URL originale : https://books.openedition.org/cirac/861

Transport routier et logistique en Allemagne : nouvelles configurations sectorielles
p. 275-286
Résumé
En l'espace d'une quinzaine d'années, le métier du transport a changé : le 'routier' a perdu son aura de héros solitaire, pour devenir le navigateur high tech d'un 'camion intelligent', intégré dans un système global de gestion électronique des chargements ou déplacements. Dans le même temps, le contexte changeait lui aussi : la réorganisation des process industriels, la pratique des flux tendus et l'élargissement des marchés ont suscité un regain de mobilité, qui s'est traduit par un boom du transport routier. En Allemagne, plus encore que la France territoire de transit entre l'Est et l'Ouest de l'Europe continentale, les mutations européennes, voire mondiales, du transport routier sous l'impact de la logistique sont particulièrement tangibles1.
Texte intégral
1Située « au cœur de l'Europe » continentale, comme disent les manuels de géographie, nation commerçante s'il en est, l'Allemagne fonde nécessairement une part importante de ses richesses sur le transport de marchandises. Cette part est toutefois difficile à chiffrer avec précision, les activités directement liées au transport se trouvant fondues dans la vaste rubrique « commerce et transports ». Par ailleurs, les activités relevant de la logistique au sens large ne sont guère quantifiables, elles non plus ; au même titre que les NTIC, ce générique recouvre un ensemble transversal de leviers accompagnant les mutations industrielles. Il n'est donc possible que d'estimer l'importance des activités de transport au vu de données aussi disparates que le volume des marchandises transportées, la part des différents modes de transport, ou encore le nombre de salariés des entreprises recensées. Si l'on place ces données très partielles dans le triple contexte des échanges commerciaux entre l'Allemagne et ses voisins, de la proximité du pays avec les PECO, et du fort polycentrisme du tissu national des activités, on peut entrevoir la place prépondérante qu'occupent les transports et la logistique en RFA.
La place prépondérante du transport routier
2La délimitation du secteur du transport routier, autrefois constitué en branche, est actuellement très floue. Sous l'impact de la libéralisation totale du cabotage au sein de l'Union européenne (01-07-1998), de l'ouverture progressive à la concurrence de secteurs connexes comme les messageries et le courrier, et de la diffusion des applications informatiques à l'industrie et au commerce (« logistique » : autre terme flou), le secteur se caractérise par une multitude d'acteurs institutionnels, autant de sources de données. Outre l'administration, ce sont principalement les différentes fédérations. Nécessairement, ces chiffres ne reflètent donc jamais qu'une partie de la réalité. Si l'on en croit, par exemple, l'administration fiscale, le chiffre d'affaires des entreprises du transport routier et de la logistique a pratiquement doublé en l'espace de 15 ans. Il atteignait ainsi 81,4 milliards de DM en 1998. Quant au nombre d'emplois, il est lui aussi en nette progression, se situant à 373 017 en 1999, selon les données de l'Office fédéral de l'Emploi, citées par le magazine professionnel Logistik heute (n° 10/2000). En 2000, selon l'Office fédéral des Transports (Bundesamt fur Güterverkehr - BAG), qui dépend du ministère fédéral des Transports, le nombre d'emplois s'élève à 404 000.
81 % des marchandises transportées par route
3En 1999, selon l'Office fédéral des Statistiques, quelque 4,25 milliards de tonnes de marchandises ont été transportées en Allemagne, dont 81 % par la route, soit 3,428 milliards de tonnes. A côté, le rail (7 % du volume) et la navigation fluviale (5 %) font figure de parent pauvre. Non seulement le transport routier se taille la part du lion, mais il se caractérise par une croissance particulièrement élevée : 4,4 % en 1999 (par rapport à l'année précédente). La forte progression du volume total de marchandises est due, selon l'institut ifo, à une légère reprise des activités dans le BTP et, plus encore, à la croissance des branches exportatrices de l'industrie allemande. A l'inverse, le repli du rail (-5,1 % en 1999) et de la navigation fluviale s'explique principalement par les faibles performances de leur principal client : l'industrie lourde. A l'échelle européenne, le rail est en outre handicapé par le faible degré d'ouverture à la concurrence du fret ferroviaire ; cette question, actuellement en débat dans les instances communautaires, révèle aussi a contrario combien les flux de marchandises sont européanisés malgré les divergences des contextes nationaux.
4En l'espace de quarante ans, le volume des marchandises acheminées par route a presque doublé en Allemagne, passant de 21,6 tonnes par habitant en 1960 à 39,1 tonnes en 1998. Dans le même temps, le PIB par habitant (aux prix de 1991) croissait dans les mêmes proportions, passant de 18 040 DM à 38 845 DM. Vue sous cet angle, l'augmentation du volume de marchandises traduit le développement de la prospérité allemande. Mais il s'agit aussi, d'une manière plus générale, d'une caractéristique commune à toutes les économies industrielles : la part de la route suit la progression générale de la mobilité individuelle et professionnelle qui accompagne la croissance. Mais cette tendance s'est accompagnée également de profondes mutations industrielles qui ont laissé leur empreinte sur le secteur des transports - en Allemagne comme ailleurs. Toujours en l'espace de 40 ans, le nombre de tonnes km a quintuplé en Allemagne pour atteindre aujourd'hui 3 879 tonnes km par habitant, selon la Fédération Transport routier, Logistique et Traitement des déchets (BGL) qui a établi ces chiffres sur la base de diverses sources, dont l'Office fédéral des Statistiques et les calculs des instituts de conjoncture. Cet accroissement manifeste la multiplication et l'allongement des circuits d'acheminement sous l'impact des flux tendus et, d'une manière plus générale, de l'intégration de la logistique dans les process industriels : généralisation de la pratique de l'externalisation, essaimage des sites de production ou constitution de stocks centraux sur le marché européen.
Parts modales du transport de marchandises en Allemagne (en %)
1991 | 2000 *) | |
Transport routier | 61,7 | 70,1 |
Transport ferroviaire | 20,1 | 14,3 |
Transport fluvial | 14,1 | 12,6 |
Transport par oléoduc | 3,9 | 2,8 |
Fret aérien | 0,11 | 0,14 |
Total (en milliards de tonnes km) | 398 | 514 |
Source des données : Statistisches Bundesamt, ifo-Institut, Bundesministerium für Verkehr, Bau-und Wohnwesen, iwd 41/2000. *) estimations.
5Les marchandises transportées effectuent ainsi un plus grand nombre de kilomètres, essentiellement par la route. Qu'on considère le tonnage acheminé ou le tonnage corrigé des distances, la route est de loin le mode dominant du transport de marchandises en Allemagne comme, du reste, dans les autres Etats-membres. Mesuré en milliards de tonnes km, la part du trafic routier de marchandises (en comparaison des autres modes de transport) présente aujourd'hui 69 % du total en Allemagne, que l'Office fédéral des Statistiques établit à 490 milliards de tonnes km pour l'année 1999.
Progression incompressible des activités routières
6D'une part, le volume des marchandises acheminées par la route a fortement augmenté et continuera de le faire : au seul 1er semestre 2000, affirme l'Office fédéral du Transport routier de marchandises (Bundesamt für Güterverkehr - BAG), l'accroissement du volume est imputable à 80 % à ce mode de transport. Si c'est là le reflet de la reprise économique, c'est surtout la traduction d'une modification en profondeur de la structure des biens transportés. En effet, les produits pondéreux et matières premières ont reculé au profit des biens à valeur plus élevée, comme les biens de consommation, mais aussi les produits semi-finis. C'est là aussi le reflet des restructurations industrielles (réduction de la part des industries lourdes, entre autres) et l'une des raisons du recul des modes ferroviaire et fluvial. D'autre part, la majorité des marchandises (82 %) effectuent par la route des trajets inférieurs à 151 km. Autrement dit : le poids lourd est le moyen de transport régional par excellence - en Allemagne aussi. La livraison au client final est un segment que ni la navigation fluviale ni le chemin de fer ne peuvent couvrir.
Evolution du transport routier de marchandises en Allemagne - 1998-20002

Sources des données chiffrées : Bundesamt für Güterverkehr, Marktbeobachtung Güterverkehr, Bericht über das 1. Halbjahr 2000 et Jahresbericht 1999(www.bag.bund.de). **) pour compte propre, c'est-à-dire assuré par l'expéditeur, le plus souvent le producteur industriel, par opposition au transport pour compte d'autrui, où l'expéditeur est le donneur d'ordre ; a) depuis 2000, trafic intérieur et transnational d'entreprises allemandes ; b) trafic sur le territoire allemand, transporteurs allemands et étrangers ; c) dont cabotage.
7Certes, le tonnage global du fret s'est trouvé mécaniquement gonflé en 1999 du fait de la révision de la loi sur le transport de marchandises (Güterkraftverkehrsgesetz) dans le fil de la libéralisation européenne. Sont désormais inclus dans les statistiques le transport de déchets (dans la rubrique des transports pour compte propre), de matériaux de construction minéraux, d'animaux vivants ou d'automobiles. La comparaison avec les années précédentes est donc délicate, rappelle l'Office BAG. Néanmoins, les tendances lourdes, conjoncturelles, de l'évolution du secteur ne s'en trouvent pas faussées de manière significative. Bien que, mathématiquement, il faille s'attendre en 2000 à une croissance moins soutenue du volume et du trafic routier comparativement à l'augmentation enregistrée en 1999, la tendance générale à une forte progression des activités routières se poursuit néanmoins.
Le transport routier en pleine restructuration
8En effet, si l'amplitude de la croissance du secteur varie selon la conjoncture, en revanche, en tant qu'activité, le transport routier est grandement insensible aux aléas conjoncturels - même à la crise pétrolière. « Même si le tarif au km double ou triple, le recours croissant au transport routier ne pourra pas être enrayé, pour la simple raison qu'il n'y a pas d'alternative économiquement acceptable » pour les clients, affirme un expert de l'université de Giessen (Handelsblatt, 08-06-2000) ; les modes ferroviaire ou fluvial ne sont guère compétitifs. Par contre, le secteur est en pleine restructuration. La flambée des prix à la pompe, l'écotaxe, les projets du gouvernement fédéral visant à accroître les taxes autoroutières, mais aussi l'avivement de la concurrence depuis la libéralisation du transport de marchandises intra-européen ou la progression des échanges avec les Etats est-européens, révèlent et accélèrent à la fois, en Allemagne comme ailleurs, le processus de (re)structuration de l'économie du transport routier.
Structure des entreprises de transport et de logistique
Nombre de salariés | Entreprises (en %) | Entreprises sans succursale (en %) | Entreprises avec succursales (en %) |
≤ 10 | 22 | 30 | 14 |
11 à 50 | 46 | 51 | 40 |
51 à 100 | 16 | 11 | 21 |
101 à 200 | 9 | 6 | 13 |
> 200 | 7 | 2 | 12 |
Total | 100 | 100 | 100 |
Source des données : Bundesverband Spedition und Logistik (BSL), 2000 (enquête effectuée auprès de 3 300 entreprises membres de la BSL).
9Sur les 42 430 entreprises allemandes de transport recensées par l'Office BAG en novembre 1998, la majorité (87 %) dispose d'une flotte de 10 véhicules au maximum (BAG, 2000). Ces PME occupent 45 % des effectifs de la branche, estimés à 404 000 personnes, dont 279 000 conducteurs. Selon un sondage effectué en 2000 par la Fédération des entreprises de transport et de logistique (Bundesverband Spedition und Logistik - BSL) auprès de ses membres, plus des deux tiers (68 %) des entreprises ont moins de 50 salariés.
10Néanmoins, la part des plus grandes entités ne cesse d'augmenter depuis 1985, où elle ne représentait encore que 17,5 %. En moyenne, les entreprises du secteur occupent actuellement 71 salariés ; voici 20 ans, 33 seulement. La recherche de l'effet de taille se manifeste également dans l'accroissement du nombre de filiales et succursales : alors que voici dix ans, 5 % seulement des sociétés disposaient de 11 succursales et plus, leur nombre atteint désormais 12 %. Autre indicateur de la même tendance : la structure juridique des entreprises s'est modifiée en l'espace de 25 ans. Les sociétés de personnes et établissements en nom personnel ne représentent plus, en 2000, que 17 %, alors que la catégorie des sociétés à responsabilité limitée, statut de prédilection du Mittelstand, domine largement avec 79 %. Mais en son sein, la part des classiques GmbH (59 %) a reculé au profit des GmbH & Co. KG qui sont aujourd'hui 20 %. L'augmentation de la part des sociétés en commandite confirme ainsi la tendance à la concentration.
11Pourtant, la part des micro-entreprises reste prépondérante. C'est ce qu'il ressort d'une enquête réalisée par le groupe de recherche PROLOG au sein de l'université de Duisburg, dans le cadre du programme de recherche « Neue Selbständige in der Logistik » (Nouveaux indépendants dans le secteur de la logistique) financé par le gouvernement de Rhénanie du Nord-Westphalie (programme QUATRO) et l'Union européenne. Selon cette enquête effectuée en juillet 1999 auprès de PME allemandes du transport routier et fluvial (589 formulaires exploités), 67 % des transporteurs routiers ont entre 1 et 4 salariés, 50 % disposent de deux poids lourds au maximum (dans le transport fluvial, la proportion des micro-entreprises est bien plus élevée encore). 90 % des transporteurs interrogés se disent indépendants, c'est-à-dire qu'ils ont plus d'un donneur d'ordre. Un dixième des entrepreneurs interrogés s'étaient mis à leur compte depuis tout juste un an, et près de 23 % depuis moins de 3 ans. Un gros quart des entreprises (27,4 %) réalisait un chiffre d'affaires annuel inférieur à 100 000 DM, les autres se répartissant à parts quasi égales dans les quatre tranches supérieures (maximum : 500 000 DM).
12Certes, l'enquête ne comporte aucune information quant au nombre de faillites ; elle se borne à évoquer la forte « dynamique » de la branche et à rappeler qu'il faut 4 ans d'existence pour que l'entreprise puisse être considérée comme établie (un peu plus de 42 % des sondés avaient franchi le cap des dix ans). Mais son objet était d'analyser l'importance pour l'économie d'un tissu vivace de jeunes et petites entreprises, et son optique est résolument moderniste, ainsi que l'atteste l'emploi du terme de « logistique » comme générique pour désigner le transport de marchandises. Les très petites entreprises n'en sont pas moins fragiles, et l'Office fédéral des Transports de marchandises, qui dépend du ministère fédéral des Transports, constate que, depuis deux ans, « l'écart se creuse entre les entreprises largement rentables, celles qui offrent une part importante de services logistiques, et les entreprises à rentabilité insuffisante » (BAG, 2000). Pour sa part, la fédération Bundesverband Güterkraftverkehr, Logistik und Entsorgung (BGL) estime, moins diplomate, que le taux de faillite dans la branche est depuis longtemps supérieur de 25 à 30 % à la moyenne allemande, tous secteurs confondus (8,5 %).
13Dans l'ensemble, et quelle que soit la taille des entreprises, le secteur se caractérise par de fortes surcapacités, en Allemagne comme ailleurs. Cependant, le taux d'utilisation des capacités est en progression constante. De 1995 à 1999, le ratio km en charge/distance totale parcourue est passé de 71,4 % à 73,9 % (BAG, 2000). Mais cette moyenne masque de très fortes disparités. Dans le segment grande distance (>151 km), le taux d'utilisation des capacités atteint 85,4 %, voire 88 % pour le trafic transfrontalier (distances moyennes parcourues : 685 km). Les entreprises œuvrant dans ces secteurs sont celles qui, de loin, ont le mieux rationalisé leurs activités. A l'opposé, le trafic régional (51 à 150 km) se caractérise par une forte surcapacité : 54,4 % seulement des kilomètres parcourus le sont en charge. Ces faibles performances ne semblent pas pouvoir être notablement améliorées, elles résultent en effet de la spécialisation sectorielle du trafic régional, majoritairement dédié au transport de matériaux de construction ou de déchets, ainsi qu'à la distribution - autrement dit, des secteurs où la part des retours à vide est importante.
L'écotaxe, un révélateur de crise
14En Allemagne aussi, les surcapacités structurelles interdisent ainsi aux transporteurs routiers ‘purs’ de répercuter sur leurs clients l'augmentation des coûts accélérée par la crise pétrolière et l'écotaxe. La seule part des carburants a crû de 70 % depuis 1999, sans commune mesure avec la progression des salaires (5 %), estime la fédération BGL. Quant au surcoût à attendre de l'entrée en vigueur de la3e tranche de l'écotaxe (0,06 DM par litre de carburant) au 1er janvier 2001, il devrait s'élever à 13 650 DM par an et par poids lourd (pour un kilométrage moyen de 130 000 km). Or déjà, la moitié des entreprises du secteur est déficitaire, selon la BGL qui a saisi le Tribunal constitutionnel fédéral, portant à 10 le nombre de plaintes déposées contre l'écotaxe. Mais l'impôt énergétique n'est que le révélateur d'une crise aux multiples facettes. Quel que soit le verdict de Karlsruhe, le fond du problème demeure : les transporteurs routiers allemands ne peuvent augmenter leurs tarifs.
15Ils sont pris entre deux feux : le premier est l'intensification de la concurrence sur le continent européen à la suite de la libéralisation du transport de marchandises, qui révèle en retour les fortes disparités en matière de réglementation économique et sociale, elles-mêmes source de distorsions de concurrence. Ces questions-là se posent à tous les membres de l'Union. La « course aux subventions que se livrent certains Etats de l'Union européenne » (BGL) n'accroît guère la transparence sur un marché constitué de facto, mais non de jure ; en l'absence de régulation, il est régi par une concurrence sauvage favorable à quelques entreprises qui, si elles restent dans les limites de la légalité, n'en agissent pas moins, aux yeux de toutes les autres, comme des prédateurs. Dès lors, le recours intenté par la BGL contre l'écotaxe, s'il est motivé par des revendications sectorielles, a pour objectif premier de (faire) contraindre le gouvernement fédéral à œuvrer pour une rapide harmonisation européenne des règles du jeu, profitable à l'ensemble des acteurs.
16Le second feu que doivent affronter les transporteurs allemands (et européens) est la montée en puissance des deux types de donneurs d'ordre avec lesquels ils sont sous contrat, et qui sont en mesure de dicter leurs prix : d'un côté, les producteurs ou distributeurs pour le compte desquels ils convoient les biens ; de l'autre, les organisateurs d'échanges et logisticiens que sont les chargeurs et commissionnaires et qui leur sous-traitent le transport. Ceux-là, des entités nettement plus importantes, sont bien mieux armés pour résister à la progression des coûts comme à l'intensification de la concurrence. Quant à leur croissance, elle traduit non seulement la concentration du secteur des transports et de la logistique, mais aussi ses mutations profondes.
La logistique, un accélérateur des mutations
17Le levier de ces mutations se résume à un terme : logistique, doté d'une connotation positive et moderniste depuis peu seulement. Certes, le concept, lui-même en pleine mutation du fait de l'évolution à la fois des NTIC et de leurs applications en matière de commerce électronique au sens large, recouvre des réalités très disparates. Mais elles sont toutes liées, d'une manière ou d'une autre, à une vision globale des process de production et de distribution (sur lesquels elles influent en retour) et partagent la particularité d'apporter des solutions clefs en main aux organisateurs du transport physique des marchandises (services à valeur ajoutée). Si une impulsion décisive a été donnée par l'essor de la pratique des flux tendus dans l'industrie automobile, la logistique est en passe de se généraliser à l'ensemble des activités. La structure économique de l'Allemagne s'y prête particulièrement : poids et structure de l'industrie automobile dans l'économie allemande en expliquent la rapide diffusion autant que le polycentrisme caractérisé de l'industrie ou de la distribution. Le système national d'innovation n'y est pas étranger non plus : il repose sur l'intensité des transferts de savoirs et de savoir-faire au sein d'une multitude de réseaux associant notamment recherche et production sans oublier les fédérations professionnelles. Le secteur des transports et de la logistique n'échappe pas à cette règle.
Logistique et pilotage global
18Le transport routier (mais pas seulement lui) s'est ainsi radicalement transformé depuis 1995. Selon la Fédération BSL, qui effectue tous les cinq ans auprès de ses 3 300 adhérents une enquête sur les mutations structurelles du secteur, les deux tiers des chargeurs, entrepositaires et transporteurs offrent aujourd'hui des services de logistique. Parmi ces ‘nouveaux logisticiens’, une large moitié (55 %) couvre les deux aspects traditionnels des prestations : à la fois dans le domaine de l'approvisionnement et de la distribution. 30 % d'entre eux se sont spécialisés dans la logistique de distribution, 15 % dans les services liés à l'approvisionnement (Logistik heute, n° 10/2000). D'autres sources (Gesellschaft für Verkehrsbetriebswirtschaft und Logistik - GVB), citées dans le cadre de cette enquête, estiment à 170 milliards de DM le volume du marché de la logistique au sens étroit (coûts de transport, transbordement et stockage). Dans son acception large, incluant les coûts liés à l'organisation, la gestion des commandes et des stocks, le marché de la logistique est estimé à 243 milliards de DM. Soit respectivement 3,7 % ou 5,3 % du PIB.
19Ces mutations affectent plus particulièrement certains segments de marché ou branches, tirant vers l'innovation et la diversification les transporteurs qui y sont liés. Ainsi, 29 % des entreprises interrogées par la BSL se sont spécialisées dans l'automobile, où le supply chain management (SCM) est par nature plus développé qu'ailleurs, puisqu'il prend ses sources dans la pratique des flux tendus. Il s'agit du pilotage global de la production, des achats à l'organisation de la distribution, autour du pivot que représente la demande du client final. Elle inclut la gestion des commandes et de l'acheminement des pièces détachées, un ensemble de prestations où se sont spécialisées 22 % des entreprises. En seconde position des branches vient l'industrie alimentaire, avec ses contraintes spécifiques (gestion des produits frais). Mais la chimie (19 %), le high tech (21 %) ou le textile (13 %), autres secteurs soumis à vive concurrence ou en cours de restructuration, ne sont pas en reste. Le mécanisme commun à ces réorganisations profondes est l'externalisation de nombre de fonctions dans le fil d'une nouvelle conception de l'organisation des flux de production et d'échanges où la logistique occupe désormais une place centrale.
20Alors que, dans les années 70, prédominait encore une vision classique, horizontale et unidirectionnelle de la logistique où celle-ci avait une place attitrée dans la chaîne entre l'approvisionnement, la production, puis la distribution, ce concept s'est totalement modifié dans les années 90. Elle est, depuis, au cœur de l'optimisation des chaînes de process et de création de valeur, centrées sur le client ou fournisseur (et leur demande). Aujourd'hui, sous l'impulsion de la mondialisation, cette vision s'est élargie : la logistique intervient dans l'intégration de ces chaînes au sein de réseaux globaux. Sa fonction a donc changé : alors que, voici 30 ans encore, la logistique correspondait, au sein de l'entreprise, à une fonction que l'on peut résumer à l'organisation du transport physique de biens ou produits, elle « s'est transformée depuis en un outil de management et une conception globale du pilotage d'entreprise, orientés sur les process et la clientèle » (Baumgarten, 2000). C'est donc la gestion des flux d'information qui se trouve au cœur de cette nouvelle vision de la logistique, et non plus le transport physique ou la ‘simple’ gestion d'une flotte de camions.
Pas d'e-commerce sans camions
21La logistique s'est dématérialisée et relève, aujourd'hui, de l'ingénierie informatique. Mais l'engouement spéculatif pour les valeurs-phares du Neuer Markt (le Nasdaq allemand) que sont D.Logistics, Thiel ou Microlog, va jusqu'à brouiller aujourd'hui encore plus les contours de la notion de logistique, diffuse en soi. Que ce soit une SSII, Deutsche Post AG, un intégrateur comme UPS ou un vépéciste, tous se revendiquent logisticiens – et se proclament phares de la « nouvelle économie ». Cet effet de mode, particulièrement prononcé en Allemagne à l'heure actuelle, est aussi le signe d'une modernisation rapide des structures économiques, avec son cortège de réussites comme de flops salutaires. Le commerce électronique, version B2C (business to consumer), a amorcé, le premier, son retour au réel. C'est le marché de Noël 1999 qui a déclenché la prise de conscience : si la gestion électronique des entrées de commandes fut parfaite, la livraison des colis jusqu'au domicile du client, en revanche, se révéla une catastrophe, avec des délais allant jusqu'à 3 mois. Issus du monde de l'informatique, les cybermarchands avaient négligé la signification de la logistique dans son acception classique : la gestion des stocks et la distribution physique.
22C'est là que la distribution et, surtout, la VPC, voit aujourd'hui son potentiel de développement. C'est ainsi, par exemple, que le groupe OTTO, numéro un mondial de la VPC (CA : 20,4 milliards d'€) a reconfiguré l'an dernier les activités du groupe autour du commerce électronique. Les activités de services et de logistique de distribution ont par exemple été regroupées au sein de sa filiale (100 %) HGS Hermes General Service qui, avec un CA de 337,5 millions d'€, se situe au 7e rang des grands de la logistique (du courrier express au colis). HGS dispose, en Allemagne, de 400 plate-formes logistiques, de quelque 8 000 coursiers et d'une flotte de 3 000 véhicules. En novembre 2000, HGS et la Swiss Post International, une filiale de la Poste helvétique, ont conclu un joint-venture. Leur société commune PrimeMail GmbH distribuera les catalogues du vépéciste dans le monde entier et se diversifie dans le service du courrier international.
23Si tous les géants de la distribution ou de la VPC n'investissent pas ainsi massivement à la fois le traditionnel secteur du transport routier et le marché, plus récent, du courrier express et de la messagerie, ce dernier secteur a néanmoins un très fort potentiel de développement dans le cadre de l'essor du commerce électronique. Dans l'enquête effectuée cet automne pour le quotidien Handelsblatt par l'institut Dialego, les 219 décideurs de l' e-business interrogés estiment à près de 55 % que les cybercommerçants devraient confier l'expédition de leurs colis à des intégrateurs comme UPS ou FedEx (Handelsblatt, 06-11-2000). La poste ne vient qu'en seconde position, avec près de 29 % des suffrages. Ce n'est là qu'un exemple de la concurrence croissante qui s'installe sur le marché du colis et de la messagerie, et qui laisse présager de « spectaculaires restructurations », ainsi que le formule la Fédération BSL (BSL, 1998/99).
Les transporteurs renforcent coopération et diffusion de l'innovation
24L'arrivée de ces nouveaux concurrents sur le segment du transport physique inquiète les transporteurs (au sens large), dont les activités sont soumises par ailleurs à d'importantes restructurations. Leurs fédérations prennent donc l'offensive, plaidant pour un renforcement des coopérations, qu'elles s'effectuent au sein de la branche (bourses de fret, par exemple), au niveau inter-professionnel (auto-régulation en matière de tarification du monocolis, telle que la pratiquent depuis septembre 2000 les membres de la BSL) ou à l'échelle européenne (par exemple la bourse de coopération gérée par la BGL sur son sitewww.bgl.de). Plus important, ils se mobilisent pour renforcer leurs réseaux de diffusion de l'innovation (de la R&D aux programmes de soutien financier au Mittelstand) tout en modernisant la formation professionnelle initiale et continue aux deux extrêmes : le matériel (conducteurs) et l'immatériel (responsables logistique et management).
Les principales fédérations du secteur de la logistique et des transports en Allemagne
Bundesverband Güterkraftverkehr, Logistik und Entsorgung (BGL) e. V. (Francfort/M.), créé en 1998 par fusion de l'Arbeitsgemeinschaft Güternahverkehr (AGN) et de l'Arbeitsgemeinschaft Güterfernverkehr (AGF), est la fédération professionnelle des entreprises de transport de marchandises, de logistique et d'élimination des déchets. Elle compte 15 000 entreprises membres dans ses fédérations régionales (Landesverbände). La BGL édite tous les ans un annuaire statistique du transport de marchandises en Allemagne : Verkehrswirtschaftliche Zahlen (VWZ), dont les données sont issues des études de l'institut ifo, ainsi que des administrations fédérales Kraftfahrt-Bundesamt (immatriculation des véhicules) et Bundesamt für Güterverkehr (fret). Site : www.bgl-ev.de.
Bundesverband Spedition und Logistik e. V. (BSL, Bonn), dont les origines remontent à 1880, est à la fois une fédération de branche et une fédération d'employeurs. Elle est membre du Comité de Liaison Européen des Commissionnaires et Auxiliaires de Transport (CLECAT, Bruxelles) et de la FIATA (Zürich). Site : www.bsl.spediteure.de.
Bundesvereinigung Logistik e.V. (BVL), constituée en 1978. Cette association est issue de la Commission fédérale de logistique au sein du BDI. La BVL, qui se définit comme « LA plate-forme de communication pour la logistique », est membre de l'European Logistics Association (ELA) depuis sa création en 1984. Forte de 4000 entreprises membres, issues de toutes les branches, la BVL est plus spécifiquement orientée vers la R&D et le transfert de technologies, ainsi que vers la formation. Elle organise congrès et colloques (Deutscher Logistik-Kongress de Berlin, par exemple), coopère avec l'Université Technique de Berlin (R&D) et, d'une manière plus générale, l'ensemble des centres de recherche sur les activités de logistique. La Deutsche Logistik Akademie (DLA ; www.dla.de), créée en 1995 conjointement avec la Deutsche Außenhandels-und Verkehrs-Akademie (DAV), est dédiée à la formation continue des managers et au conseil stratégique aux entreprises. La BVL édite également le mensuel professionnel Logistik heute via sa maison d'édition Huss Verlag. Site : www.bvl.de.
25Mais cet effort n'est pas propre au secteur des transports et de la logistique, il s'effectue en un vaste réseau impliquant l'ensemble des acteurs (entreprises, fédérations patronales, syndicats, pouvoirs publics, tissu de recherche), à tous les échelons : régional, national et européen. Il va sans dire que ce déploiement s'accompagne d'une intense communication, sous ses formes classiques de colloques, congrès et salons professionnels comme de sensibilisation du grand public. Dans ce contexte, l'usage immodéré du terme de logistique, avec son aura résolument progressiste, n'est qu'un outil de modernisation structurelle parmi d'autres.
26Ainsi, privatisation de deutsche post oblige, la logistique est à l'honneur. Paré des vertus de la « nouvelle économie », le facteur redore le blason du camionneur. Il faut dire qu'en Allemagne, plus qu'ailleurs, le poids lourd est désigné à la vindicte populaire : pollueur, cause d'embouteillages, et donc nécessairement payeur. Mais la crise pétrolière a révélé les mutations profondes que traverse le secteur du transport routier sous le double impact de la diffusion de l'ingénierie logistique et de la constitution d'un espace européen d'échanges. Elle a mis aussi à l'ordre du jour la réflexion sur un nouveau schéma directeur des infrastructures de transport, visant à terme à développer l'intermodalité. Mais si la réflexion s'effectue à l'échelon national, incluant un débat sur le financement de l'ensemble des infrastructures – contribuables ? usagers de la route ?-, la mise en œuvre d'une nouvelle économie des transports ne peut plus se concevoir aujourd'hui que dans un contexte global. Les mutations que subit le secteur du transport routier renvoient au processus de globalisation de l'économie, donc à une autre vision du pilotage des flux. De nouveaux acteurs, étrangers au monde traditionnel du transport, émergent, forçant les transporteurs à accélérer leur restructuration.
27En France, on montre du doigt la croissance rapide, sur le continent européen, d'un transporteur allemand mettant systématiquement à profit la diversité des contextes sociaux et cadres réglementaires. Guère plus prisée en Allemagne, la stratégie globale de Willi Betz y subit pourtant une lecture opposée : en mettant à nu les failles et lacunes de l'intégration du marché européen, cet entrepreneur fournit le plaidoyer pour une rapide harmonisation de la réglementation à l'échelle communautaire, voire continentale. Dans le contexte d'un secteur dont les mutations ne s'arrêtent plus aux frontières nationales, la particularité allemande réside essentiellement dans une logique d'identification des effets de ces mutations sur le tissu économique national et de réflexion conjointe des acteurs sur les meilleures réponses à y apporter – au plan interne au secteur, au plan national comme à l'échelon communautaire. Le polycentrisme économique et décisionnel allemand favorise cette lecture en termes de flux et de réseaux.
Bibliographie
Indications bibliographiques
- Baumgarten, H., Walters S., Trends und Strategien in der Logistik 2000+, Eine Untersuchung der Logistik in Industrie, Handel, Logistik-Dienstleistung und anderen Dienstleistungsunternehmen, Bundesvereinigung Logistik/TU Berlin, Berlin, 2000
- Bundesamt für Güterverkehr, Marktbeobachtung Güterverkehr, rapport annuel 1999 et rapport1er semestre 2000(www.bag.de)
- Bundesministerium für Verkehr, Bau-und Wohnungswesen, Verkehrsbericht 2000, Berlin, 2000(www.bmvbw.de)
- Bundesverband Güterkraftverkehr, Logistik und Entsorgung, Verkehrswirtschaftliche Zahlen (VWZ) 1999, Francfort/M., 2000
- Bundesverband Güterkraftverkehr, Logistik und Entsorgung, Jahresbericht 1999/2000, Francfort/M., 2000
- « Kleinunternehmen im Transportgewerbe, Eine Umfrage der Projektgruppe Logistik und Dienstleistung (PROLOG) », Rundbrief2, décembre 1999, Rhein-Ruhr-Institut für Sozialforschung und Politikberatung (RISP), université de Duisburg (www.prolog.uni-duisburg.de)
- Kommission Verkehrsinfrastrukturfinanzierung (Pällmann-Kommission), rapport final, 05-09-2000
- Logistik heute, nos 9 (septembre 2000) et 10 (octobre 2000)
- « E-Commerce - Erfolgsfaktoren von Online-Shopping in den USA und in Deutschland », DIW Sonderheft 168, Duncker& Humblot, Berlin, 1999
Notes de fin
1 La version initiale de cet article est parue dans Regards sur l'économie allemande n° 49 (décembre 2000).
2 1er semestre 2000 (1/2000, estimation ; variations entre les premiers semestres 2000, 1999 et 1998)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Allemagne 2001
Ce livre est cité par
- Fopah Lele, Armand. (2016) Springer Theses A Thermochemical Heat Storage System for Households. DOI: 10.1007/978-3-319-41228-3_1
- Ulysse, Pierre Joseph. (2009) Les travailleurs pauvres : de la précarité à la pauvreté en emploi. Un état des lieux au Canada/Québec, aux États-Unis et en France. Lien social et Politiques. DOI: 10.7202/038473ar
Allemagne 2001
Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://freemium.openedition.org/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Allemagne 2001
Vérifiez si votre bibliothèque a déjà acquis ce livre : authentifiez-vous à OpenEdition Freemium for Books.
Vous pouvez suggérer à votre bibliothèque d’acquérir un ou plusieurs livres publiés sur OpenEdition Books. N’hésitez pas à lui indiquer nos coordonnées : access[at]openedition.org
Vous pouvez également nous indiquer, à l’aide du formulaire suivant, les coordonnées de votre bibliothèque afin que nous la contactions pour lui suggérer l’achat de ce livre. Les champs suivis de (*) sont obligatoires.
Veuillez, s’il vous plaît, remplir tous les champs.
La syntaxe de l’email est incorrecte.
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3