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Le tournant énergétique allemand
p. 53-63
Texte intégral
1Avec l'entrée dans le nouveau millénaire, la politique énergétique allemande a subi une inflexion majeure, concrétisant les attentes exprimées durant la décennie antérieure par les opposants à l’énergie nucléaire et les partisans des énergies renouvelables. Ms en œuvre par le gouvernement Schröder en 2000, le nouveau cadre réglementaire a produit progressivement ses résultats, très visibles à partir de 2005 Devenue chancelière à cette date. Angela Merkel a tenté une réorientation en 2010, en accordant un sursis aux centrales nucléaires, mais elle s'est vite ravisée et dès 2011 elle a fart du « tournant énergétique » un véritable étendard de la politique allemande. Les ajustements introduits en 2011 n’ont cependant pas permis de surmonter les difficultés apparues précédemment, et le dispositif législatif a connu un remaniement de grande ampleur en 2014, afin de contenir les coûts devenus exorbitants des deux filières privilégiées, éolienne et photovoltaïque.
2Le présent article analyse les évolutions vécues outre-Rhin selon un déroulé chronologique. Il se termine par une interrogation sur l’extension à l’échelle européenne des choix allemands... et des problèmes qu'ils engendrent. En effet ayant surmonté la crise économique ouverte en 2008 mieux que la plupart des pays du continent, l'Allemagne a conquis une influence prépondérante dans les affaires européennes. En matière énergétique, elle pousse naturellement à une stratégie communautaire qui consolide ses propres choix, mais qui pourrait fragiliser les pays voisins.
Rappel chronologique 2000-2011
3Après la catastrophe de Tchernobyl, l’opposition à l’énergie nucléaire en Allemagne trouve une nouvelle vigueur et les sources alternatives d’électricité connaissent un regain d’intérêt. En 1990, l’alliance formée par l’union chrétienne-démocrate et l’union chrétienne-sociale de Bavière (CDU-CSU) contrôlant le Bundestag fait adopter une loi introduisant la notion de tarif d’achat garanti pour l’électricité issue de sources renouvelables (Stromeinspeisegesetz du 7 décembre 1990). Les investissements décollent, notamment dans la production éolienne et la biomasse, mais l’effet de cette loi reste cependant contrarié à la fois par la réunification du pays, drainant les capitaux disponibles vers la mise à niveau des infrastructures, et par les incertitudes entourant la volonté de la Commission européenne de libéraliser le secteur de l’électricité.
4En 1998, une alliance entre le parti social-démocrate (SPD) et le parti écologiste, la coalition rouge-verte, conquiert le pouvoir fédéral. L’accord de gouvernement inclut la « modernisation écologique » du secteur de l’énergie. Encouragée par le chancelier Gerhard Schröder, elle est menée en grande partie par le ministre de l’Environnement, Jürgen Trittin, issu du parti écologiste (Bündnis 90/Die Grünen), épaulé par des élus du SPD hostiles à l’énergie nucléaire, tels que le député Hermann Scheer. Cette politique se traduit par deux actes majeurs :
l’adoption de la loi sur les énergies renouvelables, dite loi EEG (Erneuerbare-Energien-Gesetz du 29 mars 2000). Dans son chapitre concernant la production d’électricité, cette loi étend le dispositif antérieur, confiné auparavant aux petites installations. Le tarif d’achat est garanti sur 20 ans, à un prix connu à l’avance et le surcoût au regard du prix du marché est répercuté sur le consommateur final. En 2004, une retouche à ce dispositif permet un ajustement du tarif aux coûts des équipements ;
la signature d’une convention avec les exploitants de centrales nucléaires, le 14 juin 2001. Elle fixe un plafond à la production cumulée des 19 réacteurs en service (2 620 TWh) et une durée moyenne d’exploitation (32 ans), en laissant toutefois la possibilité d’affecter cette production et la durée de vie selon un barème spécifique à chaque centrale. Le dernier réacteur nucléaire serait arrêté en 2021. Cette convention est transcrite dans la loi le 22 avril 2002, sous le titre « Sortie du nucléaire » (Atomausstieg), par un amendement à la loi autorisant le pays à recourir à l’usage pacifique de l’atome (Atomgesetz du 23 décembre 1959).
5Ce nouveau cadre législatif conduit d’une part à un développement remarquable de l’électricité d’origine renouvelable durant toute la décennie 2000-2010, d’autre part à la fermeture de deux réacteurs nucléaires (Stade et Obrigheim).
6Toutefois, les grandes compagnies électriques allemandes2 ne semblent pas entrevoir les risques de recomposition sectorielle induits par la loi EEG et cette myopie s’explique peut-être par l’attitude bienveillante des gouvernements successifs à leur égard. Ces derniers autorisent ainsi en 2000 le rapprochement entre les conglomérats VEBA et VIAG, maisons mères des groupes Preussen-Elektra et Bayernwerk, dont la fusion donne naissance au géant de l’énergie E.ON. Celui-ci obtient à son tour en 2003 l’autorisation d’absorber le groupe Ruhrgas afin d’élargir encore sa palette d’activités. Dans les deux cas, le gouvernement allemand défend la consolidation auprès de la Commission européenne, pourtant hostile aux fusions : elle interdit à la même époque le mariage entre les entreprises françaises Legrand et Schneider.
7Sur d’autres terrains également, la chancellerie réussit à préserver des spécificités allemandes très favorables aux compagnies électriques en place. Ainsi, alors que l’ouverture du marché aux producteurs électriques des pays voisins est rendue obligatoire depuis la directive européenne de 1996, les importations restent verrouillées jusqu’en 2005 par l’obligation faite aux concurrents étrangers de négocier le passage du courant avec les gestionnaires allemands des réseaux, qui ne font rien pour faciliter les accords… L’électricien français EDF comprend que pour exporter du courant outre-Rhin, il faut devenir allemand et prend donc une participation au sein du groupe EnBW. Les compagnies reçoivent aussi un traitement de faveur lors de la mise en œuvre du système européen d’échange de quotas de CO2 (au 1er janvier 2005) : leur dotation est calculée selon des modalités extrêmement avantageuses. Enfin, l’Allemagne bénéficie d’une dérogation aux contraintes européennes, évitant aux entreprises locales (les Stadtwerke) de scinder leurs activités ; la directive de 2009 sur le marché intérieur de l’électricité confirme que cette clause, destinée à placer tous les fournisseurs sur un pied d’égalité, ne s’applique pas à près de 800 acteurs locaux en territoire germanique.
8Fortes de ce soutien gouvernemental sur leur cœur de métier, les grandes entreprises allemandes continuent de croire en l’avenir de l’énergie nucléaire. Le groupe Siemens approuve en 2001 un partenariat avec le groupe AREVA pour développer cette technologie ; il dénonce cet accord en 2009, mais en signe aussitôt un autre avec le groupe d’État russe Rosatom, un spécialiste du domaine nucléaire à taille mondiale. En 2009 encore, les groupes E.ON et RWE s’allient au sein d’une filiale commune, Horizon Nuclear Power, créée pour participer à la relance de cette énergie en Grande-Bretagne.
9Le relatif désintérêt des électriciens « historiques » pour les énergies renouvelables transparaît dans les chiffres : en 2010, ils ne détenaient que 4 GW des 53 GW de sources renouvelables alors en service, soit à peine 7 %. Leur choix s’explique aussi par les changements de majorité gouvernementale. Après un premier basculement en 2005, une coalition entre le parti chrétien-démocrate (CDU) et le parti libéral (FDP) arrive au pouvoir en 2009, en ayant promis de réviser la décision de sortie du nucléaire.
10Cette volonté est confortée par l’échec de la conférence de Copenhague, fin 2009. Entre 2001 et 2009, l’Union européenne (UE) emboîte le pas à l’Allemagne et promeut le développement des énergies renouvelables, avec deux directives imposant des mesures en leur faveur (électricité en 2001 et biocarburants en 2003). L’UE accorde aussi une grande importance à la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, mettant en place un système d’échange de quotas d’émission (SEQE) dès 2005. Les alertes contre les conséquences du changement climatique se multiplient. Le rapport Stern et le film d’Al Gore en 2006, puis le quatrième rapport du GIEC en 2007, rencontrent une large audience3. Les dirigeants européens croient alors en la perspective d’un accord mondial à Copenhague, lors de la quinzième conférence des parties à la convention de Rio4. Pour se présenter à cette conférence en position exemplaire, les chefs d’État et de gouvernement de l’UE, soutenus par le Parlement européen, adoptent un paquet énergie-climat comportant des objectifs contraignants pour chaque État membre de l’Union. Mais le refus de la Chine et des États-Unis de s’engager sur un texte multilatéral ruine les espoirs de bâtir un cadre international.
11Après l’échec de Copenhague, et au terme d’une longue concertation, la chancelière Angela Merkel présente un plan d’ensemble, la « trame énergétique » (Energiekonzept 2010, ou EK 2010). Elle définit une orientation énergétique extrêmement ambitieuse jusqu’à l’horizon 2050, comparable par sa résonnance aux lois « Grenelle de l’environnement » de 2009 et 2010 en France. Le texte est approuvé par le Bundestag le 29 octobre 2010. Il prévoit la prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires de 8 à 14 ans, selon leur âge, au-delà de 2021. En échange, les exploitants s’engagent sur un programme d’investissements accrus pour renforcer leur sûreté. Ils acceptent en outre de payer d’une part une taxe sur le combustible nucléaire, dont le produit est versé au budget de l’État (en ce temps-là déficitaire…), d’autre part une contribution au fonds « Énergie et Climat », qui servira notamment à stimuler le développement des énergies renouvelables. L’énergie nucléaire est alors décrite comme une énergie de transition, dont la préservation reste nécessaire jusqu’à l’arrivée à maturité des énergies renouvelables, qui domineront le paysage énergétique allemand en 2050.
12Les dispositions favorables à l’énergie nucléaire se révèlent aussitôt impopulaires. Soucieux de s’en désolidariser, le gouvernement du Land de Bade-Wurtemberg, appartenant pourtant à la majorité fédérale menée par la CDU, demande en toute hâte à EDF de céder sa participation au sein du groupe EnBW. Les élections régionales de mars 2011 s’annoncent en effet périlleuses pour l’équipe sortante ; elle tient à afficher son indépendance à l’égard d’un opérateur électrique identifié comme pronucléaire. Un accord, avantageux pour EDF, est signé le 6 décembre 2010.
13L’accident de Fukushima survient le 11 mars 2011. La chancelière Angela Merkel comprend immédiatement le parti qu’elle peut tirer des circonstances pour rétablir son image ; elle agit très rapidement :
dès le 14 mars, la chancelière annonce un moratoire de trois mois, mettant immédiatement à l’arrêt les huit réacteurs nucléaires les plus anciens ;
le 17 mars, elle demande à la Commission de sûreté des réacteurs (RSK5) de procéder à un examen des centrales allemandes à la lumière des évènements survenus au Japon ;
le 22 mars, une commission éthique est installée par la chancelière. Sa mission consiste à évaluer les risques présentés par l’énergie nucléaire et à examiner la faisabilité d’une sortie de cette énergie pour « entrer dans le siècle des énergies renouvelables ». La commission est coprésidée par Klaus Töpfer, ancien ministre (CDU) du chancelier Helmut Kohl, et Matthias Kleiner, alors président de l’Agence allemande de financement de la recherche (DFG) ;
le 15 mai, la RSK remet son rapport, estimant que le parc nucléaire allemand ne présente pas de risque générique, mais préconisant des tests de sûreté spécifiques sur chaque site. Elle émet cependant un doute sur la sûreté des centrales les plus anciennes en cas de chute d’un avion gros porteur ;
le 28 mai, la commission éthique remet son rapport au gouvernement, avant de le rendre public deux jours plus tard. Selon les conclusions du rapport, l’exploitation de l’énergie nucléaire fait courir des risques à des populations qui ne sont associées ni aux décisions ni au contrôle de leur mise en œuvre : il s’agit des peuples vivant en dehors du pays d’établissement des centrales ou des générations futures appelées à vivre dans ce pays. En ce sens, exploiter l’énergie nucléaire ne remplit pas toutes les conditions éthiques. Le rapport estime par ailleurs que l’Allemagne pourrait obtenir une sécurité d’approvisionnement équivalente à son niveau actuel en arrêtant progressivement les centrales nucléaires et en développant les énergies renouvelables. Il préconise cette voie ;
le 30 mai, le ministre de l’Environnement, Norbert Röttgen, annonce que les huit réacteurs à l’arrêt ne redémarreront pas, et que les neuf autres seront fermés d’ici 2022 ;
le 6 juin, un projet de loi en ce sens est adopté lors d’un conseil des ministres extraordinaire ; le texte est soumis au Bundestag et voté à une majorité écrasante le 30 juin 2011, puis approuvé par le Bundesrat le 8 juillet 2011.
14Dans les semaines qui suivent, les députés adoptent divers autres textes remodelant le cadre légal du secteur de l’énergie allemand, l’ensemble marquant un véritable « tournant énergétique » (Energiewende). Plusieurs des textes approuvés durant cette période comportent des clauses permettant leur mise à jour ultérieure par voie d’ordonnance, sans consultation du Bundesrat. Un point essentiel mérite attention : les objectifs volontaristes du plan antérieur (Energiekonzept 2010) sont conservés, aussi bien la réduction des émissions de gaz à effet de serre que la réduction des consommations d’énergie et le développement des énergies renouvelables. Or l’atteinte de ces objectifs devait être facilitée par le maintien d’une production nucléaire offrant au pays une électricité peu onéreuse, non émettrice de CO2 et pourvoyeuse de fonds pour la politique énergétique ; désormais il faut réussir avec des apports considérablement réduits de la part du secteur nucléaire.
Évolution de 2011 à 2015
15Les objectifs confirmés en 2011 contiennent quatre repères majeurs pour 2020 :
une réduction des consommations d’énergie de 20 % (par rapport à leur niveau de 2008) ;
une réduction des émissions de CO2 de 40 % (par rapport à leur niveau de 1990) ;
une part de 18 % d’énergies renouvelables dans la consommation totale ;
une part de 35 % de sources renouvelables dans la consommation d’électricité.
16Cependant, dans le « paquet » législatif traité en 2011, l’essentiel des dispositions conforte le soutien aux sources renouvelables d’électricité, qui devient de fait l’objectif phare de l’Energiewende. La réduction de la consommation d’énergie continue à reposer sur le dispositif antérieur, certes solide grâce aux aides sur fonds publics, mais sans mesure novatrice. Aucun tournant significatif non plus pour les énergies autres que l’électricité. Pour la réduction des émissions de CO2, le gouvernement comptait sur un projet de loi autorisant le captage et le stockage du CO2. Il visait à faciliter le lancement de démonstrateurs à l’échelle industrielle, en autorisant la construction de réseaux de CO2 jusqu’aux sites de stockage souterrain les plus appropriés, fussent-ils situés hors de la région d’origine. Or ce texte est rejeté par le Bundesrat le 23 septembre 2011. En effet, les Länder situés sur les structures géologiques les plus favorables craignent de devenir les « dépotoirs » du CO2 produit dans tout le pays, alors que le stockage souterrain suscite encore méfiance, voire opposition dans une partie de la population. Une hostilité comparable frappe l’exploitation du gaz de schiste : la fracturation hydraulique demeure bannie de facto.
Graphique1 : Production d’électricité d’origine renouvelable en Allemagne

Source : Bundesministerium für Wirtschaft und Energie (BMWi), Erneuerbare Energien im Jahr 2014, Berlin, 27 février 2015.
17La production d’électricité d’origine renouvelable avait déjà connu une accélération à partir de 2007, grâce à la baisse du prix des composants et à la diffusion du savoir-faire dans les branches professionnelles concernées. Confortée par la priorité politique qui lui est accordée en 2011, l’électricité d’origine renouvelable reçoit une nouvelle impulsion et progresse à un rythme exceptionnel ; elle représente déjà 27 % de l’électricité consommée en 2014. Le graphique 1 ci-dessus rend compte de ce double élan ; il illustre la place considérable des sources éolienne et photovoltaïque, malgré les inconvénients liés à leur caractère intermittent.
18Cependant, cette croissance spectaculaire comporte aussi des zones d’ombre.
19En premier lieu, ses bénéfices industriels restent inégaux. Le secteur éolien garde un taux d’activité satisfaisant, mais les entreprises du secteur photovoltaïque ont fortement reculé. En effet, dans l’espoir de canaliser le développement de cette énergie, le gouvernement a réduit la rémunération du courant qu’elle produit. Ce geste a abouti à un résultat imprévu : les panneaux produits en Allemagne ont été évincés par les modules beaucoup moins chers fabriqués en Asie (principalement de Chine), et la mise en place de filières d’importation bon marché a donné un coup de fouet à l’énergie photovoltaïque… tout en ruinant les producteurs de panneaux allemands, qui figuraient auparavant parmi les leaders mondiaux. En 2008, environ 43 % des capacités photovoltaïques en service sur la planète étaient installées en Allemagne, qui détenait 17 % du marché mondial. En 2013, l’Allemagne possédait 25 % des capacités mondiales, mais ses usines n’approvisionnaient plus que 2 % du marché.
20En second lieu, l’électricité issue de sources renouvelables se substitue à celle venant des réacteurs nucléaires, sans entamer les volumes produits par les centrales alimentées en combustibles fossiles. Parmi ces derniers, les plus polluants (lignite et houille) ont pris l’avantage sur le moins nocif (gaz naturel), en raison de prix de marché plus avantageux en 2012 et 2013, de sorte que les émissions de CO2 de l’Allemagne ont augmenté de 3 % entre 2011 et 2013. Le mécanisme des quotas de CO2 instauré à l’échelle européenne n’a pas joué son rôle de frein, car le gouvernement avait distribué généreusement les quotas lorsqu’ils étaient gratuits et la crise économique a réduit les besoins dans la plupart des pays entourant l’Allemagne, faisant chuter le prix de la tonne de CO2 à un niveau sans conséquence pour les opérateurs. On notera incidemment l’attitude ambiguë du gouvernement allemand, qui n’a pas montré d’ardeur particulière à réformer le SEQE et a ferraillé contre le projet de durcir les normes européennes relatives au CO2 émis par les voitures…
21En dernier lieu, le succès des sources renouvelables d’électricité repose sur la propension à payer des consommateurs allemands, ceux-ci assumant le surcoût de ces sources par rapport aux centrales conventionnelles. Ce surcoût a pris des proportions considérables ; en 2014 il atteignait 23,5 milliards d’euros. Cette somme n’est pas ventilée équitablement entre tous les clients : la grande industrie bénéficie d’exemptions. L’essentiel du surcoût est répercuté sur les consommateurs domestiques sous forme d’une surcharge (EEG-Umlage) qui représente en 2014 et 2015 environ 21 % du prix du kWh pour les ménages, lequel reste le deuxième plus cher d’Europe (le premier étant celui du Danemark).
22Dès 2013, l’augmentation incontrôlée des factures prend une tournure politique. Les élections fédérales du 22 septembre 2013 voient l’effacement du parti libéral et l’arrivée du parti social-démocrate (SPD) au sein du gouvernement ; l’accord négocié au sein de la nouvelle coalition comprend en bonne place une refonte de la loi sur les énergies renouvelables. Le dossier est confié au nouveau ministre en charge de l’Économie et de l’Énergie Sigmar Gabriel (SPD), qui se rend immédiatement à Bruxelles pour obtenir l’assurance que le régime dérogatoire accordé à la grande industrie ne sera pas remis en cause. Il est entendu : les lignes directrices présentées par la Commission européenne le 9 avril 20146 autorisent ce type d’exemptions, selon des modalités que le projet de loi allemand reprend scrupuleusement. Le texte est voté par le Bundestag le 27 juin et approuvé par le Bundesrat le 11 juillet 2014.
23La loi, dite « EEG 2.0 », permet un contrôle strict de la rémunération des producteurs d’électricité d’origine renouvelable en l’enserrant dans un « corridor » qui fluctue en fonction des résultats. Si ceux-ci dépassent les objectifs annuels, la rémunération est immédiatement amputée ; elle est majorée dans le cas inverse. Ces objectifs eux-mêmes favorisent la source la moins dispendieuse : l’énergie éolienne à terre, avec une trajectoire de 2 500 MW/an. L’énergie photovoltaïque apparaît bridée, avec le même objectif (2 500 MW/an) alors que les années antérieures avaient vu des mises en service plus conséquentes : 3 300 MW en 2013 et 7 600 MW en 2012 ! L’énergie éolienne en mer reçoit un objectif inférieur : 6 500 MW d’ici 2020 et l’électricité issue de biomasse (solide ou biogaz) est quasiment abandonnée, avec 100 MW par an seulement. Pour cette dernière source, le gouvernement suit l’opinion publique, choquée par les cultures intensives de maïs destinées à la production de biogaz, tandis que le pays importe du maïs alimentaire.
24Au passage, la nouvelle loi restreint l’avantage dont bénéficiaient auparavant les auto-consommateurs, c’est-à-dire les propriétaires d’installations (photovoltaïques principalement) destinées à leur propre alimentation. Ce courant électrique était totalement exonéré de la surcharge EEG ; elle s’appliquera désormais partiellement (à hauteur de 40 %) à chaque kWh autoconsommé. Cette mesure ne constitue qu’une correction mineure de l’un des effets redistributifs engendrés par la loi initiale, depuis l’an 2000. Elle atténue l’inégalité entre le consommateur ordinaire et l’auto-consommateur, mais ne l’élimine pas.
25La loi de 2014 ne réduit en rien une autre forme d’inégalité, celle qui favorise les épargnants, prêts à investir dans des installations d’énergie renouvelable, en général très rentables grâce au principe du tarif d’achat garanti, principe maintenu par le nouveau texte malgré des modalités différentes. Le consommateur aux ressources insuffisantes pour épargner continuera donc à payer son électricité à un prix élevé afin de rémunérer son voisin qui a pu placer des liquidités dans les sources renouvelables. La loi maintient aussi, comme indiqué ci-dessus, une autre forme de transfert financier, des consommateurs domestiques vers la grande industrie. Les exonérations relatives à la surcharge EEG dont bénéficie cette dernière peuvent être estimées à 4,8 milliards d’euros pour l’année 2014, somme qui s’apparente à une subvention indirecte de la part des ménages, car ceux-ci acquittent le montant non assumé par l’industrie. Signalons en outre que les gros consommateurs d’électricité ne paient pas l’intégralité des frais de réseau qui leur incombent : un abattement leur est consenti, chiffré à 630 millions d’euros pour l’année 20147.
26Par ailleurs, la loi EEG 2.0 n’apporte aucune réponse à trois dossiers sensibles politiquement :
les difficultés financières des producteurs conventionnels. Rémunérée en dehors des lois du marché, l’électricité issue de sources renouvelables tire vers le bas le prix appliqué à l’ensemble des productions. Les revenus des entreprises possédant les centrales classiques chutent, érodant leur valeur boursière, poussant à leur endettement et restreignant les possibilités d’investissement. Or ces centrales demeurent indispensables à la sécurité d’approvisionnement : elles assurent encore l’essentiel de la production allemande et fonctionnent en l’absence de vent et de soleil ;
les émissions de CO2. En 2011, le gouvernement espérait que les détenteurs des anciennes centrales au charbon les remplaceraient progressivement par des unités modernes, dotées d’un meilleur rendement (notamment lorsqu’elles mettent en œuvre la technologie de la cogénération), et recourant davantage au gaz, nettement moins émetteur de CO2 par kWh produit. Cependant, les difficultés financières des entreprises exploitant ces centrales, le prix avantageux du charbon et les obstacles juridiques entravant la construction de centrales neuves ont compromis les perspectives tracées par l’Energiewende ;
les extensions de réseau. Dans leur majorité, les fermes éoliennes sont érigées dans les régions situées au nord du pays, les mieux ventées, et ces régions recevront bientôt les grands parcs éoliens en mer prévus d’ici 2030. Or les principaux lieux de consommation industrielle restent implantés au sud, et les liaisons électriques à haute tension entre les deux zones ne répondent plus aux besoins. Bien que les lois adoptées durant l’été 2011 comportent des clauses visant à accélérer la construction des lignes, les oppositions à ces ouvrages demeurent vives de la part des riverains, de sorte que les constructions ont pris un retard considérable.
27Ces trois dossiers concernent aussi les pays entourant l’Allemagne. Sous l’impulsion de la Commission européenne, les pays situés à l’ouest du continent ont réalisé le « couplage » des marchés de l’électricité ; sous l’influence des excédents allemands, les prix de gros sont entraînés partout à la baisse, ce qui fragilise toutes les grandes entreprises de la zone. Le SEQE établit un prix du CO2 à l’échelle européenne ; toute solution que l’Allemagne mettra en œuvre pour juguler ses émissions comportera des conséquences pour l’ensemble de l’Union européenne. Enfin, en raison de l’insuffisante capacité des réseaux intérieurs allemands, une partie du courant produit au nord du pays transite par les pays limitrophes avant de revenir au sud, saturant à certaines périodes les réseaux des Pays-Bas, de la Belgique et de la France d’un côté, et de la Pologne, de la République tchèque et de l’Autriche de l’autre côté.
28Cependant, malgré les difficultés qu’ils observent en Allemagne et malgré les conséquences négatives de sa politique qu’ils subissent sur leur sol, une majorité de pays européens semblent prêts à suivre la piste ouverte outre-Rhin. Les Conseils européens de juin et octobre 2014 ont en effet bien accueilli la proposition de la Commission de viser un objectif de 27 % de sources renouvelables pour l’ensemble des énergies en 2030, ce qui équivaut à 45 % pour l’électricité.
29Or l’Allemagne a pu atteindre 27 % d’électricité d’origine renouvelable grâce à des spécificités que peu de pays partagent. Elle dispose d’une structure fédérale, propice à une gestion décentralisée, bien adaptée à ce type de projets à dominante locale, et elle s’appuie sur un tissu de banques régionales détenant une réelle expertise dans le secteur de l’énergie. L’Allemagne sert de refuge aux capitaux depuis la crise de 2008 ; sa banque publique KfW a ainsi pu drainer les liquidités des marchés mondiaux et irriguer les circuits de financement à des taux très avantageux. Les coopératives locales restent dynamiques et permettent une implication des citoyens dans les projets ; il existe par ailleurs un consensus unique sur l’acceptation de factures élevées par le consommateur domestique et sur le soutien à l’industrie grâce à des exemptions considérables. Enfin le pays possède un parc de centrales conventionnelles complémentaires des installations renouvelables et il peut exporter ses excédents de production vers les pays proches ; ce ne sera évidemment plus possible si ces derniers deviennent aussi exportateurs au même moment. Tant que l’on n’aura pas mis au point des solutions de stockage massif de l’électricité, de l’ordre de plusieurs mois de consommation, il faudra pourtant trouver un débouché aux volumes produits durant les saisons de fort vent et grand soleil.
30L’Allemagne a amorcé depuis le début du millénaire une transition énergétique majeure ; cependant, des conditions exceptionnellement favorables ne l’ont pas empêchée de rencontrer des difficultés, qui ne sont pas encore surmontées. On peut en déduire qu’une pleine réussite suppose une progression au même rythme de tous les facteurs : construction des installations renouvelables, mais aussi reconversion du parc existant, adaptation des modalités de consommation, traitement des effets redistributifs... En allant trop vite, on ne tire pas tout le bénéfice des acquis de l’expérience, notamment pour la gestion des réseaux. Un tel constat devrait inciter les autres pays européens à la prudence, continuant certes à encourager les énergies renouvelables, mais sans s’imposer un objectif dont l’atteinte exigera des sacrifices susceptibles de susciter des mouvements de rejet dans la population (augmentation des factures, construction de lignes à haute tension, etc.), d’autant plus marqués que sa situation économique est dégradée.
31De son côté, l’Allemagne ménagerait l’avenir en associant davantage ses voisins à la résolution des problèmes que pose l’injection massive de courant issu de sources intermittentes dans le système électrique européen. Elle a décidé sans concertation avec les pays limitrophes de fermer son parc nucléaire, de solliciter leurs réseaux pour ses besoins propres, d’affaiblir leurs entreprises nationales par l’exportation de ses excédents. Son poids politique en Europe lui permettrait d’aménager encore son cadre national sans trop se préoccuper des conséquences pour les voisins, par exemple pour réduire les émissions de CO2 de ses vieilles centrales par des dispositions internes plutôt qu’une réforme du SEQE ou pour garantir sa sécurité d’alimentation par des mécanismes locaux inaccessibles aux entreprises étrangères plutôt que par un modèle ouvert à tous. Ce faisant, l’Allemagne prendrait alors le risque que les autres États agissent aussi de manière non coopérative et vident de sa substance l’Europe de l’énergie.
Notes de bas de page
1 Article rédigé en juin 2015, NdE.
2 Cette expression désigne ici les groupes EnBW, E.ON, RWE et Vattenfall qui assuraient l’essentiel de la production d’électricité en Allemagne au début des années 2000.
3 Sir Nicholas Stern, Review on the Economics of Climate Change, Cambridge University Press, Cambridge, 2006.
Une vérité qui dérange, film réalisé par Davis Guggenheim à partir des publications de l’ancien vice-président des USA.
GIEC : Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (IPCC en anglais).
4 Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), signée en 1992.
5 RSK (Reaktor Sicherheitskommission), autorité fédérale de sûreté, chargée depuis 1958 du contrôle de la sûreté des installations nucléaires et de la protection contre les rayonnements ionisants.
6 Lignes directrices concernant les aides d’État à la protection de l’environnement et à l’énergie pour la période 2014-2020, document 2014/C 200/01, publié au Journal officiel de l’Union européenne le 28 juin 2014.
7 Bundesverband der Energie-und Wasserwirtschaft e.V. (BDEW), BDEW Strompreisanalyse Juni 2014 – Haushalte und Industrie [en ligne], Berlin, 2014. Disponible sur : https ://www.bdew.de/internet.nsf/id/20140702-pi-steuern-und-abgaben-am-strompreis-steigen-weiter-de/$file/140702 %20BDEW %20Strompreis analyse %202014 %20Chartsatz.pdf [consulté le 29/07/2014]. Le montant de l’abattement sur les dépenses de réseau figure en page 24 ; le montant des exonérations pour la surcharge EEG résulte d’un calcul de l’auteur à partir des données de la page 26.
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