Les métamorphoses de la politique étrangère allemande 1949-2011
p. 227-249
Résumé
Peu de domaines politiques ont subi autant de transformations dans l’histoire de la République fédérale d’Allemagne que sa politique étrangère. Elle naît dans un contexte marqué par l’affrontement bipolaire est-ouest qui durera quarante ans. Suivra alors une phase de redéfinition et de normalisation, après l’unification, alors que le monde entre dans une phase unipolaire, dominée par les Etats-Unis. Avec la fin de l’ère Bush jr. et la crise de la finance mondiale s’ouvre une troisième phase, celle d’un monde multipolaire beaucoup plus complexe qui demandera à l’Allemagne des efforts supplémentaires, un engagement plus prononcé et la prise en charge de responsabilités accrues, y compris dans le domaine militaire – une donnée dont le gouvernement fédéral d’Angela Merkel peine à relever le défi1…
Texte intégral
Entre puissance économique et impuissance politique. Le statut international de l’Allemagne de l’Ouest
1Le rayon d’action international de la politique étrangère de la RFA, née en 1949, fut à l’image de la superficie de ce nouvel Etat « provisoire » : limité. Il n’est donc point étonnant que ce fut la politique d’intégration européenne de l’Allemagne fédérale qui constitua pendant quatre décennies l’axe central de sa politique étrangère et le vecteur principal de sa volonté de rapprochement avec les Etats-Unis et les pays d’Europe de l’Ouest. Mais ce désir d’ancrage à l’Ouest (ce que les Allemands appellent la Westbindung) ne s’est pas limité à la seule appartenance de la République fédérale à la Communauté européenne, appartenance qui aurait sans doute été inconcevable sans l’adhésion de la RFA à la Communauté européenne du charbon et de l’acier, entrée en vigueur en 1952 et, surtout, en 1954, à l’Union de l’Europe Occidentale, puis, en 1955, à l’Alliance atlantique.
2Après les errements et la politique de bascule entre l’Est et l’Ouest qui avaient caractérisé la politique internationale du Reich entre 1871 et 1914, la politique révisionniste de la diplomatie allemande durant l’entre-deux-guerres et les catastrophes provoquées et subies par le régime hitlérien, les nouveaux dirigeants de la République fédérale d’Allemagne – et en particulier le chancelier Konrad Adenauer – optaient résolument en faveur d’une politique de rapprochement avec les pays d’Europe de l’Ouest et les Etats-Unis.
L’ancrage à l’Ouest met fin à l’isolement
3Cette réorientation obéissait à des contraintes avant tout externes. Le statut de pays à « souveraineté limitée » de la RFA, les responsabilités particulières des quatre puissances occupantes de l’Allemagne, le contexte international de la guerre froide et la menace soviétique ainsi que la division de l’Allemagne obligeaient la RFA à s’approcher, à l’Ouest, de Washington, Londres et Paris dès la fin des années 1940, tout en cherchant un modus vivendi avec l’URSS à partir de 1955 (c’est lors du premier voyage du chancelier Adenauer à Moscou, du 8 au 14 septembre 1955, que l’URSS et la RFA établiront des relations diplomatiques).
4Mais, l’intégration occidentale de la RFA s’expliquait aussi par son souci de ne plus être isolée sur la scène internationale. Que la politique de bascule et l’isolement menacent l’équilibre européen et finissent par miner la sécurité de l’Allemagne – comme entre 1890 et 1939 – fut l’une des principales leçons que les dirigeants ouest-allemands avaient tiré du passé (Ritter, 1998) – même si, du moins jusqu’au début des années 1960, l’opposition sociale-démocrate n’approuvait pas totalement la politique d’intégration à l’Ouest du chancelier Adenauer.
5La politique d’intégration à l’Ouest traduisait ainsi la volonté de la RFA non seulement de « retrouver rapidement, par le biais de nouvelles formes de coopération, l’égalité des droits (Gleichberechtigung) que lui avait fait perdre la défaite » (Fritsch-Bournazel, 1997), mais aussi, grâce à l’interdépendance croissante entre les pays membres de la Communauté, d’échapper définitivement au double danger de l’isolement, véritable hantise du chancelier Adenauer (Niedhart, 1986), et de la politique de bascule. A l’inverse, pour les pays voisins de la RFA, l’ancrage de celle-ci à l’Ouest permettait également d’exercer un réel contrôle sur la politique étrangère de ce pays ex-ennemi. De leur côté, les Allemands de l’Ouest ont accepté d’autant plus facilement le jeu de l’interdépendance, inhérent à l’intégration européenne, que les motivations et les inquiétudes principales des voisins ouest-européens furent, dans l’ensemble, presque identiques à celles de la RFA.
C’est la condition sine qua non de l’émancipation de la RFA
6Mais surtout, l’ancrage à l’Ouest et l’intégration en Europe furent la condition sine qua non du processus d’émancipation internationale de la RFA. Aussi, les accords de Paris du 23 octobre 1954 restituaient non seulement à la République fédérale sa souveraineté presque entière, mais ils l’intégraient dans l’UEO et, en 1955, dans l’OTAN. Loin de réduire sa marge de manœuvre nationale, l’intégration européenne, du moins dans les années 1950, permettait alors à la République fédérale de devenir un acteur presque comme les autres sur la scène internationale. Alfred Grosser dit que, à l’époque, « la supranationalité européenne devait marquer l’ascension allemande vers une souveraineté partagée, à partir d’une quasi-absence de souveraineté – alors que du côté de la France, ce même partage impliquait une perte, une renonciation » (Grosser, 1985).
7En faisant de la RFA, par le biais de l’intégration européenne, un acteur international quasi-normal et « en fixant l’Allemagne de l’Ouest en Occident » (Grosser, op. cit.), Konrad Adenauer offrait également à la société d’outre-Rhin un instrument permettant progressivement d’engager la réflexion et le débat sur les crimes de l’Allemagne nazie (Vergangenheitsbewältigung) (Jansen, 1971). Corollaire indispensable de l’Etat de droit et du système démocratique instauré en 1949, l’intégration européenne devait démontrer que les orientations politiques de la RFA étaient en totale rupture avec celles du Troisième Reich. Aux antipodes de la politique d’expansion hitlérienne, l’intégration européenne de la RFA avait pour objet de convaincre les Européens de l’Ouest de la fiabilité internationale et de la stabilité des institutions démocratiques de l’Allemagne, tout en offrant aux Allemands de l’Ouest un sentiment d’appartenance à la famille européenne et, indirectement, de substitution à une identité nationale troublée par le souvenir du nazisme et la division de l’Allemagne.
Le contexte international force le rapprochement entre la France et la RFA
8La volonté allemande de rompre avec le passé expansionniste et les contraintes du Reich défunt s’expliquaient encore par d’autres raisons. En effet, la réorientation de la politique étrangère ouest-allemande s’inscrivait dans un contexte international sur lequel l’influence de la RFA était extrêmement limitée. Les objectifs et les instruments de la politique étrangère de la République fédérale furent dictés par tout un ensemble de facteurs indépendants de la volonté des dirigeants politiques d’outre-Rhin (Hanrieder/Rühle, 1981). Certes, l’éducation, les origines et, surtout, le système de valeurs éthiques et religieuses du premier chancelier, Konrad Adenauer, favorisaient également de manière non négligeable l’œuvre de rapprochement avec les autres pays catholiques et d’Europe de l’Ouest d’une République fédérale où le poids politique, économique et religieux de la Rhénanie était devenu prépondérant (Weidenfeld, 1976 ; Poppinga, 1975).
9Néanmoins, l’impulsion décisive venait de l’extérieur. La division de l’Allemagne et de l’Europe ainsi que le bouleversement général du système des relations internationales, consécutifs à la Seconde Guerre mondiale, rendaient indispensable une réorientation de la politique étrangère de la RFA, qui est le produit de la guerre froide. Les pays européens situés à l’ouest du Rideau de fer sont alors obligés, nolens volens, de se rapprocher au plan politique, économique et militaire afin de contrer une éventuelle menace venant de l’Est. Ce qui est vrai pour l’ensemble ouest-européen l’est encore davantage pour le nouveau tandem franco-allemand qui ne pouvait plus se ‘payer le luxe’ de ses conflits d’antan.
10Du plan Schuman du 9 mai 1950 qui a abouti à la création de la CECA, en passant par l’accord franco-allemand de 1954 (qui prévoyait un référendum sur l’avenir du statut de la Sarre) et par la mise en place de l’Euratom et de la CEE en 1957, jusqu’au traité franco-allemand de 1963, la coopération entre Bonn et Paris na cessé de se renforcer tout au long des années où Konrad Adenauer fut au pouvoir (1949-1963). Alors que les relations germano-américaines allaient en se dégradant, notamment après la victoire électorale de John F. Kennedy en 1960 et la construction du Mur de Berlin (août 1961), la relation avec la France du général de Gaulle est devenue à la fois l’axe fondamental de la politique d’ancrage à l’Ouest de la RFA et une véritable alternative européenne vis-à-vis de Washington, dont la politique étrangère suscitait des inquiétudes à la Chancellerie fédérale.
Ligne de fracture entre atlantistes et pro-européens
11En ancrant l’Allemagne fédérale à l’Ouest, et notamment en Europe de l’Ouest, Konrad Adenauer a créé ce que l’historien Waldemar Besson a appelé « la nouvelle tradition et ligne directrice de la politique étrangère allemande » (Besson, 1970). Or cette ligne directrice et les choix ouest-européens ne se sont imposés que difficilement compte tenu des résistances à l’intérieur de la classe politique ouest-allemande.
12Dans son propre camp d’abord, Ludwig Erhard, le très populaire ministre de l’Economie et « père » du miracle économique allemand, était très hostile à la politique d’intégration communautaire du chancelier. A la CEE et la CECA, Ludwig Erhard avait préféré l’OECE et à la politique de rapprochement avec la France, l’alliance avec le monde anglo-saxon. Très favorable au libre-échange, il s’est méfié de la politique agricole commune et de l’instauration d’un tarif douanier commun entre les Six. Américanophile et pro-atlantiste, le deuxième chancelier fédéral s’est opposé au projet d’une Europe politique qui avait les faveurs d’Adenauer, beaucoup plus réservé à l’égard de Washington (Enders, 1997). Cette divergence entre atlantistes et pro-européens au sein du parti chrétien-démocrate devait par ailleurs survivre à ces deux hommes et peser jusqu’à nos jours sur les choix politiques des dirigeants d’outre-Rhin.
Willy Brandt vers un ordre de paix pan-européen
13Paradoxalement, c’est l’architecte de l’Ostpolitik, Willy Brandt, élu chancelier fédéral le 21 octobre 1969, qui a approfondi l’œuvre d’Adenauer. La réconciliation et la normalisation avec les pays du bloc soviétique étaient pour Brandt certes la priorité absolue en matière de politique étrangère et deviennent la deuxième marque de distinction de la politique étrangère ouest-allemande du temps de la Guerre froide.
14L’Ostpolitik s’est réalisée dans le cadre de quatre traités, conclus entre 1970 et 1973 avec l’URSS, la Pologne, la RDA et la Tchécoslovaquie, permettant une reconnaissance réciproque des frontières issues de la Seconde Guerre mondiale, clarifiant le statut de Berlin et facilitant les échanges individuels, culturels et économiques. Elle a marqué surtout l’avènement de la « détente » qui était alors l’occasion d’entrer dans une logique de désescalade, de désarmement et de rapprochement, dont le point d’orgue a été la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989.
15Mais Brandt a contribué aussi à la relance de l’intégration européenne. A ses yeux, le renforcement de la construction européenne était la condition sine qua non de la mise en place d’un ordre de paix pan-européen, que sa politique d’ouverture à l’Est était censée faciliter (Bracher et al., 1986). De plus, l’attachement à la construction communautaire était indispensable afin de prévenir les critiques de l’opposition chrétienne-démocrate, farouchement hostile à l’Ostpolitik.
16C’est ainsi qu’a débuté en 1970 l’aventure de la coopération monétaire européenne. Adopté le 17 octobre 1970, le plan dit Werner prévoyait la création d’une Union économique et monétaire par étapes jusqu’en 1980, dont la première (du 1er juillet 1971 au 31 décembre 1973) visait la coordination des politiques budgétaires, fiscales et monétaires, telle que suggérée par le mémorandum Schiller (Müller-Roschach, 1980). Le plan Werner était cependant voué à l’échec, car il se heurtait aux conséquences de la crise monétaire internationale, provoquée par la suspension de la convertibilité du dollar en or (15 avril 1971), par les difficultés du « serpent » monétaire européen (créé le 24 avril 1972) et par le premier choc pétrolier de 1973. Mais il a été néanmoins le point de départ du système monétaire européen, créé en 1979 et de l’Union économique et monétaire du traité de Maastricht (voir dans cet ouvrage l’analyse de H.-H. Kotz).
Helmut Schmidt : leadership avec la France
17La démission de Willy Brandt, le 6 mai 1974, a entraîné l’élection par le Bundestag de Helmut Schmidt (16 mai) – qui est devenu le cinquième chancelier de la République fédérale (1974-1982) – à la tête d’une coalition centre-gauche. Comme son prédécesseur, Helmut Schmidt a mis l’accent sur la poursuite de la politique de rapprochement avec les pays de l’Est, dont le succès s’est traduit par un changement d’attitude et une plus grande ouverture de ces derniers vis-à-vis des pays de l’Ouest et en particulier de la RFA (Wandel durch Annäherung).
18Mais si Helmut Schmidt, à l’instar de Willy Brandt, était convaincu que l’Ostpolitik doit aller de pair avec le développement de la construction européenne, il était beaucoup moins favorable à des renforcements institutionnels ‘intégrationnistes’. De fait, sous Schmidt, la RFA a renoué avec une diplomatie plus ‘classique’. Et s’il est demeuré fidèle aux engagements des trois décennies précédentes – le soutien du chancelier Schmidt à la très impopulaire « double décision de l’OTAN de 1979 » en témoigne – il n’en a pas moins défendu les intérêts nationaux allemands avec davantage de rigueur que ses prédécesseurs.
19Cependant, c’est sous Helmut Schmidt que la politique étrangère de l’Allemagne de l’Ouest a connu son apogée en termes d’influence et de reconnaissance.
20Schmidt a été en mesure d’exercer une influence non négligeable sur Washington et d’établir avec la France de Giscard d’Estaing un véritable leadership au sein de la Communauté européenne.
21On leur doit la création du G8 (au départ le G5), l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct, la mise sur pied du Conseil européen et la mise en place du système monétaire européen. Enfin, en janvier 1979, trente ans après la création de la RFA, Schmidt a participé sur un pied d’égalité à un sommet historique franco-anglo-américain consacré à l’équilibre géostratégique mondial, une consécration évidente pour son pays et pour lui-même. Et quelle différence par rapport au sommet du G8 à Deauville en mai 2011 qui a vu Nicolas Sarkozy prier Angela Merkel de quitter la salle pour discuter seul avec Obama, Cameron et Berlusconi des suites de la guerre en Libye !
Helmut Kohl : Unité allemande et fin de la division de l’Europe
22Moins spectaculaire que la politique étrangère de Helmut Schmidt, celle de son successeur élu en 1982, Helmut Kohl, a été toutefois plus consensuelle et plus globale dans le sens où il a réalisé une synthèse entre la politique d’ancrage à l’Ouest d’Adenauer et l’Ostpolitik des chanceliers du SPD. Sous Kohl, la construction européenne a été animée par une coopération franco-allemande intense, orchestrée par le nouveau chancelier, le président de la République François Mitterrand et le président de la Commission Jacques Delors.
23On doit à cette constellation triangulaire si exemplaire la réactivation de l’Union de l’Europe occidentale en matière de défense et de sécurité (1984), le lancement de l’Acte unique européen (1986), ainsi que le projet d’Union économique et monétaire (1988-1989). Parallèlement, l’Allemagne de Kohl a poursuivi et intensifié le dialogue avec l’URSS qui s’est ouvert aux réformes sous Mikhaïl Gorbatchev, et elle a intensifié l’Ostpolitik en direction de la RDA et de la Pologne.
24Cet effort a été couronné par toute une série d’accords de désarmement nucléaire et conventionnel signés dans la deuxième moitié des années 1980, qui non seulement ont stabilisé le Vieux Continent après quatre décennies de Guerre froide, mais ont aussi créé une ambiance de détente et de confiance réciproque, dont l’aboutissement logique fut, en 1989, la chute pacifique des régimes communistes d’Europe de l’Est et l’ouverture du Mur de Berlin.
25Helmut Kohl profitera de cette consécration de la politique d’ancrage et de détente menée par la RFA depuis bien des décennies pour imposer le principe, et surtout le rythme de l’unification. De l’élaboration du « Plan en 10 points » en décembre 1989 jusqu’à l’adhésion de la RDA à la RFA, le 3 octobre 1990, l’Allemagne a alors géré, d’un commun accord avec ses alliés (mais qui se sentaient pourtant un peu bousculés parfois), un processus d’unification dans la paix qui a mis un terme à la division de l’Europe et qui a donné naissance à une Allemagne réunifiée de 80 millions d’habitants au cœur de l’Europe.
De Bonn à Berlin : la transformation de la politique étrangère allemande – 1990-1998
26Le retour de la « question allemande », si soudainement remise sur l’agenda de la scène politique par la chute inattendue du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, a fait craindre certains que « l’ordre européen » de Yalta allait s’effondrer. Il n’en fut rien. L’unité allemande a été acceptée par les alliés et partenaires de la République fédérale, et tout particulièrement par les anciennes puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale.
Les craintes formulées lors de l’Unité étaient sans fondement
27Mais les débats qui l’ont accompagnée ont laissé transparaître des doutes profonds quant à l’évolution de la politique étrangère de l’Allemagne et à l’utilisation de son poids économique et politique à l’échelle internationale. Certains prédisaient l’avènement d’un « quatrième Reich » et le retour à la politique hégémonique d’autrefois, d’autres une politique « grand-suisse » égoïste et isolationniste. Beaucoup craignaient également que l’unification, qui a rendu sa pleine souveraineté à l’Allemagne et qui lui a conféré un statut international parfaitement comparable à celui d’autres Etats européens, l’amènerait à mettre sa puissance économique, « accentuée » par l’intégration du territoire et de la population de la RDA, au service d’une politique autoritaire et « non-coopérative », en particulier en Europe centrale et orientale, et contraire à ses engagements envers la Communauté européenne (voir par exemple Béhar, 1991).
28Ces manifestations de méfiance se sont révélées sans fondement. Si on s’interroge encore sur le rôle international de l’Allemagne, ce n’est pas son surcroît de puissance qui inquiète, mais sa fragilité et ses lacunes, notamment aux plans militaire et démographique. Ce ne sont pas des velléités d’interventionnisme militaire ou des réflexes hégémoniques qui font débat, mais le faible montant de son budget national alloué aux besoins de défense et sa « culture de retenue », voire de plus en plus l’absence de stratégie nationale face à l’Europe.
29Mais si la question allemande ne se pose plus, ce n’est pas seulement en raison du caractère exagéré des craintes initiales quant à l’évolution de l’Allemagne unie, mais aussi et surtout grâce aux choix politique des chanceliers Kohl et Schröder qui ont inscrit la politique étrangère dans la continuité de la politique menée par l’ancienne « Allemagne de l’Ouest » tout en l’adaptant progressivement aux nouveaux enjeux internationaux. D’ailleurs, si ce choix relevait du simple bon sens, il correspondait aussi aux réalités européennes de l’époque de la fin de la Guerre froide.
30Quelle est encore, en 1989, la portée réelle d’une « souveraineté pleine et entière » – plus de trente ans après la création de l’OTAN et de la CEE, dont les fondements de base consistaient justement à permettre des « transferts de souveraineté » en matière de sécurité et de politique économique (et bientôt monétaire) ? Cette République fédérale qui s’ouvrira en 1990 à quelque 15 à 16 millions de citoyens est-allemands (nombre inférieur à celui du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie) était trop ancrée dans les structures occidentales pour pouvoir réaliser les desseins néfastes imaginés par ses critiques, desseins qui de toute façon ne correspondaient pas à la volonté et à la mentalité d’un pays devenu au fil des ans une puissance commerciale totalement dépendante des échanges multilatéraux.
Choix entre quatre options pour l’Allemagne unie :…
31D’un point de vue plus abstrait, l’Allemagne avait le choix, en 1990, entre quatre orientations : un rôle dirigeant à l’échelle mondiale en tant que première puissance européenne ; un leadership en Europe de l’Est ; un rôle dirigeant au sein de la future Union européenne ; enfin, la continuation de la diplomatie « rhénane » qui s’efforçait de concilier l’intégration européenne et la loyauté transatlantique. De ces quatre orientations possibles, c’est la dernière qui a été choisie au départ par le gouvernement Kohl, même si, au fil des ans et au gré des crises internationales, la diplomatie allemande a finalement opté pour une sorte de synthèse entre les quatre axes possibles.
… Rôle dirigeant dans le monde ? Impossible à assumer
32Assumer un rôle dirigeant dans le monde était un choix encore inconcevable en 1990. La non-participation allemande à la première guerre du Golfe, en 1991, traduisait ainsi l’absence totale de politique allemande indépendante autre que culturelle, humanitaire ou commerciale à l’égard du monde non-européen. De plus, les garde-fous constitutionnels qui interdisaient encore à l’époque tout engagement militaire « hors zone », c’est-à-dire au-delà des zones couvertes par le traité de l’Atlantique-Nord, ainsi que les restrictions quantitatives (baisses des effectifs) et qualitatives (interdiction de posséder des armes de destruction massive) résultant du traité d’unification avaient d’emblée exclu le recours à la force militaire afin d’asseoir d’éventuelles ambitions globales.
33Rappelons enfin qu’en 1990, la Bundeswehr était encore très largement fondée sur la conscription et centrée sur la défense territoriale. Elle n’était donc pas du tout adaptée aux nouvelles menaces qui commencent à s’esquisser avec la première guerre du Golfe et qui se confirmeront tout au long des années suivantes avec les conflits en Somalie, au Rwanda, en Bosnie et au Kosovo, des menaces qui demanderont des capacités et des investissements lourds en matière de projection de force. Or il faudra attendre la guerre en Bosnie-Herzégovine et surtout le 11 septembre 2001 pour voir l’Allemagne s’impliquer dans des opérations de maintien de la paix « hors zone », et encore à un degré bien moindre que ses principaux partenaires américain, britannique et français.
… Sonderweg et Mitteleuropa ? Des craintes irréalistes
34La deuxième option, celle d’un leadership en Europe de l’Est était certes davantage à portée de main, mais néanmoins irréaliste. Car depuis la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique en 1989, les liens historiques entre l’Allemagne et ses voisins à l’Est, mais aussi la position dominante de l’industrie allemande en Europe centrale, ainsi que l’insistance avec laquelle les responsables allemands ont prôné à partir de 1993 une intégration rapide des pays d’Europe centrale dans l’OTAN puis dans l’UE – sans oublier évidemment l’épisode de la reconnaissance unilatérale par l’Allemagne, fin 1991, de la Slovénie et de la Croatie – témoignaient clairement de l’intérêt allemand pour son immédiat voisinage à l’Est.
35Mais cet intérêt reflétait aussi les dilemmes auxquels la RFA était confrontée. La chute du communisme avait en effet rendu indispensable une politique d’ouverture axée sur la réconciliation et l’intensification des rapports politiques et économiques. Toutefois, une coopération politique et économique trop intense avec l’Europe du Centre-Est risquait de susciter des soupçons à l’Ouest quant au retour de la Mitteleuropa allemande et de provoquer des ‘stratégies de contrepoids’ dans les pays occidentaux. En revanche, si l’Allemagne avait décidé de fermer ses frontières orientales et de s’opposer à l’idée d’un élargissement des structures euro-atlantiques à l’Est, elle aurait couru le risque de contribuer à l’échec éventuel du processus de transformation est-européen. Une telle stratégie y aurait contribué à l’émergence d’une « zone grise » politiquement instable et économiquement sous-développée (Martens, 1998). A Bonn, ce scénario avait été jugé extrêmement dangereux pour la stabilité en Europe.
36Enfin, contrairement à l’idée largement répandue selon laquelle l’Allemagne allait rapidement exercer une domination à l’Est, les rapports qu’elle allait entretenir avec cette région se sont avérés d’emblée tendus, et cela en raison du très lourd héritage historique, de la mémoire des souffrances infligées par l’Allemagne nazie à ses voisins de l’Est, et de la question, qui est d’une actualité toujours brûlante, des expulsés allemands silésiens et sudètes.
37C’est donc une approche « communautaire » qui a été choisie. En favorisant l’adhésion des Pays de l’Est à l’Union européenne et à l’OTAN, l’Allemagne a communautarisé son Ostpolitik, tout en obtenant une implication forte des Quinze dans la région. Aussi, contrairement aux attentes de ceux qui s’attendaient à ce que l’Allemagne se détourne de la Communauté au profit d’une voie particulière (Sonderweg) en Europe centrale, l’Allemagne de Kohl, par le biais des traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Nice, a choisi l’option contraire – celle d’une stabilisation de l’espace centre-européen au sein du cadre communautaire (Fritsch-Bournazel, 1991).
… Rôle dirigeant dans l’UE ? Plutôt renforcer l’ancrage dans l’UE
38Assumer un rôle dirigeant en Europe de l’Ouest, c’est une option en faveur de laquelle l’Allemagne fédérale avait pris des engagements forts bien avant la chute du Mur, de façon non unilatéraliste. C’est de concert avec la France et avec l’aval des autres pays membres que la République fédérale a joué ce rôle.
39Le gouvernement de Helmut Kohl avait bien l’intention de poursuivre cette politique, d’autant qu’en 1989, la CEE avait engagé toute une série de réformes, notamment au plan monétaire et souvent à l’initiative des Allemands. Ces réformes ont posé les fondements du traité sur l’Union européenne, signé le 7 février 1992 à Maastricht. Pourtant, les partenaires européens de Bonn se sont mis à redouter des conséquences politiques et économiques de l’unification de l’Allemagne, qui risquait de rompre le fragile équilibre entre les trois « grands » de la construction européenne, la France, la Grande-Bretagne et la République fédérale, au profit de cette dernière.
40Confrontés au spectre d’une « hégémonie » économique allemande, la plupart des pays membres de la Communauté, et la France en particulier, ont estimé qu’il fallait renforcer l’ancrage européen de l’Allemagne pour l’arrimer de façon définitive à l’Ouest. Il fallait donc combler les lacunes de l’Acte unique et de la Coopération politique européenne (CPE) en transformant la Communauté en une véritable Union, compétente dans les domaines de la politique économique et monétaire, de la politique étrangère et de sécurité et des questions de coopération policière et judiciaire, domaines jusqu’ici réservés aux seuls Etats. Cet engagement des partenaires européens, et notamment de la France, en faveur d’une intensification du processus de construction communautaire avait reçu le soutien ferme du chancelier Kohl et de la classe politique allemande, autant soucieux de l’image de leur pays sur la scène internationale que des progrès réalisés par la Communauté.
41Au souci d’ancrer l’Allemagne dans la CEE correspondait une volonté d’auto-ancrage communautaire tout aussi forte de la part des Allemands. Lucides quant aux craintes que l’unification avait suscitées dans les pays voisins de la République fédérale et confrontés au besoin de définir « le nouveau rôle international de l’Allemagne », les dirigeants d’outre-Rhin ont donc tout naturellement opté pour la poursuite de l’intégration européenne, une politique qui avait fait ses preuves et qui était censée rassurer les partenaires communautaires. De plus, pour beaucoup de responsables politiques allemands, le cadre national n’était plus en mesure de relever les défis politiques et économiques de l’Europe du XXIe siècle.
42Mais la poursuite de l’intégration européenne, qui correspondait aux intérêts de sécurité de l’Allemagne, a parfois même servi de paravent de la puissance allemande, tout en permettant de rassurer les partenaires européens au sujet des intentions politiques des responsables allemands. D’où l’engagement renouvelé des responsables allemands en faveur de profondes réformes institutionnelles lors des Conférences intergouvernementales (CIG) qui ont précédé la signature des traités d’Amsterdam et de Nice, ainsi que du traité constitutionnel – l’objectif (encore un peu flou) étant de transformer l’UE, à terme, en une fédération européenne, dotée d’un gouvernement et d’une constitution (Stark, 2004).
43En revanche, au fur et à mesure que l’intégration européenne a été approfondie se sont fait jour en Allemagne des tendances « eurosceptiques » qui ont souhaité dresser une limite au-delà de laquelle l’Europe ne devait pas s’intégrer davantage. Les Länder allemands et le Tribunal constitutionnel fédéral se sont fait les porte-paroles de cette tendance qui s’est traduite par un engagement moins fort de Helmut Kohl lors de l’élaboration du traité d’Amsterdam, en 1997, que durant le processus qui avait vu la naissance du traité de Maastricht, en 1991. A la fin des années 1990, la politique communautaire de la République fédérale s’est révélée moins intégrationniste et plus soucieuse de la défense des intérêts nationaux allemands.
… Refus d’un partnership in leadership
44L’orientation pro-européenne devait aller de pair avec le maintien d’un lien transatlantique fort, s’appuyant sur un véritable partenariat germano-américain. Les Allemands considéraient qu’en matière de sécurité européenne, compte tenu de l’instabilité en Europe de l’Est et des guerres en ex-Yougoslavie, les Etats-Unis avaient encore un rôle de tout premier plan à jouer.
45Pour les Américains en revanche, la valeur de partenariat dépendait du soutien que les Allemands étaient prêts à apporter à Washington à l’échelle à la fois européenne et mondiale. Bref, pour eux, ce n’étaient pas les engagements formels et les professions de foi qui comptaient, mais la volonté concrète de soutenir, militairement, la politique de projection de force des Etats-Unis.
46Ainsi à deux reprises, en 1989 et 1994, les Américains ont proposé aux Allemands un partnership in leadership, invitant la République fédérale à prendre une place équivalente à celle des Britanniques au sein de l’Alliance, proposition rejetée par les Allemands. Car pour des raisons à la fois historiques, politiques et financières, les Allemands n’étaient pas prêts à assumer un rôle de gendarme planétaire aux côtés des Américains, bien qu’en 1994 le Tribunal constitutionnel fédéral eût donné son feu vert à l’envoi de la Bundeswehr « hors zone », dans le cadre d’un mandat international de l’ONU et après un vote du Bundestag. La dégradation des relations germano-américaines, devenue manifeste sous le gouvernement Schröder dans le contexte de la crise irakienne de 2003, date de cette période, les Allemands n’ayant pas répondu favorablement aux attentes des Américains qui furent pourtant les seuls à avoir apporté un soutien sans faille à la République fédérale au lendemain de la chute du Mur de Berlin.
La politique étrangère du gouvernement Schröder – 1998-2005
47La coalition rouge-verte, au pouvoir entre 1998 et 2005, a su convaincre une majorité d’Allemands au niveau de sa politique étrangère et de sécurité, ce qui lui a valu d’être réélue en 2002. Schröder a mis en valeur son rôle de « chancelier de la paix » (Friedenskanzler) qui a su préserver la stabilité de l’Allemagne dans un espace mondial en crise. De premier abord, la politique étrangère du gouvernement Schröder s’est pourtant inscrit dans la continuité de ses prédécesseurs : pro-intégrationniste, multilatéraliste, l’Allemagne a su préserver l’essentiel des rapports transatlantiques, tout en accentuant l’alliance avec la France et en nouant des liens solides avec la Russie et la Chine. Elle a su contribuer à l’approfondissement institutionnel de l’Union, du moins jusqu’en mai 2005, et ouvrir les portes de l’UE aux pays d’Europe centrale. Pourtant, en regardant de plus près, on décèle une multitude de nuances qui sont clairement en rupture avec les choix diplomatiques de la « République rhénane ».
Une nouvelle génération
48Ancien ministre-président du Land de Basse-Saxe, Gerhard Schröder n’avait pas de vision véritable en matière de politique étrangère lorsqu’il accède au pouvoir en 1998. Il découvre littéralement la politique étrangère lorsqu’il est élu chancelier. Ses souvenirs d’enfance ne sont pas marqués par la guerre ou le nazisme, mais par les ‘Trente glorieuses’. Son Allemagne n’est pas celle de la culpabilité collective, mais un pays moderne et démocratique, pleinement ancré dans la famille européenne. Ses premiers faits et gestes seront très fortement imprégnés de cette vision des choses.
49Dès sa première déclaration gouvernementale, le 10 novembre 1998, Schröder souligne l’importance « d’une prise de conscience nationale qui plonge ses racines non pas dans le nationalisme des temps révolus, mais dans l’auto-compréhension de notre démocratie ». Il insiste sur l’affirmation de soi d’une nation allemande qui a grandi, qui ne doit pas souffrir d’un complexe d’infériorité, ni de supériorité et qui doit assumer son histoire en regardant vers l’avenir et en défendant sans ambages ses intérêts nationaux. Pour le Chancelier Schröder, la politique étrangère de l’Allemagne devait se faire à Berlin et nulle part ailleurs.
50Cette prise de position pour le moins étonnante de la part du dirigeant d’un pays qui avait cultivé jusque-là le « culte de la retenue » a été le leitmotiv de la politique étrangère de Gerhard Schröder qui, par ailleurs, avait décliné l’invitation française de venir assister aux cérémonies du 11 novembre 1998. Ce leitmotiv était par ailleurs en contradiction avec les motivations profondes du ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer, qui n’a cessé de plaider pour un multilatéralisme renforcé et pour un ancrage croissant de l’Allemagne dans l’Union européenne et dans l’OTAN (Schmidt et al., 2007).
Schröder et Fischer de concert, mais deux approches
51Schröder et Fischer, les deux pivots de la coalition rouge-verte qui, avec leur talent, leur charme et leur audace ont marqué plus que quiconque la scène politique berlinoise depuis 1998, se sont « partagé » la gestion de la politique étrangère allemande d’une façon parfaitement consensuelle, alors que leurs approches étaient parfois fort différentes.
52Fischer s’inscrit davantage dans la tradition de Brandt, Kohl et Genscher. Multilatéraliste, européiste, pro-occidental, il incarnait toute la tradition de la politique étrangère de l’ancienne RFA. Fidèle aux idéaux de son parti, il a défendu une idéologie post-nationale et multiculturelle. Schröder, quant à lui, avait une vision plus gaullienne de la politique internationale. Un brin eurosceptique lorsqu’il arrive au pouvoir, il n’a cessé de vilipender la Commission durant ces dernières années, tout en épousant toutes les propositions françaises visant à renforcer le rôle du Conseil européen. Sans aller jusqu’à défendre des thèses « souverainistes », il avait une approche beaucoup plus intergouvernementaliste de la construction européenne. Toujours soucieux de défendre les intérêts allemands au sein de l’Union, c’est Gerhard Schröder qui a insisté sur une réduction de la charge budgétaire allemande au sein de l’UE, sur le décrochage des voix entre la France et l’Allemagne à Nice et sur la mise entre parenthèses du pacte de stabilité monétaire que son prédécesseur avait imposé en 1997 (Müller-Brandeck-Bocquet, 2010).
53A partir de 2001/2002, Gerhard Schröder s’est consacré de plus en plus à la politique étrangère, domaine infiniment plus ‘payant’ au plan électoral que celui des réformes intérieures qui sont par nature impopulaires. Appelée le plus souvent « politique de la paix » (Friedenspolitik), la politique étrangère allemande est devenue un véritable domaine partagé entre la Chancellerie et l’Auswärtiges Amt.
« D’égal à égal » avec les Etats-Unis ?
54Toutefois, l’intrusion de l’international dans l’agenda politique du Chancelier ne s’explique pas seulement par des considérations électoralistes, mais aussi, voire surtout, par une actualité internationale très chargée. La guerre du Kosovo, la crise de Macédoine, le 11-Septembre et la guerre d’Irak ont de fait occupé une large place dans la gestion quotidienne du gouvernement rouge-vert, tout comme les travaux de la Convention européenne et l’évolution des rapports transatlantiques.
55Ces derniers ont d’ailleurs eu un impact considérable sur le paysage politique allemand. Sans la crise irakienne, sans la volonté manifeste de Gerhard Schröder de s’opposer à la politique américaine en Irak, politique jugée « aventuriste » par les ténors du SPD, sans cet acte d’émancipation inouï des Allemands face à Washington, le tandem Schröder-Fischer aurait perdu les élections de 2002. Privée d’une victoire qui lui semblait acquise en 2002, l’opposition chrétienne-démocrate, qui avait soutenu l’action américaine en 2003, a vivement critiqué l’attitude de Gerhard Schröder qui aurait accepté de déstabiliser une entente germano-américaine vieille de plus de cinquante ans dans le seul but d’emporter des élections. Il est vrai que les relations germano-américaines ont par la suite traversé une crise profonde, notamment pendant la crise irakienne. Si le contact a été rétabli entre la Chancellerie et la Maison Blanche, force est de reconnaître que les relations germano-américaines n’ont plus jamais retrouvé le degré d’entente et de confiance réciproque qu’elles avaient connu avant l’arrivé au pouvoir de Georges W. Bush.
56Gerhard Schröder, lorsqu’il a annoncé son intention d’établir une relation « d’égal à égal » avec lesEtats-Unis (auf gleicher Augenhöhe), une relation qui inclut le droit de « critiquer l’ami », a clairement souligné sa volonté de libérer l’Allemagne de la tutelle bienveillante que Washington exerçait sur la République fédérale depuis 1945. Ce geste, peu apprécié par les dirigeants d’outre-Atlantique, témoignait de l’adhésion du Chancelier à la vision chiraquienne d’un monde multipolaire – vision radicalement rejetée par la Grande-Bretagne en particulier.
Relations internationales multipolaires
57Dans ce monde multipolaire, l’Allemagne devrait, selon Schröder, avoir le droit d’établir des liens divers avec les autres principaux pôles géopolitiques, si ces liens correspondent aux intérêts allemands. D’où « l’axe » informel formé par la France, l’Allemagne et la Russie, axe qui a survécu à la guerre contre l’Irak, mais d’où aussi les relations étroites que Gerhard Schröder a noué avec la Chine. Joschka Fischer était moins pressé de suivre le chef de gouvernement sur cette voie-là. Chef aussi inofficieux qu’incontesté d’un parti écologique très attaché aux principes fondamentaux des droits de l’homme et de la liberté d’expression, il a toujours estimé que la situation des droits de l’homme en Chine dressait une barrière infranchissable sur la voie d’une normalisation totale des relations entre la Chine et l’Allemagne.
58Alors que le chancelier s’est rendu autant de fois à Pékin qu’à Washington durant son double mandat, souvent accompagné d’une délégation très impressionnante d’hommes d’affaires, Joschka Fischer avait, quant à lui, veillé à réparer la relation avec Washington. Il s’est ainsi opposé à la vente d’une centrale nucléaire allemande à Pékin, ainsi qu’à la levée de l’embargo sur les armes à destination de la Chine – deux projets chers au Chancelier et qui ont finalement échoué. De même, Fischer a su tirer profit de l’enlisement américain et de la révélation de l’absence d’armes de destruction massive en Irak pour restaurer les contacts avec son homologue américain, Colin Powell, et son successeur, Condolezza Rice. Il a également soutenu lors de ses nombreux voyages au Proche-Orient le projet américain du Greater Middle East et, en ce qui concerne le conflit isrélo-palestinien, la mise en œuvre de la « feuille de route » (Road Map) dans le but de parvenir, à terme, à l’instauration d’une paix véritable entre l’Etat d’Israël et une Palestine indépendante (Perthes, 2002).
59Enfin, c’est sous les auspices du ministre allemand des Affaires étrangères que la République fédérale a organisé en 2001, près de Bonn, la conférence de Petersberg, censée pacifier les ethnies afghanes et restaurer l’Etat de droit en Afghanistan. Par ailleurs, le gouvernement fédéral s’est fortement impliqué dans la lutte contre le terrorisme international après le 11 septembre. Il a participé à la traque des membres d’Al-Qaida et assumé des responsabilités considérables en Afghanistan où la Bundeswehr, qui a même pris pendant six mois le commandement de la force de protection ISAF au début de l’année 2003, joue encore aujourd’hui un rôle crucial pour la stabilité du gouvernement Karzaï et le maintien de la paix à Kaboul, ainsi que dans la région de Kundus, au Nord-Est du pays.
La RFA assume ses responsabilités militaires
60En revanche, ces gestes n’ont été que modérément appréciés à Washington où on a reproché à l’Allemagne sa critique jugée « anti-américaine », sa politique de non-engagement en Irak et, de façon plus générale, le fait que l’Allemagne ne consacre que 1,4 % de son PIB au budget de la défense. Du point de vue militaire, Berlin ne représentait plus un grand intérêt pour les Etats-Unis. Gerhard Schröder a ressenti cette attitude comme injuste, voire comme une sorte de dédain. Dans la campagne électorale de 2002, il a notamment critiqué le fait de ne pas avoir été informé par les Américains eux-mêmes de leurs intentions concernant l’Irak, attitude qui serait, selon lui, inacceptable entre alliés.
61Cette amertume se nourrissait du fait que son gouvernement avait décidé de participer à la gestion de crises de tous les grands conflits qui ont éclaté depuis 1998, qu’il s’agisse du Kosovo, de la Macédoine, de l’Afghanistan, du Congo ou du Timor oriental. Par moments, l’Allemagne avait envoyé plus de 10 000 soldats de la Bundeswehr dans des opérations de maintien ou de rétablissement de la paix – un engagement en rupture totale avec la tradition allemande de la « culture de la retenue », mis en œuvre par un gouvernement issu des mouvances pacifistes forgées par la crise des missiles ! Pour Gerhard Schröder, cet engagement allait de soi, puisqu’il estimait que l’Allemagne devait assumer ses responsabilités comme tout autre grand Etat de ce monde.
62C’est cette logique aussi qui a animé la candidature infructueuse de l’Allemagne pour un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations-Unies. Joschka Fischer, bien que chef de file des Verts, soutenait à fond cette politique, mais pour des raisons différentes. Ce n’est pas la quête de la grandeur qui l’animait, mais l’omniprésence du poids historique de l’Allemagne. C’est pour éviter qu’Auschwitz ne se répète (« Nie wieder Auschwitz ») qu’il avait forcé la main des députés Verts pour permettre l’envoi de la Bundeswehr au Kosovo, en Macédoine, au Congo ou en Indonésie, des pays menacés par des opérations de « nettoyage ethnique ». Certes, personne en Allemagne – et surtout pas les Verts – ne s’aventure à faire l’amalgame entre Hitler et Milosevic. Mais c’est la dimension religieuse et ethno-centrée des guerres civiles modernes qui a permis à Fischer de faire accepter l’idée par les Verts que c’est au nom de l’Histoire de l’Allemagne que la Bundeswehr doit contribuer à empêcher les massacres de populations civiles.
63Alors que la référence au poids historique de l’Allemagne était omniprésente chez Fischer, dont les parents avaient fui la Hongrie au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Gerhard Schröder a fait preuve d’un plus grand pragmatisme à l’égard de cette partie pourtant essentielle de l’identité allemande. Certes, c’est sous l’égide de son gouvernement qu’ont été réalisés les travaux du gigantesque mémorial de l’Holocauste, au pied de la porte de Brandebourg à Berlin. Mais surtout, Gerhard Schröder, qui n’avait pas voulu participer aux cérémonies du 80e anniversaire de l’armistice, n’a pas raté une seule des manifestations dédiées au 60e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. De la Normandie à Moscou, en passant par Varsovie, il a saisi l’occasion de tenir des discours dans toutes les cérémonies importantes consacrées à la victoire des Alliés pour témoigner non seulement du fait que son pays n’a pas fait table rase de son passé, mais aussi, voire surtout, pour montrer qu’aujourd’hui l’Allemagne se place résolument du côté des Alliés d’hier – des alliés dont elle fait aujourd’hui si naturellement partie qu’on peut presque oublier que ce ne fut pas toujours le cas dans le passé… Schröder approuve l’envoi de la Bundeswehr « hors zone » parce que l’Allemagne a rompu avec son passé, alors que Fischer l’approuve au nom de l’omniprésence de la mémoire de la Shoah. On retrouve ici le leitmotiv schröderien de la « nation normale et responsable » (Bahr, 1998).
Normalisation de la politique étrangère de la RFA
64En témoignait également sa politique de rapprochement, sa politique « d’égal à égal » avec les autres puissances de la planète, la Chine, la Russie et la France, voire la Turquie. Même les relations avec la Grande-Bretagne de Tony Blair sont restées étroites et cordiales, en dépit de l’affaire irakienne, grâce notamment à la proximité de vues entre les deux hommes concernant les questions économiques et sociales. Quant à la France, elle a sorti l’Allemagne de l’auto-isolement lors de la crise irakienne, et elle a permis à l’Allemagne de jouer un rôle de premier plan à l’échelle communautaire, notamment dans le contexte des travaux de la Convention. Enfin, elle a soutenu la politique d’ouverture vis-à-vis de la Turquie, dont le gouvernement rouge-vert fut un fervent défenseur.
65La volonté de Gerhard Schröder et de Joschka Fischer d’achever le processus de normalisation de la politique étrangère de l’Allemagne s’est notamment traduite au plan militaire (Schöllgen, 2004). Non seulement c’est la coalition SPD-Verts, issue du mouvement pacifiste, qui a décidé l’envoi de la Bundeswehr pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, dans une opération de rétablissement de la paix (en Serbie en 1999), mais ce gouvernement a décidé une profonde transformation de l’armée allemande. Sous le SPD et les Verts, la Bundeswehr n’était plus censée défendre l’Allemagne contre une hypothétique menace venant de l’Est, mais sur le bord de l’Hindoukouch, comme l’a souligné le ministre allemand de la Défense, Peter Struck. Ce n’était plus le concept de la défense territoriale qui déterminait la politique de défense de l’Allemagne, mais les nouveaux enjeux de l’après-11-Septembre, le terrorisme international et la menace de la prolifération d’armes de destruction massive.
66Si la Bundeswehr n’avait pas encore été transformée en une armée de métier (mesure qui aurait sonné le glas du service très bon marché et très apprécié des « objecteurs de conscience » dans les hôpitaux et maisons de retraite allemands), elle est constituée pour l’essentiel de soldats de métier formés pour des interventions à l’extérieur des frontières de l’Union européenne. Parallèlement, le nombre d’Allemands sous les armes a été fortement réduit, passant de 340 000 soldats en 1998 à 250 000 soldats. Et ce ne fut pas la fin du processus de transformation de la Bundeswehr, compte tenu de la volonté des Verts, des libéraux et même d’une partie des sociaux-démocrates de suivre l’exemple français et de créer une armée de métier qui ne dépasserait pas le nombre de 200 000 soldats.
67Sous Schröder, des contingents de la Bundeswehr ont été présents dans de nombreux foyers de crise, sous les auspices de l’ONU, de l’UE ou de l’OTAN – une réalité inconcevable sous le gouvernement Kohl – qu’il s’agisse du Kosovo, de la Bosnie, de la Macédoine ou de l’Afghanistan. Mais ils étaient également présents au Koweït, au Soudan, au Mozambique, en Indonésie, au Timor oriental, dans la Corne de l’Afrique, en Ethiopie et en Ouzbékistan.
68En revanche, il est vrai, compte tenu du fait qu’outre-Rhin les dépenses militaires avaient diminué de près de 30 % entre 1990 et 2002 et que l’Allemagne ne consacrait plus que 1,4 % de son PIB au budget de la défense, la Bundeswehr devait faire face à un sous-financement chronique. De fait, l’armée allemande était dépourvue de capacités militaires élémentaires dans des secteurs clés, tels que le commandement, la reconnaissance, la mobilité et l’aptitude au déploiement autonome de matériel et de troupes sur de grandes distances – des domaines essentiels sur le plan des interventions « hors zone ».
Le tournant 2005 : la politique étrangère de la chancelière Merkel
69Si le bilan de la politique étrangère du ‘tandem’ Schröder/Fischer a été jugé globalement satisfaisant par les Allemands, il a néanmoins prêté le flanc à des critiques qui étaient loin d’être infondées (Stark, 2005). La CDU a fortement stigmatisé la « détérioration des relations germano-américaines » causée par la politique de Schröder dans la crise irakienne. De même, la CDU a rejeté la politique de Gerhard Schröder (et de Jacques Chirac) qui visait à faire de l’UE une « puissance » capable de faire contrepoids à Washington. Au-delà de la dégradation des rapports entre Berlin et Washington, le gouvernement rouge-vert aurait heurté de front les sensibilités des Européens de l’Est et des Britanniques en particulier, très attachés au maintien du lien transatlantique.
70Toutefois, arrivée au pouvoir en automne 2005, la nouvelle chancelière ne pouvait pas réellement ‘mettre en musique’ sa politique étrangère telle qu’elle la concevait, car en raison de la formation d’une « grande coalition » entre la CDU et le SPD, la politique étrangère allemande a dû faire l’objet d’un partage entre la chancelière Merkel et ‘son’ ministre des Affaires étrangères de l’époque, Frank-Walter Steinmeier.
Rupture dans la continuité
71Cela n’empêchera nullement Angela Merkel de s’assurer plus vite que ses prédécesseurs du pilotage de la diplomatie allemande qui, dans le système politique allemand, revient de toute façon à la chancellerie, et de réaliser ainsi une « rupture dans la continuité ». Par conséquent, dès 2005, Angela Merkel avait annoncé son intention de développer une politique étrangère pragmatique, en phase avec les intérêts de tous les partenaires de l’Allemagne, la priorité devant être donnée au renouveau des relations transatlantiques.
72Néanmoins, Angela Merkel ne pouvait pas ne pas tenir compte de certains facteurs permanents, tels que l’impopularité du président Bush en Allemagne, l’enlisement américain en Irak, la dépendance énergétique croissante de l’Allemagne à l’égard de la Russie, l’importance du marché chinois pour l’industrie allemande ou les responsabilités qui découlent de l’engagement en Afghanistan et dans les Balkans et qui s’inscrivent de surcroît dans une perspective de longue durée. Si rupture il pouvait y avoir, elle ne pouvait être que modérée.
73Il n’en demeure pas moins que la politique étrangère allemande a connu des succès non négligeables durant les quatre années de la Grande coalition et tout particulièrement durant la double présidence de l’UE et du G8 en 2007. La relance du processus institutionnel européen, paralysé par le double « non » franco-néerlandais à la Constitution en 2005, a été le point le plus important du programme de la présidence européenne de la République fédérale. Grâce à la médiation allemande, le Conseil européen s’est en effet mis d’accord, dans la nuit du 22 au 23 juin, sur le mandat d’une conférence intergouvernementale chargée de finaliser et d’adopter avant la fin de l’année 2007 un « traité de réforme ». Signé le 13 décembre 2007, celui-ci a été ratifié par l’ensemble des 27 et est entré en vigueur le 1er décembre 2009.
La critique des juges de Karlsruhe
74En revanche, l’Allemagne a achevé tardivement sa procédure de ratification, étant obligée d’attendre le jugement de la Cour de Karlsruhe concernant la « constitutionnalité » du traité de Lisbonne. Or, dans son verdict du 30 juin 2009, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a estimé que ce traité, s’il était compatible avec les principes directeurs de la Loi fondamentale allemande, nécessitait au préalable la modification de la « loi d’accompagnement » du Parlement allemand, afin de renforcer les droits du Bundestag et du Bundesrat en matière européenne.
75Le jugement de la Cour constitutionnelle a suscité des critiques de la part de plusieurs responsables politiques. Car sous couvert d’évaluation de la constitutionnalité d’un traité et d’une loi d’accompagnement, la Cour tentait selon eux de dicter des limites à l’intégration européenne. Que penser de cet arrêt et de ses conséquences sur l’avenir de l’intégration européenne d’une part, mais aussi sur la place et le rôle de leader de l’Allemagne à Bruxelles ? La tentative du tribunal constitutionnel visant à limiter la participation de l’Allemagne à la future intégration européenne risque d’avoir des conséquences négatives sur la politique européenne de l’Allemagne, thèse que défendent beaucoup d’auteurs qui estiment que, sous couvert d’une rhétorique pro-européenne, l’Allemagne se détourne de facto de l’intégration (voir par exemple Guérot/Hénard, 2011).
Une Allemagne de moins en moins européenne ?
76Cette critique, formulée avec de plus en insistance, et tout particulièrement après la fin de la Grande coalition et la formation du gouvernement « noir-jaune » (Union-FDP) en octobre 2009, épingle trois domaines notamment, dans lesquels l’Allemagne n’aurait pas agi en fonction des intérêts européens, mais seulement pour défendre ses intérêts nationaux : la crise financière de 2009, la crise de la dette souveraine de 2010 et la crise libyenne de 2011.
Crise de la finance mondiale. L’Europe en ordre dispersé
77Premier pays exportateur mondial en 2008, l’Allemagne a été touchée de plein fouet par le ralentissement brutal de l’activité économique en 2009. Pour autant, Berlin la première n’aurait pas joué la carte européenne, privilégiant une démarche centrée sur ses intérêts nationaux. Ce positionnement s’inscrirait dans un climat plus général accordant une primauté aux intérêts économiques allemands, que ce soit dans la gestion de la crise financière, dans une politique de soutien aux entreprises nationales allemandes dans des secteurs jugées stratégiques, et dans la défense des intérêts économiques allemands sur les marchés internationaux.
78Il est vrai qu’à la fin de l’année 2008, le gouvernement allemand de Grande coalition a tardé à réagir à la crise financière, estimant que les banques allemandes étaient relativement protégées de l’effet domino de la crise des subprimes. La nécessité d’un consensus entre les partenaires de la Grande coalition et l’équilibre budgétaire recherché par les dirigeants allemands n’incitait pas les responsables politiques à décider rapidement des mesures de soutien aux banques, puis des plans de relance de l’économie.
79Berlin a pourtant dû s’y résoudre, avec deux plans conjoncturels lancés par la Grande coalition en décembre 2008 et janvier 2009. Face à la crise économique et financière, force est de constater que tous les Etats européens, dont l’Allemagne, ont réagi en ordre dispersé, au risque de laisser une fois de plus le champ libre aux autres pays du fait de leur manque d’unité. Ces réponses nationales et non coordonnées à la crise risquent à terme d’enrayer le processus d’intégration européenne pour plusieurs années et on le verra notamment dans le contexte de la crise de l’euro de 2010.
Crise de l’euro. Politique non coopérative ?
80Cette dernière, qui éclate au grand jour au printemps 2010 lorsque la Grèce se trouve au bord de la ruine, a vu beaucoup d’économistes français (et européens) critiquer la dite « politique non coopérative » de l’Allemagne. Loin de suivre les choix et stratégies de ses partenaires alors qu’elle est partie intégrante de l’Union économique et monétaire (UEM), la République fédérale aurait procédé à une déréglementation de son marché du travail, à une compression de ses coûts salariaux (les syndicats ont accepté de modérer leurs revendications salariales, moyennant un engagement du patronat à freiner les délocalisations) et à un assainissement budgétaire assez considérable sous la Grande coalition.
81Il est vrai que l’adoption des lois Hartz (voir dans cet ouvrage les contributions de R. Lasserre et E. Spitznagel) a contribué à la diminution des coûts du travail, qui ont de facto stagné entre 2000 et 2010 (+ 10 %), alors qu’en parallèle l’Allemagne a investi massivement dans la recherche-développement. En dix ans, l’ensemble de ces mesures a permis à Berlin d’accroître de 25 % la compétitivité de ses prix industriels par rapport à ceux de ses voisins (Chatignoux, 2010), de bénéficier pleinement de la croissance mondiale entraînée par les pays émergents, enfin de faire face à la crise bancaire de 2008 tout en enrayant la récession de 2009 (Lasserre, 2010).
82Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que l’Allemagne se soit vue accuser d’avoir adopté une politique de désinflation compétitive, comme le soulignait Christine Lagarde dans le Financial Times en mars 2010. Selon cette dernière, la forte pression allemande sur les coûts de main-d’œuvre ne serait pas viable à long terme pour l’UE, et en particulier pour l’Euro-groupe (ensemble des ministres des Finances des Etats membres de la zone euro, qui se réunissent mensuellement en vue de coordonner leurs politiques économiques), dans la mesure où la priorité donnée aux exportations, et la faiblesse de la demande interne, empêcheraient certains pays, notamment la France et l’Italie, de rééquilibrer leurs échanges avec la République fédérale.
83Bref, taxée de « petite Chine » par ses partenaires, l’Allemagne a été plus ou moins indirectement accusée d’être responsable du désastre grec et des difficultés portugaises et irlandaises… Pour tel commentaire du Monde, l’Allemagne, en menant une politique économique non coopérative, chercherait à renforcer sa compétitivité au détriment des autres pays membres de la zone, l’objectif étant d’accroître la polarisation de l’activité sur son territoire au détriment des autres membres de la zone euro.
84Ces critiques se sont un peu apaisées après la mise sur pied d’un paquet de sauvetage pour la Grèce, en 2010 et 2011, assuré à hauteur de 20 % par l’Allemagne (et notamment ses contribuables). Enfin, et peut-être surtout, la chancelière Merkel a renoncé à l’opposition traditionnelle de l’Allemagne à l’égard d’un co-pilotage politique de la zone euro et a donné son accord à l’émergence d’une « gouvernance de l’euro » qui a progressivement commencé à voir le jour en 2010 et 2011. Reste que cette « concession » est intervenue tardivement. Berlin n’a donc pas totalement réussi à faire taire ceux qui lui reprochent de faire de plus en plus cavalier seul.
Lybie : abstention de l’Allemagne
85Dernière preuve, s’il en faut, de cette tendance, l’abstention de l’Allemagne au Conseil de sécurité des Nations-Unies, le 17 mars 2011. Pour la première fois depuis sa création en 1949, la République fédérale a pris une décision contraire à la politique de ses trois alliés les plus importants qui ont donné naissance à la République fédérale et qui ont permis aux Allemands de se réintégrer dans le monde des nations civilisées –Etats-Unis, France et Grande-Bretagne –, une décision lourde de conséquences pour l’Allemagne et qualifiée par le Frankfurter Allgemeine Zeitung, journal pourtant loin d’être défavorable à l’actuel gouvernement allemand, de « retour du Sonderweg » (Kohler, 2011).
86Ce même journal n’a pas été convaincu par l’argument du ministre allemand des Affaires étrangères, Guido Westerwelle, selon lequel la position allemande aurait été largement soutenue dans le monde, en particulier par la Chine, la Russie, l’Inde et le Brésil, quatre pays avec lesquels l’Allemagne a certes des relations commerciales, mais que l’on ne peut classer parmi les pays qui font partie de ce que l’on a pu nommer « la communauté de valeurs ».
87La décision du gouvernement fédéral a donc suscité un très vif débat outre-Rhin. L’hebdomadaire Der Spiegel estime que l’abstention a donné naissance à « une nouvelle doctrine » en matière de politique étrangère, une doctrine qui voit l’Allemagne choisir ses partenaires « à la carte » et selon les circonstances. Or, en agissant ainsi, Merkel et Westerwelle auraient remis en question les principes fondamentaux de la politique étrangère allemande, oubliant que seul l’ancrage à l’Ouest, après les errements de la politique de bascule de Bismarck et la politique d’agression de Hitler, aurait permis à l’Allemagne de trouver sa place en Europe et dans le monde. L’Allemagne se serait donc comportée comme une « Grande Suisse », devenant ainsi un pays imprévisible pour ses partenaires (Münchau, 2011). Ce que l’on critique ainsi, ce n’est pas tant la décision allemande de ne pas participer à l’intervention militaire en Libye – qui n’est pas sans risques – mais de ne pas l’avoir cautionnée d’un commun accord avec ses alliés, et donc d’avoir agi seule.
88Par consequent, soixante-deux ans après sa naissance, la République fédérale d’Allemagne doit une nouvelle fois repenser sa politique étrangère. Elle est trop petite pour se passer de l’Union européenne, mais trop grande pour ne pas assumer des responsabilités politiques et militaires qui sont à la hauteur de sa puissance économique et industrielle. Or ce pas, beaucoup d’Allemands peinent à le franchir. Exténuée après 20 ans d’effort continu pour remettre à niveau l’ancienne RDA, après des années de réforme économique, mais aussi vieillissante du point de vue démographique, l’Allemagne souhaiterait peut-être profiter des résultats de ses efforts et se concentrer sur la « partie heureuse » de la globalisation, le commerce. Mais cela ne s’avère guère suffisant dans un monde complexe et dangereux qui nécessite de la part de l’Allemagne une politique étrangère et de sécurité « normale » et « mature ».
Bibliographie
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Notes de fin
1 Inédit.
Auteur
Maître de conférences à l’Université de Paris III Sorbonne Nouvelle (UFR d’études européennes), Secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l’Ifri.
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