1Au Sénégal, les questions relatives aux séparations conjugales et à leurs conséquences sont réglées par le Code de la famille, entré en vigueur depuis 1973. À l’exception des domaines du mariage1 et de la succession2, qui se fondent totalement ou en partie sur la « coutume wolof islamisée3 », le texte s’inspire très largement du droit civil français. Ainsi, en ce qui concerne la garde des enfants, l’article 278 dispose que « le jugement prononçant ou constatant le divorce ou la séparation de corps statue sur la garde de chacun des enfants qui, pour son plus grand avantage, sera confié à l’un ou l’autre des parents ou, s’il est nécessaire, à une tierce personne4 ». Ici, le législateur n’a pas suivi les prescriptions islamiques qui font de la mère la gardienne prioritaire : « les écoles juridiques les plus en vue dans l’islam sunnite accordent la priorité de ce droit de sauvegarde des intérêts de l’enfant à la mère, qu’elle soit dans les liens du mariage ou qu’elle soit en dehors de ces liens » (Kébé, 2008). Au moment de la discussion du projet de loi, cette disposition n’a pas fait l’objet d’objections ou de débats5. Pourtant, dans les tribunaux dakarois, garde et pension alimentaire constituent aujourd’hui les principales sources de conflits entre conjoints au moment du divorce, contribuant à nourrir la controverse entre groupes féministes6 et conservateurs sur le Code de la famille. Pour les associations féministes, la stricte égalité entre les parents établie par la loi en matière de garde priverait la mère de son droit de gardienne prioritaire, qu’elles ont réclamé lors du symposium organisé par l’Association des femmes juristes (AJS) en 2009. Leur argumentaire se fondait sur des registres habituellement mobilisés par les conservateurs, à savoir la coutume et la religion – » Confier la garde de l’enfant à sa mère est conforme à toutes nos coutumes ainsi qu’à l’Islam » –, ou encore le respect de la nature – » Un bébé ne saurait être arraché des bras (et des seins) de sa mère pour être confié à son père sauf circonstances exceptionnelles […] Justice et équité imposent qu’on laisse à l’être humain qui […] a mis au monde un enfant, de continuer après sa naissance à avoir sa garde7 ». À contrario, les conservateurs estiment que la justice fait la part belle aux mères en leur accordant quasi systématiquement la garde et le versement d’une pension alimentaire, ce qui expliquerait pourquoi elles sont généralement à l’initiative de la procédure (dans 80 % des cas environ). La presse sénégalaise se fait d’ailleurs régulièrement l’écho de ce type d’argumentaire : « Jouissant d’un statut particulier », la femme sénégalaise bénéficierait d’un « arsenal législatif pour sa protection » dont elle « abuserait », dans un contexte de « dégradation des mœurs » au sein duquel « les femmes sont devenues plus perverties qu’auparavant8 ». Ainsi, le débat de société s’oriente sur le fait de savoir si le Code constitue ou non « le Code de la femme » plutôt que sur la notion d’« intérêt de l’enfant » et la manière de le définir. Or c’est bien la question censée déterminer la décision du juge en matière de garde et de pension alimentaire.

2Quelle conception de l’intérêt de l’enfant ressort des décisions rendues au niveau de la justice familiale ? Voit-on apparaître certaines constantes, qui permettraient de dégager une jurisprudence ?

3En s’appuyant sur un ensemble de normes convergentes (légales, morales et religieuses) et sur le recours à l’enquête sociale, les juges cherchent à définir l’intérêt de l’enfant sur la base de critères objectifs, qui consacrent de fait une division genrée des rôles parentaux. Pour autant, on ne peut parler de jurisprudence en raison des multiples incertitudes qui demeurent – qu’elles soient liées aux limites du droit et du système judiciaire ou à la prise en compte de considérations extra juridiques – et qui interrogent sur le sens et la priorité donnés à la notion d’intérêt de l’enfant.

4L’analyse se fonde principalement sur une enquête qualitative, menée entre 2008 et 2010 puis en 2016, au sein de la justice familiale à Dakar. Elle mobilise des données tirées d’une trentaine d’entretiens – avec des juges9, des avocats et des enquêteurs sociaux de l’Action éducative en milieu ouvert (AEMO)10 – et de l’étude d’une trentaine de décisions récoltées auprès des juges et des cabinets d’avocats. Le propos n’a donc pas vocation à être généralisé à l’ensemble du Sénégal, mais se concentre sur le règlement judiciaire des litiges familiaux dans la capitale de Dakar – qui concentre 80 % du contentieux.

« L’intérêt de l’enfant » : une notion prioritairement définie en fonction d’une division genrée des rôles parentaux

5Selon les dispositions du Code de la famille sénégalais, l’intérêt de l’enfant doit constituer le critère central qui guide la décision du juge en matière d’attribution de la garde des enfants et de fixation de la pension alimentaire. En pratique, la justice familiale conforte une définition de l’intérêt de l’enfant ancrée dans une conception genrée des rôles parentaux, qui peut cependant varier en fonction des résultats de l’enquête sociale et de la prise en compte de la parole des enfants.

La mère, gardienne « naturelle » des enfants

6En matière de garde, la loi ne détermine pas a priori de parent gardien. Pourtant, en pratique, les enfants sont dans la majorité des cas confiés à leur mère, en particulier s’il s’agit d’enfants en bas âge. Le juge se conforme ici aux normes sociales (la mère qui dispose du temps et des vertus nécessaires pour prendre soin des jeunes enfants) en vigueur : « On estime que l’enfant a besoin de la protection maternelle » ; « Si on n’a pas de reproche à faire à la mère, c’est elle qui a la garde en général » (entretiens avec deux magistrats, Dakar, 2016) ; « C’est quasiment sacré le lien entre la mère et l’enfant sur les plans culturel et religieux » (entretien avec un avocat, Dakar, 2016).

7Ce type de décision se voit par ailleurs conforté par les recommandations des enquêteurs sociaux qui tendent à valoriser une division genrée des rôles parentaux :

« Le critère de l’affection est plus développé chez la maman […] Personne ne peut se substituer à la maman, personne ne remplacera jamais une mère » (entretien avec un enquêteur de l’AEMO, Dakar, 2016).

8C’est pourquoi le choix de la mère ne fait pas l’objet de longues justifications dans les décisions rendues, les juges faisant souvent simplement mention de la nécessité de préserver l’« équilibre psychoaffectif de l’enfant11 », considération jugée prioritaire par rapport à d’autres arguments évoqués par les pères.

9En effet, le niveau de revenu du parent-gardien n’est pas considéré comme un critère privilégié pour définir l’intérêt de l’enfant, d’autant que la pension alimentaire permet de servir de correctif :

« La question matérielle ne va pas être déterminante pour nous, car il y a la pension alimentaire qui va être fixée. Ce qui compte c’est l’intérêt de l’enfant » (entretien avec un juge, Dakar, 2016).

10Ainsi, dans une décision rendue en appel, le juge déboute le père qui avait sollicité la garde de ses enfants, en s’appuyant notamment sur le fait qu’il disposait « d’une maison spacieuse, propice à l’épanouissement des enfants ». Pour le juge :

« Même s’il n’est pas contesté que Monsieur A vit dans un certain luxe, il reste que, dans l’intérêt exclusif des enfants, il y a lieu de préférer l’affection, l’encadrement, l’épanouissement et la surveillance dont ces derniers bénéficient auprès de leur mère à un tel luxe ».

11Par ailleurs, dans les affaires de divorce, le juge a tendance à dissocier les rôles de mère et d’épouse. Ainsi, une femme peut être considérée à la fois comme une « mauvaise épouse » et une « bonne mère ». Concrètement, même si le divorce est prononcé aux torts partagés voire aux torts exclusifs de l’épouse, celle-ci ne se verra pas pour autant privée de la garde de ses enfants. On peut citer l’exemple d’une affaire dans laquelle le mari demande la garde des enfants « compte tenu des excès de violence de leur mère qui risquerait de leur transmettre ses tares ». Si le juge a retenu le motif des violences de la femme envers son mari pour prononcer le divorce à ses « torts prépondérants », réduire le montant de la pension alimentaire (dont il rappelle qu’elle « n’est due qu’aux enfants ») et la priver de l’attribution du domicile conjugal, il ne lui retire pas la garde – ce qui va être confirmé par la décision rendue en appel :

« Attendu que le premier juge a relevé que les enfants sont encore jeunes et ont toujours vécu ensemble avec leur mère ; qu’il est également à noter qu’aucun péril ou danger caractérisé n’a été allégué au sujet d’un épanouissement harmonieux de ces derniers auprès de leur mère ; Que pour ces raisons et eu égard aux circonstances de la cause, l’intérêt de l’enfant commande de confier la garde des enfants à la mère en réservant au père, outre un droit de visite large, un droit d’hébergement suivant les modalités fixées par le premier juge ».

12Dans le contexte sénégalais, le choix de la mère comme gardienne prioritaire est renforcé par le fait que la polygamie constitue le régime matrimonial le plus courant (Dial, 2008 ; N’Diaye, 2015)12. Bien que les pères tentent de faire valoir le poids des charges qui pèsent sur eux en tant que chef de famille polygame, les juges privilégient l’intérêt de l’enfant qu’il s’agit de tenir éloigné des querelles entre épouses 

« Cela revient comme un refrain chez les femmes : “je n’accepterai jamais de confier l’éducation de mes enfants à ma coépouse”. Ça se comprend quand même. Si le mari viole l’égalité de traitement entre ses épouses, l’épouse frustrée va demander le divorce. Et dans l’intérêt de l’enfant, on va confier celui-ci à sa mère » (entretien avec un juge, Dakar, 2016).

13Au vu de ces différents éléments, peut-on considérer que la justice familiale tend à minorer le rôle des pères auprès de leurs enfants ?

Le père/chef de famille, pourvoyeur de ressources et figure d’autorité

14Les hommes se montrent en effet critiques à l’égard de la justice familiale qui aurait un parti pris pour les mères. Selon les avocats interrogés, le fait qu’ils demandent généralement la garde de leurs enfants ne tient pas uniquement ou nécessairement à leur volonté de « punir les épouses qui partent » (entretien avec un avocat, Dakar, 2016). Ce type de demande se comprend aussi au regard de l’organisation de la cellule familiale dans le cadre du mariage :

« Il faut dire que les hommes sont habitués à prendre beaucoup de choses en charge, c’est culturel. Pendant le mariage, les femmes laissent le mari payer tout. Et au moment du divorce, il considère qu’il va continuer de tout gérer, comme il l’a toujours fait. Et pour les enfants, il prendra (ou a) une autre épouse qui pourra s’en occuper. Finalement, c’est tout à fait concevable pour lui puisque la responsabilité n’est pas du tout partagée de la même façon dans le mariage » (entretien avec un avocat, Dakar, 2016).

15Le fait de réclamer la garde des enfants ne signifie donc pas que les hommes pensent différemment leur rôle de père. En effet, la polygamie leur permet de réclamer la garde des enfants dans un cadre qui conserve la fonction genrée des rôles parentaux : ce ne sont pas eux, mais bien l’une de leurs épouses qui les prendra en charge. On n’est pas dans une logique de reformulation des rôles parentaux qui pourrait par exemple favoriser un système de garde alternée, option qui n’existe d’ailleurs pas en droit sénégalais.

16En privilégiant la mère comme gardienne prioritaire, les juges se conforment aux normes légales, religieuses et sociales qui convergent en la matière.

17En effet, si l’on considère les dispositions du Code de la famille, les juges sont fidèles à l’esprit du texte qui fait du père le chef de famille (art. 152) qui doit pourvoir, à titre principal, à l’entretien du foyer (art. 375), dans le mariage comme dans le divorce (l’article 262 dispose que la pension alimentaire se substitue alors à l’obligation d’entretien). Sur ce point, la loi recoupe les recommandations du Comité islamique pour la réforme du Code de la famille sénégalais (Circofs) qui plaidait pour l’instauration de la charia en matière familiale et qui, à ce titre, proposait un Code du statut personnel prévoyant que la mère soit la gardienne prioritaire (art. 111) et que cela soit au père qu’« incombe l’obligation de régler les frais de logement, de nourriture, d’entretien et d’éducation de son enfant » (art. 115)13. Dans ce contexte, les juges se réclament sans difficulté de la norme islamique qui apporte un surcroît de légitimité à leurs décisions en faveur des mères : « Quels que soient les moyens de la femme, la religion fait peser l’obligation sur l’époux » ; « Qu’elle ait tort ou pas, la femme doit être protégée. Le Coran est plus protecteur de la femme et de l’enfant que le Code » (entretiens avec deux juges, Dakar, 2008 et 2009).

18Au-delà de la religion, c’est l’argument des mœurs et des coutumes qui avait été retenu par le législateur pour justifier l’entretien de la famille par le mari, y compris en cas de divorce, comme l’illustre cet extrait du débat parlementaire relatif à la pension alimentaire :

« Il ne se trouve pas actuellement au Sénégal un mari qui pense aller demander une pension alimentaire à son épouse. Je crois qu’il faut légiférer compte tenu des coutumes du pays : il ne faut pas légiférer dans la théorie et ajouter à notre Code des choses pour nous faire critiquer. Je crois qu’il vaut mieux ne pas insister (rires)14 » (JORS, 1972, p. 285).

19En pratique, bien qu’ils puissent théoriquement bénéficier d’une pension alimentaire, les hommes n’en demandent généralement pas :

« Les hommes demandent souvent de revoir le montant de la pension à la baisse en montrant les revenus de leurs femmes. Mais ils ne demandent pas que les femmes leur versent de pension ».

« Une fois, une seule fois, j’ai fixé une pension alimentaire à verser par la mère au père. Et j’ai confié les enfants à leur père. Quel scandale la mère n’a pas fait ! Et j’ai été interpellé par des collègues. Mais pour moi, il faut toujours revenir au texte. La mère avait dit au départ – ce qui est très rare – qu’elle ne voulait pas l’enfant. Par ailleurs, le père avait un revenu faible et la mère gagnait plus ».

« C’est très rare […] Cela arrive dans les cas où les affaires concernent des expatriés ou des couples qui ont des revenus élevés et sensiblement égaux » (entretiens avec deux juges, Dakar, 2016).

20Pour autant, la justice familiale ne conçoit pas le père uniquement comme pourvoyeur de ressources. Il a également un rôle à jouer dans l’éducation des enfants, qui est reconnu à travers un système d’attribution de garde qui varie, en pratique, en fonction du sexe et de l’âge des enfants. Le juge se réfère de nouveau ici à une division sexuée des rôles parentaux : à la mère de prodiguer à l’enfant l’affection dont il a besoin ; au père de jouer de son autorité pour l’accompagner vers l’âge adulte. L’enjeu de l’identité de genre ressort ici nettement :

« Un homme qui grandit au contact des seules femmes peut devenir efféminé ».

« On va tenir compte du sexe de l’enfant pour des questions d’identité ».

« Et puis il y a les traditions aussi. C’est le père qui procède à la circoncision du fils. À l’inverse, on voit bien qu’une fille a besoin de sa mère, quand elle a ses premières règles par exemple » (extraits d’entretiens avec des juges et des enquêteurs de l’AEMO, Dakar, 2016).

21L’idée de « garde évolutive » – entendue comme la possible révision de garde en fonction de l’âge des enfants, en particulier des garçons (N’Diaye, 2017) – fait généralement consensus, y compris auprès des justiciables. Ainsi il n’est pas rare de trouver des décisions relatives à des divorces par consentement mutuel qui consacrent cette orientation : « Attendu qu’aux termes de leurs accords sur le divorce, les époux ont convenu :

« Que la garde de C [la fille] sera confiée à sa mère et celle de D [le fils] à son père ; que le père s’engage à verser la somme de XXX à titre de pension alimentaire, outre les frais médicaux et pharmaceutiques pour l’entretien de l’enfant confié à la mère ».

L’enquête sociale comme outil d’arbitrage

22Dans les cas les plus conflictuels, la prise en compte des résultats de l’enquête sociale et de la parole des enfants peut cependant venir légitimer des décisions qui sortent du schéma classique.

23Les cas d’obtention de la garde d’enfants (en bas âge) par les pères en raison de la mise en cause de la capacité de la mère à prendre en charge ses enfants en constituent un bon exemple. Comme en France, ce type de décision de « résidence inversée » intervient généralement après une enquête des services sociaux. Celle-ci dure en moyenne un à deux mois (délai qui peut être plus important en raison du manque d’effectif pour traiter l’ensemble des cas, ce que déplorent les agents de l’AEMO). Elle consiste pour les agents à se rendre dans les domiciles respectifs des parents pour voir quelles y sont les conditions de vie des enfants. Ces derniers sont également suivis à l’école, où les enquêteurs s’entretiennent avec l’équipe pédagogique. Par ailleurs, les enquêteurs rencontrent l’entourage, le voisinage et les enfants. Les résultats de l’enquête permettent :

« […] de renforcer la légitimité d’une décision judiciaire peu ordinaire, en s’appuyant sur les normes extra juridiques, entre autres médico-psychologiques, portées par les enquêteurs sociaux » (Collectif Onze, 2013, p. 200).

24Dans l’une des décisions consultées, les motifs extra juridiques tiennent en fait davantage de la morale : « Des informations laissant penser à une conduite libertine, ne rassurent pas quant à l’aptitude de cette dernière à assurer le gouvernement de son fils ». Ici, le juge rappelle que l’affection maternelle constitue un critère nécessaire, mais non suffisant :

« La notion d’intérêt supérieur de l’enfant exclut toute idée stéréotypée de gardien naturel et ne se résume pas seulement à l’affection maternelle, mais inclut, de la part du gardien […] la capacité de répondre avec immédiateté et quotidienneté aux besoins de l’enfant ».

25Dans une autre affaire, c’est la notion de « danger moral » qui est mise en avant pour légitimer le choix de la résidence inversée :

« La situation de danger moral résulte du PV […] dans lequel les personnes entendues à titre de témoin ont affirmé que Madame B avait l’habitude d’enfermer à clef ses enfants seuls dans une maison inoccupée de 7h du matin à 22h le soir […] Qu’il s’avère des développements ci-dessus corrélés qu’objectivement Madame B n’offre pas de garanties psychologiques et matérielles pour assurer la garde des enfants ».

26La décision de statuer en faveur du père a été confortée par la prise en compte du témoignage des enfants :

« Attendu que dans un rapport […] les intervenants sociaux ont […] fait les constats et suggestions ci-après ; “Les enfants expriment tous les deux comme projet de vie la poursuite de leur scolarité chez leur père, par contre, ils manifestent nettement une peur perceptible à chacune des visites de leur maman…” […] Qu’il convient donc, sous cet éclairage de rétracter le jugement querellé et de modifier par conséquent la garde de E et F au profit de leur père ».

27Les enquêteurs sociaux n’ont cependant pas toujours recours aux entretiens15 :

« On peut discuter avec les enfants, mais quand ils ont plus de 13 ans. Autrement ils sont trop jeunes et vont souvent faire valoir leur seul confort matériel » (entretien avec un enquêteur de l’AEMO, Dakar, 2016).

28Les juges expriment la même réserve concernant la prise en compte de la parole de l’enfant :

« Il m’est arrivé d’entendre les enfants. Mais cela concerne les enfants plus âgés, autour de 13-15 ans. Le problème c’est que les juridictions ne sont pas le lieu idéal pour ça. Et il y a la pression psychologique des parents sur les enfants. On leur dicte des réponses, on les travaille avant l’audience » (entretien avec un juge, Dakar, 2016).

29S’ils considèrent qu’il peut être important de recueillir la parole des « premiers concernés », les avocats conviennent également du risque de manipulation des enfants : « Il faut savoir faire la part des choses entre les souhaits exprimés par l’enfant et son intérêt » (entretien avec un avocat, Dakar, 2016). Généralement, juges, avocats et enquêteurs sociaux privilégient donc l’observation, considérée comme seule apte à fournir des « éléments objectifs » :

« Il faut regarder l’évolution scolaire, les loisirs, la manière dont l’enfant se comporte dans ces différents cadres. Il faut essayer de le cerner par son vécu et non par son discours. C’est le meilleur moyen d’avoir une idée du profil de l’enfant » (entretien avec un avocat, Dakar, 2016).

30À travers ces différents exemples, on voit que l’enquête sociale peut se révéler déterminante dans la décision du juge, soulignant par ailleurs la complémentarité des rôles et des compétences16 : « Les enquêteurs peuvent appréhender des réalités que nous ne pouvons pas voir. Nous ne sommes pas des spécialistes de la question de la cause des enfants » ; « Les enquêteurs de l’AEMO ont une formation en psychologie, pas nous » (entretiens avec des juges, Dakar, 2016).

31Les décisions en matière de garde et de pension alimentaire s’appuient généralement sur les normes légales, morales et sociales en vigueur pour conforter une définition de l’intérêt de l’enfant pensée en termes de division genrée des rôles parentaux. Par ailleurs, le recours à l’enquête sociale et à la parole de l’enfant apporte un surcroît de légitimité aux décisions prises. Pour autant, on ne peut parler de jurisprudence – entendue comme une solution faisant autorité pour un problème donné suite à une ou plusieurs décisions précédemment rendues par la justice – en raison des multiples sources d’insécurité juridique17 qui remettent en question le sens et la priorité donnés à la notion d’intérêt de l’enfant.

L’absence de jurisprudence : « l’intérêt de l’enfant » en débat

32Le manque de moyens alloués à la justice et à l’organisation des procédures judiciaires peut en effet contribuer à réduire ou contraindre le champ d’appréciation et d’action du juge en matière de définition de l’intérêt de l’enfant. La question structurelle du manque de moyens permet également de comprendre comment les pressions et les tentatives ou pratiques de corruption peuvent peser sur les décisions rendues et rendre la prise en compte de l’intérêt de l’enfant aléatoire. Enfin, la potentielle influence des normes religieuses sur la décision du juge peut conduire à fragiliser la priorité et/ou le sens donnés à cette notion.

Une priorité tributaire des limites du système judiciaire et des silences du droit

33On a vu que l’enquête sociale, à travers les éléments qu’elle apporte sur le vécu de l’enfant, son train de vie et ses rapports avec ses deux parents, permet au juge de renforcer la légitimité de sa décision. Elle reste cependant optionnelle et le juge ne la sollicite pas systématiquement. En matière de fixation de la pension alimentaire par exemple, plusieurs avocats déplorent le manque d’empressement des juges à diligenter des enquêtes pour vérifier les revenus du parent débiteur :

« Le juge ne va pas au-delà du bulletin de salaire. C’est à l’avocat de prouver que le train de vie permet de réclamer une pension plus élevée. Par exemple, un homme va déclarer 500 000 FCFA (760 euros) de salaire. Mais à côté, il paye un loyer pour un appartement de standing, il a un 4x4, se paye des vacances régulièrement, etc. Il s’agit d’“éléments de train de vie” qu’on apporte. Mais cela gêne le juge qui n’est pas à l’aise face à des éléments qui relèvent du subjectif » (entretien avec un avocat, Dakar, 2016).

34Or, à l’exception des salariés, il reste difficile d’établir la réalité des revenus de personnes exerçant en libéral ou dans le secteur informel : « On va dire qu’en France on peut connaître 90 % des paramètres contre 40 % ici. Et c’est difficile de rendre la justice avec des paramètres faussés » (entretien avec un avocat, Dakar, 2016). Les juges considèrent néanmoins qu’en se basant sur le train de vie de l’enfant, ils disposent généralement d’éléments d’appréciation suffisants :

« Souvent, les parents se piègent eux-mêmes, car ils aiment bien fanfaronner sur les sommes qu’ils sont capables de dépenser pour leurs enfants. Par exemple dire “je lui paye telle école privée, je l’amène à tel endroit le week-end”, etc. Cela permet de jauger » (entretien avec un juge, Dakar, 2016).

35Reste qu’il n’existe pas de texte qui détaille les critères à prendre en considération et que les décisions peuvent être très variables d’un juge à l’autre :

« L’une de mes clientes a obtenu 75 000 FCFA (115 euros) de pension par enfant alors que son ex-mari a un train de vie énorme, qu’il consacre jusqu’à 2 millions (3000 euros) par mois à ses enfants. On a les preuves. Et le juge donne seulement 75 000 FCFA de pension. Là, on juge les parents sans regarder les enfants. C’est complètement ridicule et ça menace l’intérêt des enfants » (entretien avec un avocat, Dakar, 2016).

36Outre le manque de moyens ou de volonté des juges de diligenter une enquête sur le revenu réel, une autre source de débat tient à l’absence des enquêteurs sociaux en audience. On peut noter ici une différence importante entre le civil et le pénal. En effet, au pénal, les enquêteurs de l’AEMO sont présents, notamment pendant les interrogatoires des juges d’instruction : « Il n’y pas de décision prise sans l’AEMO. Il y a vraiment une excellente collaboration. La faille c’est le tribunal d’instance ».

37Les enquêteurs déplorent d’être exclus des audiences au civil, en particulier lorsque le juge ne suit pas les conclusions de l’enquête sociale : « Notre présence en audience nous aiderait à plaider pour notre cause et à inciter le juge à aller dans notre sens » (entretien avec un agent de l’AEMO, Dakar, 2016). Les juges reconnaissent effectivement que les débats en audience peuvent jouer un rôle déterminant, notamment lorsque l’enquête n’établit pas de préférence nette en faveur du père ou de la mère concernant l’obtention de la garde (entretien avec un juge, Dakar, 2016).

38La justice familiale ne dispose donc pas (ou ne se dote pas) de tous les moyens nécessaires pour déterminer la situation réelle (sur les plans matériel et affectif) des enfants avant et après la séparation, ce qui peut engendrer des décisions contestées.

39La priorité donnée à l’intérêt de l’enfant est également remise en question quand le droit et la justice ne permettent pas de pallier aux difficultés socio-économiques. Ainsi, même si la mère obtient la garde, le montant de la pension alimentaire reste souvent assez faible, ce qui s’explique en partie par la prégnance de la polygamie : « [elle] complique les choses, car les hommes ont plus de charges. Du coup, la pension alimentaire va se retrouver à portion congrue » (entretien avec un avocat, Dakar, 2016). Certes, au Sénégal, la pension n’inclut généralement pas les frais de santé et de scolarité, qui sont versés en sus et peuvent revenir cher, notamment si les parents inscrivent leurs enfants dans le système privé. Néanmoins, en cas de non-versement de ces frais, la mère est obligée de saisir le juge et d’apporter les justificatifs de paiement pour faire condamner le père à s’en acquitter. Pour le versement de la pension, il est par contre possible de procéder à une ponction directe sur salaire, mais uniquement si le père est fonctionnaire. Autrement, le seul recours pour la mère consiste à porter l’affaire au pénal, pour délit d’abandon familial. Mais cette procédure ne permet pas de pallier à l’urgence de la situation vécue et le caractère public de l’audience peut dissuader la femme d’y recourir :

« On a nos réalités au Sénégal. Les femmes ne veulent pas exposer le père de leurs enfants en public, lui faire risquer la prison. Les procès pour abandon de famille sont très rares. Il doit y avoir 10 à 15 affaires par an maximum. Les gens veulent éviter et les coûts et la publicité » (entretien avec un juge, Dakar, 2016).

40En l’absence de système d’aide ou d’allocation, une mère peut donc se retrouver sans les ressources nécessaires pour obtenir ou conserver la garde de ses enfants :

« C’est mettre en danger les enfants que de les confier à leur mère si le père travaille dans l’informel et ne peut verser qu’une pension dérisoire. Le fait qu’il n’y ait pas d’État providence change beaucoup la donne » (entretien avec un avocat, Dakar, 2016).

41En effet, dans un pays comme la France par exemple, la Caisse d’allocations familiales (CAF) va prendre le relais si le père est déclaré impécunieux ou introuvable (Collectif Onze, 2013). Un type de mécanisme similaire a été introduit au Maroc, avec la mise en place d’un fonds d’entraide familiale en 201118. Conscients que l’enjeu de la précarité peut conduire le juge à séparer la mère de ses enfants, les enquêteurs de l’AEMO peuvent jouer le rôle de conseil auprès des femmes, en les incitant à solliciter des financements pour des activités génératrices de revenus :

« On propose ça en collaboration avec la mairie. Récemment, on a aidé une femme qui vend maintenant son poisson sur le marché. Et elle a obtenu la garde de son enfant » (entretien avec un enquêteur de l’AEMO, Dakar, 2016).

42Les questions du montant et du versement de la pension alimentaire font ressortir les limites du système judiciaire sénégalais en matière familiale. On comprend ainsi mieux pourquoi, lorsque le divorce concerne un couple mixte ou un couple d’expatriés, le conflit se cristallise d’entrée sur la question de la compétence juridictionnelle. Généralement, les femmes préfèrent solliciter la justice française, auprès de laquelle elles peuvent espérer obtenir une pension alimentaire plus élevée et une prestation compensatoire (qui n’existe pas en droit sénégalais). Juges et avocats établissent d’ailleurs clairement la différence entre systèmes français et sénégalais sur cette base : « le système français est formaté pour la mère. Au Sénégal, l’intérêt de l’enfant doit primer. Mais c’est sujet à multiples interprétations » (entretien avec un avocat, Dakar, 2016). En effet, en l’absence d’une jurisprudence établie, les critères vont différer d’un juge à l’autre : par exemple, là où certains privilégient la garde évolutive, d’autres vont considérer que la division des fratries n’est pas souhaitable pour l’équilibre des enfants.

43Ces interprétations sont notamment susceptibles de varier en fonction des « pressions » ou des « influences » qui s’exercent tout au long de la procédure et qui fragilisent la prise en compte de l’intérêt de l’enfant.

Une définition qui se marchande ?

44La prise en compte de l’intérêt des enfants peut se retrouver noyée dans le conflit opposant les parents. Afin d’obtenir une décision favorable en matière de garde et de pension, il peut en effet arriver que les parties tentent d’influencer la procédure, soit en cherchant à intervenir au niveau de l’enquête sociale, soit directement au niveau du magistrat. Plus que de « corruption », les acteurs judiciaires interrogés préfèrent parler de « trafic d’influence », terme qui permet d’inclure une palette plus large de moyens de pression, allant des moyens financiers au statut social du plaideur.

45Il faut préciser que certaines catégories de justiciables ayant recours aux tribunaux ont « une situation » ou « des moyens » dont ils peuvent essayer de tirer avantage (N’Diaye, 2017). Dans les décisions consultées, les professions mentionnées peuvent se classer en deux catégories : professions libérales et cadres (du privé ou de la fonction publique). Ces justiciables ont par ailleurs recours à un avocat et ont donc la possibilité de régler des honoraires élevés :

« Parfois, les dossiers sont si complexes que la somme de 500 000 FCFA (760 euros) va constituer une simple provision […] avec certaines bourses, on se paye certains avocats » (entretien avec un avocat, Dakar 2016).

46Le montant des pensions donne également des indications de leur niveau de revenus. Ainsi dans les cas étudiés, elles variaient entre 150 000 FCFA (230 euros) et 700 000 FCFA (1000 euros), sachant que le salaire moyen au Sénégal est d’environ 47 700 FCFA/mois (72 euros).

47Les moyens dont disposent les parties peuvent être à la source de malentendus puisque, comme on l’a vu précédemment, le critère financier n’est pas considéré comme prioritaire par les enquêteurs sociaux et les magistrats pour déterminer l’intérêt de l’enfant. Par ailleurs, certains parents acceptent mal l’enquête sociale sur laquelle ils n’ont pas de prise :

« Certains sont en colère, car ils ne pensaient pas les enquêtes possibles. De manière générale, les personnes haut placées n’apprécient pas qu’on intervienne ».

« On est souvent sollicité par les avocats et les parents pour venir avec nous au cours des enquêtes. Nous, on les informe après l’enquête. Et ils ont un problème avec ça » (entretiens avec des enquêteurs de l’AEMO, Dakar, 2016).

48Si plusieurs des avocats reconnaissent les tentatives de pressions qui peuvent exister – » Vous savez ces tentatives ne m’étonnent pas. C’est lié à la nature du conflit familial, chacun défend ses intérêts » – ils préfèrent insister sur la responsabilité des enquêteurs : « L’enquêteur social lui doit être irréprochable. Il aura toujours la pression. Il doit en avoir conscience et garder le cap pour défendre l’intérêt de l’enfant » ; « ces enquêteurs doivent être des verrous solides et pas des passoires » (entretiens avec deux avocats, Dakar, 2016).

49Or certains juges et avocats considèrent que la qualité des enquêtes reste variable, ce qui permet par ailleurs à certains magistrats de justifier leurs choix de ne pas suivre les conclusions des rapports qui leur sont remis pour statuer :

« Dans un dossier, la réalité des faits (PV, témoignages) contredisait les recommandations de l’enquête. Mais c’était quelqu’un qui avait le bras long […] Et là, on s’est opposé à l’avis de l’AEMO en motivant notre décision » (entretien avec un juge, Dakar, 2016).

50Les accusations et les soupçons de corruption se retrouvent à tous les niveaux de la procédure. Ainsi, certains avocats n’hésitent pas à souligner la différence de revenus entre les magistrats et certains des justiciables auxquels ils font face, considérant qu’à ce titre le juge exerce un « travail ingrat », qui pourrait encourager certaines dérives. À titre d’exemple, plusieurs avocats incriminent des procédures qui trainent en longueur, des mesures provisoires qui se multiplient et qui s’étendent sur des périodes pouvant aller au-delà de deux ans. Les cas les plus problématiques concernent les jugements pour lesquels le prononcé en audience publique se révèle différent du jugement rendu au greffe. En l’espèce, la décision rédigée n’est obtenue qu’après plusieurs mois, les motifs étant précisés ex post19. Il reste cependant toujours possible de relancer une procédure pour les demandes de garde, rien ne pouvant être « acheté pour la vie20 ». Néanmoins, cela implique l’instauration d’un rapport de force difficile à maintenir sur la longue durée et qui témoigne de la difficulté à faire valoir l’intérêt de l’enfant.

Incertitudes normatives : quand la religion s’en mêle

51La difficulté à parler de jurisprudence pour ce qui touche aux affaires familiales tient enfin à ce que l’on pourrait qualifier d’incertitudes normatives. Le Code de la famille laissant au juge la liberté de décider pour « le plus grand avantage » de l’enfant, celui-ci peut se baser sur une diversité de critères, pas toujours explicités ou assumés. C’est notamment le cas lorsqu’il se réfère à des motifs qui relèvent de la religion et/ou de l’identité, en particulier dans les procédures de révision de garde. En effet, alors que les magistrats reconnaissent qu’elle est généralement difficile à obtenir, ils l’accordent de manière assez systématique au père lorsque la mère se remarie avec un conjoint d’origine étrangère, de surcroît non musulman :

« Le fait d’intégrer des critères comme la religion ou la nationalité doit apparaître. Certains juges se fondent sur ces critères, mais ne l’assument pas et se cachent derrière d’autres critères. Et ça pose un vrai problème quand ça concerne la garde, car on peut être conduit à sacrifier l’intérêt de l’enfant » (entretien, Dakar, 2016).

52Les juges se conforment en fait à une prescription islamique : « La mère perd ce droit de protection, selon les Shâfi’ites, en cas d’apostasie, lorsqu’elle se marie à une autre personne différente du père de l’enfant » (Kébé, 2008).

53Se fondant sur cette règle, l’une des propositions du Circofs consistait d’ailleurs à réserver le droit de garde à une personne de religion musulmane (art. 112). Or ces propositions sont inspirées du rite chaféite et non du rite malékite pratiqué au Sénégal. En effet, sur la révision de garde, l’imam Malik indiquait des critères de santé, mais ne retenait pas le critère religieux (Kébé, 2008). Dès lors, il devient complexe pour les juges de se revendiquer explicitement de normes religieuses qui ne renvoient pas directement à la « coutume wolof islamisée » (i.e : le droit musulman sénégalais), d’autant plus si elles entrent en contradiction avec les conclusions de l’enquête sociale quant à ce qui constitue l’intérêt de l’enfant.

54On peut citer une affaire éclairante sur ce point, dans laquelle l’époux/père est un grand marabout. Lors de leur divorce par consentement mutuel, les époux ont convenu que la garde des deux filles était confiée au père avec droit de visite le plus large laissé à la mère. La mère fait appel de la décision, considérant que son ex-mari n’a pas respecté l’accord. Elle soutient que ses visites ne sont autorisées qu’à titre exceptionnel et sous étroite surveillance. Par ailleurs, elle indique que le père n’exerce pas la garde effective de ses enfants puisqu’il se partage entre ses nombreuses épouses et ses voyages à l’intérieur du pays. Les fillettes ont d’ailleurs été séparées, chacune confiée à une co-épouse différente. Pour sa défense, le père se réfère à son statut de chef religieux à la tête d’une communauté de fervents talibés qui seraient scandalisés de voir la famille de leur guide « loin des daaras21 mais près des bars » – allusion par laquelle il incrimine l’origine étrangère (française et non musulmane) du nouveau mari de son ex-femme. Sur la forme, le juge accepte la demande de la mère et rejette les arguments « dilatoires » du père. Cependant, sur le fond, le juge statue en faveur du père en se basant sur le seul argument que celui-ci avance, à savoir qu’il prodigue une bonne éducation religieuse à ses enfants. Bien qu’il ait été allégué et prouvé par acte d’huissier que les enfants vivent séparées, le juge considère qu’il n’est pas démontré que cette séparation nuit à leur intérêt. C’est pourquoi il choisit de débouter la mère, rappelant que la modification de garde ne peut intervenir que pour « des motifs graves mettant en péril l’intérêt de l’enfant ». In fine, la femme n’obtient qu’une organisation formellement établie de son droit de visite. Si le droit musulman n’est pas explicitement au centre de la décision, on voit cependant comment la religion a pu peser sur la décision du juge qui n’a pas suivi les conclusions de l’enquête sociale.

55Le critère religieux apparaît néanmoins d’autant plus saillant qu’il se combine avec celui de la nationalité, sur lequel les juges peuvent plus aisément justifier la révision de garde, sur la base du risque d’éloignement de l’enfant de l’un de ses parents :

« Si le nouveau mari est étranger, c’est sûr que ça joue en faveur du père. Car c’est un problème quand les femmes veulent prendre leurs enfants à l’étranger. Par exemple, j’ai eu le cas d’un mari qui ne voulait pas que son ex-femme prenne ses enfants en Italie, car il n’avait ni l’argent ni le visa pour aller les voir. Le retrait de la garde à la mère est beaucoup moins systématique si le nouveau mari est Sénégalais. Dans tous les cas, ce qui compte c’est que le parent non gardien doit pouvoir exercer son droit de visite » (entretien avec un juge, Dakar, 2016).

56La notion d’« intérêt de l’enfant » est au centre du droit de la famille au Sénégal et il revient au juge de la définir. S’appuyant sur les normes légales, morales et sociales en vigueur, celui-ci tend à proposer une conception de l’intérêt de l’enfant qui s’inscrit dans le cadre d’une éducation pensée en termes de division genrée des rôles parentaux. Ainsi, la notion ne sert pas à repenser les fonctions parentales et les attributs de la parentalité. C’est d’ailleurs pourquoi la mère obtient généralement garde et pension, contribuant à la réputation d’un « Code de la famille, Code de la femme ». Les décisions peuvent cependant varier, notamment en fonction des résultats de l’enquête sociale, à laquelle le juge peut recourir pour éclairer des situations conflictuelles et problématiques. Cependant, le caractère rigide des procédures (absence des enquêteurs sociaux en audience) et le manque de moyens de la justice familiale (au niveau des tribunaux comme de l’AEMO) peuvent conduire à la mise en cause du bien-fondé des décisions au regard de l’intérêt de l’enfant. Le risque de le voir minoré ou fragilisé apparaît d’autant plus fort que les décisions peuvent être influencées par des facteurs extra juridiques, qui relèvent des failles du système judiciaire (trafic d’influence) ou de la prégnance d’ordres normatifs concurrents (religieux notamment). Ce dernier point permet de souligner les logiques d’hybridation à l’œuvre dans les transferts juridiques. En effet, il faut rappeler que la notion d’« intérêt de l’enfant » est au départ inspirée du droit français et qu’elle constitue désormais la norme de référence dans les conventions régionales ratifiées par le Sénégal. Néanmoins, en pratique, les juges naviguent entre la prise en compte de ce concept étranger et le respect de mœurs culturelles et religieuses, contribuant à faire la singularité de la justice familiale à Dakar.