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Allemagne 2001

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Isabelle Bourgeois

II - Les services d'intérêt économique général entre politique nationale et marché européen

La libéralisation du marché postal allemand : entre service public et marché

Isabelle Bourgeois

Résumé

L’introduction en bourse de Deutsche Post AG en novembre 2000 marque la dernière étape vers la libéralisation totale du marché postal allemand qui prendra effet le 1er janvier 2003. Engagé voici une dizaine d’années sous l’impulsion de « Bruxelles », l’abandon progressif des anciens « monopoles naturels » s’est fait dans l’esprit d’un libéralisme « organisé » longuement négocié. Aujourd’hui, ce choix fait l’unanimité en Allemagne. Ses enjeux dépassent en effet de loin le cas particulier des télécommunications ou des marchés postaux. Le lancement de l’action Telekom avait donné le coup d’envoi à une nouvelle culture de l’actionnariat populaire ; la privatisation de la poste consolidera la modernisation structurelle du service public et, d’une manière plus générale, de l’économie tout entière. Voilà pourquoi l’un des sites moteurs de l’Europe plaide pour une ouverture rapide à la concurrence du marché postal européen. Elle en escompte les mêmes effets dynamisants pour le site Europe dans son entier1.

Texte intégral

1Avec l’ouverture du capital de Deutsche Post AG, l’Allemagne poursuit la libéralisation des postes et télécommunications conformément au calendrier adopté il y a une dizaine d’années. Le1er janvier 2003, selon la législation en vigueur, le marché postal doit être entièrement soumis à concurrence. D’ici là, il y aura deux types de marchés postaux. Le premier est ouvert à la concurrence depuis longtemps, et il a taille mondiale. Il concerne le colis, l’express et la logistique.

2Le second, de taille européenne, est soumis à un régime particulier. Destiné à s’ouvrir à la concurrence à terme, dans le contexte de l’intégration du marché unique, il se caractérise pour l’instant par la levée progressive du monopole public du courrier dans chacun des Etats membres de l’Union. Celle-ci se manifeste à deux niveaux, structurel et fonctionnel. Après les télécommunications, les anciennes administrations publiques des postes sont, les unes après les autres, transformées en sociétés indépendantes, de statut privé. Fonctionnellement, le domaine dans lequel elles œuvrent est transformé en marché. Durant cette phase transitoire, que la Directive européenne sur les postes, actuellement en vigueur, limite à fin 2004, les services relatifs au courrier sont réglementés de deux manières : une partie d’entre eux est soumise à une concurrence réglementée grâce à un régime particulier de licences et de régulation. L’autre partie, de loin la plus importante, puisqu’elle concerne le cœur historique du service public exercé jusqu’ici par les administrations (la lettre principalement), est provisoirement « réservée » aux postes nationales, c’est-à-dire sous monopole.

3A l’intérieur de ce cadre commun, chacun des Etats membres est libre d’opter pour une libéralisation plus poussée, à condition de garantir à ses citoyens un « service universel », c’est-à-dire un service accessible à tous. Si les Pays-Bas ont d’ores et déjà ouvert leur marché postal, l’Allemagne fait partie de ces Etats où le processus de libéralisation du marché postal est particulièrement avancé. Au sein de l’Europe, elle plaide désormais pour son ouverture rapide à la concurrence, si possible dès 2003. Or ce qui semble à première vue tenir d’une logique ‘ultra-libérale’ ne reflète en réalité qu’un ensemble de rouages dont le mécanisme s’est mis en place par ajustements progressifs depuis environ cinq ans, et qui programme la fin inéluctable de ce qu’il reste du monopole public des postes. Comment donc l’Allemagne a-t-elle ‘négocié’ le changement de cap doctrinal entre « monopole naturel » et ouverture à la concurrence ?

Deutsche Post AG à la veille de son introduction en bourse

4En vue de l’introduction en bourse de Deutsche Post AG, le gouvernement fédéral avait transféré à la fin 1999 la moitié du capital moins une action (contrevaleur : 7 milliards de DM) à la Kreditanstalt fiir Wiederaufbau (KfW), chargée d’assurer l’opération. Le Bund conservera pour quelque temps encore la moitié du capital plus une action de l’opérateur. Celle-ci n’est en effet cédable que « cinq années au plus tôt après l’entrée en vigueur de la loi » (art. 143 b, § 2, 2 de la Loi fondamentale), la loi en question (Postneuordnungsgesetz de 1994) étant entrée en vigueur en 1995. Mais, poursuit cet article de la Constitution, « une loi fédérale avec approbation du Bundesrat est requise pour ce faire » (art. 143 b, § 2,3). Aucune disposition n’ayant été adoptée dans ce sens, Deutsche Post AG ne sera soumise cet automne 2000 qu’à privatisation partielle.

5A la veille de l’ouverture de son capital, l’entreprise encore publique Deutsche Post AG se présente comme l’un des principaux acteurs européens sur l’ensemble des segments du marché postal et des services de logistique. Depuis sa transformation en société par actions voici cinq ans, l’ex-administration a profondément modifié le périmètre de ses activités, ce que traduit l’évolution de son chiffre d’affaires : après être passé d’un peu moins de 15 milliards d’€ en 1998 à 22,4 milliards d’€ en 1999, il devrait atteindre quelque 30 milliards d’€ cette année. Deutsche Post AG est également rentable : l’excédent réalisé en 1999 s’est élevé à plus de 1,1 milliard d’€, après 925 millions d’€ l’année précédente. Or l’opérateur reste discret sur ces performances, dans la mesure où les trois quarts environ de ce résultat ont été produits par le « secteur réservé », c’est-à-dire les activités courrier relevant du monopole légal de l’opérateur. En comparaison, leur part de chiffre d’affaires était de 40 % seulement.

Evolution de la part des activités dans le CA de Deutsche Post AG entre son statut d’administration et sa constitution en SA

Evolution de la part des activités dans le CA de Deutsche Post AG entre son statut d’administration et sa constitution en SA

Source des données : rapports d’activité de Deutsche Post AG. a) dont le publipostage ; b) Deutsche Post AG a absorbé Deutsche Postbank AG en 1999.

6Certes, en 1999, Deutsche Post AG réalisait encore l’essentiel de son chiffre d’affaires en Allemagne (78,4 %) ; mais en un an, le CA réalisé à l’international passait de 2,1 % à près de 22 %, l’essentiel de cette croissance étant imputable au marché européen (17,7 % de part de CA). Pour refléter son internationalisation récente, Deutsche Post AG s’est rebaptisée au début de l’année 2000 en Deutsche Post World Net. Depuis la loi de décembre 1997 qui ouvre partiellement le marché postal allemand, Deutsche Post AG s’est en effet lancée dans une ambitieuse politique d’acquisitions, essentiellement dans le secteur concurrentiel de la logistique et de l’intégration de services. Non seulement, elle a créé des succursales en Autriche, en Suisse ou en République Tchèque, mais elle a absorbé, au cours de la seule année 1999, les intégrateurs Danzas Holding SA (Suisse) et Nedlloyd (Pays-Bas), les messageries américaines Global Mail Ltd. ; en France, elle a acquis 99,25 % de Ducros Services Rapides S.A.. Elle est également présente en Italie (M.I.T. Srl.), en Pologne (Servisco Sp. z.o.o.) ou en Grande-Bretagne (Securicor Omega Holdings Ltd.). Au total, Deutsche Post AG est aujourd’hui implantée dans quelque 140 pays.

7Pour l’essentiel, l’opérateur a concentré sa stratégie sur le développement de nouvelles activités dans chacun de ses quatre ‘métiers’ que, internationalisation oblige, elle fait figurer en anglais dans sa raison sociale : Mail, Express, Logistics, Finance. La restructuration interne du groupe reflète ce recentrage : aujourd’hui, hormis les deux directions transversales que constituent le personnel (avec, à sa tête, le syndicaliste Walter Scheurle) et les affaires financières (Edgar Ernst), il ne subsiste que quatre directions fonctionnelles avec, chacune à sa tête, un membre du directoire. La présidence du directoire (7 membres au total) est assumée par Klaus Zumwinkel, qui mène tambour battant, depuis 1990, la transformation de l’ex-administration des postes en société de droit privé. Dans le fil de l’internationalisation et de la diversification, la direction « Lettre » (Hans-Dieter Pertram), a vu se réduire à 52 % sa part dans le CA total du groupe (1995 : 72 %), pour un excédent d’un milliard d’€. Si le socle en demeure le secteur du courrier en situation de monopole (lettres de moins de 200 g et de cinq fois maximum le tarif de base, publipostage), Deutsche Post AG dispose désormais aussi d’un réseau de 40 filiales entièrement dédiées au marketing direct - du conseil à la conception et au routage. Plus novateurs, les services à valeur ajoutée, à destination également des professionnels : la filiale Deutsche PostCom GmbH collecte et achemine, sans rupture de charge, les correspondances, quel que soit leur support (papier ou électronique). En Europe, l’opérateur affirme sa « position de leader », avec, affirme-t-il, 24 % du marché des envois postaux (lettres et publipostage).

Synergies entre métiers ou subventions croisées ?

8La direction « Express » (Uwe R. Dörken ; excédent : 65 millions d’€) se targue d’être en 1999 le premier intégrateur de services européen (part de marché : 13 %), et en bonne place sur le marché mondial depuis l’acquisition de Global Mail ou d’Air Express. Mais l’effort principal a porté sur la constitution de plate-formes de logistique permettant d’offrir des prestations clefs en main dans le transport express : Deutsche Post Fulfilment GmbH intègre toute la chaîne, de la gestion des commandes à l’emballage, la distribution et l’affacturage. Le métier de « Logistique » (Peter Wagner ; excédent : 50 millions d’€) ne s’en distingue guère, au fond, que par une maîtrise plus poussée de la chaîne du transport, et la constitution de réseaux. C’est là l’objet de l’accord de coopération conclu avec Lufthansa Cargo au début de cette année.

9Au fond, les deux métiers, express et logistique, tendent à s’interpénétrer au plan des services à valeur ajoutée, reflétant l’émergence du commerce électronique et l’évolution du marché mondial de la logistique, soumis depuis longtemps à la concurrence. C’est dans ce secteur que la concurrence est la plus vive et la plus internationalisée, et Deutsche Post AG doit, en prévision de sa privatisation, y prendre position. Si ses concurrents mondiaux, UPS en tête, voient d’un mauvais œil cette concurrence nouvelle qu’ils considèrent comme déloyale, il faut dire à la décharge de Deutsche Post AG que, voici à peine trois ans encore, toute diversification offensive à l’international lui était interdite du fait de son statut public. Ce n’est que depuis sa transformation en sociétés par actions dans le but exprès de sa privatisation totale qu’elle est libre de conquérir des parts de marché sur des segments nouveaux. Il est vrai que, pour l’heure, son statut est hybride. Mais il n’est que provisoire.

10Après un accord de coopération conclu fin 1997 avec la société Deutsche Postbank AG et une prise de participation de 17,5 %, Deutsche Post AG a finalement absorbé les services financiers le 1er janvier 1999. A l’origine, l’éclatement du ministère fédéral des P&T avait donné naissance à trois entités distinctes, rien ne justifiant de réunir sous le même toit deux métiers aussi hétérogènes que la banque et le transport du courrier. Or, c’est presque en catimini qu’ensuite ils ont été réunis - mais dans une logique particulière de rationalisation et d’optimisation du réseau de guichets et succursales. Après la séparation, le taux d’utilisation des capacités des guichets postaux avait plongé à 38 % au début de 1997 ; un accord de coopération visant à rentabiliser les guichets par une optimisation de la relation avec les clients devient alors inéluctable. Dûment entériné par les ministères et autorités en charge du secteur, l’accord est signé le 21 avril 1997. Deutsche Post AG se fait en quelque sorte prestataire pour les services financiers qui disposent, moyennant facturation, des points d’accueil du public. Cette opération et, plus tard, la filialisation de Deutsche Postbank AG, permettront en même temps de réduire les surcapacités du réseau de guichets et d’en ramener le nombre de quelque 25 000 en 1995 à 14 000 aujourd’hui. Deutsche Postbank AG (résultat : 67 millions d’€) sera, elle aussi, introduite en bourse. Les deux métiers seront à nouveau séparés, mais les accords de coopération entre la filiale et la maison-mère perdureront.

11La stratégie d’intégration des services (de la logistique aux services financiers) que poursuit résolument Klaus Zumwinkel, ancien membre du cabinet McKinsey et ex-président du directoire du vépéciste Quelle, a permis à l’opérateur historique de se positionner, en dix ans, en bonne place sur le marché mondial en passant ainsi d’une logique administrative à une logique client - professionnel ou particulier. Mais ni les restructurations successives qui ont accompagné ce processus en interne, ni la structuration européenne et mondiale d’un marché postal en cours de constitution ne facilitent, actuellement, la lisibilité du bilan de Deutsche Post AG. Le niveau d’interpénétration entre les différentes activités et les segments de marché afférents est tel qu’il est difficile de faire la part des choses entre ce qui revient aux activités nouvelles et ce qui relève des activités dans le « secteur réservé », c’est-à-dire celui où Deutsche Post AG est en situation de monopole : les frontières s’effritent.

12L’autorité de régulation RegTP estime sa part de marché dans le « secteur réservé » à environ 7 milliards d’€. Elle estime en outre que Deutsche Post AG en tire un bénéfice de 3 milliards d’€. Elle avait été amenée à effectuer ces calculs au début de l’année 2000 à propos de la redéfinition du tarif lettre de base. La loi qui le fixe à 1,10 DM expire en effet le 31-08-2000, et il revient à la RegTP de fixer le montant de l’affranchissement au-delà de cette date. Forte de ses calculs, l’autorité avait alors plaidé pour abaisser le tarif standard à 1 DM. La réaction du ministre fédéral de l’Economie fut immédiate : ordre fut intimé à la RegTP de maintenir la tarification en vigueur jusqu’au 31-12-2002, date d’expiration du monopole courrier. Ce que les observateurs considèrent communément comme une ingérence caractérisée dans l’indépendance de la RegTP a, pensent-ils, pour fonction de ne pas ‘dévaloriser’ Deutsche Post AG en réduisant ses bénéfices à la veille de son introduction en bourse. Mais elle nous semble bien plus avoir valeur de monnaie d’échange dans le contexte du contentieux (subventions croisées, aides d’Etat) en suspens à Bruxelles ; le gouvernement allemand pourra toujours négocier une baisse du tarif lettre en échange d’une réduction de l’éventuelle amende.

13La Commission européenne a en effet décidé en juillet 2000 d’engager une procédure de contrôle envers Deutsche Post AG au titre de l’art. 88, § 2 du Traité d Amsterdam (aides d’Etat et subventions croisées). Elle doit trancher notamment sur trois questions centrales. La première : Deutsche Post AG finance-t-elle son déficit dans le segment du colis et sa politique internationale d’acquisitions sur le marché de la logistique grâce à ses activités dans le « secteur réservé » (courrier), autrement dit, par les activités relevant du monopole ? La seconde : Deutsche Post AG bénéficie-t-elle indûment d’aides de l’Etat ? Ses ressources issues du domaine réservé (lettres de moins de 200g), qui se caractérise par des prix administrés (l’affranchissement minimum est fixé par la loi), sont en effet supérieures aux coûts induits par les prestations du service universel. La troisième : Deutsche Post AG a-t-elle bénéficié de subventions indirectes pour absorber Deutsche Postbank AG ? Quelle qu’elle soit, la décision de la Commission aura le mérite de clarifier à l’échelon de l’Union européenne les règles du jeu applicables à tous les opérateurs postaux historiques, cotés en bourse ou non.

Le poids des retraites des fonctionnaires et agents

14Dans le secteur postal, intensif en main d’œuvre, les charges afférentes sont particulièrement élevées. Alors qu’elles représentaient encore plus des deux tiers du résultat en 1998, elles ont été ramenées à près de la moitié (51,4 %) en 1999. Et ce, malgré une augmentation de 15,5 % de l’effectif total du groupe (Deutsche Post AG et filiales), qui est passé à plus de 304.000 ‘agents’. Cet accroissement est imputable aux acquisitions (61 000 emplois), la société-mère poursuivant par ailleurs sa politique de décompression (-5 %). Elle comptait 244 000 emplois en 1999 (soit près de 265 000 en équivalent temps plein). En 1995 encore, ce nombre s’élevait à un peu plus de 307 000. Un gros tiers des personnels sont, aujourd’hui encore, des fonctionnaires fédéraux. La disparité des statuts des personnels reflète la genèse de la société, anciennement administration fédérale. Trois catégories se côtoient ainsi : les fonctionnaires fédéraux (40 % en octobre 1997), les employés de la fonction publique (8,5 %) et les ouvriers (51 %).

15La réduction des effectifs s’est faite, conformément à la réglementation sur la libéralisation du secteur, sans aucun licenciement, mais grâce à un programme de départs anticipés à la retraite destiné aux fonctionnaires fédéraux (fonctionnaires de catégorie A dans la nomenclature française). Or les retraites pèsent lourd dans les charges de personnel ; avec l’affectation des fonctionnaires fédéraux dans la société par action (voir infra), c’est à elle qu’il revient de gérer leurs retraites, particulièrement élevées en Allemagne. Deutsche Post AG a dû provisionner au total un peu plus de 6 milliards d’€ en 1999, dont un tiers pour les retraites des seuls fonctionnaires. Mais dès cette année, le régime des retraites est modifié, allégeant la contribution de Deutsche Post AG. Il devra être refinancé d’une autre manière. Une partie du produit de la privatisation partielle de Deutsche Post AG pourrait donc être affectée à l’assainissement de la caisse de retraite des fonctionnaires des postes allemandes.

Le marché allemand des services postaux

16Le marché allemand des services postaux aurait représenté un volume de 42 milliards de DM en 1999, grosso modo le même qu’en 1998, à en croire les estimations de l’autorité allemande de régulation des postes et télécommunications (RegTP). Cela correspond à un petit tiers du marché européen, dont le volume est estimé à 70 milliards d’€, selon diverses sources, dont la Commission européenne. Malgré la libéralisation plus poussée en Allemagne que dans d’autres pays européens, Deutsche Post AG semble se tailler la part du lion sur le marché allemand - au seul vu de son chiffre d’affaires ; il est vrai que l’ex-administration y bénéficie encore d’une situation de quasi-monopole. Cela étant, sa part de marché effective en Allemagne est aujourd’hui impossible à chiffrer avec précision, quel que soit le segment de marché considéré. Les seules données disponibles et relativement cohérentes sont actuellement les chiffres collectés et les estimations effectuées par l’autorité de régulation RegTP, qui souligne au demeurant leur valeur indicative. Même la Commission des Monopoles (Monopolkommission) fonde sur eux son analyse de la concurrence sur les marchés des postes et télécommunications. Aucune autre source fiable n’étant disponible à l’été 2000, nous nous en tiendrons donc aux statistiques émanant de la RegTP.

17Cette situation lacunaire a plusieurs raisons. La première tient au fait que les Etats membres de l’UE débattent actuellement de la poursuite de la libéralisation des marchés postaux ; ces discussions doivent déboucher sur une nouvelle directive, succédant à la Directive européenne (97/67/CE) du 15-12-1997 « concernant des règles communes pour le développement du marché intérieur des services postaux de la Communauté et l’amélioration de la qualité du service ». Dans le contexte particulièrement crispé des négociations - certains Etats membres, à l’instar de la France, prônent une libéralisation à petits pas - et dans l’attente des conclusions de la procédure de contrôle engagée contre Deutsche Post AG, toute évaluation chiffrée des marchés postaux risquerait de prendre une valeur hautement polémique. Plus important : le début de la libéralisation des services est très récent, et le marché commence seulement à se constituer. Les seuls chiffres disponibles proviennent donc des entreprises elles-mêmes, et il s’agit exclusivement de chiffres d’affaires ; rien ne permet donc pour l’instant d’en tirer des conclusions quant à l’économie des services postaux en général.

18La problématique est donc la même, aujourd’hui, que celle affectant les télécommunications voilà peu encore. L’autorité de régulation allemande des P&T s’emploie depuis deux ans seulement à collecter des données pour un marché dont elle doit en même temps tenter de définir le périmètre dans un contexte européen lui-même en pleine évolution. Le stade actuel est donc celui de la définition de critères pour appréhender le marché des services postaux et en délimiter les contours au sein de la catégorie plus vaste des services. Par ailleurs, les modalités de la désétatisation des P&T ont jusqu’ici bien plus préoccupé les esprits que l’étude des marchés qui allaient en émerger. En outre, l’antériorité de la libéralisation des télécommunications, puis l’engouement pour la « nouvelle économie », expliquent qu’on se soit focalisé sur les télécommunications, en Allemagne comme ailleurs, au détriment des marchés postaux dont l’ouverture à la concurrence était programmée pour une date ultérieure. C’est seulement maintenant qu’il s’agit de négocier une nouvelle directive européenne qu’on commence à s’y intéresser sérieusement.

Deux types de marchés postaux coexistent actuellement

19En Allemagne, comme dans les autres Etats membres, coexistent deux types de marchés postaux : un marché entièrement ouvert à concurrence, et un autre, soumis à réglementation. En volume, ces deux marchés sont de taille pratiquement équivalente, le premier représentant un peu plus de la moitié (environ 22 milliards de DM) du chiffre d’affaires total. Dans ce secteur, qui comprend tous les services et envois au-delà d’un poids de 1 000 g, et qui est libéralisé entièrement depuis le 1er janvier 1998, opèrent des groupes fortement internationalisés comme UPS, DHL ou d’autres. Mais les opérateurs publics nationaux comme Deutsche Post AG cherchent eux aussi à s’y établir et à en conquérir des parts. Ce marché-là, dopé par la mondialisation et le développement de toutes les applications, professionnelles ou non, des NTIC ainsi que par le commerce électronique qui croît en même temps que les services de logistique, est considéré comme de loin le plus dynamique. C’est en tout cas ce que traduisent la course effrénée à la prime au premier entrant que se livrent les acteurs à l’échelle mondiale, et la vague d’acquisitions qui se dessine depuis deux ans. C’est bien le signe que les services postaux, tout comme les télécommunications avant eux, sont en pleine structuration.

20En Allemagne, onze de ces opérateurs (de DHL ou DPD à UPS en passant par Hermes ou trans-o-flex, filiale de Deutsche Post AG) se sont constitués en une fédération, qui a pour l’instant vocation de lobby : la Bundesverband Internationaler Express-und Kurierdienste e.V. (BIEK). Les données chiffrées qu’elle diffuse (www.biek.de) confirment provisoirement cette répartition par volumes (une petite moitié pour le marché concurrentiel), puisqu’elles émanent, elles aussi, de l’autorité de régulation. Or la BIEK a commandité récemment une étude de marché qui devrait proposer en particulier des critères de délimitation entre les divers services constituant le marché postal dans son ensemble. Bien que cette délimitation ait des visées partiales, puisqu’elle s’inscrit dans le cadre de la plainte déposée pour entrave à la concurrence par UPS et la BIEK à Bruxelles contre Deutsche Post AG, elle n’en fournira pas moins des éléments précieux pour alimenter le débat sur la définition des marchés postaux.

La délimitation réglementaire des marchés postaux jusqu’au 21-12-2002 : marché ouvert à concurrence vs marché réglementé
En application du principe constitutionnel de la liberté d’entreprise (art. 12 de la Loi fondamentale), qui s’étend au domaine des services postaux depuis l’entrée en vigueur, le 1er janvier 1998, de la Loi sur la Poste (Postgesetz, 22-12-97), le marché postal est libre. Tous les segments et tous les types de services (coursiers, services express, logistique, etc.) sont donc ouverts à la concurrence. Ils tombent dans le champ d’application du droit commun de la concurrence, national et européen.
Deux dispositions toutefois limitent cette liberté jusqu’à la date d’expiration de la loi de 1997 sur la poste, à savoir le 21-12-2002 :
- un segment de marché reste fermé à la concurrence : celui des envois postaux (et d’une partie du publipostage) de moins de 200 g affranchis à un tarif inférieur ou égal à cinq fois le tarif de base (soit 1,10 DM). Ce « domaine réservé » dans le contexte de la garantie du service universel fait l’objet d’une licence légale exclusive attribuée à titre transitoire, pour la durée d’application de la loi, à Deutsche Post AG ;
- le segment de marché relatif aux envois postaux d’un poids inférieur ou égal à 1 000 g, et qui ne relève pas du domaine réservé, est ouvert à concurrence sous conditions : l’entreprise candidate doit obtenir une licence, délivrée par l’autorité de contrôle Regulierungsbehörde für Post und Telekommunikation (RegTP). L’obtention est quasi automatique ; elle ne peut être refusée que pour des motifs graves (absence évidente de compétence professionnelle, insolvabilité notoire ou risque pour la sécurité publique). Il existe six catégories de licences, et une entreprise peut se porter candidate à plusieurs catégories de licences à la fois, ainsi qu’à des licences pour diverses zones d’activités : niveau régional, échelle du Land, territoire national.
Ces licences sont classées par catégories en fonction du segment de marché visé ou du type de prestation offerte :
Catégorie A : envois postaux d’un poids compris entre 200 et 1 000 g ; tarifs inférieurs à cinq fois le tarif de base ;
Catégorie B : petit courrier de publipostage (50 exemplaires minimum, d’un poids inférieur à 50 g) ;
Catégorie C : échanges de documents inter-entreprises ;
Catégorie D : services « de qualité supérieure », se différenciant du service universel par une valeur ajoutée ;
Catégorie E : collecte d’envois postaux chez l’expéditeur et acheminement vers un guichet de Deutsche Post AG ;
Catégorie F : collecte des envois postaux dans les boîtes postales de Deutsche Post AG et distribution au destinataire.

Le marché postal réglementé

21L’autre moitié du marché postal allemand (environ 20 milliards de DM de CA) reste donc actuellement soumise à un régime particulier d’autorisation ou relève encore, pour une période transitoire, du monopole. La Directive européenne de 1997 prévoit la possibilité, pour les Etats membres, de préserver provisoirement le monopole de leurs opérateurs historiques. Il s’agit de ce domaine dit « réservé », et défini par un double critère maximal de poids (lettres de moins de 350 g) et de tarification (cinq fois le tarif de base). Les Etats membres étant libres d’adopter des délimitations moins strictes, l’Allemagne a, pour sa part, opté pour un critère de poids inférieur. Le domaine réservé à Deutsche Post AG concerne donc les lettres de moins de 200 g et affranchies à cinq fois le prix standard, c’est-à-dire à 5,50 DM au maximum. Or malgré cette définition très restrictive, Deutsche Post AG réalisait encore dans le « domaine réservé » un chiffre d’affaires de 14,5 milliards de DM en 1999. Dans l’autre ‘secteur’ du marché réglementé, à savoir le domaine soumis à licence (envois postaux d’un poids inférieur à 1 000 g), son CA était de 5 milliards de DM. Autrement dit, la part de l’opérateur historique sur la partie réglementée du marché représente quelque 99 %.

Parts des acteurs (CA) sur les segments réglementés du marché postal (licences et domaine réservé) 1998-1999

Parts des acteurs (CA) sur les segments réglementés du marché postal (licences et domaine réservé) 1998-1999

Source des données : RegTP, Rapport annuel 1999. *) en millions de DM **) II s’agit d’autorisations accordées en 1995, après l’adoption de Postreform II. La loi de 1997 sur la libéralisation des marchés postaux les prolonge automatiquement jusqu’à la fin 2007, à moins que le détenteur ne pose sa candidature à l’une des catégories de licences introduites depuis.

22Les opérateurs soumis au régime des licences selon la loi de 1997 réalisaient en 1999 un chiffre d’affaires de 89 millions de DM seulement. Cela semble peu à première vue, mais il s’agit d’activités entièrement nouvelles : l’autorité de régulation, instituée en janvier 1998, n’a pu attribuer les premières licences qu’à partir d’avril de la même année. A la fin 1999, quelque 627 licences avaient été attribuées. La plupart d’entre elles dans les catégories D (504 licences), E (497) et F (495). Les trois autres catégories : A (370), B (356) et C (180) ont attiré moins de candidatures. La majorité des nouveaux acteurs s’est portée candidate à plusieurs licences à la fois, et pour différents territoires : niveau régional (298), Land (207), échelle nationale (122). Le faible engouement pour la compétition nationale semble correspondre à la taille des entreprises détentrices d’une licence, dont 17 seulement réalisaient en 1999 un chiffre d’affaires supérieur à 1 million de DM. Autrement dit, ce segment du marché réglementé semble être le domaine du Mittelstand. Quant à l’origine géographique des entreprises licenciées, recensée à des fins purement statistiques par la RegTP, elle est révélatrice d’une tendance à la restructuration économique dans certains Länder, telle qu’on peut l’observer dans d’autres domaines aussi. Dans ces Länder, faiblement ou encore insuffisamment industrialisés (Mecklembourg, Brandebourg, Schleswig-Holstein ou Saxe-Anhalt), les entreprises cherchent résolument à se repositionner dans un secteur à fort potentiel : celui des « nouveaux » services, la densité de licences par million d’habitants y est donc particulièrement prononcée (de 19 à 13 %). Hambourg constitue une exception : le taux élevé (13,5 %) reflète simplement une diversification sur la base d’une orientation traditionnelle des activités vers les transports et services.

Crispation de Deutsche Post AG sur le « secteur réservé » et le « J+1 »

23Parmi les segments postaux soumis au régime des licences, il en est un qui a pris proportionnellement un essor sans commune mesure avec l’évolution des autres : celui des « services de qualité supérieure » (höherwertige Dienstleistungen - licence de catégorie D). Son chiffre d’affaires est passé en un an de 6,3 à 38,5 millions de DM. En d’autres termes, c’est dans le domaine des services aux entreprises que la concurrence s’installe le plus rapidement. Ce qui se développe ainsi, c’est un ensemble de prestations sur mesure. Et il s’agit aussi d’un type de services que, pour partie et au fil des négociations tarifaires et de l’aménagement des horaires de travail de ses fonctionnaires et employés, la poste allemande a cessé d’offrir depuis longtemps. Or avec l’évolution des processus de production et la tertiarisation de l’économie, ces services constituent aujourd’hui des segments de marché à très fort potentiel de développement. En théorie du moins.

24En réalité, Deutsche Post AG élève systématiquement des barrières d’accès à ce marché (licence D) que, dans son rapport d’activité 1998/99, l’autorité de régulation décrit comme un « risque procédurier ». A la fin de 1999, Deutsche Post AG avait déposé quelque 250 recours contre la seule RegTP auprès du Tribunal administratif de Cologne (siège de l’autorité de régulation). Le nombre de plaintes dépasse les 300 si on y ajoute celles qu’a déposées l’ex-administration contre les détenteurs de licences auprès d’autres juridictions. A la fin juillet 1999, le Tribunal administratif de Cologne avait statué sur cinq affaires, déboutant Deutsche Post AG dans quatre cas (distribution le jour même) ; le cinquième arrêt donne partiellement satisfaction à la poste (collecte le soir et distribution le lendemain matin). Dans tous ces cas, les parties adverses ont fait appel. En attendant, l’autorité de contrôle a tenté d’expliciter le contenu des services afférents à la licence D, la loi de 1997 étant peu précise sur la question (voir encadré). Chacun conformément à son rôle, RegTP et jurisprudence sont appelées maintenant à définir ces « services de qualité supérieure » que Deutsche Post AG considère comme dangereusement proches du « service universel » et, à l’intérieur de celui-ci, de son « domaine réservé ».

25Dans l’argumentaire de l’autorité de régulation, l’acheminement du courrier le jour même de son expédition apporte une amélioration par rapport à certains critères du service universel en vigueur en Allemagne. En l’occurrence, il s’agit tout particulièrement de la durée minimale de l’acheminement des envois nationaux les jours ouvrables, fixée à 80 % de J+l et à 95 % de J+2 en moyenne sur l’année. Or Deutsche Post AG dépasse nettement ce taux : selon les tests régulièrement effectuées par la RegTP, l’opérateur atteignait un taux de 95,5 % de J+l dès le second trimestre 1999. La délimitation entre la qualité standard (service universel) et la qualité supérieure du service est donc ténue, et ne tient guère qu’aux horaires des levées dans les boîtes aux lettres ou aux heures d’ouverture des guichets. C’est la définition du « J » qui constitue le cœur du litige, surtout dans cet arrêt où Deutsche Post AG a obtenu partiellement gain de cause. Pour l’opérateur en effet, la distribution du soir au lendemain n’apporte pas de valeur ajoutée, puisque elle-même est près d’atteindre totalement l’objectif du J+l. La RegTP plaide le contraire, estimant que le fait que l’entreprise concurrente collecte les envois après 17 heures pour les distribuer avant midi le lendemain représente bien une valeur ajoutée. En effet, dans la même tranche horaire, l’expéditeur, s’il opte pour les services de Deutsche Post AG, n’a que deux solutions : mettre son envoi dans une boîte aux lettres, mais la dernière levée de la journée aura déjà été effectuée, ou bien attendre l’ouverture des guichets le lendemain matin. Dans les deux cas, l’envoi ne parviendra à son destinataire qu’à J+2.

La difficile définition des « services de qualité supérieure » (licence D)
La loi de 1997 sur la libéralisation du marché postal n’ayant pas défini cette licence D avec la même précision que les autres, l’autorité de régulation, traînée en justice par Deutsche Post AG, a été amenée à dresser un catalogue de six critères cumulatifs auxquels doivent, à son sens, répondre les « services de qualité supérieure »  :
- la collecte du courrier chez le client à des horaires déterminés ou à la demande ;
- la distribution chez le destinataire soit le jour même, soit au plus tard le lendemain à 12 heures si le courrier a été collecté la veille après 17 heures, soit encore la distribution à une heure fixée par le client ;
- la facturation périodique, a posteriori, des prestations ;
- la possibilité, pour le client, de dérouter l’envoi entre la collecte et la distribution ;
- la garantie contractuelle de l’exonération de paiement si la distribution n’est pas effectuée en temps et en heure ;
- l’offre de la prestation sur une partie significative du territoire allemand (au minimum la superficie de la Sarre, soit 2 500km2).

26L’entreprise attaquée en justice apporte donc bel et bien un service de « qualité supérieure », conclut la RegTP qui a fait appel parce que l’affaire a une portée beaucoup plus générale. La pratique procédurière systématique de Deutsche Post AG en matière de licence D (à l’instar de ce que faisait Deutsche Telekom AG dans le domaine des tarifs d’interconnection) soulève des questions relatives au droit de la concurrence. Elle retrace également les difficultés qu’éprouve l’ex-administration face à un monopole dont la fin est d’ores et déjà légalement programmée. Ces questions techniques laissent ainsi transparaître l’enjeu véritable : la libéralisation totale du marché postal à partir du 1er janvier 2003. Dans ce contexte, Deutsche Post AG cherche à préserver le plus longtemps possible ses marges financières au nom de la défense de son « domaine réservé » au sein du « service universel ».

Les principaux critères allemands du service postal universel
Le Décret sur le service universel (Universaldienstleistungsverordnung) du 15-12-1999, entré en vigueur rétroactivement le 1-1-1998, dresse un catalogue a minima des prestations et critères de qualité dont voici les principaux :
- levée, tri, transport et distribution d’envois postaux ≤ 2 kg, de colis postaux ≤ 20 kg, de journaux et périodiques, ainsi que d’envois recommandés et à valeur déclarée ;
- 12 000 guichets jusqu’au 31-12-2005, soit un guichet par commune de plus de 4 000 habitants ;
- une distribution par jour ouvrable (envois postaux et colis) ;
- les jours ouvrables, durée d’acheminement des envois postaux nationaux à 80 % de J+l et 95 % de J+2 ; pour les colis nationaux : 80 % de J+2.
Ce décret transpose en droit allemand la Directive 97/67/CE et explicite les principes généraux du service universel - « des prestations de service adéquates et suffisantes » - tels qu’ils figurent dans l’art. 87f de la Loi fondamentale.

Un mode de régulation transitoire

27A l’opposé, l’autorité de régulation doit, elle, permettre à la concurrence de s’installer sur ce pan de marché qu’elle régule grâce au système des licences tout en surveillant de près ses marges de recoupement avec le domaine « réservé ». C’est dans cette délicate pondération que réside sa mission, limitée elle aussi dans le temps en vertu de la loi sur la privatisation des postes. Chargée de susciter tout en le régulant un marché concurrentiel, elle doit pour ce faire mettre en œuvre le principe de « concurrence asymétrique » pour lequel a opté l’Allemagne en libéralisant les secteurs des télécommunications et des postes. A ce titre, la RegTP doit prendre systématiquement la défense (y compris ester en justice) des nouveaux entrants face aux opérateurs historiques des postes et télécommunications, tout en préservant la puissance économique de ces derniers, chargés d’assurer le cœur du service universel le temps qu’une concurrence réelle s’installe.

28La notion de « concurrence asymétrique » se fonde sur le principe d’équité des chances, tel qu’il caractérise l’organisation sociale, politique et économique de l’Allemagne. On est loin de l’ultra-libéralisme, il s’agit bien plutôt d’un libéralisme « organisé » qui vise à créer les conditions-cadre (un « ordre » dans la terminologie allemande) permettant au libre jeu de la concurrence de s’installer. Or cette « concurrence asymétrique » relève d’une entorse à la législation anti-cartels en établissant un régime de régulation plus strict pour les anciens détenteurs de monopoles, plus souple pour les nouveaux acteurs. Mais cette entorse est considérée comme justifiée dès lors qu’une situation exceptionnelle exige une réponse hors du commun. A une condition sine qua non toutefois : qu’elle soit limitée dans le temps, et reste donc l’exception. La concurrence asymétrique et l’instance de contrôle afférente sont donc, par définition, provisoires. Dans le domaine postal, leur fin est programmée pour le 21-12-2002. Voilà la principale raison pour laquelle l’Allemagne plaide pour que la nouvelle Directive européenne en cours de négociation fixe un calendrier contraignant pour l’ouverture totale du marché postal européen.

De la désétatisation à la privatisation : étapes et enjeux de la libéralisation du marché postal

29La libéralisation du marché postal allemand s’est effectuée en plusieurs étapes, que reflète l’évolution de la législation adoptée au cours de la dernière décennie. L’étape ultime, c’est-à-dire l’ouverture totale à la concurrence, est en principe programmée pour le 1er janvier 2003 en droit national ; elle consacre l’aboutissement de l’évolution doctrinale sous-jacente à la fin de ces « monopoles naturels » comme l’énergie, les transports ferroviaires ou les P&T. Le pivot de cette levée des monopoles se situe en 1994, avec la modification, dans ce but exprès, de divers articles de la Loi fondamentale. L’Allemagne franchit alors définitivement un cap, passant d’une logique de désétatisation à une logique de privatisation de ses anciens « services publics ». Avant 1994, les efforts se concentraient sur la privatisation des structures ; depuis, ils sont axés sur la privatisation des missions de service public. Certes, ce changement n’a trouvé de traduction législative qu’en 1997, mais le principe était acquis. Aujourd’hui, la doctrine de la libre concurrence est communément admise, et le calendrier du processus lancé dans ce but est clairement établi dans divers textes de loi.

Service public et monopole naturel

30La question qui se posait à l’Allemagne au milieu des années 80, dans le contexte de l’intégration du marché européen, relevait de la quadrature du cercle. D’un côté, l’engagement européen avait été pris de « libéraliser » certains services comme les postes et télécommunications. De l’autre, au plan national, la Loi fondamentale confiait à l’Etat fédéral le monopole des P&T (mais aussi, à cette époque, des transports ferroviaires). Le Bund exerçait cette compétence grâce à une administration fédérale propre, le ministère fédéral des P&T : Deutsche Bundespost. En son sein se cumulaient, conformément à l’acception du « monopole naturel », deux pouvoirs d’ordinaire distincts dans l’architecture de la République fédérale : l’exécutif et l’administration. En effet, sauf dans les domaines de compétence sectorielle exclusifs du Bund (aujourd’hui : défense et affaires étrangères), l’échelon fédéral ne dispose pas d’administration. Cette compétence politique revient entièrement à chacun des Länder, chargés de mettre en œuvre les lois adoptées à l’échelon fédéral. D’un point de vue actuel, l’existence, alors, d’une entité Deutsche Bundespost relève donc d’une sorte d’anomalie certes, mais historiquement fondée. Mais à l’époque, il semblait naturel que soient réunis au sein d’une structure unique, ancrée au plus haut niveau de l’Etat (donc à l’échelon fédéral), la définition des missions d’intérêt général, la garantie de l’exercice de ces missions, et l’exercice de ces missions lui-même par la structure en question. Dans la notion du service public telle qu’elle prévalait alors, en Allemagne aussi, structures et missions étaient ainsi indissolublement liées.

Les principales étapes de la libéralisation des services postaux allemands
- juin 1989 à juin 2000 -
Dans le fil de l’intégration européenne, et après l’adoption de l’Acte unique en 1985, le monopole public des P&T est partiellement levé en Allemagne par étapes successives.
1989 : Postreform I
La loi du 8-6-1989 sur la structure de la Poste (Poststrukturgesetz), entrée en vigueur le 1er janvier 1990, modifie les structures du ministère des P&T en créant trois entités administratives indépendantes : Deutsche Bundespost Telekom, Deutsche Bundespost Postbank et Deutsche Bundespost Postdienst. Leur indépendance est concrétisée par la création d’organes propres, ainsi que par la nomination de membres du directoire issus du privé, et qui ne relèvent donc pas du statut de la fonction publique. Quant aux trois entités, elles continuent d’appartenir à l’administration fédérale, autrement dit, elles relèvent toujours de la fonction publique. Le ministre des P&T, Christian Schwarz-Schilling (CDU) à l’époque, cumule les fonctions de propriétaire (patrimoine fédéral) et de régulateur. A cette réorganisation des structures administratives s’ajoute, dans le domaine des télécommunications, l’ouverture à la concurrence des marchés des terminaux et de la téléphonie mobile.
1992 : Commission européenne, Livre vert sur le développement du marché unique des services postaux (12-6-1992).
1994 : Modification de la Loi fondamentale
Le 29-6-1994, la Loi fondamentale est modifiée (art. 87, alinéa f, art. 73, alinéa 7, art. 143 b) et interdit désormais au Bund d’administrer et de gérer directement les postes et télécommunications. Il ne conserve que ses strictes compétences régaliennes.
1994 : Postreform II
La loi du 14-9-1994 sur la réorganisation des postes (Postneuordnungsgesetz) parachève la séparation entre réglementation (Bund) et administration dans le domaine des P&T en préparant la privatisation ultérieure des trois entités issues de la première réforme, dotées désormais du statut de sociétés par actions : Deutsche Telekom AG, Deutsche Postbank AG et Deutsche Post AG. Leur capital (« patrimoine à affectation spéciale ») est géré, pour le compte du Bund, par un établissement de droit public créé à cet effet, et qui a fonction de holding : la Bundesanstalt für Post und Telekommunikation Deutsche Bundespost. Celle-ci est chargée de mener à bien la privatisation des trois SA, mais elle assure aussi la transition du statut des personnels. Un nouveau ministère fédéral des P&T, largement allégé, est créé, qui ne dispose plus que de la souveraineté en matière de relations extérieures et d’un pouvoir de réglementation stricto sensu : c’est le Bundesministerium für Post und Telekommunikation (BMPT). Parallèlement, une instance de contrôle, composée à égalité de membres du Bundesrat et du Bundestag, est chargée d’accompagner ces réformes : le Regulierungsrat (Conseil de régulation). La loi est valide jusqu’au 31-12-1997.
1997 : Directive 97/67/CE
Adoption, le 15 décembre 1997, de la « Directive 97/67/CE du Parlement européen et du Conseil concernant des règles communes pour le développement du marché intérieur des services postaux de la Communauté et l’amélioration de la qualité du service ». Sur la base du Livre vert de 1992, la Commission définit un service universel postal et permet aux Etats membres d’en confier la mise en œuvre du cœur de mission à leur opérateur historique. Ce « service réservé » est défini par un double critère maximal de poids (lettres et colis de moins de 350 grammes) et de prix (cinq fois le tarif de base). Aux termes de la Directive, cette définition du service réservé doit être réexaminée « avec effet à compter du 1er janvier 2003 ».
1997 : Postreform III
Plus d’un an après la loi mettant fin au monopole des télécommunications (Telekommunikationsgesetz - TKG, 25-7-1996), la loi du 22-12-1997 sur la poste (Postgesetz) ouvre ce marché à la concurrence ; elle établit, conformément à la Directive européenne, le calendrier de la libéralisation des différents segments des services postaux et étend les attributions de l’instance de régulation des télécommunications, créée par la loi TKG, au marché postal. Cette Regulierungsbehörde für Telekommunikation und Post (RegTP), une autorité administrative indépendante placée près le ministère fédéral de l’Economie et créée le 1er janvier 1998, exerce une régulation sectorielle du marché parallèlement à l’Office fédéral des Cartels. Elle succède à l’administration du Bundesministerium für Post und Telekommunikation (BMPT), dissous à cette date. La loi sur la poste est valide jusqu’au 31-12-2002.
Service universel - le décret du gouvernement fédéral du 15 décembre 1999 spécifie les domaines d’application du service universel en application de la Directive européenne du 15-12-1997. Il est entré en vigueur rétroactivement le 1er janvier 1998.
Ouverture du capital de Deutsche Post AG - novembre 2000.

31C’est ce nœud gordien qu’il fallait trancher. Or, au plan technique de la délimitation des fonctions (ou missions), étaient également intimement liés deux domaines qu’aujourd’hui on considère séparément : les infrastructures et les services. Dans le secteur des télécommunications s’y ajoutaient, au titre des infrastructures, les terminaux. C’est cette délimitation qui a ouvert une brèche dans le monopole détenu par l’Etat fédéral ou d’autres gouvernements de l’Union européenne. Ainsi le marché des terminaux de télécommunications a-t-il été libéralisé en Europe dès 1988 ; le marché émergeant de la téléphonie mobile (infrastructures et services), étant confié d’emblée au secteur privé dès l’adoption, en Allemagne, de la loi de 1989 sur la structure des postes (Poststrukturgesetz). Ce pas fut franchi sans débat majeur : produire et vendre des téléphones n’entrait pas véritablement dans le champ de la notion de service public ; quant à la téléphonie mobile, elle constituait un secteur entièrement nouveau, et n’était donc pas historiquement associable aux missions et activités de la Bundespost.

De la « désétatisation » des P&T à l’éclatement de Deutsche Bundespost

32Le pas suivant fut déjà nettement plus controversé. Sous la pression de l’intégration progressive du marché unique, et face aux immenses perspectives de croissance et de « globalisation » (dans le vocabulaire d’aujourd’hui) qu’on entrevoyait dès l’époque sur le marché des télécommunications et du « multimédias », le maintien au sein d’une administration étatique unique d’activités aussi disparates que les postes et les télécommunications (ainsi que les services financiers de la poste) devenait à terme intenable. L’Allemagne, comme les autres Etats membres, procède alors à la séparation institutionnelle entre ce qui relève de la souveraineté de l’Etat (le ministère) et le patrimoine ainsi que l’administration (toujours fédérale) qui se trouvent en quelque sorte « externalisés ». Parallèlement, une partie des missions d’intérêt général - celles relatives aux infrastructures - est confiée à un conseil des Infrastructures (Infrastrukturrat), nouvellement créé, et qui exerce un chaînon manquant dans la configuration antérieure des pouvoirs) ; et un contrôle conjoint par les Länder, représentés dans ce conseil par des membres du Bundesrat. Constitutionnellement parlant, rien ne légitimait un tel contrôle conjoint. Le choix est le fruit d’un double compromis politique : il permettait de calmer l’opposition (le Bundesrat était à majorité SPD, le Bundesrat et le gouvernement, à majorité CDU), et il permettait en même temps de recueillir l’adhésion des Länder à une réforme de l’administration. Car dès qu’il s’agit d’administration, les Länder se réclament systématiquement de leur compétence constitutionnelle en la matière, même s’il s’agit de l’échelon fédéral qui, pourtant, échappe par définition à leur champ de souveraineté. Ce schéma est le même, grosso modo, que celui qui a prévalu pour la réforme des chemins de fer allemand ; il s’inscrit aussi dans un effort plus général de modernisation des structures de l’Etat.

33La première phase de la désétatisation est enclenchée ; elle sépare les fonctions (gouvernement et administration) grâce à la création de trois entités administratives fédérales : Deutsche Bundespost Postbank, Deutsche Bundespost Postdienst et Deutsche Bundespost Telekom. Ces entités sont dotées chacune de la part du patrimoine fédéral (un patrimoine dit spécial, car affecté dès la constitution de la RFA aux missions de la Bundespost) qui leur revient. A leur tête sont installés un directoire et un conseil de surveillance. Mais les liens institutionnels demeurent avec le ministère, les présidents des directoires siégeant au directoire de le Bundespost, auquel ils étaient statutairement soumis. Or en détachant l’administration de l’exécutif, la loi faisait également éclater celle-ci en trois ‘métiers’. Les télécommunications allaient pouvoir prendre leur essor. Personne ne songeait encore sérieusement, en 1989, à libéraliser les services postaux ou bancaires.

Vers la privatisation : qui est le garant de l’intérêt général ?

34La loi de 1989 doit être considérée, dans ce contexte, comme une réforme visant à contribuer d’une part à la modernisation de l’administration publique et, de l’autre, à poser un préalable à l’ouverture progressive du marché des télécommunications. Mais l’architecture adoptée est pour le moins hybride, et très vite, toujours sous la poussée des télécommunications, la question de fond surgit : qu’est-ce que le service public ? Confrontés à une logique de marché (mondial, national et européen) où la concurrence amène, du moins potentiellement, la croissance, les acteurs s’affrontent sur les termes centraux du débat précédant la réforme de 1994, et qui va aboutir à l’adoption d’un double dogme de privatisation, concernant à la fois les structures et les missions. Dans ce débat, la réforme, moins sensible, des chemins de fer aura ouvert la voie, et la longue expérience d’un marché de l’énergie où des acteurs privés ont prouvé leur aptitude à exercer des activités d’intérêt général livre arguments et modèles aux avocats de plus en plus nombreux d’une libéralisation-privatisation. La ligne d’affrontement s’est située alors sur la question du statut à donner par la suite aux trois entités issues de l’éclatement de la Bundespost : sociétés par actions ou établissement de droit public ?

35Le modèle de l’établissement de droit public (Anstalt des öffentlichen Rechts) a constitué le cheval de bataille de Deutsche Postgewerkschaft, le syndicat de la poste. Un syndicat de branche un peu particulier, puisqu’il représentait (et représente toujours) les fonctionnaires des postes, télécommunications et services financiers - du temps de la Bundespost comme à l’heure actuelle où il n’en subsiste que deux sociétés par actions. L’affrontement sur les deux modèles a donné lieu à des conflits idéologiques spectaculaires dès 1992 entre le syndicat de la poste et le SPD d’un côté et, de l’autre, le ministre CDU des P&T (Christian Schwarz-Schilling), les partis de la majorité CDU/CSU/FDP, ainsi que les directoires des trois entités. Il était envenimé du fait que, quelle que soit l’issue des négociations, il fallait de toute manière changer la Loi fondamentale pour extraire les nouveaux établissements du champ de tutelle de l’exécutif fédéral. Or il n’est possible de modifier la Constitution (sauf certaines dispositions immuables) que par une loi qui doit être adoptée à la majorité des deux tiers à la fois par le Bundesrat et le Bundestag. Autrement dit, il faut un large consensus incluant l’échelon fédéral et les Lander. Il sera finalement trouvé, la Loi fondamentale sera modifiée en 1994. Mais les négociations qui précèdent sont d’autant plus tendues que les positions sont franchement opposées. C’est le SPD qui, à l’été 1993, fera finalement pencher le poids de la balance du côté du statut de sociétés par actions, une « trahison » aux yeux du syndicat des postes. En contrepartie, SPD et syndicat ont obtenu notamment la création d’une holding administrative dotée, elle, du statut d’établissement public. Ce sera la Bundesanstalt fur Post und Telekommunikation instituée par la loi de 1994 (Postreform II). Elle chapeautera, jusqu’à la loi de 1997 (Postreform III) qui l’intègre dans l’autorité de régulation actuelle, les trois sociétés par actions dont elle gère le patrimoine et dont elle garantit statutairement l’indépendance vis-à-vis de l’exécutif.

36Or la privatisation des structures du service public amène nécessairement à s’interroger sur l’avenir de ses missions, les deux ayant été jusqu’ici liées. Parallèlement au débat sur les statuts des sociétés s’en est donc déroulé un autre, qui portait sur la nature du transfert des missions de service public, thématisées en Allemagne par la notion de garantie des infrastructures ; il donnera lieu, plus tard, à la définition d’un service universel. Concrètement, au moment de la modification de la Constitution, la question se posait en ces termes : qui, des sociétés par actions ou de l’Etat fédéral, devait être le garant de l’intérêt général ? La solution a consisté, là encore, en un compromis. Tous les partis politiques se sont mis d’accord sur le transfert intégral de la charge de l’intérêt général aux sociétés par actions, estimant que l’Etat fédéral devait se contenter de son pouvoir réglementaire stricto sensu dans le contexte général de ses prérogatives, qui se limitent à l’établissement d’un cadre global (et de plans relatifs aux infrastructures) pour le bon déroulement des activités dans l’intérêt de la collectivité. C’est désormais cette séparation entre le pouvoir réglementaire et la garantie de missions d’intérêt public qui est inscrite dans la Loi fondamentale.

37Mais au sein de ces missions d’intérêt général, la catégorie qui relève du domaine réservé n’est attribuée à Deutsche Post AG et ses homologues qu’à titre transitoire. « Les droits exclusifs de la Fédération existant antérieurement à la transformation peuvent être attribués par la loi fédérale pour une période transitoire aux entreprises issues de la Deutsche Bundespost Postdienst et de la Deutsche Bundespost Telekom », stipule la loi fondamentale (art. 143b, § 2,2). Les lois de 1994 et de 1997, puis le décret de 1999 sur le service universel lui donnent corps en plusieurs étapes. Le ministère fédéral des P&T, maintenu sous une autre nom pour symboliser cette rupture (BMPT), sera finalement dissous en 1997 ; ce qu’il restait de son administration sera intégré dans l’autorité de régulation créée à cette occasion.

« Privatisation » de la fonction publique ? Les conséquences sur le paysage social

38En contrepartie de ce qui semble à première vue un « échec politique », Deutsche Postgewerkschaft a obtenu deux choses : d’abord, en 1994, l’institution d’un Conseil de régulation (Regulierungsrat), chargé de réguler des segments déjà ouverts à la concurrence sur le marché des télécommunications, et, surtout, de garantir le bon déroulement du plan social de restructuration des P&T. En effet, les fonctionnaires et employés des ex-administrations devaient être transférés soit à la holding Bundesanstalt fur Post und Telekommunikation, soit aux nouvelles sociétés Deutsche Telekom AG, Deutsche Postbank AG et Deutsche Post AG. Ce choix était laissé à l’appréciation de chacun des agents. Or le « changement d’affectation » des fonctionnaires soulevait un problème d’incompatibilité entre la fonction publique allemande et le régime privé des relations sociales s’appliquant à toute société par actions (Mitbestimmung). La seconde contrepartie obtenue par le syndicat a été d’obtenir que soit inscrite dans la législation l’application de la Mitbestimmung (cogestion de droit commun) à tous les personnels, fonctionnaires compris.

39Cette décision a ouvert le champ à une « privatisation » larvée de pans entiers du statut de la fonction publique. La solution a résidé dans une innovation en matière de droit de la fonction publique, inscrite en ces termes dans l’art. 143b, § 3,2 de la Loi fondamentale : « Les entreprises exercent des pouvoirs d’employeur public ». Cela ressemble à ce qu’on connaît en France sous le statut du « détachement ». A la différence près qu’il s’agit d’un « détachement » en bloc de tous les fonctionnaires employés par Deutsche Post AG et ses homologues. Mais ces fonctionnaires allemands sous contrat privé n’acquièrent pas le droit de grève pour autant ; en revanche, ils conservent les droits à la retraite acquis du temps où ils étaient des fonctionnaires ‘normaux’. Surtout, et c’est là le plus important : leur carrière n’est plus soumise uniquement à la grille d’avancement de la fonction publique. Des notions comme la qualification, l’évaluation des compétences, la formation continue et la compétence font leur entrée dans la fonction publique allemande. Certes, ce régime hybride est par nature transitoire, mais son existence même est considéré par la Deutsche Postgewerkschaft et les pouvoirs publics (les législateurs sont son partenaire dans les négociations tarifaires) comme un levier de modernisation de l’ensemble de l’administration allemande. Le réaménagement ad hoc des statuts de la fonction publique et des statuts assimilés s’inscrit ainsi dans le cadre plus général d’une politique visant à réduire à terme le poids de l’administration en Allemagne.

40Cette réglementation statutaire spécifique, si elle répond à des objectifs politiques et budgétaires qui dépassent de loin son but premier (la compression des effectifs dans les trois SA), n’en accélère pas moins, à plus brève échéance, la réorganisation du paysage syndical allemand. Le syndicat Deutsche Postgewerkschaft, à l’instar de ses homologues de la métallurgie ou d’autres branches soumises à d’intenses restructurations du fait notamment de la progression des services, doit lui aussi se redéfinir. L’extinction programmée du statut public des ‘agents’ des P&T le rend caduc à son tour. Il se repositionne actuellement selon trois axes. Dans l’immédiat, il a fait adopter par la loi de 1997 une clause de ‘mieux disant social’ relative aux nouveaux opérateurs sur les marchés postaux. Le problème, dans le jeu tarifaire allemand, est qu’elle n’est guère appliquée, faute de partenaire contractuel pour des négociations elles-mêmes contractuelles. En second lieu, Deutsche Postgewerkschaft développe une intense activité de coordination syndicale européenne, à l’instar d’autres syndicats comme la métallurgie. Enfin, à plus long terme, il négocie, notamment avec le syndicat des employés et des transports publics ÖTV, son intégration dans le nouveau syndicat des services en gestation : ver.di. Autrement dit : la libéralisation des services publics allemands, si elle contribue à la modernisation de l’administration, amène aussi, du fait du redécoupage des branches sur lesquelles étaient traditionnellement construites les relations sociales en Allemagne, comme du fait de l’absence de fédérations patronales-partenaires dans les nouveaux marchés qui en sont issus, de profondes mutations du partenariat social.

Un contrôle sectoriel de la concurrence, mais transitoire

41La levée progressive des anciens « monopoles naturels » et la nécessité de garantir un service universel tout en installant la concurrence ont amené l’Allemagne à opter pour un contrôle spécifique - sectoriel - de la concurrence en matière de services postaux et de télécommunications. Ce choix s’est inspiré en partie de l’exemple de l’audiovisuel ou du multimédias, où un tel cas de figure existe depuis l’ouverture à la concurrence en 1987. Mais à la différence de ce précédent, le contrôle sectoriel de concurrence en matière de P&T (« concurrence asymétrique ») est transitoire, en vertu notamment du même art. 143 b, § 2,2 qui confie à Deutsche Post AG et Deutsche Telekom AG un monopole limité dans le temps sur un segment « réservé ». Cela signifie que l’autorité de contrôle, la Regulierungsbehörde für Post und Telekommmunikation (RegTP), instituée par la loi de 1997, est elle aussi une institution provisoire, qui sera caduque le 31-12-2002. Elle est compétente exclusivement sur la part réglementée du marché postal.

42L’autre partie, ouverte à la concurrence, relève du régime commun de contrôle de la concurrence (loi « anti-cartels »), et donc des compétences de l’Office fédéral des Cartels (Bundeskartellamt) et de la Direction européenne de la Concurrence. Malgré son statut dérogatoire, les structures de RegTP sont calquées sur celles du Bundeskartellamt, et elle dispose des mêmes pouvoirs. S’il n’y a aucun rapport hiérarchique institutionnel entre ces deux instances, qui sont toutes deux placées sous le contrôle juridique du ministère fédéral de l’Economie, l’Office fédéral des Cartels demeure néanmoins la référence en matière de droit de la concurrence et de contrôle des concentrations. Dans la chronologie de la constitution du marché, les deux autorités se révèlent en théorie complémentaires : la RegTP dispense les licences, le Bundeskartellamt contrôle les prises de participation de ces entreprises au vu du degré de concentration existant sur le segment considéré. RegTP et Bundeskartellamt sont donc par nature amenés à coopérer, notamment sur les segments de marché où s’interpénétrent activités concurrentielles et activités soumises à réglementation. Parallèlement à ces deux administrations fédérales, il existe une commission d’experts, composée de cinq personnalités indépendantes, et chargée d’évaluer à intervalles réguliers l’état de la concentration et de la concurrence en Allemagne : la Commission des Monopoles (Monopolkommission). Dans son rapport d’évaluation des marchés des postes et télécommunications (Monopolkommission, 2000), cette commission estime que, « actuellement, rien ne permet d’affirmer que la concurrence soit en état de fonctionnement sur le marché des envois postaux [i.e. le marché réglementé] », puisque, poursuit-elle, Deutsche Post AG a « d’énormes avantages » sur ses concurrents.

43Et elle conclut comme suit son analyse : « Jusqu’à la levée de la licence exclusive, la régulation doit être maintenue sous sa forme actuelle. L’installation d’un secteur monopolistique de cette ampleur entraîne à juste titre une régulation très stricte de l’entreprise en position dominante ». En matière de régulation ou de contrôle de la concurrence, l’objectif à terme demeure, aux yeux de la Commission des Monopoles, la privatisation totale des marchés postaux allemands. « Les tentatives politiques actuelles destinées à prolonger au-delà de cette date [i.e. le 31-12-2002] le domaine réservé doivent être contrées. La finalité de la loi, à savoir développer la concurrence, ne pourra être atteinte que grâce à une ouverture totale du marché. En matière de politique de la concurrence, toute autre décision serait erronée ». Autrement dit : le marché postal allemand commence seulement à s’entrouvrir. L’architecture dérogatoire adoptée, y compris en matière de régulation, ne se légitime qu’à titre provisoire. Avec la fin de ce régime d’exception, programmée en Allemagne pour le 1er janvier 2003, la régulation sera elle aussi enfin normalisée : l’Office fédéral des Cartels sera alors seul compétent.

44Alors qu’on peut considérer aujourd’hui comme pratiquement achevée la privatisation des télécommunications, et qu’on perçoit cette évolution comme quasi normale, la libéralisation des marchés postaux semble encore bien moins ‘naturelle’. La fonction sociale accordée au service du courrier, le rôle de lien social dévolu au facteur font que, en Allemagne aussi, on a encore du mal à concevoir que la Poste, bientôt, sera privée. Mais cet héritage culturel se trouve brouillé depuis la libéralisation des télécommunications et le formidable levier de modernisation qu’il constitue. Les avantages matériels qu’en tirent par exemple les abonnés au téléphone du fait de la tarification concurrentielle font que la notion de service universel a quelque peu perdu de sa consistance dans la perception de la plupart des Allemands. En outre, le succès populaire de la T-Aktie, l’internationalisation des marchés des télécommunications et les mutations économiques qu’elle suscite se soldent désormais par une nouvelle acception de la normalité. L’évolution a été si rapide, portée de surcroît par une image tellement positive, que l’on en est venu à oublier, en tout juste dix ans, l’âpreté des débats soulevés par la transformation d’une partie de l’administration fédérale en entreprise agissant sur un marché certes très régulé, mais néanmoins hautement compétitif.

45Les télécommunications ont donné l’exemple, au tour des postes maintenant de se libéraliser. Si les plus âgés des Allemands y sont les plus réfractaires, l’écrasante majorité des usagers se comporte aujourd’hui en client. L’opinion est devenue le plus farouche supporter de la modernisation de l’administration et des services publics qui, après l’énergie, les transports ferroviaires ou aériens, les télécommunications, affecte maintenant la poste. Le contexte est favorable au lancement de la P-Aktie. Car les Allemands, jusqu’ici champions de l’épargne, sont en train de changer profondément de culture : les particuliers ont doublé leur portefeuille d’actions en l’espace d’un an, plaçant en bourse 8,7 milliards d’€ en 1999. Le coup d’envoi de ce revirement a été donné le 18 novembre 1996 par l’entrée en bourse de Deutsche Telekom AG. L’actionnariat populaire s’en est trouvé dopé, et les mutations des structures administratives comme économiques de l’Allemagne plus irrémédiablement accélérées que n’aurait pu le faire seule la réforme de quelques articles de la Constitution qui en fut le préalable. Ce sont là les tendances de fond qui poussent aujourd’hui l’Allemagne à poursuivre en l’encadrant la modernisation structurelle. La libéralisation des marchés postaux n’en est qu’un élément parmi d’autres ; il illustre l’irréversibilité du processus.

Bibliographie

Indications bibliographiques

- Der Bundesminister für Post und Telekommunikation (ed.) : Reform des Post-und Fernmeldewesens. Gesetz zur Neustrukturierung des Post-und Fernmeldewesens und der Deutschen Bundespost. Text und Einführung, R. v. Decker’s Verlag, G. Schenk, Heidelberg, août 1989

- Deutsche Post AG : Rapports annuels (www.deutschepost.de)

- Deutsche Postgewerkschaft (ed.) : Gewerkschaftliche Praxis, nos 1/95, 2/95, 3/98

- Gusy, Cristoph (ed.) : Privatisierung von Staatsaufgaben : Kriterien - Grenzen - Folgen, Nomos, Baden-Baden, 1998

- Leminsky, Gerhard : Bewährungsproben fur ein Management des Wandels. Gewerkschaftliche Politik zwischen Globalisierungsfalle und Sozialstaatsabbau, Hans-Böckler-Stiftung, Sigma, 1998

- Lorentz, Ellen et al. : Neue Wege der Personalentwicklung in den Unternehmen Deutsche Post AG, Deutsche Telekom AG, Deutsche Postbank AG, Hans-Böckler-Stiftung, Düsseldorf, 1998

- Mayer, Udo : Arbeitnehmer im öffentlichen Dienst. Ratgeber für Beruf Praxis und Ausbildung, Bund-Verlag, Francfort/M., 2000

- Monopolkommission : Wettbewerb auf Telekommunikations-und Postmärkten, Sondergutachten 29, Nomos, Baden-Baden, 2000

- Oertel, Klaus : Die Unabhängigkeit der Regulierungsbehörde nach §66 ff. TKG. Zur organisatorischen Verselbständigung staatlicher Verwaltungen am Beispiel der Privatisierung in der Telekommunikation, Schriften zum Öffentlichen Recht, Duncker & Humblot, Berlin, 2000

- Regulierungsbehörde für Post und Telekommunikation : Rapports annuels et rapport d’activité 1998/1999 (www.regtp.de)

- Schwemmle, Michael, Sattler, Hans-Jürgen : « Steuerung durch Regulierung ? Post-und Telekommunikationspolitik nach der Privatisierung der Deutschen Bundespost », WSI-Mitteilungen 3/1995

- « Sektorale Fachbehörden als Wettbewerbshüter ? » Ifo-Schnelldienst 12/2000

- Vogel, Otto (ed.) : Deregulierung und Privatisierung, Deutscher Instituts-Verlag, Köln, 1988

Notes de fin

1 La version initiale de cet article est parue dans Regards sur l'économie allemande n° 47 (juillet 2000).

Table des illustrations

Titre Evolution de la part des activités dans le CA de Deutsche Post AG entre son statut d’administration et sa constitution en SA
Légende Source des données : rapports d’activité de Deutsche Post AG. a) dont le publipostage ; b) Deutsche Post AG a absorbé Deutsche Postbank AG en 1999.
URL http://books.openedition.org/cirac/docannexe/image/852/img-1.jpg
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Titre Parts des acteurs (CA) sur les segments réglementés du marché postal (licences et domaine réservé) 1998-1999
Légende Source des données : RegTP, Rapport annuel 1999. *) en millions de DM **) II s’agit d’autorisations accordées en 1995, après l’adoption de Postreform II. La loi de 1997 sur la libéralisation des marchés postaux les prolonge automatiquement jusqu’à la fin 2007, à moins que le détenteur ne pose sa candidature à l’une des catégories de licences introduites depuis.
URL http://books.openedition.org/cirac/docannexe/image/852/img-2.jpg
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URL http://books.openedition.org/cirac/docannexe/image/852/img-3.jpg
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Auteur

Chargée de recherches au CIRAC
Rédactrice en chef de Regards sur l’économie allemande - Bulletin économique du CIRAC.

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