1Pendant la période coloniale, la première institution chargée de promouvoir le tourisme à l’échelon de la Tunisie est créée relativement tardivement, seulement en 1934¹. Les liens entre tourisme et archéologie sont pourtant très tôt tissés mais de façon officieuse. Si un Service des antiquités et des arts est fondé en 1885 pour étudier, sauvegarder et faire connaître le patrimoine de la Tunisie, et plus particulièrement les ruines de l’Antiquité, l’archéologie est cependant considérée, dans ce contexte colonial naissant, comme un luxe par une partie de la société locale dominante. Dans cette situation, le Service des antiquités peine à trouver des financements pour continuer d’exister. Dans leurs discours, les responsables de cette administration utilisent l’argument du tourisme pour persuader les autorités coloniales de débloquer les subventions destinées à les laisser poursuivre leur mission : étudier, sauvegarder et mettre en valeur des sites archéologiques qui ne manqueront pas d’attirer des voyageurs. C’est donc par calcul stratégique qu’une branche de l’administration coloniale, le Service des antiquités et des arts, intègre le tourisme dans son argumentaire ; c’est bien parce que l’on dégagera Carthage ou Dougga que les touristes viendront plus nombreux en Tunisie². Ces liens entre mise en place des institutions patrimoniales et développement du tourisme, révélés par des études universitaires pour le cas de la Tunisie³, ont été approfondis à l’échelle de l’Afrique du Nord par plusieurs programmes de recherche dirigés dans les années 2000 par Colette Zytnicki et Habib Kazdaghli et ont donné lieu à des publications⁴. Le rapprochement entre patrimoine de l’Antiquité et tourisme, à envisager dans sa dimension économique⁵, est également dû aux amateurs d’archéologie. Tout comme les associations et les sociétés archéologiques, qui ont également très tôt influé sur cette histoire en multipliant des initiatives aux formes multiples, les amateurs d’archéologie jouent en effet un rôle fondamental dans l’étude et la sauvegarde du patrimoine de l’Antiquité et dans la concrétisation de projets touristiques novateurs⁶. Tout comme certaines municipalités, sociétés savantes et associations, ils n’hésitent pas à proposer des projets archéologiques d’envergure aux visées touristiques assumées, susceptibles de générer des bénéfices non négligeables.

2L’analyse des initiatives du Touring Club de France (TCF), structure d’essence allogène implantée en Tunisie, de l’Institut de Carthage, société savante coloniale fondée à Tunis mais également des Sociétés archéologiques de Sousse et de Sfax va nous révéler les différentes formes que prirent les initiatives de promotion du tourisme, du moins celles qui se sont appuyées sur le patrimoine de l’Antiquité.

L’initiative allogène du Touring Club de France et de son Comité des sites et monuments pittoresques

3S’inspirant d’un modèle anglo-saxon, le TCF est fondé dans l’hexagone au tout début des années 1890 pour permettre aux amateurs de bicyclette de découvrir le pays dans le cadre d’excursions collectives. L’activité du TCF évolue rapidement avec l’apparition de l’automobile qui s’impose comme un nouvel outil de découverte du territoire. Dans son ouvrage La roue et le stylo…⁷, l’historienne Catherine Bertho-Lavenir détaille de façon remarquable comment le TCF participe au développement du tourisme en aménageant de nouvelles voies de transport mais aussi en faisant apposer des panneaux indicateurs de façon à faciliter les pérégrinations de ces nouveaux voyageurs que sont les premiers touristes. Grâce à sa revue, le TCF communique des informations à ses sociétaires, destinées à faciliter leurs voyages. Par l’intermédiaire d’une association et de sa publication Sites et monuments, le TCF influe également sur la protection des monuments historiques et des sites en prenant en charge des actions d’intérêt collectif, jusqu’alors non assumées par l’État. Ceci débouche sur la création en 1901 du Comité des sites et monuments pittoresques, dans la mouvance des initiatives prises dans l’hexagone et plus largement en Europe en faveur de la protection des paysages. Le Touring Club a pour ambition de développer le tourisme à une échelle nationale et d’en faire un projet économique « capable de revivifier des régions en péril et donner du travail aux ruraux⁸ ». Pour mettre en place cette politique, le TCF nomme dès sa création des délégués dans les départements de la métropole ainsi que dans les colonies et dans les pays sous protectorat, regroupés dans des comités départementaux et coloniaux.

4Parallèlement, le TCF se lie à des associations locales afin d’étendre son champ d’influence. Il ne déroge pas à cette politique quand il s’implante dans la Régence de Tunis et qu’il met en place un réseau de délégués pour appliquer les directives du comité central⁹.

5En 1906 est fondée la section tunisienne du Comité des sites et monuments pittoresques qui poursuit les objectifs initiaux de la structure parisienne fondée en 1901 :

« 1° Les mettre en lumière [les sites et monuments pittoresques], en les faisant connaître des touristes et en poursuivant les améliorations nécessaires pour en permettre ou en faciliter l’accès. 2° Assurer leur conservation.

Le mot « sites » doit être entendu dans son sens le plus large. On le considérera comme s’appliquant aussi bien à une portion de région, telle qu’une vallée ou une forêt, qu’à un point déterminé, tel qu’un coin de paysage, une ruine, une cascade, un groupe d’arbres ou de rochers, un rocher ou un arbre isolé, etc.

Les monuments auxquels s’appliquera notre action sont ceux qui présentent, par eux-mêmes ou par leur situation dans le paysage, un caractère pittoresque¹⁰. »

6Habitué à s’appuyer sur des associations locales pour profiter de leurs réseaux, le TCF associe la section tunisienne de son Comité des sites et monuments pittoresques à la plus influente des sociétés savantes de la Tunisie coloniale, l’Institut de Carthage, fondé en 1894. Avec la Revue tunisienne, son propre périodique, l’Institut de Carthage s’est donné pour mission de faire connaître à un large public la Tunisie sous ses différents aspects. Tous les types d’étude des sciences humaines traitant de la Tunisie et plus largement de l’Afrique du Nord y trouvent leur place, tandis que des conférences et des expositions sont régulièrement organisées. À la présidence de l’Institut de Carthage, un médecin militaire, le docteur Carton, un des archéologues amateurs les plus actifs de cette génération, y joue un rôle déterminant. Il engage pleinement l’Institut de Carthage dans l’association avec le Comité dans l’objectif de militer en faveur de la préservation des sites et monuments pittoresques. Ce personnage haut en couleurs, membre influent de l’élite coloniale tunisienne, s’est constitué un important réseau de sociabilité tant en métropole que dans la Régence où, installé depuis le tout début du Protectorat, il a dirigé des fouilles dans plusieurs sites archéologiques, parfois avec l’appui du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts et de l’Académie des inscriptions et belles-lettres¹¹. Ayant vraisemblablement eu la volonté d’accéder à des fonctions officielles dans l’administration de l’archéologie tunisienne, Carton a endossé le costume de l’archéologue amateur contestant la politique de l’administration chargée des monuments historiques, le Service des antiquités et des arts, en proposant notamment des alternatives touristiques pour assurer la sauvegarde du patrimoine archéologique tunisien. Carton constitue vraisemblablement l’une des personnalités les plus indiquées pour relayer l’action du Comité des sites et monuments pittoresques, à la fois du fait de l’importance de son carnet d’adresses et en raison de sa combativité en faveur des monuments tunisiens. La présidence du Bureau tunisien du Comité des sites et monuments pittoresques est ainsi confiée à Louis Carton, en binôme avec Alfred Merlin, directeur du Service des antiquités et des arts, le seul responsable de cette administration avec lequel le médecin militaire entretient des rapports courtois. Pour mener à bien sa mission en faveur des sites et des monuments, le TCF s’est donc adjoint la collaboration du responsable de l’administration centrale en charge du patrimoine et celle de l’archéologue amateur le plus influent de la Régence.

Le Comité des sites et monuments pittoresques : lutte pour la sauvegarde de Carthage et pour la protection de l’ensemble du patrimoine tunisien

7En guise de première action, le Bureau tunisien du Comité des sites et monuments pittoresques s’attaque à la protection du site archéologique de Carthage, menacé par les affres de l’urbanisation des territoires situés au nord de Tunis. À travers une chronique publiée dans l’organe de l’Institut de Carthage, la Revue tunisienne, Louis Carton s’attache dès lors à dénoncer la destruction des vestiges de l’Antiquité de la Régence et plus spécialement ceux de Carthage. Carton utilise cette Chronique d’archéologie tunisienne comme une tribune pour sensibiliser le public à la cause de la cité punique, dont la grande partie des ruines est enfouie dans les terrains vendus afin d’être lotis. Le bureau tunisien du Comité des sites prend ainsi le relais du Service des antiquités qui ne parvient pas à juguler le mouvement de spéculation foncier dont font l’objet les terrains abritant les ruines carthaginoises. Tout comme l’a fait quelques années plus tôt le directeur du Service des antiquités, le Bureau tunisien du Comité des sites et monuments pittoresques tente à son tour de faire réagir le ministère de l’Instruction publique et lui adresse un courrier suggérant que la seule solution pour sauver ces ruines est de faire acquérir les terrains en question par les autorités coloniales de la Régence¹². Bénéficiant de l’appui de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, le bureau gagne à sa cause le ministère de l’Instruction publique qui, à son tour, tente de persuader le ministère des Affaires étrangères d’affecter des fonds français à l’achat des terrains et ainsi à la sauvegarde des ruines de Carthage.

8Malgré les appuis officiels dont ils bénéficient, les membres du Bureau tunisien du Comité des sites et monuments pittoresques n’obtiennent pas gain de cause. L’action de lutte en faveur des ruines de Carthage se poursuivra néanmoins davantage sous la houlette de l’Institut de Carthage − et plus particulièrement à l’initiative du docteur Carton – que sous celle du Bureau du Comité des sites et monuments pittoresques. Les mesures favorisant la mise en valeur du patrimoine archéologique de la Régence ne constituent qu’un aspect de la politique du Bureau tunisien du Comité des sites et monuments pittoresques. Si elles n’aboutissent pas dans l’immédiat, les actions du Bureau en faveur de Carthage participent néanmoins à sensibiliser le public à la cause de Carthage. Elles peuvent être considérées comme les premières initiatives d’une longue croisade en faveur du site qui se concrétiseront après le Protectorat.

9Si la campagne en faveur de Carthage a donné au Bureau du Comité des sites et monuments pittoresques et au TCF une certaine visibilité, leurs actions ne se sont pas limitées à cette seule croisade. Les autres mesures prises par le Comité n’eurent pourtant jamais l’envergure de l’initiative carthaginoise. Lorsqu’ils se réunissent en séance, les membres du Bureau formulent des recommandations destinées à attirer l’attention des autorités coloniales sur des monuments endommagés comme l’amphithéâtre d’El Djem¹³ ou proposent des mesures pour faciliter le voyage des touristes, de plus en plus nombreux dans la Régence. Ils font régulièrement apposer des panneaux signalétiques à proximité des monuments, mais, surtout, ils participent à attirer l’attention des autorités sur le patrimoine naturel de la Régence, notamment en demandant la conservation des arbres lors de la construction du tramway Tunis-La Marsa (actuel Tunis-La Goulette-La Marsa, plus connu sous le nom de TGM) ou la conservation d’un vieux chêne dans le village d’Aïn Draham (au nord-ouest du pays). Ils soutiennent également la création de syndicats d’initiative dont celui du Nord-Ouest tunisien. Toutes les recommandations suggérées par les membres du Bureau ne sont pas systématiquement mises en place. Parmi ses réalisations, on compte pourtant un sentier pour promeneurs le long de la mer, entre Sidi Bou Saïd et La Marsa, proposition validée en 1911 par la direction des Travaux publics¹⁴.

10La politique du Bureau ne vise néanmoins pas uniquement le patrimoine de l’Antiquité mais, plus largement, les monuments de toutes les périodes de l’histoire : une attention est ainsi également réservée aux villes dites arabes et à leur conservation tout autant qu’aux monuments naturels, la volonté du Comité étant de leur conserver leur caractère « pittoresque ». Par ses actions qui visent à encourager le développement du tourisme, le Comité des sites et monuments pittoresques du TCF participe à étendre la notion patrimoniale à un plus grand nombre d’objets.

11La politique touristique du Comité des sites et monuments pittoresques fit pourtant l’objet d’une reconnaissance officielle. En 1910 est en effet créé le Comité algéro-tunisien¹⁵ dont l’objectif est « [...] d’attirer (dès à présent) l’attention sur l’importance de l’Algérie et de la Tunisie au point de vue du tourisme et de provoquer un mouvement de visiteurs vers ces régions, dès la saison prochaine¹⁶ ».

12À ce Comité algéro-tunisien sont associés les acteurs les plus importants de la vie politique et économique algérienne et tunisienne : Jonnart, gouverneur général de l’Algérie, Alapetite, résident général de Tunisie, le directeur des Chemins de fer de l’État ou encore le directeur de la Compagnie générale transatlantique. Pour plus d’efficience sont également associées les grandes compagnies de transport, les banques et différentes sociétés tunisiennes et algériennes, l’objectif étant d’identifier et de dégager des financements pour encourager le tourisme. Dès sa création, le Comité tire une partie de ses fonds de l’aide du gouverneur de l’Algérie, Jonnart, qui lui verse une subvention de 5 000 francs, tandis que la Résidence générale de Tunisie lui attribue 1 500 francs. Enfin, la Compagnie des chemins de fer de Bône-Guelma participe également à son financement et lui attribue 2 000 francs¹⁷.

13Le Comité algéro-tunisien perpétue ainsi les procédés du TCF en tentant d’encourager l’aménagement des routes et des sentiers et également en persuadant les hôteliers d’améliorer les infrastructures d’hébergement. La politique touristique du TCF est ainsi reprise par les autorités coloniales qui, en appliquant les méthodes de l’association par la mise en valeur du patrimoine tunisien et notamment des ruines de l’Antiquité, s’attachent à faire venir davantage de visiteurs dans la Régence.

Les Associations de sauvegarde de Sousse et de Sfax : l’Antiquité support de la mise en valeur d’un territoire

14L’exemple d’une structure d’essence métropolitaine s’implantant en Tunisie est contrebalancé par celui de deux sociétés savantes locales, la Société archéologique de Sousse et celle de Sfax, dont l’objectif est en partie de développer le tourisme.

15La première, la Société archéologique de Sousse, est fondée à la toute fin 1902, avec l’accord du Service des antiquités et des arts¹⁸, par des amateurs d’archéologie pratiquant des fouilles dans les environs et également par certains membres de l’élite coloniale de la ville. À l’origine de cette création, le même docteur Louis Carton qui, en 1902, est alors médecin militaire au 4^e Régiment de tirailleurs de Sousse, ainsi qu’Ernest Gouvet (1860-1938), architecte de la ville de Sousse, archéologue amateur, correspondant officieux du directeur du Service des antiquités et des arts pour lequel il surveille le bon déroulement des fouilles entreprises dans les environs. Quant à la Société archéologique et des beaux-arts de Sfax, elle est créée sur le modèle de la précédente en 1908 par des membres de la ville, notamment par Gau, vice-président de l’administration municipale, également archéologue amateur¹⁹. Les plus grands noms de l’archéologie, parmi lesquels ceux de l’Académie des inscriptions et belles-lettres de l’Institut de France, acceptent d’être nommés membres d’honneur de ces deux associations : René Cagnat (1852-1937), épigraphiste qui a participé aux premières missions archéologiques dans la Régence ou encore Antoine Héron de Villefosse (1845-1919) confèrent, de par leur présence, davantage de prestige à la Société archéologique de Sousse.

16Les fondateurs de ces deux associations fixent à peu près les mêmes objectifs à leurs associations, leurs statuts présentant d’importantes similitudes. Elles sont officiellement créées dans le but de regrouper les personnes s’intéressant à l’histoire de la Tunisie et à celle de leurs régions, mais surtout à encadrer l’activité archéologique des territoires environnants.

17L’objectif premier de ces deux associations est de financer et d’encadrer les fouilles entreprises dans chacune de leur zone. Si l’activité archéologique de ces territoires est bien évidemment placée sous le contrôle du Service des antiquités et des arts, ces sociétés archéologiques constituent l’interlocuteur principal de cette administration centrale dont elles relaient indirectement l’action sur le terrain grâce aux travaux des nombreux amateurs. Les deux associations prévoient de fonder une bibliothèque mais également de participer à l’enrichissement des collections du musée municipal de leur ville. Dans les faits, les fondateurs de l’association sfaxienne se sont très largement inspirés de leur aînée soussienne dont les statuts, publiés peu de temps après, témoignent de grandes similitudes.

18L’examen des activités des sociétés archéologiques des deux villes révèle que l’essentiel de leurs travaux repose effectivement sur les fouilles de sites archéologiques situés à proximité. Concrètement, la fondation de ces deux associations est intimement liée à l’exploration de deux sites d’importance, celui de Thina, situé à quelques kilomètres de Sfax, et à Sousse celui des catacombes de la ville antique, autrefois dénommée Hadrumète²⁰. Ces deux chantiers de taille relativement importante sont ainsi explorés par les membres des deux associations et deviennent rapidement leur pré carré, toujours avec l’assentiment du Service des antiquités et des arts qui suit les opérations depuis Tunis²¹. L’exploration des catacombes d’Hadrumète et du site de Thina occupe ainsi la plus grande part de l’activité des deux sociétés archéologiques, tout du moins au début de leur existence. Dans les deux cas, les militaires du 4^e Régiment de tirailleurs fournissent l’essentiel de la main-d’œuvre pour fouiller les sites et plus largement ailleurs dans d’autres lieux de la région du Sahel tunisien.

19Le bulletin de la Société archéologique de Sousse et les archives de celle de Sfax²² montrent que, si l’exploration archéologique occupe une grande part de l’activité de ces deux sociétés, elles accordent néanmoins de l’importance à la mise en valeur de ces ruines pour le grand public. L’article 4 des statuts de la Société archéologique de Sfax sont explicites et révèlent que l’association devra :

« Organiser :

a. des réunions au musée ;

b. des conférences sur divers sujets ayant toujours trait aux sciences et aux arts ;

c. des promenades à Thina et aux environs de la ville chaque fois qu’une étude ou une trouvaille intéressante y seront faites ;

d. des visites et des excursions aux fouilles effectuées dans la région²³. 

20Concrètement, dans les deux cas, les sociétés archéologiques de Sousse et de Sfax organisent très régulièrement la visite des chantiers de fouille de Thina et des catacombes mais également des excursions dans la région pour découvrir d’autres sites antiques. Le Bulletin de la société archéologique de Sousse témoigne de la régularité avec laquelle ont lieu ces visites. À terme, l’objectif est de mieux faire connaître la région et d’y attirer des visiteurs en aménageant et protégeant les ruines qui « contribuent si puissamment à son pittoresque²⁴ ». À Sousse, l’une des premières initiatives aux visées touristiques est d’ailleurs d’élaborer un album historique présentant des photographies des monuments de la ville, ce à quoi s’attellent rapidement les membres de la Société. De la même façon, la Société archéologique de Sfax annonce « qu’elle cherchera à y attirer des visiteurs par l’attrait et la conservation des ruines mises à découvert²⁵ ». Si les objectifs touristiques sont clairement annoncés dans ses statuts, ceux-ci précisent qu’elle devra néanmoins « susciter dans la jeunesse sfaxienne des goûts artistiques susceptibles d’élargir son horizon culturel²⁶ ».

21La stratégie pour rendre la ville attractive d’un point de vue touristique ne s’appuie pas uniquement sur l’organisation de visites et d’excursions mais également sur la mise en valeur du musée. Alors qu’à Sousse le musée de la ville et celui du 4^e Régiment de tirailleurs sont antérieurs à la constitution de la Société archéologique, à Sfax, la création du musée est quasiment concomitante de celle de l’association. La fondation de la Société archéologique de Sfax est en effet intimement liée à la création du musée municipal ; l’article 3 de ses statuts prévoit d’« affecter tous ses fonds à l’acquisition d’objets pour le musée²⁷ ». Ouvert quelques mois avant la société, à la toute fin de l’année 1907, le musée de la ville est fondé à l’initiative de militaires ayant fouillé Thina. De ce site, particulièrement riche, sont extraits une telle quantité de pièces qu’il s’avère rapidement nécessaire de les mettre à l’abri et de les réunir en une collection homogène. Lors de sa création, le musée est hébergé au sein même de l’hôtel de ville de Sfax, de façon provisoire, comme l’imaginent alors les fondateurs. Dans un article publié dans un quotidien tunisien, l’un des membres de la Société, Jocelyn Bureau, va jusqu’à préciser que la Société archéologique de Sfax s’est donné pour mission de déplacer le musée de l’hôtel de ville dans des locaux indépendants²⁸. Si l’association n’y est jamais parvenue – le musée occupe toujours à l’heure actuelle le rez-de-chaussée de l’hôtel de ville –, elle a néanmoins largement contribué à l’enrichissement de ses collections et donc, indirectement, à lui donner le statut d’un musée local digne d’intérêt. Le site de Thina, fouillé avec davantage de rationalité que dans les premiers temps de son exploration, fournit aux militaires du 4^e Régiment de tirailleurs un certain nombre de pièces de qualité parmi lesquelles des monuments funéraires en forme de caissons demi-cylindriques maçonnés, caractéristiques de cette nécropole. Pour la municipalité et pour les archéologues, le musée constitue l’un des moyens les plus efficaces pour attirer les touristes dans la région, au même titre que le site archéologique de Thina dans lequel elle investit également d’importants financements.

22L’examen des personnalités investies dans la Société archéologique de Sfax révèle qu’elles étaient, pour la plupart, soit militaires, soit membres de la municipalité. Le premier président – qui meurt l’année suivant sa création – n’est autre que Gau, vice-président de la municipalité. Avec ce dernier, d’autres membres fondateurs sont liés de près ou de loin à l’autorité municipale : un certain M. Mattéri, membre du conseil municipal, ou encore Fortier, contrôleur civil suppléant. Au cours de la première réunion de la société, le 13 juin 1908, Fortier précise à ses interlocuteurs que « la Société archéologique de Sfax constituera un appui pour la municipalité », que le musée est « bel et bien municipal et … le resterait²⁹ ».

23Alors que, jusqu’à présent, la moindre fouille dépendait directement d’un Service des antiquités régalien, on assiste au début du siècle à l’investissement d’acteurs institutionnels locaux qui, par le biais de sociétés savantes, s’invitent dans la gestion archéologique de leur propre région. La création de l’association sfaxienne témoigne de la volonté de la municipalité de participer aux affaires archéologiques de la région dans le but d’attirer les touristes. Pour ce faire, elle constitue un relais de choix pour le Service des antiquités puisqu’elle n’hésite pas à financer régulièrement l’exploration de Thina, l’installation du musée dans l’hôtel de ville et même le salaire du gardien du site de Thina. Dès que les membres de la Société archéologique prennent une décision nécessitant des financements, la municipalité tente de les soutenir. Les enjeux touristiques constituent donc une donnée essentielle de la création et de la gestion de la Société archéologique de Sfax par des autorités municipales qui, en misant sur le patrimoine archéologique de la région, comptent lancer l’économie du tourisme.

24Au sein de la Société archéologique de Sousse, la volonté d’ouvrir la ville au tourisme est la même. Si, parfois, les autorités de la ville soutiennent également les initiatives archéologiques de l’association en lui versant des subventions, les membres de la Société archéologique s’avèrent plus indépendants de la municipalité qu’à Sfax. Ils ne prennent pas leurs décisions en symbiose avec la municipalité comme c’est le cas à Sfax où les rôles des membres de la Société et de la Ville se chevauchent. Cette différence soussienne peut vraisemblablement s’expliquer par la personnalité des membres fondateurs de la Société et par leurs relations interpersonnelles. Louis Carton, éminent archéologue amateur, s’oppose à Ernest Gouvet, archéologue amateur ayant également participé à la création de l’association. Entre les deux hommes, de nombreuses tensions se font régulièrement jour au sujet de la gestion de la Société archéologique de Sousse. Gouvet est officieusement lié à Paul Gauckler, le directeur du Service des antiquités et des arts, qu’il informe de toute les découvertes et nouvelles archéologiques ayant lieu dans les environs. Face à Gouvet, le docteur Carton s’oppose régulièrement à la politique du Service des antiquités et, indirectement, à Paul Gauckler, ce dernier étant pourtant membre d’honneur de la Société archéologique. Selon Paul Gauckler, Carton utilise la Société archéologique de Sousse pour s’approprier la gestion archéologique de cette région du Sahel au détriment du Service des antiquités et des arts³⁰. Quant à Carton, il reproche la gestion archéologique régalienne menée par le directeur du Service des antiquités qui n’hésite pas s’accaparer les plus belles pièces découvertes dans la région afin d’alimenter les collections du musée du Bardo.

25L’inimitié entre les deux hommes rejaillit à la fois sur l’association, de laquelle plusieurs membres écœurés démissionnent, et également publiquement dans la presse. Carton et Gauckler s’affrontent sur des questions archéologiques à travers des articles publiés dans L’Avenir du Centre et Le Courrier tunisien, étalant au grand jour l’affrontement entre le Service des antiquités et la Société archéologique de Sousse pour le contrôle de l’archéologie sahélienne.

26Si, à sa création, la Société archéologique de Sousse a affiché sa volonté d’utiliser l’archéologie pour développer le tourisme, son activité fut essentiellement tournée vers l’exploration archéologique de sites antiques tels que les catacombes plutôt que vers les touristes. Cette nécropole, qui a longuement occupé la Société archéologique, a effectivement bien fait l’objet de consolidations et de restaurations afin d’être préservée puis ouverte aux visiteurs, mais la problématique touristique n’a pas été le moteur des initiatives de l’association, contrairement à ce qui se passait à Sfax.

Conclusion

27En Tunisie, dans les premiers temps de la colonisation, les propositions de développer un tourisme archéologique relèvent d’initiatives davantage privées qu’officielles. Dès le début du XX^e siècle, plusieurs structures, des associations allogènes telles que le Touring Club de France (TCF), mais également des sociétés savantes travaillant sur l’ensemble de la Régence ou plus localement à un niveau régional sont fondées pour explorer des sites archéologiques et les mettre en valeur. Si ces groupements d’archéologues amateurs se proposent de préserver les ruines de l’Antiquité, elles élaborent des projets aux contours parfois différents. Sous la tutelle du TCF, le Comité des sites et monuments pittoresques et l’Institut de Carthage s’engagent dans une lutte active pour la préservation du site de Carthage, tandis que la Société archéologique de Sousse et celle de Sfax se lancent dans l’exploration des sites antiques de leur région, respectivement ceux d’Hadrumète et de Thina, ainsi que dans l’enrichissement des collections des musées locaux. Ces structures présentent toutes le point commun d’utiliser le patrimoine archéologique comme terreau pour attirer les voyageurs sur leur territoire et développer une économie touristique. Les fondateurs des sociétés archéologiques de Sousse et de Sfax ont bien intégré la leçon du TCF qui a, dès le départ, envisagé le développement du tourisme comme un projet économique. L’archéologue amateur Louis Carton, très investi avec le TCF, le Comité des sites et monuments pittoresques et l’Institut de Carthage dans la lutte pour la sauvegarde de Carthage, l’avait très tôt compris et s’en était inspiré lorsqu’il avait œuvré à la création de la Société archéologique de Sousse. Si cette association ne manquait pas d’organiser régulièrement des visites dans les cités antiques des environs, son action s’apparentait pourtant davantage à une société archéologique « classique » qui étudie des cités antiques en pratiquant des fouilles, voire qui prend des mesures pratiques pour assurer leur sauvegarde. En revanche, la participation active de la municipalité dans la Société archéologique de Sfax donne une couleur plus pragmatique, plus économique à l’association dont les objectifs touristiques sont clairement revendiqués.

28Les stratégies développées par ces associations pour développer le tourisme dans leur région en mettant en valeur les ruines de l’Antiquité restent des initiatives confidentielles n’ayant eu que peu d’effets sur la venue des voyageurs. On constate aujourd’hui que, sur le long terme, la ville de Sousse s’est trouvée sa vocation touristique moins en misant sur l’archéologie que sur l’héliotropisme. Quant à la région de Sfax, les velléités de développer une économie du tourisme se sont vite effacées face aux ambitieux programmes industriels de la seconde moitié du XX^e siècle. Malgré sa richesse, le musée archéologique de Sfax n’attire guère de touristes, tout comme le site de Thina, qui n’a pas fait l’objet de campagnes de restauration ni de mise en valeur particulière.

29L’histoire du tourisme archéologique en Tunisie révèle qu’utiliser ce patrimoine pour faire venir les touristes ne constitue pas une opération très rentable : l’exploration et la mise en valeur d’un site nécessite en effet de très importants financements portés par une volonté politique d’envergure afin de rendre les sites antiques attractifs pour les voyageurs. La seule volonté des archéologues amateurs, même si elle est aussi déterminée que celle du docteur Carton, n’y a souvent pas suffit. Pour donner plus d’envergure au projet économique, l’action institutionnelle doit pouvoir se substituer aux initiatives privées.