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Modernisation des services publics et management social en France et en Allemagne

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Leo Kißler
, 
René Lasserre
, 
Marie-Hélène Pautrat

III – Relations sociales et représentation du personnel

Évolution des relations sociales dans les services d’intérêt général : l’exemple de la RATP

Philippe Moncourrier

Résumé

La mutation profonde du cadre économique prévalant pour les services d’intérêt général, marqué depuis les années 90 par des logiques de libéralisation et de dérégulation, n’est pas sans conséquences sur les modèles organisationnels et les pratiques sociales des entreprises évoluant dans ce secteur. La complexification du contexte économique et social, mais aussi l’impasse en termes d’efficacité, d’équité et de capacité d’adaptation aux besoins exprimés par la population, à laquelle avaient abouti certaines pratiques de gestion publique et de relations sociales, ont rendu inéluctable l’évolution des organisations et des cultures de travail. De nouveaux modes de management sont adoptés qui laissent apparaître des phénomènes d’hybridation intéressants entre spécificités des contraintes de la gestion publique et logique de marché. Cette contribution apporte le témoignage d’un observateur et acteur privilégié sur la capacité de transformation au cours des années 90 de la RATP, grande entreprise française de transport public, d’une structure sclérosée en une entreprise qui peut aujourd’hui prétendre anticiper les évolutions futures, dans une relation triangulaire prenant en compte les besoins de l’usager-client.

Texte intégral

1L’histoire de la RATP est assez singulière au regard des évolutions actuelles dans le secteur d’activité des services publics en France. La RATP a eu beaucoup de chance parce qu’elle a failli mourir il y a quinze ans environ. Et c’est grâce à ce risque énorme que l’entreprise a finalement réussi à se reconstituer et à aborder la période d’aujourd’hui d’une manière assez différente et avec suffisamment d’antériorité dans de nouvelles pratiques pour que l’on ait atteint un niveau de confiance relativement élevé par rapport à la mise en concurrence, à l’ouverture des marchés, et la fin du monopole annoncé, qui sera effectif d’ici quelques années.

Une évolution en décalage avec la demande des usagers

  • 1 Ce thème revient aujourd’hui avec la problématique du service minimum.
  • 2 Établissement public à caractère industriel et commercial

2Un rappel historique s’avère nécessaire pour comprendre ce qui s’est passé. La RATP a cinquante ans d’histoire. Elle est née après la guerre dans l’effort de reconstruction nationale avec la volonté des pouvoirs publics de constituer sur le noyau de l’actuelle Ile-de-France, à savoir Paris et sa proche banlieue, une structure de transports en commun suffisamment performante, avec un maximum de continuité dans son activité pour acheminer la main d’œuvre.1 A cette époque déjà, cette région constituait un poumon économique important pour la France. La RATP est une entreprise contrôlée à 100 % par l’État avec un statut d’EPIC.2

3La RATP était en péril pour plusieurs raisons, qui tenaient principalement à la structure de l’entreprise, aux modalités managériales et à la forme de ses relations sociales. Une dynamique s’était installée au fil des décennies qui avait généré une incapacité à répondre aux demandes de ceux qu’on n’appelait pas encore les ‘clients’. L’entreprise, de sa création jusqu’en 1990, était structurée de manière classique, centralisée et pyramidale, avec des décisions prises presque exclusivement au sommet. Une multitude de niveaux et d’appellations hiérarchiques conduisait à une impossibilité à exercer une quelconque responsabilité locale réelle. Cette situation a fini par créer des difficultés, y compris d’ordre psychologique, parmi le personnel encadrant. Dans le même temps, ce mode de fonctionnement était couplé à une culture syndicale fortement politisée avec la CGT comme syndicat majoritaire qui cultivait un lien très étroit avec le parti communiste. De ce contexte est né un mode d’échanges entre partenaires sociaux basé sur le conflit et l’opposition et sur une pratique très limitée de la négociation collective. Ce mode de fonctionnement a prévalu jusque dans les années 70. Cette situation aurait d’ailleurs pu perdurer si plusieurs facteurs convergents n’avaient conduit à un résultat sans appel : les clients ne suivaient plus. La fin des années 60 / début des années 70 correspond en effet à l’éclosion en France des villes nouvelles et d’une urbanisation étendue dans l’espace, qui a généré un recours disproportionné à la voiture particulière. Paradoxalement, la RATP a contribué à la création de ces villes nouvelles et zones périphériques par l’installation et le développement du RER, trains de moyenne capacité exploités en coopération avec la SNCF et qui permettent précisément d’irriguer en partie ces populations, sans toutefois couvrir l’ensemble de leurs déplacements. On a donc assisté à un accroissement spectaculaire de l’utilisation de la voiture individuelle au détriment des transports en commun, qui s’est ajouté aux mutations culturelles que l’on a connues un peu partout, mai 68 étant le symptôme significatif de ces évolutions, avec le refus de la triade « métro, boulot, dodo », la RATP incarnant là le métro. Le métro a alors commencé à être moins utilisé par des populations dont le comportement évoluait avec une nouvelle approche de leurs déplacements, et le choix d’autres moyens de transports répondant à une envie de vivre autrement (plus de loisirs dans le quotidien, déplacements différenciés).

L’organisation interne dans l’impasse

4Cette situation a obligé l’entreprise à s’adapter à cette nouvelle demande, alors même que sa production était structurée en fonction de demandes simples (heure de pointe du matin, heure de pointe du soir, et entre ces deux moments, moyenne assez stable). Du coup, le mode d’organisation convenait assez bien à ce schéma assez immuable, dès lors que l’entreprise était incapable de s’adapter. Mais ces dysfonctionnements ont progressivement grippé le système, tandis que venaient s’ajouter des difficultés particulières à la France et notamment à la RATP : l’alternance politique de 1981 a en effet créé une situation exceptionnelle pour la RATP qui est alors devenue la seule entreprise publique à être dirigée par un dirigeant communiste, lui-même sous tutelle d’un des quatre ministres communistes du gouvernement. Compte tenu de l’antériorité des équipes managériales, ce bouleversement à la tête de l’entreprise, avec la CGT comme syndicat majoritaire, a créé des conditions de réflexion dans le champ syndical sur la signification de l’action syndicale : est-ce l’accompagnement d’une modernisation de l’entreprise ? Est-ce un syndicat purement d’opposition mais le cas échéant, comment s’opposer à quelqu’un à la tête de l’entreprise qui a des affinités avec les idées défendues ? Cette situation inédite a ajouté au désordre ambiant et conduit à la fin des années 80 à une situation de blocage, avec une incapacité à s’adapter aux changements de plus en plus fréquents : on constate à cette époque que la demande de transports en commun en Ile-de-France est fluctuante, change fréquemment et ne répond pas forcément à des logiques de moyen/long terme, ce qui appelle une nécessité évidente d’adaptation. Or qui dit capacité d’adaptation, dit capacité de changer les conditions de travail des salariés. Cette équation s’avère forcément compliquée dès lors que les décisions sont prises en haut, et que l’on évolue dans une culture d’opposition.

Une modernisation salutaire

5La grande chance est d’avoir atteint cette situation de blocage à la fin des années 80. Il y a eu alors une conjonction rare, et qui peut-être sauva l’entreprise, de cet état de très fort malaise interne, ressenti à tous les niveaux de l’entreprise, avec d’une part l’intervention d’un homme à caractéristique particulière en la personne de Christian Blanc, et une volonté politique, dans le même temps, d’engager une modernisation du service public en France. Enfin, il y a eu afflux convergent vers la RATP pour en faire une sorte de phare et de symbole de cette modernisation. Cette conjonction a également permis alors de desserrer les contraintes financières de manière à ne pas bloquer l’entreprise en sus. Christian Blanc est donc arrivé en 1990 pour diriger l’entreprise, après avoir réussi au préalable une mission très délicate en Nouvelle-Calédonie en conciliant l’inconciliable sur un terrain politique extrêmement miné. C’est ce qu’il a fait dans l’entreprise et a réussi, en tout cas jusqu’à ce jour. Sa première action a été de complètement changer la structure, en un an, sur la base de constats existants qu’il a renforcés. Il a ainsi réduit à 3 les niveaux hiérarchiques d’une entreprise qui en possédait entre 7 et 9, selon les estimations. Mais la chance de l’entreprise est que la contrainte qui l’a animée, est venue alors de l’intérieur plus que de l’extérieur : le souci du client, la perspective de l’intégration européenne, les difficultés à venir liées à la concurrence, l’incapacité d’alors à s’y préparer. Tous ces éléments ont bien servi de support à la communication, mais la réalité simultanée était le malaise fondamental vécu à tous les niveaux et qui se voyait par tous les pores de l’entreprise. Cette situation, qui était proche du désespoir dans certains cas, peut être considérée comme la grande chance de l’entreprise, car elle a permis de capitaliser l’ensemble des énergies. A quelques exceptions près, l’entreprise s’est alors mise en marche.

6Les conséquences ont été une décentralisation, une responsabilisation managériale et donc une activité en termes de ressources humaines qui entraîne l’introduction de contrats d’objectifs, la responsabilisation des parcours professionnels, qui était alors quasi impossible avant, l’introduction d’une part variable de rémunération, et donc une incitation à la fois salariale et liée à la richesse de l’activité.

Un dialogue social apaisé et rénové

7Plusieurs étapes se sont succédées pour arriver à la période actuelle : la réforme des structures, les impulsions de la dynamique managériale et, dans le même temps, un accompagnement des organisations syndicales pour faciliter leur évolution. Effectivement, de la même manière, la structure bureaucratique existait bel et bien des deux côtés de la table. Le « centralisme démocratique », pour reprendre une expression souvent employée à une certaine époque, fonctionnait très bien. Il y avait une sorte de phasage entre la façon de fonctionner d’un côté et de l’autre, qui correspondait à certaines évolutions culturelles. Évidemment, lorsque l’on change la structure et que l’on adopte des comportements différents d’un côté de la table, le jeu d’acteurs doit aussi changer sous peine de ne plus fonctionner. Il y a donc eu un accompagnement basé essentiellement sur la formation et l’information, parfois aussi coercitif avec l’établissement de jurisprudences, notamment sur l’utilisation des préavis de grève, leur rédaction et leur utilisation, afin de recaler les pratiques dans la réalité des lois existantes, au regard des dérives qu’il y avait pu avoir. Cet accompagnement a été également un travail informel de sensibilisation avec les organisations syndicales qui souhaitaient évoluer dans leurs pratiques. On a rencontré un écho favorable dans la plupart d’entre elles, ce qui a permis au bout de cinq ans (1990-1995), quelques mois après la grève de 1995 qui avait paralysé les transports en commun d’Ile-de-France, de formaliser en mai 1996 les règles du dialogue social au travers d’un protocole qui a pour point central la préoccupation du client.

  • 3 Antérieurement, ce sujet aurait provoqué l’arrêt immédiat de l’ensemble des lignes de métro, alors (...)

8C’est autour de cette notion que l’on a en effet réussi à établir un constat commun et des pistes d’évolution. Ce protocole contenait d’ailleurs à l’époque une partie nommée « code de déontologie ». On s’était alors accordé sur la philosophie de départ des relations sociales et pas seulement sur les modalités de leur exercice. C’est à ce moment qu’a été inventé le dispositif d’alarme sociale, dispositif de prévention des conflits qui peut permettre d’éviter l’utilisation d’un préavis de grève. Il faut rappeler qu’en France, le préavis de grève a été pendant de longues années le seul moyen pour les organisations syndicales d’exprimer leur mécontentement voire d’obtenir un échange avec certaines directions d’entreprise (800 à 900 préavis de grève par an à la RATP à la fin des années 80). La mise en place de règles structurées de concertation et de négociation a abouti à la situation actuelle de relative stabilité, qui a permis de diviser par cinq la conflictualité à la RATP. La négociation collective qui, en 1996/1997, produisait sept accords par an, a permis au cours de chacune des deux dernières années, d’en conclure 42, issus pour beaucoup de la négociation collective locale. Cette dynamique permet aujourd’hui, compte tenu des règles qui se sont installées et que l’on a pratiquées de part et d’autre et du niveau relationnel qui s’est établi, d’échanger des informations, y compris stratégiques, au Conseil d’Administration, susceptibles d’anticiper les évolutions de long terme. Ce sont par exemple l’automatisation des lignes de métro3 ou encore la disparition progressivement testée des tickets de métro au profit d’une carte à puce servant de passe, qui aboutit socialement à la disparition quasi générale de l’ensemble des guichets. Mais cette situation a été anticipée suffisamment à l’avance, en partenariat avec les organisations syndicales, pour que puissent être abordées et mises en place, y compris par des expérimentations, ces évolutions technologiques, managériales et organisationnelles. Cet ensemble d’évolutions structurelles nous permet aujourd’hui d’estimer que la RATP est préparée à la mise en concurrence qui s’approche et à laquelle l’entreprise s’entraîne déjà par les réponses à des mises en appel d’offres. Certains ont été remportés, certains ont conduit à l’échec mais la différence s’est en général faite sur d’autres critères que des critères purement économiques ou organisationnels. L’entreprise se sent en cela prête à aborder le ‘vrai marché’, sans que cela génère pour autant des craintes élevées chez les salariés. Aujourd’hui, les craintes qui se font jour, telles qu’elles sont appréhendées par des enquêtes, s’expriment moins sur le statut du salarié que sur le statut de l’entreprise.

9Voilà en quelques mots comment, par l’effet d’une conjonction exceptionnelle et d’un grippage généralisé, on a peut-être créé des conditions permettant non pas de se rapprocher d’une normalisation des relations sociales, même si selon les termes qu’elle emprunte, la RATP souhaite être une entreprise à part entière, mais en ayant su créer, compte tenu d’une histoire particulière, une spécificité des relations sociales dont on n’exclut pas complètement de faire un atout concurrentiel pour la suite.

Notes

1 Ce thème revient aujourd’hui avec la problématique du service minimum.

2 Établissement public à caractère industriel et commercial

3 Antérieurement, ce sujet aurait provoqué l’arrêt immédiat de l’ensemble des lignes de métro, alors qu’aujourd’hui une ligne est automatique et une autre sera automatisée sans que cela ait donné lieu à des conflits sociaux

Auteur

Direction des Ressources Humaines, RATP, Paris.

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