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Formation des élites en France et en Allemagne

 | 
Hervé Joly

Première partie. L'héritage de deux modèles différents de formation des élites

Le développement des écoles d’ingénieurs en France face au modèle allemand à la fin du XIXe siècle

André Grelon

Texte intégral

Un intérêt constant

  • 1 Digeon (Claude), La Crise allemande de la pensée française, Paris, PUF, 1959.

1Tous ceux qui ont eu à réfléchir aux relations entre l’Allemagne et la France et à leur évolution depuis le début de l’ère contemporaine savent ce qu’ils doivent à l’ouvrage fondamental de Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française1. À travers l’analyse de plusieurs générations d’intellectuels face au choc de la défaite de 1870, il a montré magistralement comment ces milieux ont réagi face au puissant voisin et aux problèmes nouveaux auxquels ils ont été confrontés, alors que l’Allemagne avait été admirée et louée avant la guerre, une Allemagne sans doute plus imaginée qu’observée, celle d’une alliée nécessaire des esprits libres et studieux. Même si la perception de la question allemande se transforme avec le temps, compte tenu des évolutions politiques, économiques et sociales et de l’émergence de nouvelles générations qui la reprennent à frais nouveaux, Digeon expose que :

  • 2 Ibid., p. 540-541.

« […] par sa défaite, le destin de la France avait été lié à l’avenir de l’Allemagne. Après 1870, lorsqu’un Français regarde l’Allemagne, c’est souvent le visage de la France qu’il cherche dans les yeux de l’ennemi. Il pourra vanter certaines réussites germaniques, se moquer, proclamer sa haine ou son admiration : sa liberté sentimentale aura été réduite parce qu’il ne peut être indifférent à rien de ce qui évoque la nation rivale, sa supériorité qui menace, ses infériorités qui consolent2 ».

2La problématique de C. Digeon éclaire d’un jour singulier toute cette période et donne à comprendre les mécanismes complexes qui ont agité les couches intellectuelles et notamment les universitaires qui regardaient avec envie les puissantes universités d’outre-Rhin et voyaient, désespérés, se construire la magnifique et richissime université de Strasbourg, joyau de la nouvelle terre d’Empire, alors que la France n’avait à opposer que des facultés dispersées sur le territoire, sans lien organique entre elles. On comprend qu’un tel spectacle ait pu agir comme un aiguillon puissant pour lancer le mouvement de la réforme universitaire.

3Toutefois, dans son analyse, C. Digeon ne s’intéresse vraiment qu’aux Lettres. Les auteurs qu’il cite sont des écrivains, les universitaires dont il lit les récits de voyage de retour d’Allemagne sont des philosophes, des historiens. Hormis la mention d’un naturaliste du Muséum de Rouen, Félix-Archimède Pouchet, et le bref rappel des positions d’un Louis Pasteur, les scientifiques sont à peu près absents de cette vaste fresque. Ni la science ni la technique ne font l’objet des réflexions de cet auteur. Or, la science allemande ce n’était pas seulement la science historique, mais aussi la chimie en plein développement, et notamment la chimie organique, c’était l’électricité qui sortait du laboratoire et allait s’imposer dans l’industrie. Cet intérêt pour les travaux scientifiques allemands était naturellement bien antérieur aux années 1870. On se souvient que, dès le Second Empire, les savants français, au moment même où ils dénonçaient l’état de leurs laboratoires, alertaient les pouvoirs publics sur l’intense activité scientifique au-delà du Rhin. Charles-Adolphe Wurtz, un scientifique à la pointe des innovations chimiques, qui avait été envoyé en mission d’information dans les États allemands, interpellait en ces termes le nouveau ministre de l’Instruction publique, Victor Duruy, un historien sensible aux idées de réformes :

« Les études de chimie ont pris un grand essor en Allemagne, de vastes laboratoires ont été construits à Giessen, à Heidelberg, à Breslau, à Göttingen, à Karlsruhe, à Greifswald, de nombreux travaux, de belles découvertes ont été le fruit de ces utiles créations, il s’agit là d’un intérêt de premier ordre, de l’avenir de la chimie en France. »

  • 3 Duruy (Victor), Notes et souvenirs (1811-1894), Paris, Hachette, 1901, 2 tomes. Les seules pages co (...)

4C.-A. Wurtz considérait qu’il fallait mettre l’enseignement de la chimie pratique à la hauteur des progrès et des exigences modernes. L’Allemagne n’était pas du reste le seul pays sur lequel le ministre de l’Instruction publique faisait enquêter. D’autres missionnaires étaient envoyés en Angleterre ou aux États-Unis. Parallèlement, le ministre du Commerce, qui avait la tutelle de l’enseignement technique, faisait faire à Arthur Morin, directeur du Conservatoire des Arts et Métiers, une mission de longue durée sur l’enseignement professionnel en Allemagne, de façon à obtenir un point de vue comparatif avec la situation de l’enseignement du même type en France. Dans son rapport, A. Morin examinait notamment les polytechnische Schulen. Il notait le caractère élaboré des enseignements qui y étaient délivrés et le nombre d’ingénieurs que ces établissements formaient sur toute l’étendue du territoire des États allemands. Il concluait en estimant qu’il faudrait multiplier en France les institutions du type de l’École centrale des Arts et Manufactures, qui venait précisément d’être léguée à l’État par ses fondateurs en 1857. La nécessité d’une réforme drastique, tant dans l’enseignement supérieur universitaire que dans l’enseignement technique, était donc la chose du monde la mieux partagée et la réussite allemande dans ce domaine pouvait servir d’exemple. On sait qu’il n’en fut rien sous le Second Empire. L’École pratique des hautes études organisée par V. Duruy durant la dernière année de son ministère fut, quoi qu’il en ait dit plus tard dans ses Notes et souvenirs3 – un plaidoyer pro domo écrit à la fin de sa vie – l’unique tentative de transformation de l’enseignement supérieur. Elle fut réalisée avec les moyens du bord en empruntant des laboratoires à des institutions existantes et n’eut pas un impact suffisant pour enclencher une restructuration des modalités d’enseignement et de recherche universitaires.

5Quant à l’enseignement technique, la grande enquête sur l’enseignement professionnel menée en 1863-1864 sous l’égide du ministre Eugène Rouher concluait certes qu’il fallait créer de nombreux établissements, mais la doctrine de ce département était que, dans ce secteur d’enseignement, les initiatives devaient être du seul ressort des industriels, l’État aidant éventuellement par des subventions et des attributions de bourses aux élèves méritants. Et de fait, aucune réforme globale n’avait été engagée. À l’issue de la guerre donc, et dans le vaste débat qui s’était alors instauré sur les responsabilités de la défaite, l’enseignement avait été largement mis en cause, quelles que fussent les tendances idéologiques des protagonistes, mais évidemment sans en tirer les mêmes conclusions. Mais si l’Allemagne avait incontestablement réussi, au point qu’on pouvait attribuer à la qualité de son enseignement l’origine profonde de sa victoire, devait-on pour autant l’imiter et surtout pouvait-on le faire ?

Une dynamique interne

  • 4 Charle (Christophe), La République des universitaires, 1870-1940, Paris, Seuil, 1994.

6Dans son livre, La République des universitaires4, Christophe Charle a montré les difficultés objectives d’une telle entreprise. C’est l’impossible modèle allemand, explique-t-il. Les prémisses étaient différentes dans les deux cas. Les conditions politiques, sociales, économiques et culturelles étaient dissemblables, tout comme les attentes des corps professoraux. Si la réflexion sur l’Allemagne constituait un stimulant puissant à l’idée de réforme, il semble qu’il faille plutôt chercher dans les causes internes au pays le déclenchement du processus aboutissant à la création des universités en France et avec elles à l’émergence de ces nouvelles écoles d’ingénieurs qu’ont été les instituts des facultés des sciences.

  • 5 Sur cette question, la référence est le travail de Pierre-Henri Prélot à qui j’emprunte l’essentiel (...)
  • 6 Lesne (Henri), Histoire de la fondation de l’Université catholique de Lille (1874-1877), Lille, 192 (...)

7Il n’est donc pas sûr qu’il faille se référer à un modèle étranger. Il faut plutôt examiner les débats franco-français liés aux enjeux de la réforme universitaire, et, si l’on doit prendre exemple, ce n’est pas forcément à l’Allemagne que certains des innovateurs ont pensé. L’une des questions qui se pose dès le Second Empire à propos d’éducation est celle de la liberté de l’enseignement supérieur5. V. Duruy, qui en est un des partisans, commence à instaurer dès 1865 des cours libres dans le cadre des facultés existantes, cours qui ne viennent pas interférer avec les enseignements de préparation aux grades d’État. En 1867, le ministre pose auprès du Conseil supérieur de l’Instruction publique la question de l’ouverture d’établissements d’enseignement supérieur libres, projet qui est repoussé. Au même moment, les catholiques, regroupés au sein de la Société générale d’éducation et d’enseignement, lancent une vaste pétition réclamant la liberté de l’enseignement supérieur. Déposée au Sénat, elle est rejetée sur intervention du ministre, le même Duruy. En 1870, une commission extraparlementaire présidée par François Guizot instruit un nouveau projet et ses conclusions ne sont examinées qu’en 1871 dans le cadre d’un nouveau régime et durant cette période où la Troisième République ne parvient pas encore à exister. En 1874 enfin, le projet de loi en vient à l’examen à la Chambre et l’article 1, de portée historique, est voté : l’enseignement supérieur est libre. De nombreux Républicains, dont Jules Ferry, y ont apporté leur suffrage. Mais le projet finalement voté par la majorité conservatrice, le 12 juillet 1875, autorise la collation des grades d’État par ces établissements libres en instaurant des jurys mixtes avec des professeurs de ces établissements et des professeurs d’État. Cet article déclenche l’ire des Républicains, cependant les catholiques n’en ont cure et ils créent immédiatement cinq universités libres à Paris, Lyon, Lille, Angers et Toulouse, les premiers établissements de ce type fondés en France depuis la fin de l’Ancien Régime et la suppression des anciennes universités par la Convention. Celle de Lille est la plus complète, elle comporte les cinq facultés : théologie, droit, lettres, sciences et médecine6. Elle est tenue par des catholiques intransigeants à la tête desquels se trouvent deux industriels dynamiques et farouchement ultramontains : Philibert Vrau et Camille Féron-Vrau. Dix ans plus tard, en 1885, dans le cadre de la faculté des sciences catholiques est instituée en annexe une école supérieure technique, l’École des hautes études industrielles qui, dès 1892, délivre un diplôme d’ingénieur. Pour voir comment pouvaient être organisés les locaux et le fonctionnement de cette nouvelle université, une commission s’était rendue en 1875 dans plusieurs villes universitaires allemandes (Berlin, Bonn, Leipzig) et avait également rendu visite aux grandes écoles supérieures techniques d’Aix-la-Chapelle, Karlsruhe et Munich. Toutefois, il est clair que leur vraie référence était l’université catholique de Louvain, toute proche, fondée en 1833, deux ans après l’indépendance de la Belgique, qui, en 1863, avait annexé à sa faculté des sciences une école de génie civil, d’industrie et des mines. Le rayonnement intellectuel de cette université belge, son développement et son ouverture aux innovations scientifiques et techniques constituaient un stimulant puissant pour la jeune université catholique du Nord de la France.

  • 7 Loi acceptée par défaut de la part des rénovateurs de l’Université française qui auraient vivement (...)
  • 8 Lavisse (Ernest), « La question des universités françaises. Le transfert des facultés de Douai à Li (...)

8Dès que les Républicains ont été au pouvoir, ils n’ont eu de cesse d’amener à résipiscence les cinq universités catholiques qui ont perdu le bénéfice des jurys mixtes et jusqu’à leur appellation même d’université qui leur a été retirée, le terme étant institué comme un monopole d’établissement public d’État. Malgré tout, il est clair que cette instauration d’universités catholiques, entièrement montées en quelques mois, alors que les tenants de l’université publique en étaient encore à des balbutiements, a constitué un ferment puissant pour la réforme dont l’aboutissement n’interviendra cependant que par la loi de 1896, créant 16 universités régionales d’État en France7. On en a un indice particulièrement précis avec cette apostrophe de l’historien Ernest Lavisse dans l’influente Revue internationale de l’enseignement en 18868. Manifestement impressionné par la réalisation lilloise, il revendique la création d’une université publique sur le même site :

« Personne ne comprendrait que l’État bâtit à grands frais des lycées en face des collèges ecclésiastiques et qu’il n’eût pas son université en face de l’université catholique. […] L’université catholique si bien installée qu’elle soit ne s’enferme pas chez elle. Deux écoles annexes : l’École des hautes études agricoles et l’École des hautes études industrielles sont là pour prouver qu’elle entend ces intérêts, qu’elle veut rendre la science estimable aux yeux des gens pratiques et démontrer son utilité dans cette belle région industrielle et agricole dont Lille est le chef-lieu. Voilà encore de bons exemples à suivre. »

  • 9 Projet conforme aux vœux des réformateurs universitaires qui auraient souhaité une structure unique (...)

9Et E. Lavisse de demander que l’école d’ingénieurs régionale fondée par la municipalité de Lille, l’Institut industriel du Nord de la France (IDN), soit annexée par la future université d’État qui la doublerait d’une école d’agriculture9. Et il conclut : « Mais alors dira-t-on, vous nous proposez tout simplement d’imiter de point en point l’université catholique ? De point en point, précisément. » Bien sûr dans son discours, il y a la référence obligée à l’Allemagne :

« Il faut bien toujours quand il s’agit d’université regarder de l’autre côté du Rhin. Nous savons que l’Allemagne a fait beaucoup pour ses grandes écoles, mais nous ne savons pas que ces écoles ont fait bien davantage pour l’Allemagne ».

10En cette période du XIXe siècle, le terme « école » ou « grande école » est utilisé comme équivalent d’« université » ou de « faculté », alors que ce que nous appelons aujourd’hui « grandes écoles » sont désignées, dans le langage courant de l’époque, par le terme « écoles spéciales ». Mais on voit bien ici la différence entre une affirmation de principe dans ce cas et le programme d’action précis dans l’autre.

Des modalités françaises spécifiques de création et de développement

  • 10 Stück (Heiner), « L’émancipation des écoles supérieures techniques et la professionnalisation des i (...)

11Dans le cas particulier des instituts annexes des facultés des sciences qui commencent à se mettre en place dans la dernière décennie du XIXe siècle, les initiateurs des universités catholiques tout comme les réformateurs de l’enseignement universitaire d’État n’auraient guère pu s’inspirer de l’exemple allemand : les structures de formation des ingénieurs et techniciens allemands étaient radicalement différentes. Certes, les sciences de la nature étaient étudiées dans les universités allemandes, l’exemple historique le plus célèbre étant Giessen où avait enseigné l’illustre Justus Liebig. Mais les établissements de formation des ingénieurs étaient nettement séparés des universités, même si les neuf polytechnische Hochschulen, transformées à partir de 1899 en technische Hochschulen (TH), entamèrent un processus d’universitarisation visant à leur donner une égale dignité avec les universités, dignité acquise symboliquement en 1899 quand elles obtinrent de Guillaume II le droit de délivrer, outre leur diplôme de fin d’études, un doctorat d’ingénieur10. Rien de comparable non plus dans l’architecture disciplinaire de ces établissements avec les écoles d’ingénieurs françaises traditionnelles, les Mines, les Ponts et Chaussées, Centrale ou celles qui se créent à partir de la fin du siècle. Nulle part en France on ne trouve, et on ne trouvera, les cinq grandes divisions classiques des TH (architecture, génie civil, mécanique, chimie, sciences mathématiques et physiques) qui correspondent aux facultés dans les universités. Enfin, les plans d’étude des étudiants ne sont pas comparables. Dans les écoles techniques supérieures allemandes, le mode de fonctionnement ressemble à celui des universités, les étudiants construisant eux-mêmes leur cursus, même si un modèle de formation est recommandé. Les études peuvent être d’une durée variable, soit à l’époque quatre ans et plus, et les étudiants sont susceptibles d’aller d’un de ces établissements à un autre. On est naturellement à l’exact opposé du mode d’organisation des études d’ingénieur en France, inspiré traditionnellement du modèle militaire de l’École du génie de Mézières (1748) où un nombre sélectionné et limité de jeunes gens suit rigoureusement le même cursus, dans un temps imparti défini par l’établissement sans que l’élève puisse y déroger. Cela ne veut pas dire que les professeurs français n’observent pas soigneusement le contenu des cours des TH allemandes et qu’ils ne s’en inspirent pas pour leurs propres enseignements. Tout le monde connaît la qualité de la chimie allemande et les Annales de chimie traduisent très régulièrement les articles allemands les plus novateurs. Quant à l’électricité, les manuels allemands sont régulièrement traduits et circulent en France bien avant que s’ouvrent les premiers établissements dans ce domaine. Les ingénieurs et techniciens français se forment alors sur le tas en s’aidant de la lecture de ces livres.

  • 11 Nathalie Jas a soigneusement étudié la mise en place des stations agronomiques françaises à partir (...)
  • 12 Huit ans après la défaite de Sedan, l’Allemagne n’avait pas été conviée à cette nouvelle Exposition (...)
  • 13 Sur cette question, voir Birck (Françoise), « Des instituts annexes de facultés aux écoles national (...)
  • 14 Grelon (André), « La formation des ingénieurs électriciens (1881-1906) », dans Cardot (Fabienne) et(...)

12Mais nous ne sommes pas là dans le modèle. Les modalités de création des écoles d’ingénieurs en France sont multiples entre 1880 et 1914 et on pourrait dire qu’il s’agit du triomphe de l’hétérogénéité. Aucune d’entre elles ne peut revendiquer un quelconque modèle allemand, même si, à l’évidence, l’existence d’établissements germaniques dans tel domaine ou la prise de conscience d’un retard dans un champ disciplinaire par rapport au grand voisin de l’Est constituent des facteurs puissants d’innovation dans la structure des établissements comme dans la mise en place des cursus11. Ainsi, la création de l’École de physique et de chimie industrielle de Paris a pour origine le rapport de Charles Lauth au ministre du Commerce sur la place de la chimie à l’Exposition universelle de Paris de 1878. La France est surclassée par les autres nations, dit-il en substance, bien que, paradoxalement, l’industrie allemande ne soit pas présente12 ; il propose alors la création d’une école nationale de chimie. Mais, depuis le Second Empire, la politique du ministère n’a pas changé : comme on l’a vu plus haut, ce n’est pas à l’État d’intervenir. C. Lauth, qui fait partie de l’influent réseau des chimistes alsaciens, veut reconstituer l’école de Mulhouse, école de grande qualité spécialisée en chimie organique et en chimie des colorants qui avait été fondée par la société industrielle locale dynamique, qui se trouve désormais derrière la frontière. La Ville de Paris se prête à l’opération et Paul Schutzenberger, ancien directeur de l’école de Mulhouse, est nommé à la direction du nouvel établissement. Structure municipale de petite taille, recrutant chaque année moins d’une trentaine d’élèves, issus de la filière du primaire supérieur pour une formation de trois ans en chimie et en physique, c’est-à-dire deux sciences expérimentales : on est loin des grosses machines que sont en train de devenir les TH. De même, la structure qu’Albin Haller met sur pied à partir de 1885 dans le cadre de la faculté des sciences de Nancy, et qui va devenir le prototype de ces instituts industriels des facultés des sciences françaises, a peu à voir avec le modèle allemand, même si son fondateur, qui connaît parfaitement les avancées de la chimie allemande, est très inquiet du retard français. Pour monter une structure somme toute modeste, il faut l’accord de plusieurs partenaires institutionnels : la direction des Enseignements supérieurs de l’Instruction publique, la faculté des Sciences, avec derrière elle la future université, la ville de Nancy qui achète les terrains et aide à bâtir, et la société Solvay qui, par une série de dons, va permettre le fonctionnement de l’établissement et l’ouverture de nouveaux laboratoires13. Ce type de mécénat industriel va se retrouver souvent dans les instituts de facultés des sciences. L’institut nancéien qui s’inscrit en parallèle de l’institut chimique est l’institut électrotechnique fondé par Ernest Bichat, doyen de la faculté des sciences de Nancy. Les sources d’inspiration sont multiples, mais peu sont allemandes. E. Bichat, qui donne des cours du soir en électricité, comme Paul Janet à Grenoble et d’autres professeurs dans différentes villes universitaires, se rend en 1897 à Liège voir le célèbre Institut Montefiore, le premier établissement d’enseignement dédié exclusivement à l’électricité industrielle, créé par Éric Gérard, un ingénieur des mines de Liège, qui avait suivi une formation complémentaire à l’École supérieure de télégraphie de Paris et qui avait été l’un des deux commissaires belges à l’Exposition Internationale d’électricité de Paris en 1881. Cet Institut Montefiore, dont la réputation est internationale, accueille de nombreux étrangers dont une proportion importante de Français qui ne trouvent pas dans leur pays une structure de formation adéquate14. Pour monter son institut en 1900, E. Bichat recrute Alexandre Mauduit, polytechnicien, ancien élève de la toute nouvelle École supérieure d’électricité (Supelec) et traducteur de manuels allemands. L’idée est de donner une formation en un an sur le principe de Montefiore et de Supelec, mais deux années dites préparatoires vont très vite être créées et la structure prendra la forme classique française d’un cursus initial en trois ans. Quand une nouvelle section de mécanique est ouverte en 1905 dans cet institut, on fait appel à Ernest Hahn, sorti de l’École polytechnique fédérale de Zurich et professeur à l’école d’ingénieurs de Lausanne. La plupart des moniteurs et des chefs de travaux de cette section seront issus de l’école de Zurich.

  • 15 Sur ces questions, voir Grelon (André) (dir.), Les Ingénieurs de la crise…, op. cit.
  • 16 Il est vraisemblable que la mise en œuvre généralisée à travers l’Europe de la réforme dite LMD, né (...)

13On pourrait ainsi multiplier les exemples. On constaterait à chaque fois un réel intérêt pour ce qui se fait en Allemagne, mais parce que les réalités sont différentes, les modes d’institutionnalisation et de fonctionnement sont également entièrement différents. Malgré tout, cette image du modèle est restée comme un écho du « big bang » primitif que constituait la crise de 1870, et ce jusqu’à nos jours. À différents moments historiques, on voit resurgir ce fantôme. Par exemple, en 1922, lorsque Léon Guillet, directeur de l’École centrale des Arts et Manufactures, sensible aux questions de développement de la recherche dans le monde industriel français, veut créer un diplôme d’ingénieur-docteur dont bénéficieraient les élèves de son établissement, à l’instar de ce qui se fait dans les TH depuis 20 ans. Il faudrait pour cela que les trois ans d’école puissent donner une équivalence de la licence ès sciences. Mais la protestation des autres établissements devant l’instauration de ce futur monopole permet d’en étendre le bénéfice à toute une série d’écoles très diversifiées. Ceci étant, la formule a très peu de succès, les industriels français ne sont pas a priori preneurs de ce genre de diplômes et le « docteur » ès sciences techniques n’a pas le prestige qu’on lui reconnaît outre-Rhin dans le monde des entreprises. Plus tard, en 1957, l’Institut national de sciences appliquées (INSA) de Lyon est fondé. Il s’agit d’un nouveau type d’établissement avec un recrutement au niveau du baccalauréat et dont le plan d’études se déroule alors sur quatre ans. Les filières instituées peuvent évoquer un Polytechnicum à l’allemande. Mais dès son ouverture, il est contesté par les grandes écoles qui considèrent que le nouvel établissement est d’un niveau inférieur et qu’il se rapprocherait plutôt des Fachhochschulen (FH). L’INSA de Lyon réagira en obtenant une cinquième année d’études, ce qui le met sur le même plan formel que les autres écoles d’ingénieurs. Car, du fait qu’il n’existe qu’un type d’ingénieur diplômé, selon le mode institué en France par la loi du 10 juillet 1934, le modèle français reste très spécifique non seulement par rapport à ce qui se passe en Allemagne, mais aussi dans la plupart des pays d’Europe continentale où il existe alors deux types d’ingénieurs : les ingénieurs universitaires comme ceux issus des TH et les ingénieurs techniciens ou ingénieurs gradués comme ceux sortis des FH, mais dont on trouve l’équivalent aussi bien en Belgique qu’en Espagne avec les peritos, ou en Italie avec les periti15. La dernière tentative en ce sens du gouvernement français a été en 1991 la création des Instituts universitaires professionnalisés (IUP) qui recrutent de jeunes étudiants à l’issue d’une première année universitaire et les forment en trois ans jusqu’au diplôme d’ingénieur-maître, délivré par l’université du siège, de façon à mettre en place des FH à la française. Mais la commission des titres d’ingénieurs, gardienne du temple depuis 1934, ne les reconnaît pas comme réels diplômes d’ingénieur16.

  • 17 Leenhardt (Jacques) et Pitch (Robert) (dir.), Au jardin des malentendus : le commerce franco-allema (...)

14Ainsi, depuis près d’un siècle et demi, se poursuit cette tradition du modèle allemand, figure simple, expression commode qui réapparaît périodiquement, alors que la réalité historique est autrement plus complexe. Je n’ai examiné cette persistance que du côté français, mais il est vraisemblable que la tentation d’une perception simplificatrice existe sous d’autres formes du côté allemand. C’est peut-être que, selon le joli titre d’un ouvrage codirigé il y a quelques années par Robert Picht et Jacques Leenhardt, de chaque côté du Rhin, on aime à cultiver le jardin des malentendus17.

Notes

1 Digeon (Claude), La Crise allemande de la pensée française, Paris, PUF, 1959.

2 Ibid., p. 540-541.

3 Duruy (Victor), Notes et souvenirs (1811-1894), Paris, Hachette, 1901, 2 tomes. Les seules pages consacrées à une réflexion sur une réforme de l’enseignement supérieur se situent p. 301-324.

4 Charle (Christophe), La République des universitaires, 1870-1940, Paris, Seuil, 1994.

5 Sur cette question, la référence est le travail de Pierre-Henri Prélot à qui j’emprunte l’essentiel des renseignements : Naissance de l’enseignement supérieur libre : la loi du 12 juillet 1875, Paris, PUF, 1987.

6 Lesne (Henri), Histoire de la fondation de l’Université catholique de Lille (1874-1877), Lille, 1927.

7 Loi acceptée par défaut de la part des rénovateurs de l’Université française qui auraient vivement souhaité la création de 4 à 5 puissantes universités régionales susceptibles de contrebalancer l’hégémonie parisienne plutôt que la dispersion en 16 entités aux moyens dérisoires et au rayonnement limité.

8 Lavisse (Ernest), « La question des universités françaises. Le transfert des facultés de Douai à Lille », Revue internationale de l’enseignement, 1886, t. 2, p. 473-493.

9 Projet conforme aux vœux des réformateurs universitaires qui auraient souhaité une structure unique d’enseignement supérieur regroupant universités et grandes écoles, comme ce devait être fait dans tous les autres pays, mais qui ne sera jamais réalisé devant la résistance, tant des établissements eux-mêmes que de leurs ministères de tutelle. L’IDN deviendra un établissement public d’État et il changera de nom en 1990 sous l’appellation d’École centrale du Nord, intégrant le réseau des quatre écoles centrales (avec Paris, Lyon et Nantes).

10 Stück (Heiner), « L’émancipation des écoles supérieures techniques et la professionnalisation des ingénieurs en Allemagne au XIXe siècle », dans Grelon (André) (dir.), Les Ingénieurs de la crise. Titre et profession entre les deux guerres, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1986, p. 271-289.

11 Nathalie Jas a soigneusement étudié la mise en place des stations agronomiques françaises à partir du Second Empire, selon précisément le « modèle allemand » qui avait montré ses performances pour promouvoir une agriculture « moderne ». Elle expose que cette mise en œuvre n’a en rien été un décalque, les conditions institutionnelles, les traditions culturelles nationales, les pratiques déjà mises en place obligeant le promoteur de ces stations, l’influent chimiste Grandeau, à élaborer des structures ad hoc tout en se réclamant du précédent allemand ; Jas (Nathalie), Au carrefour de la chimie et de l’agriculture. Les sciences agronomiques en France et en Allemagne, 1840-1914, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2001 ; voir, en particulier, le chapitre 4 : « De l’introduction du modèle allemand aux nécessaires adaptations : recherche agronomique et contrôle des engrais en France (1867 - début des années 1880) », p. 203-285.

12 Huit ans après la défaite de Sedan, l’Allemagne n’avait pas été conviée à cette nouvelle Exposition universelle qui se tenait à Paris.

13 Sur cette question, voir Birck (Françoise), « Des instituts annexes de facultés aux écoles nationales supérieures d’ingénieurs, à propos de trois écoles nancéiennes », dans Grelon (André) et Birck (Françoise) (dir.), Des ingénieurs pour la Lorraine, XIXe-XXe siècles, Metz, Éditions Serpenoise, 1998, p. 143-202.

14 Grelon (André), « La formation des ingénieurs électriciens (1881-1906) », dans Cardot (Fabienne) et Caron (François) (dir.), Histoire de l’électricité en France, Paris, Fayard, t. 1 (1881-1918), 1991, p 254-293.

15 Sur ces questions, voir Grelon (André) (dir.), Les Ingénieurs de la crise…, op. cit.

16 Il est vraisemblable que la mise en œuvre généralisée à travers l’Europe de la réforme dite LMD, née du processus de Bologne, va rebattre totalement les cartes.

17 Leenhardt (Jacques) et Pitch (Robert) (dir.), Au jardin des malentendus : le commerce franco-allemand des idées, Arles, Actes Sud, 1990.

Auteur

Directeur dʹétudes à lʹEcole des hautes études en sciences sociales et directeur du Centre Maurice Halbwachs, a pour principaux thèmes de recherche : la sociologie des professions techniques ; l’institutionnalisation des enseignements techniques supérieurs en France (XIXe-XXe siècles) ; la naissance et l’essor de la catégorie sociale des cadres en France ; l’histoire des ingénieurs en France et en Europe (XVIIIe-XXe siècles)

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