Une proposition pour appréhender l’espace concret des villes préindustrielles
Résumés
À travers ce texte, nous voulons proposer un modèle capable de prendre en compte les problématiques actuelles en matière d’histoire et archéologie de l’espace urbain ancien. En effet, les multiples propositions actuelles permettant d’appréhender cet espace ne nous semblent pas répondre à l’ensemble des questionnements qui aujourd’hui parcourt cette thématique de recherche. Le modèle, présenté ici, essaie de répondre à plusieurs questions. La première est celle du classement des objets de la topographie d’une ville selon quatre types d’activités que les hommes et la société ont sur l’espace. La deuxième porte sur la difficile question de la gestion du temps et la représentation des dynamiques tandis que la dernière interroge l’incertitude spatiale et temporelle des données.
Through this text, we want to propose a model capable of taking into account current issues in the history and archaeology of ancient urban space. Indeed, the multiple current proposals to allow apprehending this space does not seem to answer all the questions which today run through this research theme. The model, shown here, tries to answer several questions. The first is that of classifying objects in the topography of the city according to four types of activities that people and society have in space. The second deals with the difficult question of time management and the representation of dynamics. The last question concerns the spatial and temporal uncertainty of the data.
Entrées d’index
Mots-clés : modélisation, espace urbain, temps de la ville, multi-réalité, incertitude, topographie historique
Keywords : modelling, urban space, urban time, multiple reality, uncertainty, historical topography
Texte intégral
Introduction
1L’étude de la dimension spatiale des villes a depuis longtemps intéressé les médiévistes français. Dans un article de synthèse, Hélène Noizet distingue au moins quatre approches successives dans l’appréhension de l’espace des sociétés médiévales correspondant grosso modo à des moments historiographiques forts : l’espace comme territoire pour l’école des Annales, comme espace symbolique pour la Nouvelle histoire, comme dimension consubstantielle du social pour la pragmatique ou encore très récemment comme espace concret (NOIZET, 2012). Dans cette dernière approche, visant à dépasser la dichotomie nature/culture, en montrant les imbrications du physique et du social dans les réalités socio-spatiales, tous les objets spatiaux de quelques natures qu’ils soient sont pris en compte (ceux issus des sources écrites, mais aussi ceux des sources matérielles et/ou de la morphologie du parcellaire). Il s’agit de ce que les géographes appellent l’espace géographique, c’est-à-dire une construction sociale étudiable dans ses diverses manifestations. Résultant d’une histoire et d’un processus, il est le produit du travail des hommes, des sociétés qui ont leurs propres façons de s’organiser et de laisser des traces dans le paysage (LEFEBVRE 1974 ; ISNARD, 1978 ; CURSENTE et al., 2005 ; CHOUQUER, 2007).
2Comme tout espace géographique, la ville est constituée, selon les géographes, d'un espace structuré qui exprime des relations sociales, et d’une structure. Roger Brunet, dans Le déchiffrement du monde, définit deux approches pour l’appréhender. Il s’agit dans un premier temps de reconstituer les intentions et les stratégies des acteurs, puis à partir du résultat de la pratique, tenter de définir les dispositifs produisant un espace non recherché par les acteurs et tout à fait inattendu. Autrement dit, il faut procéder d’abord à la recherche des objectifs des habitants et à leurs conséquences spatiales, pas toujours préméditées, soumises à la loi sociale, puis à « reconnaître derrière l'ensemble des actions qui créent l’espace, les différences spatiales qui sont involontaires, mais surtout n'apprennent rien sur les stratégies des acteurs » (BRUNET, 2001, 157).
3Ces deux thématiques proposées par Roger Brunet ont été formalisées en archéologie par Henri Galinié dans son essai Ville, espace urbain et archéologie sous le terme de fonctionnement et fabrique urbaine, correspondant respectivement à des coupes horizontales dans la ville (qui fait quoi à un instant T ? Dans quel but ?) et à des coupes verticales (pourquoi certains espaces sont-ils plus urbanisés que d'autres ? Quel est le poids de décisions prises plusieurs siècles auparavant dans la structure de l'espace urbain observable ?). Dans le fonctionnement, c'est l'activité sociale qui est au centre de la recherche alors que dans la fabrique c'est l'espace et sa structuration qui doivent être analysés (GALINIE, 2000, 55-57). De nombreux travaux actuels sur les villes médiévales et modernes vont dans ce sens (NOIZET, 2007 ; LEFEVRE, 2010 ; LEFEBVRE, 2008 ; PICHARD, 2014 ; SIMON, 2015 ; GRAVIER, 2018 ; HERMENAULT, 2017 ; LEVIEUX, 2018 ; NAHASSIA, 2019 ; NOIZET, 2021 ; LE BOULCH, 2021). Or pour rendre ce type d’approche possible plusieurs étapes doivent être distinguées :
l’identification des composants de la ville (éléments spatiaux, acteurs) et de leurs relations ;
la critique des sources et la détermination de leurs temporalités et spatialités propres ;
la définition des échelles d’analyse temporelle et spatiale pertinentes pour mettre en évidence les dynamiques spatio-temporelles ;
l’identification des phénomènes relevant du fonctionnement de la ville (à un moment T) et ceux relevant de la fabrique de la ville (sur le long terme) ;
comprendre et expliquer ces phénomènes (GALINIE, 2000, 81-86).
4Cette manière d’appréhender la ville se fonde donc avant toute chose sur la restitution de la topographie historique.
5Nous montrerons d’abord les problématiques actuelles dans ce domaine et leurs inadéquations plus ou moins importantes avec différents projets ayant pour objectif l’analyse de l’espace urbain ancien. Puis nous présenterons le modèle que nous avons construit pour notre thèse permettant de répondre en partie à ces problématiques et enfin certains des résultats.
L’inadéquation entre les problématiques actuelles en histoire urbaine et les réalisations en topographie historique
6Si le fonctionnement et la fabrique urbaine sont deux façons complémentaires d’appréhender la ville comme un tout, il semble d’abord utile de rappeler les trois sous-systèmes la composant (sous-système des acteurs, de l’espace géographique et de la forme urbaine, Figure 1). L’espace géographique, synonyme de topographie historique, se fonde sur la notion d’objet historique qui est également précisé ci-dessous.
7Ensuite, les problématiques actuelles en matière d’histoire et d’archéologie urbaine doivent être présentées afin de cerner les enjeux de la modélisation de l’espace urbain. Un état des lieux des modèles proposés dans la bibliographie permettra de replacer ce travail dans les différentes approches possibles.
D’une vision de la ville à la méthode de la topographie historique
8La ville est le résultat d'interactions permanentes et dialectiques entre des acteurs aux fins multiples et un espace géographique. La ville est, en conséquence, un objet mouvant, qui se transforme sans cesse. La question est donc de savoir comment aborder un objet dont la particularité est d'être en perpétuelle transformation sur lui-même, dont les diverses réalités sociales possèdent leurs propres temporalités et spatialités. Le système ne peut donc être appréhendé que par l’analyse de chacune de ces composantes.
La ville comme système : ses composants et leurs interrelations
9Il est possible de reconnaître dans la ville trois sous-systèmes en relation continue dans le temps et l'espace : celui des acteurs et de leurs représentations, celui de l’espace géographique et enfin celui de la forme urbaine (Figure 1).
Figure 1 - Le système ville et ses composants

10Le sous-système acteur, rapidement présenté ici, se compose d'individus ayant chacun leurs propres caractéristiques et leurs propres libertés d'individus dotés d'une capacité stratégique autonome. Ces individus agissent envers d'autres individus de manières multiples que nous appelons activités sociales, au sens wébérien du terme (WEBER, 1922). Ils peuvent opérer seul ou à travers des regroupements fondés non pas en fonction de classe sociale, mais en fonction d'objectifs poursuivis. Henri Galinié préconise de déconstruire la société en la substituant à cinq composantes sociales telles que l’individu, la sociation (réunion d’individus liés de manière non institutionnelle dans un but précis, une révolte par exemple), la communauté (réunion d’individus liés par une règle commune tels que les moines d’une abbaye), l'agrégation (réunion d’individus liés par des valeurs tels que les bourgeois « vivant noblement » au 15e s.) ou l'institution (réunion d’individus représentant une autorité qui dépassent la sphère locale et qui agissent dans un cadre hiérarchisé de compétences tel l'intendant général). Dans la réalité, un individu peut appartenir en même temps à plusieurs composantes sociales (GALINIE, 2000, 62).
11L’ensemble de ces composantes sociales crée et organise un espace géographique qui relève de la sphère du matériel, mais les acteurs agissent sur l'espace en fonction de leurs représentations, qui peuvent être définies comme « le produit et le processus d'une élaboration psychologique et sociale du réel ». (JODELET, 1989, 40). Roger Brunet a proposé, à la suite de Philippe et Geneviève Pinchemel, dans son ouvrage Le déchiffrement du monde, un modèle de production de l'espace fondé sur cinq actes fondamentaux : habiter, approprier, exploiter, parcourir et gérer (PINCHEMEL et al., 1979 ; BRUNET, 1990, 20-31). Chacun de ces actes produit de l'espace, lui impose des formes et le remodèle. Ces divisions sont essentiellement rhétoriques et se recoupent abondamment, les différences entre habiter et approprier ou entre appropriation et exploitation étant parfois minimes (Figure 2).
Figure 2 - Fondement de la vie sociale et production de l'espace géographique

D'après Brunet 1990a: 20-31
12La thématique de « l'habiter » est en pleine mutation dans les sciences sociales principalement en anthropologie et en géographie. L'ensemble des thématiques que recouvre ce terme n’est pas abordé ici. Seule est retenue la définition matérielle, qui correspond à la construction des habitations et les espaces nécessaires à leur utilisation. La localisation des habitats, les matériaux de construction, les dispositifs architecturaux relèvent moins d'une conception utilitaire de la maison que d'une « intention de traduction d'un modèle culturel de vie sociale » (SERFATY-GARZON, 2003, 65).
13L'appropriation peut correspondre à la propriété foncière d'un espace, mais aussi le simple fait d'en disposer. Un espace approprié a un propriétaire et est propre à quelque chose. L'appropriation de l'espace est donc mainmise et prise de possession (BRUNET, 2001, 22).
14L'exploitation consiste à tirer parti de l'espace dont on dispose. Cette exploitation entraîne une division spatiale du travail qui conduit à une spécialisation des lieux fondée sur les aptitudes physiques, sur leur potentialité. En réalité, elle dépend d'un bras de fer entre des intérêts divergents (BRUNET, 2001, 25).
15La spécialisation de l'espace entraîne sa différenciation qu'il faut organiser, c'est-à-dire relier pour permettre la communication et les échanges. Elle induit donc des flux puisque toute production est localisée et suppose au moins l'accès du producteur à son lieu de travail. Comme le note Jacques Levy : « par le biais des distances, des temps de déplacements, des coûts de transport, la circulation est un des facteurs essentiels pris en compte dans l'élaboration de tous les modèles d'organisation de l'espace ». Elle participe à la hiérarchisation des lieux qu'elle relie, elle joue un rôle clé dans les différentiassions spatiales (LEVY et al., 2003, 159).
16Tout corps social a besoin de se gouverner, ou d'être gouverné, au sens le plus large de ce mot, quelques que soient les formes de ce gouvernement (dont l'auto-organisation est un des extrêmes). Toutes ces formes de gouvernement marquent l'espace, et « beaucoup très intentionnellement, comme autant de repères et de symboles, jusqu'à y instaurer la dimension du sacré » (BRUNET, 2001, 30).
17Ainsi habiter, approprier, exploiter, communiquer et gouverner « font et refont en permanence l'espace : créent des finages, des territoires, des frontières et des passages, le parcellaire, les voiries et les réseaux… » (BRUNET, 2001, 30)
18Le dernier sous-système évoqué est celui de la forme urbaine. Nous la considérons au sens de Pierre Merlin, c’est-à-dire du tissu urbain défini comme « l'ensemble des éléments du cadre urbain qui constituent un tout homogène. » (MERLIN, 1988, 665). Dans le cadre de notre travail, la notion de tissu urbain retenue sera celle qui est la plus fréquemment utilisée par les archéologues, alliant découpage parcellaire, bâti et voirie en deux dimensions (LEFEBVRE, 2008, 57).
19Toute ville s'inscrit à une époque donnée dans un système de villes, mais aussi dans un territoire et dans la société de son temps. C’est ce qu’Henri Galinié appelle « l'état du monde », autrement dit on ne peut pas traiter la ville comme un isolat, mais comme une partie prenante du monde de son temps : « la microsociété urbaine locale inscrite dans le mouvement de la macro-société contemporaine » (GALINIE, 2000, 81).
20Ce modèle conceptuel de la ville, qui met au centre l’espace géographique, repose sur l’usage ancien de la topographie historique fondée sur la notion d’objet historique.
L’objet historique
21Dans l’étude historique d’une ville dans sa matérialité, les chercheurs considèrent comme élément de base de la topographie d’une ville, « l’objet historique », c’est à dire, « toute réalisation ou tout élément naturel, modifié ou non, présent au sol à un moment donné et participant ainsi du paysage urbain ». C’est, par exemple, une maison, une boutique, un temple, une église, un château, une halle, une fontaine publique, un hôtel de ville, un rempart, une rue, une place, une abbaye, un lotissement, mais aussi un champ, une rivière, un relief ou encore une paroisse, un fief… Toute topographie historique robuste se fonde sur des sources ayant trois origines principales :
les éléments matériels dans le sol ou en élévation ;
les mentions écrites ;
les représentations graphiques, vues, plans, photographies (GALINIE et al., 2002, 10).
22Les éléments de la topographie d’une ville peuvent être regroupés en rubriques fonctionnelles essentielles dont il existe de nombreux exemples en archéologie ou histoire issus de la géographie urbaine (HEIGHWAY, 1972, LEPETIT, 1988).
23La construction de la topographie historique demande de procéder pour chaque objet à :
sa définition ;
a critique des différentes sources le renseignant ;
l’établissement de sa localisation et de sa durée d’usage.
24Ainsi chaque objet doit être documenté par une ou plusieurs sources, défini, localisé dans l’espace et repéré dans le temps, correspondant à la triade de Peuquet : Quoi, Où et Quand (PEUQUET, 2002). Cette démarche de topographie historique est ancienne et est mobilisée tant par les historiens que par les archéologues, mais a buté et bute encore sur plusieurs problèmes.
Qu’elles sont les problématiques actuelles en matière de topographie historique ?
25Toute recherche actuelle utilisant la topographie historique doit prendre en compte trois problématiques majeures regroupant plusieurs interrogations.
26La première problématique porte sur la définition des objets historiques appropriés à l’appréhension des phénomènes socio-spatiaux. En effet, si l’on veut saisir au plus près ces phénomènes, la topographie historique doit prendre en compte toutes les réalités humaines ou naturelles présentes au sol à un moment donné et n’en exclure aucune. Pourtant, dans les études anciennes et actuelles, certains éléments sont surreprésentés (église, enceinte) et d’autre quasi absent (habitat civil). La question de leur représentation est aussi source de difficultés. Ces objets historiques doivent être représentés dans la forme qu’il possède à la date du plan et non dans un état postérieur. Tout changement de forme devrait nécessiter un changement d’objet historique, ceci pose le problème de la représentation de deux états successifs sur un même plan. Si leur forme est inconnue, elle doit être schématisée et mentionnée l’incertitude qui pèse dessus. Parallèlement, cette topographie globale doit être organisée afin de discerner les modes d’action de l’homme sur l’espace, autrement dit la multi-réalité ou la multi-spatialité de l’espace urbain.
27Le deuxième groupe d’interrogations porte sur la gestion du temps. En effet, faut-il faire le choix d’un temps prédéfini ou d’un temps propre à l’objet étudié ? La plupart du temps, historiens et archéologues, travaillant sur la ville, découpent le temps en période pour le rendre intelligible. On retrouve souvent les découpages historiques classiques : la ville antique, la ville du haut Moyen Âge, la ville médiévale, la ville de la Renaissance… Ces choix permettent de rester dans un flou chronologique et fonctionnel, de masquer les lacunes des connaissances tout en proposant un discours linéaire acceptable. Ainsi, toute périodisation de la ville établie a priori, sans l'avoir étudiée, est au moins partiale voire sans intérêt pour l’histoire urbaine. Une autre attitude vise à scinder le temps sur des ruptures événementielles propres à la ville de types documentaires, historiques, historiographiques, topographiques, etc. très rarement explicités. Il y a donc risque de « cacophonie », autrement dit d’un mélange des temporalités (GRATALOUP, 1995, 172 ; LEFEBVRE, 2013, 299-304). En effet, quel sens y a-t-il à découper l'histoire d'une ville d'abord sur des aspects topographiques (la ville ouverte) puis sur des aspects économiques (la déprise du 14e s.), et enfin sur des aspects politiques souvent extérieurs à la ville étudiée (la ville des Guerres de Religion) ? Un découpage du temps fondé sur la documentation met naturellement en évidence les lacunes documentaires, mais de ce fait minimise voire efface les rythmes propres du phénomène étudié. Il existe donc une temporalité de la topographie historique, qui est différente de celle de l'histoire politique de la ville, qui est elle-même différente de l'histoire économique, sociale ou architecturale.
28La seconde problématique liée à la gestion du temps est celle de l’analyse de la dynamique ou plutôt des dynamiques puisqu’à l’instar de Kryzstozf Pomian « l'essence du temps, c'est qu'il n'y a que des temps » (POMIAN, 1985, 349). En effet, le bâti, le parcellaire, les fonctions urbaines, l'interaction entre les acteurs, etc., possèdent leurs propres rythmes. Il faut donc parler des temps de la ville, de temporalités parallèles, ou de « polyphonie temporelle ». Aussi le découpage préétabli du temps interdit ce type d’analyse pourtant rendu possible par le développement d’outils tels que les SIG.
29Spatialités et temporalités, multiples et synchroniques, sont indissociables. Elles sont, selon les termes de Pascal Buleon, « insécables » (BULEON, 2002). Mettre en évidence les différentes temporalités et spatialités du phénomène urbain, les confronter, les croiser est certainement le seul moyen d'en comprendre la complexité et peut-être même de l'expliquer.
30Le troisième problème que pose la pratique de la topographie historique est celui des vides documentaires et des incertitudes spatiales et temporelles des données. En effet, quiconque s’est confronté à une étude de topographie historique a dû composer avec des sources lacunaires et imprécises. Deux postures sont envisageables : soit, prendre en compte cette difficulté, et en faire une clé d’entrer dans l’espace urbain, donc accepter une histoire « en miette » (DOSSE, 1987), soit au contraire, la gommer pour produire un « roman urbain » en empruntant au roman urbain général des briques d’histoire manquante (GALINIE, 2013, 509).
31Bien qu’elle ait fait l’objet d’un renouvellement du fait des technologies numériques et de la professionnalisation de l’archéologie depuis une vingtaine d’années, la topographie historique actuellement publiée ne répond pas toujours à ces questionnements. Dressons un bilan de ces réalisations et des difficultés que présente chacune d’elles.
Un état des lieux des pratiques de topographie historique
32Afin de répondre à ces problématiques, nous nous sommes donc tournés vers les réalisations en topographie historique actuellement publiées et ayant toutes en commun une volonté exprimée d’analyse de l’espace urbain. Malgré les nombreux projets, nous montrerons qu’aucun ne permet de répondre entièrement aux questionnements définis précédemment.
La collection des Atlas historiques des villes de France
33La Commission Internationale pour l'Histoire des Villes a, dès 1968, lancé un programme de cartographie historique des villes à l’échelle européenne, qui a connu plus ou moins du succès en fonction des régions d’Europe (Figure 3).
Figure 3 - Etat d’avancement des publications des Atlas en 2019

D’après l’Irish Historic Towns Atlas © Royal Irish Academy
34La France y participe en publiant la collection des Atlas Historiques des Villes de France. S’il n’est pas ici lieu de dresser l’historique de cette aventure scientifique, rappelons tout de même qu’elle est promue par Philippe Wolff et Charles Higounet et mise en œuvre par Jean-Bernard Marquette à partir des années 70. C’est ainsi 48 fascicules qui ont permis une couverture dense de certaines aires régionales comme celles de Midi-Pyrénées, de l’Aquitaine, de la Bretagne ou encore de la Lorraine et de la Franche-Comté (JEAN-COURRET et al., 2013). Nous ne nous attarderons pas sur cette première phase de la collection qui a fait l’objet de vives critiques (GARMY, 2012, 79-80) pour nous intéresser plutôt au nouvel essor pris par cette série en 2003 avec l'équipe bordelaise dirigée par Sandrine Lavaud et Ezéchiel Jean Courret. Ils posent comme objectif à ces nouvelles publications de « satisfaire tant à la demande des chercheurs qui pourront y trouver de nouvelles interprétations et interrogations sur l’histoire de la ville, que répondre aux attentes des acteurs locaux : élus, architectes, urbanistes, et à la demande patrimoniale du grand public ».
35Ces publications restent comme les premières éditions centrées sur le « Plan », mais sont beaucoup plus robustes, puisque la « Notice générale » a été considérablement grossie en volume (de quelques pages à un volume entier) et un troisième tome consacré aux « Sites et monuments » a été créé. Si les changements par rapport aux premières éditions sont importants (travail de groupe pluridisciplinaire, usage des nouveaux outils numériques…) ils ne renouvellent pas en profondeur l’esprit de la collection. En effet, si le plan fait l’objet d’un argumentaire plus élaboré permettant de dresser la « tradition » du document planimétrique, il reste toujours difficile à lire. Sa sémiologie graphique met toujours en avant trois caractéristiques des monuments : la chronologie de leur construction et des rénovations, leur état – en place ou disparus – à la date du plan et le degré de leur restitution par l’historien (Figure 4). L’information compilée sur le plan est mobilisée dans la « Notice générale », commentaire textuel à l’échelle de la ville, faisant l’objet de la deuxième partie. La notice apporte, sous la forme d’une synthèse diachronique, des faits et des interprétations historiques propres aux phases d’évolution de la ville. Cette notice renferme des plans phasés permettant de mieux cerner les transformations urbaines, on peut dès lors se demander à quoi sert encore le « Plan » ? Chaque monument fait l’objet d’une notice spécifique dressée par un ou plusieurs spécialistes. À chaque notice, correspondent à la fois un site, une localisation et une fonction. Par conséquent, le changement d’un des paramètres au cours du temps implique la création d’une nouvelle notice. Si les sites et monuments sont bien représentés, les absents de la topographie historique sont nombreux : aucune analyse du réseau viaire, des réseaux hydrographiques, du bâti ordinaire ou encore des réalités immatérielles telles que les censives ou les paroisses… des réalités que les directeurs de la collection ont bien en tête, mais ne mobilisent pas.
Figure 4 - Exemple de superposition des données, Place Des Quinconces, Bordeaux, Extrait du « Plan » de Bordeaux

(en violet un état antique, en rouge un état médiéval, en orange un état moderne le tout superposé au cadastre ancien)
36La dernière remarque porte sur la gestion du temps, tant dans les chapitres que dans les cartes de topographies historiques. Il aurait été, d’une part, intéressant d’expliciter les choix qui prévalent au découpage temporel des différentes parties des notices, autrement dit à la définition des rythmes urbains. Quels sont les éléments qui font rupture ? Archivistique, morphologique, événementielle… D’autre part, les objets de la topographie historique sont assignés à une période : médiévale, moderne ou contemporaine. Dans ces conditions, comment voir la dynamique urbaine propre à cette ville en enfermant les éléments de topographique dans un carcan historiographique prédéterminé ?
37Les dernières versions prennent mieux en compte la durée et l’espace, mais restent encore peu utiles pour étudier les dynamiques. Si cette collection est essentiellement le fait d’historiens, les archéologues ont très vite ressenti le besoin de publier leur propre « Atlas » répondant à des logiques plus opérationnelles.
Les Documents d'Évaluation du Patrimoine Archéologique des Villes de France
38Avec la multiplication des fouilles en ville, le besoin de représenter les informations issues de ces dernières tant dans un but de recherche que dans un but de gestion (évaluation du potentiel archéologique) s’est fait sentir auprès de la communauté des archéologues. Il a été formalisé, pour la première fois en France, en 1979, par la publication des Archives du sol à Tours, survie et avenir de l'archéologie de la ville (GALINIE et al., 1979).
39Ce volume doit être considéré comme le précurseur des 21 Documents d’Évaluation du Patrimoine Archéologique des Villes de France (DEPAVF) qui reprennent tous la même légende et la même structure. Chaque volume monographique a pour ambition de constituer un document synthétique de réflexion et d’orientation à partir d’un état daté des connaissances archéologiques. Il se compose de deux parties commentées et associées à des plans reproduits sur calques permettant leur superposition : une première est consacrée à la topographie historique, aux transformations de l’espace urbain ; une seconde renseigne sur l’état les conditions actuelles d’accès aux données archéologiques du sous-sol (épaisseur du dépôt archéologique, qualité, destructions, remaniements en grande masse, statut des terrains notamment au regard des règles d’urbanisme et des dispositifs de protection juridique et réglementaire…) (Figure 5).
Figure 5 - Le DEPAVF de Soissons, plans et notice

ROUSSEL, 2002
40Seule la première partie, traitant de la topographie historique, nous intéresse ici. Les DEPAVF envisagent l’évolution de la ville depuis les origines en se fondant sur des objets historiques appelés « repères topographiques ». Cette évolution urbaine est découpée en autant de périodes que possible ou nécessaire suivant la temporalité spécifique de chaque ville marquée par les étapes significatives de transformation de l’espace et du paysage urbain : érection ou suppression d’une enceinte, développement de nouveaux quartiers ou abandon, modifications des emprises (rétraction, expansion, changement d’implantation, etc.). Chaque période bénéficie d’un plan sur calque sur lequel sont portés les principaux éléments archéologiques classés par fonction (civile, militaire, religieuse…) sous forme de symboles. Les différents plans de la ville sont donc superposables dans n’importe quel ordre. Des notices détaillées dans le corps du volume accompagnent chacune de planches pour en commenter les éléments pertinents.
41Ces documents, qui furent à la pointe de la recherche en archéologique urbaine jusqu’au début des années 2000, posent néanmoins plusieurs problèmes. Les objets historiques créés ne prennent pas en compte l’ensemble des réalités urbaines (aucune mention des censives ou des paroisses par exemple), mais se concentrent essentiellement sur les données matérielles de tout ordre (du trait de rive à la cathédrale en passant par les maisons médiévales lorsque les études ont été produites).
42Si la modélisation sous forme d'élément ponctuel est pertinente pour l'établissement d'états des lieux de l'occupation du sol à un moment T, elle se révèle problématique dès lors que l'on travaille sur les dynamiques urbaines puisqu'elle ne permet pas, ou difficilement, de mesurer les changements spatiaux observables (Figure 6). De même, la représentation fixe sur papier à une échelle imposée de phases plus ou moins longues dont les ruptures sont rarement explicitées interdit d’appréhender le temps de la ville selon ses différentes réalités. L’incertitude spatiale, quant à elle, est représentée par des symboles dégradés tandis que l’incertitude temporelle est dissimulée par le choix de larges plages de temps.
Figure 6 - Cartes de topographie historique de la ville de Tours entre le 13e et le 15e s.

GALINIE et al., 1979
43L'arrivée de nouveaux outils informatiques que sont les Systèmes d’Information Géographique (SIG) et les Systèmes de Gestions de Bases de Données (SGBD) a offert de nouvelles possibilités de recherche d'une part par une augmentation du nombre de données traitées et d'autre part en extrayant l'étude du caractère fixiste des cartes de topographie historique. Si les Atlas historiques des villes de France ont connu un renouveau en 2003 avec une nouvelle équipe, les DEPAVF ont cessé d’être publiés à la suite de la fermeture du CNAU en 2013 alors en pleine réflexion sur l’informatisation de ces Documents. Malgré cette fermeture, des projets de numérisations se sont poursuivis et ont donné naissance à plusieurs études alors qu’en parallèle certains historiens et archéologues travaillant sur des villes particulières ont eu besoin de mettre en place des SIG.
Le projet ALPAGE
44Ce projet portant sur l'AnaLyse diachronique de l'espace Parisien : approche GEomatique (ALPAGE) , dirigée par H. Noizet depuis 2006 avait pour objectif de mettre en place des outils de travail permettant de développer les recherches concernant l’espace urbain parisien, grâce notamment à un SIG. Cet outil devait permettre de produire des états des lieux de l’espace urbain parisien en fonction d’échelles variables ; d’intégrer la dimension géographique et physique dans les relations sociétés/milieux ; d’utiliser des modèles pour expliquer la répartition géographique des objets et enfin d’analyser la morphologie du parcellaire et du bâti à l’échelle de la ville. Les résultats de ce projet ont pris deux formes : une publication des principaux travaux, « Paris de Parcelle en Pixel » (NOIZET et al., 2013), et une plateforme SIG en ligne1.
45Nous rejoignons la principale critique mentionnée par Xavier Rodier dans son compte rendu de lecture de cette publication celle de « l’absence d’un modèle conceptuel global et de définition stricte d’objets de topographie historique communs permettant de manipuler des données comparables à l’échelle de Paris » (RODIER, 2013, 10). De ce constat découlent plusieurs de nos interrogations. Même si tous les types d’éléments sont pris en compte (paroisses, censives, éléments matériels) à l’exception de l’habitat standard peu visible (cela ne relève pas d’un choix théorique comme c’est le cas des Atlas, mais plus d’un état d’avancement de la recherche), l’absence d’un modèle permettant de réunir l’ensemble des données ne permet aucune analyse statistique sur les fonctions de la ville par exemple. L’harmonisation des manières de dessiner pose également problème pour les comparaisons, à titre d’exemple le cas des trois enceintes médiévales (Figure 7). L'enceinte du 10e s. est simplement représentée par un polygone correspondant à l’emprise du système fortifié dans sa globalité et aucune porte n’est indiquée. Celle de Philippe-Auguste au contraire présente seulement les courtines, les tours et les portes, la lice et le fossé ne sont pas dessinés. L'enceinte de Charles V n’est figurée que sous la forme de différentes emprises correspondant aux fossés, à la lice, au talus, mais les parties bâties ne sont pas indiquées.
Figure 7 - Extrait du SIG de Paris présentant les trois enceintes médiévales (Alpage)

46La gestion du temps et l’étude de la dynamique ne sont apparemment pas un des objectifs du programme. Or, c’est en s’intéressant aux dynamiques de transformation de l’espace urbain qu’il est possible de contribuer à l’objectif de compréhension de la fabrique urbaine. Aussi l’incertitude temporelle ne semble pas prise en compte alors que l’incertitude spatiale est mobilisée par l’usage de figurés ponctuels ou pour les données surfaciques des limites dentelées.
Le SIGArH : SIG archéologique et historique de Bordeaux
47Le système SIGArH, SIG archéologique et historique de Bordeaux, a pour principal objectif d’appréhender l’espace urbain bordelais de ses origines à nos jours, de façon dynamique dans le temps et l’espace. Le modèle conceptuel, tel qu’il est présenté, permet de prendre en compte plusieurs réalités de l’espace urbain (matérielles et immatérielle) et même plusieurs réalités d’un même objet avec la distinction entre la fonction de l’objet et sa forme autorisant pour un même espace deux temporalités différentes (Figure 8). Si ces pistes de recherche évoquées dans un article de 2013 se révèlent prometteuses, nous ne pouvons que déplorer l’absence de publication sur ce projet (BIGOT et al., 2013).
Figure 8 - Le SIGArH et le traitement de deux temporalités matérielles d’un îlot (paysage urbain en haut, fonctions urbaines en bas)

MOUSSET et al., 2013
Les synthèses d’archéologie urbaine (SAU)
48Les Synthèses archéologiques urbaines (SAU) sont nées du souhait de poursuivre les DEPAVF en les faisant entrer dans l’ère du numérique. Au sein d'un groupe de travail, animé par Quentin Borderie et Bruno Desachy à l'Université Paris I entre 2010 et 2012, trois villes furent étudiées par des étudiants de master : Noyon, Chartres et Le Mans, (GRAVIER, 2012, PINHEDE, 2012, DELAHAYE, 2012) selon une méthodologie commune (BORDERIE et al., 2013). L’élément d'analyse dénommée « entité urbaine » est défini par une fonction, une localisation, une emprise lorsqu'elle est connue, et une datation continue dans le temps. Très proche dans leur conception des DEPAVF, les mêmes critiques peuvent leur être apportées. Toutes les réalités matérielles de la ville sont mises en même niveau, les multi-réalités ne sont pas définies, les pas de temps utilisés pour les cartes de synthèse, souvent multi-séculaires, ne permettent pas d’envisager la dynamique. Sur une même carte (12e-16e s.) sont représentés des éléments du 12e s. et d’autres du 16e s. : quid de la récession de la Guerre de 100 ans ? Enfin, s’il est possible de rendre compte de l’incertitude spatiale par une différenciation des symboles, les incertitudes temporelles ne semblent pas représentées (Figure 9).
Figure 9 - Quartier de Saint-Père de Chartres

Le SiG ToToPI (Topographie de Tours Pré-Industrielle)
49Le Laboratoire Archéologie et Territoires, qui concentre une part importante de ces recherches sur la ville de Tours, a dès 1996 développé un Système d’Information Géographique nommé ToToPi (Topographie de Tours Pré-Industrielle) qui devait non pas être un système de gestion type « carte archéologique urbaine » mais un outil de recherche pour la spatialisation des données archéologiques et permettant de répondre à des questions d’analyse spatiale (GALINIE, RODIER 2002).
50Malgré un fort désir de formalisation, les concepteurs du SIG n’ont pas théorisé les objets intégrés à leur modèle. Tout élément de la topographie historique a été enregistré dans la même couche sans réflexion préalable. Les grands absents de ce travail sont les voiries et l’habitat civil postérieur au 14e s. Cet état de fait est dû à une oeuvre collective enrichie au fur et à mesure des études plus ou moins précises de quartier, de thématique ou de période. Très récemment, une thèse de géographie, portant sur la localisation des fonctions en ville à partir des données de ToTopi, faisait le même constat (NAHASSIA, 2019, 94) (Figure 10).
Figure 10 - Le SIG TOTOPI

NAHASSIA, 2019
51À titre d’exemple nous pouvons zoomer sur quelques monastères de Tours en 1695, plusieurs objets, renvoyant à des réalités synchrones, sont représentés dans la même catégorie d’objet : l’église et l’emprise du monastère synonyme d’une superposition spatio-temporelle, c’est-à-dire que le même espace, en l’occurrence celui de l’église est occupé à un instant donné par deux objets, ce qui défie toutes les lois de la physique (Figure 11).
Figure 11 - Chevauchements spatio-temporels (cercles noirs)

Fond de plan NAHASSIA, 2019
52Malgré ces critiques ce système répond parfaitement aux problématiques de gestion du temps et dans une certaine mesure à la gestion de l’incertitude même si elle n’a jamais été théorisée et formalisée.
53La topographie historique telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui dans les études que nous venons d’analyser2 porte en elle trois écueils à des degrés divers : les objets de la topographie (prise en compte de la multi-réalité de l’espace), les problèmes de gestion du temps et des dynamiques et enfin l’intégration de l’incertitude des données dans les réflexions (Tableau 1).
Tableau 1 - Tableau synthétique de la prise en compte des problématiques dans les publications
AHVF | DEPAVF | Alpage | SIGArH | SAU | Totopi | ||
Topographie | Des absents de la topographie | ||||||
Une définition clair des différentes réalités urbaines | |||||||
Temps | Le découpage du temps | ||||||
Analyse des dynamiques | |||||||
Incertitude | Incertitude spatiale | ? | |||||
Incertitude temporelle | ? |
En noir prise en compte et formalisation, en gris tentatives non abouti et en blanc aucune prise en compte de cette problématique
54Dans le cadre d’une thèse de doctorat, portant sur le fonctionnement et la fabrique de la ville de Vendôme du 11e au début du 19e s., nous avons proposé un modèle qui nous semble capable de répondre aux problèmes soulevés (SIMON 2015).
Proposition d’un modèle essayant de répondre à ces problèmes
55À partir du modèle théorique de la ville, présenté précédemment, une proposition de modélisation de l’espace urbain répondant aux manques des analyses de topographie historique proposés ci-dessus peut être proposée. Ainsi concernant les problèmes de choix topographiques nous proposerons de déconstruire l’espace urbain, pour résoudre les problèmes de gestion du temps nous appliquerons la déconstruction spatio-temporelle des objets historiques et enfin pour prendre en compte l’incertitude spatiale et temporelle des indices et des fourchettes de datations seront utilisés.
Déconstruire l’espace urbain
56Le choix du niveau d'analyse ou du niveau d'organisation et des objets à modéliser est donc déterminant pour comprendre les dynamiques de l'espace urbain. Ce travail, qui est fondé sur la déconstruction de l'espace, se propose de formaliser sept types d'objets historiques correspondant à quatre des actions de l’homme sur l'espace décrit précédemment : habiter, exploiter, approprier et circuler (Figure 12). Nous n’avons pas éprouvé le besoin de formaliser d’objets pouvant se rapporter directement à l’activité de gestion, même s’il est évident que cette dernière existe au cours du Moyen Âge, puisque tous nos objets répondaient déjà aux quatre autres activités. Le développement du modèle nous amènera peut-être à reconsidérer cette position.
Figure 12 - La déconstruction d'un espace urbain théorique selon quatre thématiques

57La figure ci-dessus (Figure 12), qui matérialise un espace urbain théorique et sa déconstruction, permet de saisir une partie de l'enchevêtrement des réalités qui sont décrites dans les paragraphes suivants en mettant en évidence sept types d'objets ou sept réalités, chacune se transformant à son propre rythme et possédant donc sa propre temporalité. La figure suivante permet d'illustrer l'imbrication temporelle de chaque niveau d'organisation (Figure 13).
Figure 13 - Les différentes temporalités des objets composant le système urbain

58L'appropriation du sol dans les sociétés médiévales et modernes se manifestait par un enchâssement des territoires et des possessions (BOUCHERON et al., 2011, 101). Trois types d’objets peuvent être modélisés : la paroisse, la censive et le parcellaire. Chaque bien immobilier relevait ainsi d’une paroisse et de deux types de propriétés : la propriété éminente et la propriété utile pouvant appartenir au même individu, mais le plus souvent à deux personnes différentes (ROUX, 1989, 246). La propriété éminente ou directe correspond à la possession d'un concédant (seigneur) qui n'exploite pas lui-même le bien, il le concède à un tenancier qui lui possède la propriété utile. (ROUX, 1995, 75-76). Ainsi, en plus de la paroisse, deux types d'objets ont été modélisés : 1) le plus petit objet est la parcelle détenue par un propriétaire (propriété utile) et à laquelle sont attachés des cens et des rentes ; 2) les tenures ou fiefs regroupant plusieurs parcelles, qui appartiennent à un seigneur (propriété éminente).
59Les relations entretenues entre ces trois objets sont différentes. Ainsi toute parcelle, entendue ici comme une unité de propriété, est inscrite dans deux entités territoriales supérieures, la tenure et la paroisse. Ces deux entités ne se recoupent pas exactement, un fief peut appartenir à plusieurs paroisses et une paroisse peut renfermer plusieurs fiefs ou portions de fiefs.
60L'habiter, défini précédemment, est le premier rapport qu'entretient l'homme avec son espace. Il s'agit de toutes les constructions édifiées par l'homme afin de vivre. Nous proposons d'associer à ce mode de relation la notion de domaine construit défini par Philippe Panerai comme tous les aménagements contenus dans les parcelles (PANERAI et al., 1980, 83). C’est la réalité physique des objets qui est modélisée ici, c’est-à-dire leur fonction intrinsèque : cour, jardin, logis… Ainsi, le logis de l'abbé, considéré comme un élément d’une abbaye tant que l'abbé continue de l'habiter, ne changera pas de fonction quand il sera loué à un laïc, il s'agira toujours d'un logis, il en est de même de la cour et du jardin associé. On nommera les objets de cette réalité : Élément Constitutif (EC) (LEFEBVRE, 2008, 138).
61Si cette notion de domaine construit est relativement bien circonscrite, elle ne fait référence à aucun thésaurus prédéfini. Notre travail prenant en compte l'ensemble de la ville, le thésaurus se devait d’être plus général, capable de cerner en une quarantaine d'items les différentes réalités matérielles urbaines. Le thésaurus proposé à l'échelle des Eléments Constitutifs est hiérarchique et présente une liste de 39 valeurs fonctionnelles (VF) réunies en 15 groupes (Édifice cultuel, Habitat, Annexe…) eux-mêmes distingués sur leur caractère bâti ou non bâti (Figure 14).
Figure 14 - Thésaurus des valeurs fonctionnelles

62Le troisième type de relations entretenues entre l'homme et son espace correspond à son exploitation, c’est-à-dire à l’attribution d’une fonction à ce dernier. Nous proposons de formaliser cette réalité sous la forme de l’Objet Urbain (OU) qui peut être défini comme tout élément topographique ayant un sens à l’échelle de la ville. Cet objet n’est donc pas le dédoublement des objets de l’habiter, mais correspond à un regroupement de ces structures à un moment donné dans un but fonctionnel précis. C’est donc la parcelle renfermant le logis, la cour, le jardin et le lavoir qui sera modélisée sous la fonction d’habitat privilégié. La fonction de ces objets est définie par un thésaurus qui reprend la grille d’analyse élaborée et utilisée par le CNAU depuis les années 90 (Figure 15).
Figure 15 - Thésaurus de référence du Centre National d'Archéologie Urbaine présentant les valeurs urbaines (1 à 8) et les valeurs d'usages (11 à 83) ; les éléments soulignés renvoient à de nouveaux items

63Cette grille d’analyse organise tous les objets urbains à travers l’emboîtement de deux valeurs, la valeur urbaine (de 1 à 8) et la valeur d’usage (de 11 à 83). La valeur d'usage vaut pour les analyses de micro-échelle à méso-échelle (de la rue au quartier, de la parcelle à l'îlot) et la valeur urbaine vaut pour les analyses de méso-échelle à macro-échelle (la ville dans son ensemble). Ainsi, de la présence d'une construction interprétée comme atelier (valeur d'usage), on en infère l'existence d'un secteur artisanal (valeur urbaine).
64Bien que cette grille ait fait ses preuves à travers les nombreuses publications s'y référant, elle nous est apparue incomplète ou peu adaptée à certaines réalités. Plusieurs items ont donc été ajoutés afin de répondre à nos problématiques. La valeur d'usage 37_habitat privé n'était pas suffisante dans le cadre de ce travail. La distinction entre habitat privilégié et habitat standard nous apparaissait importante, d'où la constitution de deux sous-items 371_habitat privilégié et 372_habitat standard. Le thésaurus présente pour la valeur d'usage 6_lieux de commerce, artisanat, production une distinction nette entre les valeurs d'usage 61_commerce, échange, boutiques et 62_artisanat, ateliers. Or, la réalité de la documentation nous interdit dans la plupart des cas de faire la distinction entre un bâtiment commercial et un bâtiment de production dans la mesure où les deux activités pouvaient s'effectuer dans le même édifice. Enfin, la dernière adaptation du thésaurus porte sur l'ajout d'une valeur d'usage 75_rocher dans 7_formations naturelles.
65L’échange, la dernière action de l'homme sur l'espace urbain retenue dans ce modèle, est compris ici dans le sens de flux, « d'une circulation entre lieux sur une infrastructure » (LEVY, 2008, 367). Deux flux ont été pris en compte dans cet essai, les flux pédestres et les flux hydriques.
66Toutes recherches sur les flux pédestres, donc les circulations, doivent porter sur deux aspects ou questions : quels sont les espaces les plus accessibles vers lesquels convergent les déplacements et quels sont les moyens d’y accéder, autrement dit les voies les plus empruntées ou irriguées ? C’est à notre sens les deux indices qui rentrent dans l’explication de la localisation des activités humaines.
67La recherche de ces deux indices pour des situations passées, pourtant essentielle pour comprendre et expliquer l'organisation et la structuration de l'espace, est contrainte par des aspects documentaires : aucune source médiévale ou moderne ne renseigne sur les déplacements quotidiens de l'ensemble des individus comme pourraient aujourd'hui le faire des GPS. Pour contourner ces difficultés, l'utilisation des outils de modélisation proposés par l'école londonienne de la Space Syntax nous a paru adéquate dans la mesure où ils permettent d’approcher ces deux réalités à partir du seul réseau viaire (Hillier et al. 1984). Le postulat de cette école stipule que les individus lisent un réseau urbain en termes géométriques et topologiques plutôt qu'en termes de métriques, c’est-à-dire qu'une personne essaie toujours de prendre les itinéraires les plus courts pour se rendre à sa destination non pas en fonction de la seule distance parcourue, mais aussi en fonction des propriétés géométriques du réseau dont les angles entre rues représentent le critère le plus important.
68À partir du réseau du 19e s. connu dans son intégralité et dans sa géométrie il est possible, par méthode régressive et le croisement des analyses, de reconstituer les différentes phases de constitution du réseau (ABBE, 2005). Il est ainsi possible d'appliquer les modèles de la space syntax à chacune de ces restitutions même si l'emprise des rues peut avoir changée à la marge au court du temps. Ces modifications éventuelles des emprises viaires, par l’empiétement d’une maison par exemple, restent néanmoins peu nombreuses et ne changent pas fondamentalement les résultats des analyses (Figure 16).
69Ainsi ces outils, déjà mobilisés pour la recherche historique depuis une dizaine d’années (CRAANE, 2007 et 2013), permettent à partir du simple réseau de voirie, d'en définir les zones centrales vers lesquelles convergent tous les déplacements (valeur d'intégration d’un espace), mais aussi les segments d'itinéraires les plus utilisés pour arriver à cette zone (valeur de choix d’un espace) en fonction d’un radius, c’est-à-dire un rayon d’action (Figure 16).
Figure 16 - Les indices de la Space Syntax appliquées au cas vendômois

70L'autre réseau, structurant l'espace et parcouru par des flux, est le réseau hydrographique. La modélisation des flux hydriques se révèle importante pour comprendre son fonctionnement et répondre à un certain nombre de questions. En effet, du flux dépend la force motrice des moulins, c’est-à-dire leur rentabilité et donc leur valeur financière : maîtriser l’eau c’est maîtriser l’énergie. Comme pour le réseau viaire, il faut au préalable et par méthode régressive restituer les différents états de la disposition des canaux. Or, ce qui nous intéresse ce n’est pas la simple forme du réseau, mais la proportion d’eau passant à travers chacun des canaux. Ces données, existantes seulement à partir du 19e s., ne sont évidemment pas disponibles pour les périodes plus anciennes, mais, elles peuvent néanmoins servir de référence ou en tout cas d'indices de compréhension pour les situations antérieures (Figure 17).
Figure 17 - Une représentation des flux hydrauliques pour le cas vendômois au 19e s.

La déconstruction des OH selon la fonction, l’espace et le temps comme moyen de rendre compte de la dynamique : ¨le modèle OH_FET
71Seule une déconstruction fonctionno-spatio-temporelle permet de rendre compte de la dynamique des objets historiques, et ceux qu’importe leur échelle. Cette méthode a été formalisée dans le modèle OH_FET (Objet Historique, Fonction , Espace, Temps), développé par Xavier Rodier et Laure Saligny. L’historique de la construction de cette formalisation ne sera pas repris ici, pour s’intéresser uniquement aux principes et possibilités du modèle (GALINIE et al., 2004 ; RODIER et al., 2007 et 2008 ; RODIER et al., 2010 ; LEFEBVRE, 2008 ; LEFEBVRE et al., 2008, 2012a et 2012b).
72Tous les Objets Historiques sont constitués du produit cartésien des trois dimensions fonctionnelle, spatiale et temporelle (Figure 18).
Figure 18 - Schéma conceptuel de données du modèle OH_FET

RODIER et al., 2010, Fig. 11
73Selon les auteurs :
La Fonction est définie comme pérenne, stable et robuste. Elle est composée d’entités fonctionnelles (EF) qui serviront à identifier et interpréter les OH.
L’Espace est défini comme non préétabli, planaire, multiple et recomposable, car il dépend de la déconstruction géométrique des objets historiques en entités spatiales (ES).
Le Temps est défini comme non préétabli, linéaire, multiple et recomposable, car il dépend de déconstruction chronométrique des objets historiques en entités temporelles (ET). Les ET sont nos unités élémentaires constitutives du Temps.
La déconstruction de l'espace et du temps : objets complexes et objets simples
74Afin d'éviter la redondance de la géométrie des entités, chaque objet géographique est associé à un graphe planaire topologique sans isthmes qui correspond à l'assemblage de tous les polygones résultant du plus petit découpage possible établi en fonction des données. Ces polygones sont appelés Entités Spatiales (ES) et sont considérés comme une portion d’espace afonctionnelle qui n’est dotée que de propriété topologique. Seule leur association (ou non) permet de reconstituer un Objet Historique.
Figure 19 - Exemple de modélisation de la dimension spatiale des Objets Historiques par association de différentes entités spatiales (ES).

75Dans l’exemple ci-dessus (Figure 19), une portion d’espace voit se succéder cinq Objets Historiques en deux temps ayant chacun une emprise différente. C’est l’addition de toutes ces emprises qui permet de créer le graphe planaire topologique sans isthme (Entité Spatiale) constitué de six polygones. C’est ensuite la combinaison de ces polygones qui permet de reconstruire les OH. Ainsi l’OH_A est constitué des ES_1 et 6. L’ES en tant que telle n’a donc aucune réalité historique, mais sa création permet de connaître l’histoire précise d’une portion d’espace. La portion d’espace ES_2 voit ainsi se succéder dans le temps les OH_B et D de fonctions différentes.
76Cette recherche de non-redondance spatiale est aussi appliquée à la dimension temporelle. Le temps est considéré comme un continuum composé d'une multitude d'éléments de deux types : des événements et des durées appelés Entités Temporelles. Chacun des types alternant avec l'autre. Comme pour l'espace et les Entités Spatiales, les Entités Temporelles sont déconnectées de l'interprétation fonctionnelle, elles sont anhistoriques. Elles ne sont pas créées a priori, mais seulement une fois l'ensemble des Objets Historiques construits. En effet, comme pour l'espace, c'est l'accumulation des OH entre eux sur la ligne du temps qui définit les ET (Figure 20).
Figure 20 - Exemple de modélisation de la dimension temporelle des objets historiques par association de différentes entités temporelles événement et durée (ET-événement et durée)

RODIER et al., 2010, Fig. 9
77Dans la figure ci-dessus (Figure 20), les quatre Objets Historiques ayant leurs propres chronologies s'inscrivent dans une même définition du temps représenté par une droite. La combinaison de l'ensemble des chronologies des OH définit douze Entités Temporelles (sept ET_événements et cinq ET_durées). La combinaison de ces ET permet de restituer la chronologie de chaque objet, ainsi l'OH_A est composé des ET_1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7.
Les analyses réalisables grâce à ce type de modélisation
78Plusieurs types d'analyse sont rendus possibles par le découpage des objets selon leurs trois dimensions (Figure 21).
Figure 21 - Les sorties possibles à partir du modèle OH_FET

RODIER et al., 2010, Fig. 3
79Elles peuvent ne représenter qu'une des réalités, fonctionnelle (distribution statistique de l'importance de chacune des fonctions dans l'ensemble du jeu de données), temporelle et spatiale, mais elles peuvent aussi combiner deux de ces réalités dans un sens ou dans l'autre, spatio-temporelle et temporo-spatiale, fonctionno-spatiale et spatio-fonctionnelle et enfin fonctionno-temporelle et temporo-fonctionnelle. La sortie fonctionno-spatio-temporelle reflète l'état des objets de la topographie historique à un moment donné, un état de la ville.
80Ainsi, cette approche autorise la restitution de tous les états possibles du phénomène étudié en s'extrayant des cadres et des états préétablis qui induisent une vision biaisée des processus ; elle permet aussi d'observer tous les changements d'état possible, c’est-à-dire la différence entre deux états à des pas de temps très variés, et enfin de comprendre les transformations. Pour ce faire, le modèle offre des possibilités de représentations rarement disponibles telles que :
la distribution fonctionnelle, c’est-à-dire la distribution quantitative (nombre d'occurrences ou superficie) de chaque EF pour former les Objets Historiques. Il prendra la forme d'un diagramme de distribution ;
la distribution spatiale ou la sollicitation de l'espace, c'est dire le nombre de fois ou la durée durant laquelle est mobilisée chaque ES pour former les OH. Cette représentation prendra la forme d'une carte ;
la distribution temporelle ou la sollicitation dans le temps, c’est-à-dire le nombre d’OH ou la somme des superficies de chacune des ET pour former les OH. Ces résultats seront représentés sous la forme d'une frise chronologique.
81Ces trois types de sorties ne sont pas suffisantes pour comprendre les processus ; le croisement de deux des dimensions permet de mieux les appréhender même si aucune des sorties ne peut être étudiée indépendamment du reste, chaque résultat représentant un aspect qui doit être confronté aux autres. C'est de la complémentarité de ces informations différentes que résulte la compréhension de la dynamique du phénomène. Les autres sorties disponibles sont donc :
la variabilité fonctionnelle dans l'espace : autrement dit des cartes représentant pour chaque portion d'espace (Entité Spatiale) le nombre d'OH ou de fonctions l'ayant sollicité ;
la variabilité fonctionnelle dans le temps, c’est-à-dire une frise chronologique représentant le nombre ou la superficie de chaque fonction des OH ;
la variabilité spatiale dans le temps permettant d'obtenir une carte de la durée de renseignement de chacune des ES et une frise représentant le nombre d'OH ou leur superficie mobilisé dans chacune des ET.
82Ces représentations sont présentées dans la partie résultat.
Gérer le problème des sources lacunaires et hétérogènes et prendre en compte l’incertitude des données
83Ces types de modélisation et de représentations se fondent sur une certaine précision et une homogénéité des données. Or les objets historiques sont constitués de trois dimensions fondamentales (fonctionnelle, spatiale et temporelle) pouvant chacune être renseignées par des sources différentes :
textuelles (T) ;
architecturales (Ai) ;
archéologiques (Ao) ;
morphologiques (M) (ex. : hypothèses d’un lotissement liées à l’analyse d’un parcellaire (Conzen, 1960 ; Gauthiez et al.,2003) ;
planimétriques (P) (ex. : plan d’un édifice ou d’une institution au 17e s.) ;
iconographiques (I).
84Elles apportent des informations complémentaires et parfois divergentes. De plus, ces sources sont par essence hétérogènes, discontinues et très souvent imprécises, possédant toutes des résolutions spatiales et chronologiques variées, et des temporalités différentes, bref qui ne permettent que rarement une précision à l’année, la résolution temporelle adoptée dans ce modèle (Figure 22).
Figure 22 - Les différentes sources et les trois dimensions des Objets Historiques

Sources textuelles (T), architecturales (Ai), archéologiques (Ao), morphologiques (M), planimétriques (P) et iconographiques(I)
L’incertitude spatiale
85L'emprise d'un objet peut être plus ou moins fiable ; s'il est représenté sur le cadastre ancien, sa fiabilité spatiale est bonne alors qu'une simple mention textuelle du 11e s. ne permet pas d'être aussi fiable. Ainsi trois indices ont été créés :
l’indice 1 correspond aux Objets Urbains très bien localisés, dont tous les contours sont connus par la fouille archéologique, un plan ou une description textuelle très précise ;
l’indice 2 est utilisé pour les objets dont une partie des contours est reconnu avec certitude, il s'agit par exemple des objets créés à partir de textes les décrivant ;
l’indice 3 concerne les Objets Urbains dont la localisation est peu fiable, voire hypothétique. Il s'agit principalement d'objets crées à partir de l'analyse morphologique.
L’incertitude temporelle
86Rappelons qu’il a été fait le choix d’une résolution temporelle à l’année. Dès lors, deux types d’incertitudes temporelles cohabitent : la fiabilité et la précision.
87Il existe différents niveaux de « fiabilité » des dates en fonction des sources disponibles pour dater l’apparition ou la disparition d’un objet. Trois types de datations ont été définies :
Les datations certaines, lorsque la temporalité de l’objet est explicitement mentionnée, ses dates d’apparition et de disparition sont connues ;
Les datations sur mention, lorsque la date correspond à des mentions dans des sources. Dans ce cas, la première mention sera associée à la date d’apparition, et la dernière mention à la date de disparition ;
Les datations hypothétiques lorsqu’il ne s’agit que d’hypothèses.
88Cette notion de fiabilité se combine avec la notion de précision. En effet, il est rare, surtout pour les périodes anciennes, qu’un texte donne explicitement la date de construction ou d’installation d’un OH, comme celles de sa destruction. La plupart du temps, nous devons nous contenter d’une première ou dernière mention. Dans ces cas, les textes donnent des dates précises, mais peu fiables. À l’inverse, les sources matérielles autorisent des datations très fiables, mais peu précises : jamais dans une analyse du bâti ou en archéologie sédimentaire (sauf cas exceptionnels) une datation ne sera plus précise que la décennie, parfois au demi-siècle souvent au siècle. Ainsi quatre modalités ont été créées correspondant à une précision à l’année (A), la décennie (D), le demi-siècle (DS) et le siècle (S). La fourchette de datation, c’est-à-dire la différence entre la date minimale et la date maximale s’étend dès lors que la précision diminue : un texte mal daté peut procurer une précision à la décennie alors que l’analyse architecturale donne des datations variant entre le demi-siècle et le siècle.
89Face à ces deux difficultés, un indicateur permettant de rendre compte de ces situations a été créé combinant les différents cas de fiabilité et de précision (Figure 23). Des dates minimales et maximales permettent de définir pour un même OH les périodes où son existence est attestée, probable ou possible.
Figure 23 - Les différentes situations de datation des Objets Historiques.

Résultats
90Les principaux résultats, rapidement évoqués ici, sont issus d’une thèse de doctorat ayant utilisé le modèle proposé précédemment (SIMON, 2015, 711-727). Ils portent sur trois aspects : la représentation de la multi-dimension de l’espace urbain, la gestion du temps et des dynamiques urbaines et enfin la représentation de l’incertitude.
Représenté la multi-dimension de l’espace urbain pour mieux comprendre le fonctionnement urbain
91Pour le même espace, à la même date, il est possible d’obtenir sept cartes présentant les réalités de l’espace urbain précédemment définies. La compréhension du fonctionnement de la ville à cette date est le résultat de la confrontation de toutes ces réalités dans la mesure où elles ne sont que le résultat des actions des acteurs sur cet espace. Prenons un exemple : que se joue-t-il à Vendôme vers 1500 ? L’ensemble de ces réalités doit être mobilisé (Figure 24).
Figure 24 - Les réalités socio-spatiales de Vendôme en 1500

1 = Objets urbains (exploiter), 2 = Eléments Constitutifs (habiter), 3= Parcellaire, 4 = Flux hydriques, 5, Flux pédestre, 6 = Paroisses, 7= Censives
92La confrontation de ces sept cartes permet de cerner certaines actions sociales ayant lieu sur cet espace en 1500 lors de la reprise économique après la Guerre de Cent Ans. Dressons-en ici une liste :
la hausse du commerce (état du monde) entraîne une augmentation de la demande notamment en cuir donc un nombre accru de tanneurs et de tanneries (plans 1 et 2), mais aussi de moulins à tan (plans 1, 2 et 4), édifiés par de riches tanneurs qui achètent de nouvelles propriétés (plan 3) regroupaient en aval de la rivière (plans 1 et 2) ;
ces riches marchands obtiennent une certaine notabilité et désirent « vivre noblement » dans des hôtels particuliers (plan 1) dotés des mêmes équipements (logis, jardins…) (plan 2) et regroupés dans les mêmes quartiers à l’écart des zones passantes (plan 5). Ils souhaitent en parallèle acquérir des fiefs urbains (plan 6) et obtenir pour les habitants une certaine indépendance qui passe par la cession de fief à cette nouvelle communauté (plan 7) et par la construction d’un hôtel de ville (plan 1 et 2).
la demande en main d’œuvre étant plus importante, de nouveaux migrants s’installent en ville, ils acquièrent de nouvelles parcelles (plan 3), et une paroisse doit être créée (plan 6), dotée de son église, son cimetière et son presbytère (plans 1 et 2).
Une prise en compte des dynamiques urbaines et de la multi-temporalité
93La deuxième problématique évoquée est celle de la gestion du temps et de la représentation des dynamiques. Les solutions proposées sont de plusieurs ordres.
Une vision de la ville mouvante et de ses réalités multiples
94Le premier résultat qu’il est possible d’obtenir correspond à des « films » présentant pour chaque réalité leurs transformations. Pour des raisons techniques, nous produisons ici l’évolution parallèle de deux réalités, celle de l’habiter (EC) et celle de l’exploitation (OU) (Figure 25) non pas sous forme de film, mais sous forme de deux séries d’états successifs qui pourraient être aussi nombreux que possible entre l’an 1000 et 1811, date de réalisation du cadastre.
Figure 25 - Transformation de la ville selon deux réalités différentes (exploiter et habiter)

95Même si ces représentations sont séduisantes elles ne permettent pas vraiment d’analyser la dynamique, pour ce faire nous pouvons avoir recours à des frises chronologiques.
Une représentation synthétique du temps de la ville
96Les frises, ci-dessous, présentent deux types d’informations : des intervalles (ET-Durée) qui correspondent à des périodes stables du système-ville et des évènements (ET-Date) qui sont des moments où la ville subit des changements. La figure suivante (Figure 26) présente la dynamique des Objets Urbains (Objet de l’exploitation). Pour chaque ET-Durée les fonctions sont représentées par un pourcentage d’espace dédié à cette activité. Chaque changement, c’est-à-dire chaque ET-Date, est décrit par des apparitions (en bleu), des maintiens (intervalle entre les barres bleues et rouges) et des disparitions (en rouge).
97Les principales conclusions de cette représentation sont d’une part de montrer très rapidement notre état des connaissances de l’espace urbain (le pourcentage resté blanc du diagramme représente l’espace non renseigné, donc nos lacunes documentaires), et d’autre part la dynamique des changements de fonction de l’espace urbain qui sans vouloir paraphraser un slogan politique bien connu représente « le changement dans la continuité ». En effet, si les apparitions et disparitions sont nombreuses à certaines dates, les distributions fonctionnelles de part et d'autre de cette date restent inchangées ou très peu modifiées. Prenons le cas de 1510. À cette date, le pic des apparitions et de disparitions d'Objets Urbains est important, indiquant un renouvellement majeur des Objets. Or, en comparant les situations fonctionnelles de part et d'autre, on remarque une certaine stabilité dans la répartition des fonctions. On retrouve le même phénomène en 1180 et 1650, deux dates de forts renouvellements des Objets Urbains sans modifications des structures fonctionnelles.
Figure 26 - Représentation de la dynamique des Objets Urbains (Exploitation) sur 800 ans

La confrontation de la dynamique de deux réalités
98Comme il est possible d’obtenir la dynamique par réalités urbaines il est donc concevable de les confronter. Nous présenterons ici la comparaison entre les Éléments Constitutifs et les Objets Urbains afin de mesurer les décalages temporels entre les deux niveaux d'observation. Il s'agit, pour reprendre les mots de Christian Grataloup, de deux « polyphonies temporelles » qui, en filant la métaphore musicale, suivent chacune leur partition (Figure 27). Ce sont ainsi 2103 OU et 3672 ÉC qui ont été analysés dans l'espace de 32 ha de la ville intra-muros.
99La première observation à garder à l'esprit est le plus faible niveau de documentation concernant les Éléments Constitutifs par rapport aux Objets Urbains, même si le degré de connaissance suit une tendance identique. Le seuil des 50% d’espace renseigné n’est pas le même, atteint vers 1250 pour les OU et seulement vers 1450 pour les EC. La scansion du temps n'est pas identique dans le détail, mais les tendances générales permettent de définir six phases : trois de relative atonie de la production ou disparition d'objets (avant 1040, entre 1250 et 1350 et entre 1550 et 1610) et de fort renouvellement des Objets Historiques (entre 1040 et 1250, 1350 et 1550 et 1610 et 1811). Il s'agit, nous l’avons vu, principalement d'effets de sources qui se retrouvent aux deux niveaux d'analyse.
100L'intérêt essentiel de cette confrontation est de pointer le décalage qui existe entre le changement des fonctions à l'échelle de la ville et ses répercussions ou non sur les fonctions du domaine construit. Prenons l'exemple de la césure de 1650 à l'échelle des OU, dont nous avons déjà montré l'importance précédemment. Cette rupture fonctionnelle à l'échelle de la ville n'a quasiment aucune incidence au niveau du domaine construit. En effet, des portions d'enceinte et les portes de ville restent en élévation même si leur fonction défensive disparaît. Les fossés deviennent de simples cours d'eau à l'échelle de la ville alors que leur fonction au niveau des Éléments Constitutifs reste donc la même.
101À l'inverse, d’autres fonctions sont liées aux deux niveaux, comme les logis et les habitats privilégiés, l’un et l’autre apparaissent logiquement ensemble dans la seconde moitié du 14e s., ou encore la fondation du collège en 1623 et l'augmentation de la part des jardins d'agrément.
Figure 27 - Deux « polyphonies temporelles », celle des Objets Urbains et celle des Éléments Constitutifs

102En conclusion de cette courte analyse, il apparaît que les césures majeures au niveau des fonctions urbaines (OU) n'ont que rarement des conséquences immédiates sur le paysage urbain qui se transforme très lentement sans grande rupture. Cette conclusion est importante d'un point de vue archéologique, car on déduit souvent de la présence de tel ou tel bâtiment l'existence d'une fonction urbaine. C'est par exemple de la présence d'une abbatiale que l'on retient l'existence d'une abbaye ; or, la communauté et donc la fonction urbaine associée a existé avant la construction de l'abbatiale. Ce décalage entre paysage urbain et fonction urbaine est toujours très difficile à appréhender d’autant plus si l’on prend en compte dans l’interprétation les incertitudes.
103Si ce type de représentations permet de se défaire d’une gestion du temps définie a priori en proposant de visualiser le propre rythme des objets historiques il ne doit pas cacher l’incertitude qui règne derrière ces données.
Représenter l’incertitude pour la prendre en compte dans l’analyse
104Ces principes de construction des Objets Historiques, dotés d’indices de fiabilité et de précision spatiale et temporelle, autorisent de nombreuses représentations mettant en évidence l’incertitude des données. Seules quelques-unes sont présentées ici.
Proposition de représentation de l’incertitude spatiale
105Rappelons que l’incertitude spatiale des données est indiquée par trois indices 1, 2 et 3 correspondant respectivement aux données très bien localisées (localisation et forme de l’entité), moyennement bien localisées et hypothétiques. À partir de ces indices, il est possible pour n’importe quelles cartes ou frises produites de représenter la part d’incertitude reposant sur ces données.
106Pour une carte d’état, on peut de manière classique représenter la fiabilité spatiale des entités mobilisées à cette date par trois types de figurés (Figure 28).
Figure 28 - Vendôme en 1480 et incertitude spatiale des données

107L’incertitude spatiale peut également être visualisée dans le temps, sur une frise chronologique montrant le pourcentage d'espace documenté au cours du temps ainsi que la fiabilité de l'étendue renseignée.
108Deux ruptures (A et B) et donc trois phases ont été définies pour chacun des graphiques correspondant au moment où le seuil de 50% d'espace urbain renseigné est atteint soit de manière plus ou moins bien documentée soit de manière fiable. Ces grands moments sont quasiment les mêmes pour les deux réalités observées soit 1380-1400 pour 50% de l’étendue documentée de manière plus ou moins fiable et les environs de 1650 pour que 50% de l'espace soit renseigné de manière fiable.
Figure 29 - Pourcentage d'espace documenté (en haut les Entités Fonctionnelles et en bas les Éléments Constitutifs)

Proposition de représentation de l’incertitude temporelle
109La seconde incertitude plus complexe à mettre en œuvre concerne la fiabilité et la précision des données temporelles.
Sur les cartes
110À partir des indices définis dans la seconde partie et des fourchettes chronologiques (attesté, possible et probable), il est possible de représenter l’incertitude temporelle des données sur une carte. Nous en proposons ici une cartographie sur la base des catégories d’incertitude définies précédemment (Figure 30).
Figure 30 - Représentation des fonctions urbaines à Vendôme en 1480 distinguant les éléments dont la présence est certaine, probable ou possible

111Ce type de représentation permet d’une part de mettre en évidence les objets historiques dont la présence est certaine à un moment donné sur l’espace urbain et d’autre part de tester des hypothèses quant à la présence, ou non, d’autres OH dont l’existence à cette date est probable ou possible.
Sur les frises chronologiques
112Concernant la représentation de l’incertitude temporelle des données sur une frise, la figuration est moins évidente (Figure 31). Entre chaque état stable du système, une date marque une rupture pour laquelle il est possible de définir le nombre d’objets et l’impact spatial des transformations, c’est-à-dire les OH qui apparaissent et ceux qui disparaissent. Derrière une date qui représente une rupture entre deux états stables du système, les réalités peuvent être très différentes. Toutes les configurations de degrés d’incertitude peuvent exister. Ainsi, certaines dates de rupture sont plus ou moins fiables. Par exemple, la date de 1501 correspondant à un changement de siècle peut renvoyer à la fois à une date d’apparition ou de disparition d’une OH. Cette date d’apparition ou de disparition peut correspondre à une construction ou une destruction, à une première mention ou à dernière mention, mais aussi à une précision à l’année, à la décennie, au demi-siècle ou au siècle. La figure suivante est une des manières possibles de rendre compte de ces différences et de relativiser la réalité de ces ruptures.
Figure 31 - Les différents types de datation derrière la date de 1501

Conclusion
113Cet article visant à appréhender l’espace urbain ancien n’est qu’une proposition qui nous semble néanmoins capable de répondre à un grand nombre des problématiques actuelles en matière de topographie historique. Ces éléments de réflexion pourront être développés notamment en ce qui concerne les thésaurus, la représentation des dynamiques et la gestion de l’incertitude. Une autre voie de développement rendu possible par ce modèle, et présentée par ailleurs (SIMON, 2013), et celle de l’analyse trans-réalité c’est dire des relations entre chacune. Il s’agit en d’autres termes de mesurer le poids qu’un nouvel Objet Urbain (passage d’une abbaye à une caserne par exemple) à sur les Éléments Constitutifs (paysage urbain) qui le constitue, c’est-à-dire le décalage entre la fonction à l’échelle de la ville et le paysage urbain.
114L’ensemble de ces réflexions nous invite d’ores et déjà à réfléchir de manière plus générale sur les conséquences des nouveaux outils et méthodes sur la pratique de la topographie historique. Si la mise en place de celle-ci sans réel modèle a longtemps prévalu, la réflexion sur les objets à modéliser et sur leurs caractéristiques (dont l’incertitude temporelle et spatiale font partie), reste le parent pauvre de la recherche sur l’espace urbain alors qu’elle est pourtant au centre de l’analyse. Ainsi, l’intégration, souvent évoquée, des outils informatiques à l’étude sur l’espace urbain n’a pas encore modifié les pratiques des acteurs de la recherche. Comme l’indiquait Xavier Rodier « ce n’est pas l’outil qui fait la modernité de la recherche, mais la manière dont la recherche exploite les possibilités offertes par l’outil, renouvelant alors ses propres perspectives » (RODIER, 2013). Espérons que cet article y participera!
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Notes de bas de page
1 http://mapd.sig.huma-num.fr/alpage_public/flash/
2 Si notre étude est centrée sur le territoire français, nous n’avons pas lu dans la bibliographie de cas étrangers s’écartant d’un de ces modèles.
Auteur
UMR 7324 CITERES, équipe Laboratoire Archéologie et Territoires, Université de Tours,gael.simon@univ-tours.fr
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