens) (Boutarène, 1992) alors qu’un enfant sans famille permet d’éviter ce risque –, un amour sans partage : le besoin d’être le centre de son amour, de ne pas avoir à le partager avec sa famille d’origine, laquelle est toujours perçue comme plus proche, plus attractive pour l’enfant (l’appel du sang, dit-on !). Le recueil d’un enfant se dit en algérien attarbiya14 qui est compris dans le sens d’adoption ou du fait d’élever un enfant non biologique, quand cette attarbiya (kafâla, recueil gratuit, adoption secrète) est sincère, empathique, à l’écoute des besoins de l’enfant, elle est qualifiée dans la tradition par attarbyia bint al h‘bal (expression qu’on peut traduire par l’adoption est fille de la folie) pour exprimer la puissance de cet amour passionné pour cet enfant non biologique (Moutassem-Mimouni, 2018).

Des vécus contrastés

45L’enfant adopté peut être perçu comme le messie ou comme un pis-aller et suivant les situations il sera choyé ou rejeté de manières plus ou moins larvées. Souvent, ce rapport est ambivalent, perturbé, il oscille entre excès de protection et rejet patent ou latent avec des insultes, des renvois et des retours culpabilisés et parfois des demandes d’aide (Djemai, 2014). Les rapports à l’enfant sont parfois ambigus : désiré et haï, car il prend la place de cet enfant tant espéré et fantasmé, mais qui ne viendra jamais, « si Dieu m’avait aimée, j’aurais mon propre enfant » nous disent certaines femmes, alors qu’une jeune kafila (« adoptante ») présentant une stérilité nous dit, parlant de l’enfant qu’elle a pris en kafâla : « au contraire, Dieu m’aime puisqu’Il m’a envoyé ce cadeau ! ». Bref, les parents d’adoption n’échappent pas aux bonheurs et aux distorsions de la parentalité. L’on pourrait dire « les voies de la parentalité sont insondables ! ». Le regard que l’on porte à l’enfant, à soi, à son devenir transfigure les relations des parents (qu’ils soient biologiques ou d’adoption) à l’enfant qu’ils élèvent, et plus ce regard est bienveillant, serein, attentif à soi et à l’enfant, plus les liens se consolident et les charges s’allègent.

46Durant notre expérience de près de 40 ans dans ce domaine, nous avons rencontré un grand nombre de familles d’accueil en difficulté, ces difficultés sont d’autant plus importantes quand les origines ont été forcloses. Même devant l’évidence, certains kafil continuent à mentir, à inventer des subterfuges aggravant le fossé entre eux et leur enfant. Cette peur abyssale de reconnaître que l’enfant n’est pas biologiquement le sien rend les rapports complexes torturés, ambivalents à l’extrême. Le silence sur les origines est le problème le plus difficile à résoudre. Souvent, les parents ne consultent que trop tard quand la rupture avec l’enfant adopté est consommée. Pour le makfûl (adopté), les difficultés sont intenses au début et au milieu de l’adolescence, puis peu à peu les conflits s’apaisent : « Mieux vaut-elle que l’institution, c’est la seule mère que j’ai et je l’aime, même si elle est très dure avec moi, elle m’aime aussi », nous dit Hamid 16 ans. Parfois, l’apaisement ne vient pas et la rupture est consommée, l’enfant est restitué à l’institution puisque la kafâla est un contrat qui peut être résilié à tout moment. À partir des cas rencontrés, j’ai classé les réactions (face à la découverte du secret des origines) en grandes étapes où kafila et makfûl vivent en miroir quasiment les mêmes sentiments contradictoires : l’incrédulité et le refus « ma sadaktch akli » (je n’ai pas cru ma raison, je n’ai pas voulu croire) ; le déni ; le choc (la vérité s’impose à lui/elle). Apparaissent des troubles du sommeil, des pensées obsessives sur sa famille qui vont osciller entre une vision de la « vraie famille » et de la famille d’adoption : réactivation du roman familial (Freud, 1909 ; Moutassem-Mimouni, 2018).

47Le dénouement peut être dans la réparation du lien ou dans sa rupture définitive, et dans ce cas, le retour au foyer pour enfants assistés, ce qui pose d’autres problèmes.

48La kafâla est un mode de garde qui reste ambigu et mal défini par ceux-là mêmes qui l’ont instituée. Lors d’un débat sur la kafâla, une juge de mineurs nous dit que la kafâla est un « volontariat » et les gens ont le droit de prendre un enfant et de le rendre quand cela ne va pas. Le juriste ne semble rien comprendre aux motivations des kafil qui dans leur majorité veulent un fils/une fille pour toute la vie. Pour les kafil, la kafâla constitue une bouée de sauvetage pour éviter le naufrage de leurs désirs parentaux, s’assurer une continuité, laisser une trace. Pour le juriste, la chose peut rester terre à terre, factuelle, c’est un contrat comme un autre. À travers ces éléments, l’on perçoit l’ambivalence sociale opérer à découvert. L’inconscient travaille le corps et la pensée. Refuser l’adoption d’un enfant d’origine inconnue est un non-sens et est en contradiction avec la demande sociale qui est amenée à transgresser les lois et à opérer des adoptions secrètes, ce qui risque de créer d’autres problèmes à cet enfant et à ses kafil. On avance à petits pas précautionneux comme si la peur de transgresser l’interdit opérait en underground et ralentissait les pas du législateur, mais aussi de l’institution en général (Moutassem-Mimouni, 2001).

Monoparentalité et difficulté

49Élever un enfant n’est pas facile, les contraintes sont importantes pour tous les couples, mais elles le sont encore plus pour une femme qui travaille et qui est seule. Il y a peu de crèches de qualité, l’accueil des moins de six ans est assuré par des jardins d’enfants d’entreprises, des municipalités et par le privé (Benghabrit-Remaoun, 2005). Ces structures ne sont pas toujours proches, toutes n’assurent pas l’accueil en continu, certaines ont des horaires restrictifs, etc. Ainsi les conditions de garde ne sont pas toujours optimales. Quand l’enfant est scolarisé, les problèmes deviennent encore plus complexes puisqu’il y a peu de cantines, les enfants doivent sortir en fin de matinée et revenir pour l’après-midi. Il faut donc une personne pour accueillir l’enfant après l’école, lui donner son déjeuner et le raccompagner… Certaines de ces femmes sont assez isolées et trouvent de grosses difficultés de garde. Ce problème n’est pas particulier à ces femmes, mais elles sont plus en difficultés quand elles n’ont pas de support social et quand elles ont un travail trop prenant. Ce n’est pas toujours évident pour des femmes qui ont toujours travaillé, qui ont mené une carrière professionnelle et qui ont vécu, jusque-là, sans trop de contraintes, de faire face au poids de l’éducation et de la prise en charge complète d’un enfant. Ce fait nécessite un réaménagement psychique pour consacrer une partie de son énergie et de ses investissements à l’enfant, un réaménagement du « budget temps » pour le distribuer de façon harmonieuse entre les différentes responsabilités qui s’alourdissent avec l’arrivée de l’enfant. Parfois la charge étant trop lourde, cela peut être à l’origine de difficultés éducatives, affectives, sociales et même professionnelles. Une femme est venue me voir dernièrement pour me demander de l’aide : sa sœur enseignante, ne s’étant pas mariée, a décidé de prendre une fille en kafâla. Étant éloignée de sa famille, elle se trouve dépassée par son travail et les besoins du bébé. Elle confie son bébé à sa maman qui habite à une centaine de kilomètres et va la voir le week-end. À l’âge de six ans, elle décide de la ramener chez elle pour la scolariser. Habituée à vivre dans la grande famille (grand-mère, tantes, oncles et ses enfants), la petite a du mal à vivre en tête-à-tête avec sa maman qui, habituée à être seule, est peu tolérante. La petite va présenter des troubles du comportement et une opposition très forte qui renforce le sentiment d’incompétence de la maman et suscite son animosité et même sa violence. Bien que des milliers d’enfants aient été accueillis durant toutes ces décennies, et que j’ai rencontré des réussites éclatantes, cet exemple montre la complexité des situations de kafâla et les difficultés inhérentes aux charges de parent qu’il soit biologique ou d’adoption.

Conclusion

50Si ces nouvelles parentalités, les mères célibataires ou les « célibataires mères », sont porteuses de changements, elles sont également le produit de mutations sociales importantes. Que la maternité des mères célibataires soit accidentelle ou choisie, ces femmes sortent des sentiers battus et imposent directement ou indirectement de nouvelles normes, de nouveaux modes de comportements qui pourraient à terme participer à la dynamisation sociale. Depuis l’indépendance de l’Algérie, nous avons vu la question des naissances hors mariage se transformer, les représentations sociales les concernant ont beaucoup évolué (Moutassem-Mimouni, 2009 ; 2012b). Ainsi on constate une atténuation de la notion de l’enfant du harâm, la kafâla a quasiment fait disparaître ces enfants des cités de l’enfance (accueillant les enfants de plus de six ans) puisque la majorité d’entre eux sont placés dans des familles. La kafâla transforme le statut de l’enfant qui n’est plus rejeté puisque la parentalité adoptive le protège de la stigmatisation comme le montrent différentes enquêtes (Moutassem-Mimouni, 1999). Selon les auteurs d’une étude du CRASC en 2006, les répondants sont d’accord pour marier leur fille avec un enfant né hors mariage s’il a été adopté par une famille. Quant aux « célibataires mères », elles affrontent courageusement préjugés et difficultés avec l’enfant et transforment la parentalité.

51Ces deux modes de maternité sont de plus en plus acceptés et même souhaités au Maghreb (compte tenu de l’augmentation du célibat). La demande augmente et le taux d’abandons baisse en Algérie. Cette baisse exprime le désir des mères célibataires de garder l’enfant ou à défaut de le donner directement à une famille. Cette situation est complexe et nécessite un suivi et une étude approfondie. Garder l’enfant peut être positif si la mère dispose du minimum de moyens nécessaires à l’éducation et aux soins d’un enfant (logement, travail, soutien social et institutionnel). Les femmes seules nécessitent un dispositif d’encadrement et de soutien pour assurer la protection des droits des enfants et de leurs mères et afin d’éviter les risques de précarisation et de mise en danger. Ce n’est pas la monoparentalité (Mucchielli, 2001) qui pose problème, c’est la précarité qui constitue un grand facteur de risque (CENEAP, 2005). Ces mères sont parfois entourées par les membres de leur famille, mais la grande majorité, en particulier des mères célibataires, sont isolées et leur situation nécessite des structures adaptées aux horaires de travail et aux besoins particuliers de ces familles monoparentales. La question juridique concernant ces enfants au Maghreb a progressé durant ces dernières décennies (Barraud, 2010), mais beaucoup reste à faire. Tant que le monde arabe refuse de responsabiliser les hommes, d’autoriser la recherche ADN et de valider l’identité de l’enfant, ces femmes et leurs enfants continueront à subir injustices et souffrances.