Gouverner la ville, gouverner la cathédrale
Communauté d’intérêts et influences mutuelles entre chanoines et échevins à Barcelone à la fin du Moyen Âge
Résumés
Le cas du chapitre cathédral de Barcelone permet d’observer les influences réciproques qui existent entre les pratiques de gestion de la cathédrale et les pratiques de gouvernement des échevins de la ville dans les dernières années du Moyen Âge. À la fin du XVe siècle, la vie communautaire s’est en effet désagrégée, les chanoines ne résidant plus ensemble et souvent plus dans leur diocèse. Leur point commun tient dans la gestion quotidienne de la cathédrale et la défense des intérêts du chapitre face à l’extérieur. Or, des laïcs, issus des mêmes familles que les échevins à la ville, participent à l’administration de l’établissement aux côtés des chanoines. Ils constituent un vecteur entre le groupe canonial et les élites socio-politiques de la cité. Chanoines et échevins sont alors amenés à œuvrer conjointement et à élaborer des stratégies communes face aux problèmes qui affectent tant la cathédrale que la cité.
The study of the cathedral chapter of Barcelona shows the reciprocal influences that existed between the financial running of the cathedral and the political running of the city by its aldermen in the last years of the Middle Ages. At the end of the XVth century, communal life was indeed disintegrating, canons no longer residing together, most often not even in their diocese. Their common factor consisted of the daily management of the cathedral as well as the defence of the interests of the chapter against outside forces. Yet a few laymen, originating from the same families as the aldermen, participated in the administration of the cathedral together with the canons. This created a connection between the canonical group and the urban socio-political elites. Canons and aldermen were then led to work together and develop common strategies to deal with the problems that affected both the cathedral and the city.
Entrées d’index
Mots-clés : chapitre cathédral, gouvernement municipal, Barcelone, bas Moyen Âge
Keywords : cathedral chapter, urban government, Barcelona, late Middle Ages
Texte intégral
Introduction
1La vie en commun des chanoines cathédraux commence à se désagréger progressivement à partir du XIe siècle, suivant des chronologies variables selon l’espace géographique et l’établissement concernés. Partout en Occident, les chanoines cathédraux abandonnent graduellement la vie en commun, les menses épiscopales et capitulaires sont séparées, les chapitres commencent à gérer d’importants patrimoines. Les conciles de Poitiers (1079), Clermont (1095), Latran III (1179) et Latran IV (1215) condamnent le cumul des bénéfices et, son corollaire, la non-résidence des clercs dans leur diocèse (WILKIN, 2005, 41), révélant au passage le désengagement croissant les chanoines cathédraux dans la vie courante de leur cathédrale. Au XVe siècle, ils ne résident déjà plus en commun et, souvent, pas sur place.
2La vie communautaire des chapitres cathédraux tardo-médiévaux ne doit donc pas se concevoir comme une vie quotidienne en communauté, avec partage des repas, lieu d’habitat collectif et séparation du reste de la société, comme cela peut être le cas des communautés régulières. Par leurs fonctions, les chanoines des cathédrales, néanmoins, demeurent unis autour d’un ensemble de pratiques quotidiennes : leurs pratiques liturgiques et spirituelles, mais aussi leurs pratiques gestionnaires, c’est-à-dire administrer la cathédrale et son temporel. Pour cela, ils doivent collaborer ensemble au quotidien. La hiérarchie interne à l’établissement, le travail en commun, le processus de prise de décision – en un mot, les pratiques administratives de l’établissement – sont autant d’éléments qui unissent, au jour le jour, les membres du chapitre et permettent de penser celui-ci comme un véritable groupe, au-delà de sa seule définition institutionnelle. Nous ne nous centrerons donc pas ici sur une réflexion normative, mais sur l’observation de cette pratique gestionnaire interne à la communauté canoniale et sur son rayonnement hors de la cathédrale à l’extrême fin du Moyen Âge.
3La question est particulièrement pertinente dans le cas d’une cité médiévale dotée d’une autonomie politique aussi développée que Barcelone (ORTĺ GOST, 2000), principale cité du Principat de Catalogne et forte de 32 000 habitants à la fin du XVe siècle (MARTĺ I BONET, 2006, 14-17). Les chanoines cathédraux y côtoient par de nombreux biais les élites socio-politiques de la cité. Un petit nombre de familles monopolise notamment les postes-clés du gouvernement municipal (FARGAS PEÑARROCHA, 2001) et plusieurs d’entre elles comptent aussi, simultanément, un membre à la cathédrale. Bien que les chapitres catalans médiévaux soient encore peu étudiés par l’historiographie, le cas portugais a démontré que cette proximité des familles canoniales avec les tenants du pouvoir laïc municipal semble monnaie courante au bas Moyen Âge (FARELO, 2012 et VILAR, 2007). Ce sont souvent les mêmes familles de l’élite sociale urbaine qui placent des parents à la cathédrale et qui investissent les institutions politiques de la ville – en particulier les charges d’échevins1. À Barcelone, ceux-ci sont constitués par le collège des cinq « conseillers », qui constitue l’organe décisionnel principal du gouvernement municipal2. Un nombre significatif de chanoines de la cathédrale se retrouve par conséquent parents de ces échevins (CONESA SORIANO, 2017).
4Les influences entre les pratiques de gestion entre la cathédrale et le monde des élites laïques politiques municipales semblent donc a priori inévitables. Jacques Verger postulait, dans les années 1980, que les modèles d’organisation de l’Église eux-mêmes avaient influencé la structuration des institutions politiques : le maillage de l’espace en diocèses, en particulier, aurait fourni le cadre de pensée des découpages territoriaux du pouvoir laïc en différentes juridictions (VERGER, 1986). Aujourd’hui nuancée par l’historiographie récente (MAZEL, 2008), cette position n’en relevait pas moins les parallèles existant entre les structures des pouvoirs ecclésiastiques et celle des pouvoirs laïcs. Or, derrière les institutions – la cathédrale, le gouvernement municipal – il faut voir des hommes qui les font fonctionner, et les contacts entre ces hommes génèrent nécessairement des échanges de savoirs, de pratiques, de modes de vie. C’est cette porosité qui retiendra notre attention. Il s’agira d’observer les influences, discrètes et ancrées dans la pratique, entre la cathédrale et le gouvernement municipal, pour éclairer l’interpénétration des pratiques gestionnaires des deux institutions.
5Les lignes qui suivent commenceront donc par voir comment la vie communautaire canoniale se réduit, à la fin du XVe siècle, à l’activité d’administration de la cathédrale. Un certain nombre de laïcs sont alors impliqués dans la cathédrale par ce biais, dont une partie sont parents de chanoines, ce qui génère une communauté d’intérêts entre le chapitre et ce cercle de laïcs qui leur sont proches (I). Une influence mutuelle se devine alors et les pratiques ecclésiastiques et laïques se coordonnent ponctuellement dans les cas de crise, dans lesquelles la communauté canoniale est amenée à actualiser ces connexions personnelles et à travailler de concert avec l’élite politique municipale (II).
Les laïcs et la communauté canoniale
Une communauté administrative ?
6Institutionnellement, la vie communautaire des chanoines cathédraux a cessé à Barcelone depuis le XIIe siècle. En 1176, déjà, deux privilèges pontificaux d’Alexandre III laissent apparaître une claire distinction entre mense épiscopale et mense capitulaire, ce qui est confirmé lorsque, en 1229, le cardinal légat Jean de Sabine octroie au chapitre ses statuts, que le pape Grégoire IX valide ensuite (SANABRE, 1947, 13). Au XVe siècle, les chanoines barcelonais résident même souvent loin de Barcelone. Si ceux qui sont établis dans des cours princières ou à Rome peuvent profiter de leur proximité avec les instances de pouvoir pour y représenter les intérêts de leur communauté, nombre d’entre eux semblent fort peu impliqués dans la vie de l’établissement. Le registre d’actes capitulaires en fait clairement état en 1501, lorsque le chapitre statue sur la nécessité pour les chanoines de se déplacer en personne pour percevoir leurs prébendes : un grand nombre d’entre eux se contentait jusque-là d’envoyer un procurateur, sans même être physiquement présent dans leur diocèse3. Beaucoup des chanoines, en effet, cumulent des prébendes avec d’autres chapitres cathédraux catalans : Gérone, Urgel, Vic, Lérida, Tortose ou Elne, mais aussi à Majorque ou à Valence (CONESA SORIANO, 2017, chap. 5). C’est par exemple le cas du chanoine Berenguer de Sos qui, chanoine et dignitaire à la cathédrale de Barcelone à partir de 1454, établit en 1481 sa résidence en Sardaigne, où il a été nommé archevêque, en plus de son canonicat barcelonais (AVENTĺN, 2003, 216). D’autres sont installés à la curie romaine, à l’instar du chanoine Nicolau-Ferrer de Gualbes qui, chanoine à Barcelone depuis 1471, réside à Rome, où il détient l’office d’abréviateur de parco maiori à la chancellerie de Sixte IV, au moins en 1478-14794.
7Ces cumuls de fonctions dans différents diocèses, même s’ils sont majoritairement catalans, favorisent assurément les absences : difficile, en effet, d’être présent personnellement dans plusieurs cathédrales pour en assurer le fonctionnement quotidien. Peu de ces clercs sont effectivement présents à Barcelone pour remplir leurs fonctions sur place. Sur un échantillon de 135 chanoines référencés au chapitre entre 1472 et 1492, cinquante-cinq seulement participent au moins à une réunion du chapitre au cours de ces vingt ans. Parmi eux, trente-deux sont même présents moins de cinq fois. Un seul assiste à vingt-deux réunions et seulement cinq à plus de dix réunions. Pourtant, le chapitre est officiellement composé de quarante prébendes en continu (trente-neuf chanoines et l’évêque). Signe que la gestion quotidienne de l’établissement est de moins en moins régulièrement opérée par le chapitre, le nombre de ses réunions diminue tout au long de cette période (figure 1).
Figure 1 - Fréquence des réunions du chapitre (nombre de réunions par année)

8Comment parler de « communauté canoniale », dans ce cadre ? L’appartenance à un chapitre cathédral se résume-t-elle à un titre honoraire et à la perception de prébendes ? À bien y regarder, l’administration du temporel devient en réalité l’élément principal autour duquel se structure, au quotidien, la communauté canoniale - la principale marque, dans la pratique, de l’appartenance des chanoines à un même collectif canonial. S’y ajoutent, bien sûr, les activités liturgiques, qui continuent d’être menées par le chapitre, mais celles-ci génèrent beaucoup moins de travail d’organisation en commun. La quasi-totalité des réunions du chapitre enregistrées par les registres d’actes capitulaires du second XVe siècle ont d’ailleurs pour thème l’administration du temporel5. Maintenir à flot l’économie de l’établissement est dans l’intérêt commun de tout le chapitre. Cet objectif donne une cohésion au groupe restreint des chanoines qui demeurent à Barcelone et doivent travailler en commun pour l’atteindre.
9Au quotidien, en effet, outre donc leurs activités liturgiques (offices, messes et processions), les chanoines perçoivent les rentes, délèguent des auditeurs de comptes pour vérifier les finances des diverses branches de la cathédrale, délibèrent sur la gestion des biens de l’institution. Pour cela, ils s’organisent autour de relations hiérarchiques : huit dignitaires (archidiacre majeur, doyen, sacristain majeur, chantre, sous-chantre, et trois archidiacres dits « étrangers ») disposent d’une préséance au sein du chapitre et d’autres chanoines sont nommés, par élection, à la tête des offices, mineurs et majeurs. Dans les faits, le chapitre est dirigé par le vicaire de l’évêque6 qui, malgré le nom de sa fonction, est en réalité choisi par les chanoines eux-mêmes (CONESA SORIANO, 2017). L’évêque, quant à lui, ne réside pas dans son diocèse durant toute la deuxième moitié du XVe siècle. En son absence, c’est aux chanoines qu’échoie la gestion des litiges du diocèse7. Ils supervisent aussi la comptabilité de l’établissement en déléguant deux auditeurs de comptes tous les deux ans pour vérifier les registres comptables, co-administrent l’hôpital de la Santa Creu en commun avec les échevins et deux membres du chapitre gèrent l’institution charitable de la Pia Almoina qui, placée sous contrôle de la cathédrale, fournit des repas aux pauvres de la ville.
10Ces activités de gestion courante de la cathédrale (la prise de décisions collectives, la tenue et la vérification des comptes, l’élection du vicaire et des offices, etc.) constituent ce qui reste de la vie communautaire des chanoines à la fin du XVe siècle. Elles sont réalisées par le petit nombre de chanoines qui sont réellement présents et impliqués dans la vie de l’établissement – c’est-à-dire uniquement une partie du chapitre. Les autres vivent loin et se présentent uniquement pour percevoir leurs prébendes. Or, si la cathédrale de l’extrême fin du Moyen Âge est avant tout un ensemble d’hommes qui collaborent à sa gestion, les chanoines sont loin d’être les seuls à s’occuper de l’administration de l’établissement.
La communauté capitulaire et la gestion de la cathédrale
Des laïcs dans l’administration capitulaire
11Cette communauté canoniale, soudée autour de l’administration de la cathédrale, s’entoure d’individus qui n’appartiennent pas au chapitre. Un certain nombre de laïcs prennent aussi part à la vie de la cathédrale ainsi définie : serviteurs, scribes, messagers, s’avèrent indispensables au fonctionnement courant de l’institution mais difficiles à repérer dans la documentation. Ils gravitent autour du chapitre, travaillent avec ses membres au quotidien. Le notaire attitré de l’établissement – un certain Dalmau Ginebret dans les dernières décennies du XVe siècle – signe de nombreux actes et registres, démontrant une implication fréquente dans la vie de l’établissement. Il est alors difficile d’observer la vie canoniale sans intégrer ces individus à la réflexion. Ils sont au contact des méthodes d’administration de l’établissement, de ses modes de fonctionnement et de l’élaboration des documents émis par l’institution.
12Pour certains de ces laïcs, la participation à la vie de l’établissement montre même en réalité une véritable intégration entre leur économie familiale et celle de l’établissement. Des parents de chanoines interviennent ainsi indirectement dans la gestion économique de la cathédrale. Cela se perçoit tout particulièrement à travers l’affermage des prébendes canoniales. Ces dernières, à Barcelone, sont gérées par une administration spécifique au sein de la cathédrale, les Pabordies, divisées en douze sous-administrations indépendantes les unes des autres. Chacune porte le nom d’un mois de l’année et doit percevoir les rentes destinées à assurer la rétribution des chanoines le mois éponyme. Or, à plusieurs reprises, les rentes des Pabordies sont affermées et, pour plusieurs d’entre elles, confiées à des parents de membres du chapitre (figure 2).
Figure 2 - Les affermages des prébendes (Pabordies) du chapitre de Barcelone (1477-1481)
Nom de la Pabordia | Date | Identité du détenteur de l’affermage | Montant |
Mars | 1477-1478 | Pere Amuyo | 47 livres |
1479-1480 | Pere Amuyo | 47 livres | |
Juin | 1477 | Mossèn8 Claver | 3 livres 13 sous 4 deniers |
1478 | Joan Borge | 6 livres | |
1489 | Pere Vino | 3 livres 7 sous | |
Juin | 1477 | Le vicaire de la paroisse de Polinyà | 3 livres 10 sous |
Juillet | Dîmes en retard | Mossèn Llopart | 12 livres 3 sous |
Mossèn Llopart | 9 livres 13 sous 6 deniers | ||
1478 | Pere Rossell et A. Loteres | 20 livres | |
Septembre | 1477 | Bartomeu Bosch | 15 livres |
1478 | Pere Rossell | 12 livres | |
1479-1480 | Mossèn de Sacer | 32 livres | |
Octobre | Le vicaire de Sant Joan del Pi | 15 livres par an | |
1479 | Pere Rossell et A. Loteres | 16 livres | |
1480 | Pere Vino | 13 livres |
13Ainsi un certain Llopart perçoit-il les dîmes de la Pabordia de juillet. Or, bien que le lien de parenté avec le chanoine Pere Llopart ne soit pas mentionné explicitement, le patronyme peu répandu ne laisse guère de doute. La famille Llopart, bien implantée dans l’élite socio-politique de Barcelone, s’est d’ailleurs illustrée, parallèlement, en jouant de son influence dans la ville pour tenter d’obtenir des bénéfices ecclésiastiques : dans les années 1480, la famille n’hésite pas à tenter de faire pression sur les échevins pour obtenir l’attribution d’un bénéfice ecclésiastique pour un parent9, démontrant le poids dont elle dispose dans la société urbaine et auprès du gouvernement municipal. De la même façon, en 1478 et 1479, deux personnes se partagent l’affermage de juillet et d’octobre : un certain Pere Rossell et Arnau Loteres. Le patronyme du second le rapproche de façon assez certaine de Pere Ramon Loteres, autre chanoine du chapitre cathédral.
14Les familles de chanoines n’ont pas pour autant la mainmise sur les affermages de la cathédrale : les autres individus mentionnés pour cette tâche ne semblent entretenir aucun lien familial avec les membres du chapitre. En revanche, il semble net que certaines familles de chanoines sont particulièrement impliquées dans les affaires de l’institution religieuse. La gestion quotidienne de la cathédrale ne concerne pas que les chanoines : elle est aussi assurée par des laïcs qui travaillent à leurs côtés et ces cercles de laïcs qui gravitent autour de la communauté canoniale ne se limitent pas à des domestiques, artisans ou notaires employés par l’établissement comme ils auraient pu l’être par un autre établissement. Ils sont aussi des cercles d’intérêt : des laïcs, en s’occupant des affermages, perçoivent un profit grâce à leur rôle dans l’administration du temporel capitulaire, et ces laïcs sont d’autant plus étroitement connectés à la communauté canoniale qu’une partie d’entre eux lui est unie par des liens familiaux.
Chanoines et laïcs : une communauté d’intérêts ?
15L’administration de la cathédrale crée alors une communauté d’intérêts entre les chanoines et les laïcs impliqués dans sa gestion. Certaines familles parentes de chanoines sont particulièrement concernées, leur économie personnelle s’avérant très connectée au temporel de la cathédrale. Un exemple apparaît dans un registre comptable consacré aux lods-et-ventes des biens immobiliers appartenant aux Pabordies. Une transaction concernant une rente rachetable révèle ainsi la grande implication de parents de chanoines dans l’économie de la cathédrale :
Le 2 juin de l’année 1490 à l’officine de Gabriel Devesa, notaire de Barcelone. Joan Pere Llopart, négociant, et Eufrasine, son épouse, Joan Rafel Llopart, fabricant de chandelles et Miquel Llopart, clerc, vendirent à monseigneur Gabriel Tarrassa, religieux détenteur du bénéfice de Sainte Margarita à Santa Maria del Mar pour 10 livres de pension de censal ledit jour, payant et prêtant 170 livres avec spéciale obligation sur des maisons et tanneries qu’ils détiennent à travers une seigneurie intermédiaire au nom de l’honorable monseigneur Lluís de Gualbes qui détient cela au nom des pabordies de janvier, février, avril, juillet, août et novembre. Et sur d’autres propriétés et morabatins qu’ils détiennent au nom d’autres seigneurs, à savoir pour lesdites maisons et tanneries au prix de 110 livres. Et les autres pour 60 livres. Et le lod-et-vente (lluïsme) appartient au seigneur intermédiaire, [soit] 9 deniers par livre, et aux prévôts (pabordes), [soit] le tiers de 7 ce qui vaut, pour l’ensemble, 2 livres 15 sous 8 [deniers]. À chacune des six pabordies, reviennent 9 sous 1 denier.10
16Quatre membres de la famille Llopart détiennent une rente rachetable (censal) appartenant à l’une des Pabordies, à travers une seigneurie intermédiaire – c’est-à-dire que le seigneur éminent demeure la Pabordia mais que ces quatre Llopart exploitent les biens fonciers concernés (des maisons) en percevant eux-mêmes des droits seigneuriaux sur le ou les tenancier(s). Ces derniers leur versent des droits et eux-mêmes en reversent à la Pabordia, ce qui favorise les opérations de spéculation. Il s’agit là d’une situation avantageuse pour ces quatre Llopart, qui tirent des revenus substantiels de la concession et de l’exploitation de cette seigneurie intermédiaire au nom de la cathédrale. Or, les Llopart sont fortement implantés au chapitre : le chanoine Pere Llopart en est membre et transmet sa prébende à son frère Benet Llopart. On a vu, dans les lignes précédentes, qu’un Llopart était aussi chargé de l’affermage de certaines rentes de la cathédrale. En somme, la famille dans son ensemble tire de cette relation privilégiée avec le chapitre la possibilité d’accéder à des avantages économiques. En outre, dans cette transaction du registre de lods-et-ventes, un autre intermédiaire entre en jeu : Lluís de Gualbes. Lluís est également membre d’une famille puissante au chapitre, puisque Pau et Ferrer-Nicolau de Gualbes assurent une présence continue de la famille dans l’établissement au cours du second XVe siècle. Il semble net qu’un cercle de laïcs proches des chanoines gravite autour de l’administration du temporel de l’établissement.
17On ne peut cependant parler ni d’abus ni de traitement de faveur ou d’un « retour d’ascenseur », comme ce que l’on peut observer à la même époque à la curie romaine ou à l’échelle des évêques. Les travaux de Sandro Carocci sur le népotisme à Rome ont mis en lumière à quel point, une fois nommés, les cardinaux, ayant désormais la capacité d’accéder à des terres, bénéficiant de facilités pour acquérir des châteaux et leur mot à dire dans la distribution des charges et des avancements de carrière, redistribuent ces avantages à leurs familles et protecteurs (CAROCCI, 1999,)11. La même configuration a pu s’observer chez les évêques de l’époque moderne, qui n’hésitent pas à user de leur position pour doter de prébendes et d’avantages matériels des proches de confiance qui les soutiendront (pour un exemple particulièrement détaillé : DĺAZ RODRIGUEZ, 2009). À Barcelone, la situation est différente. Les livres de comptes ne laissent apparaître aucun traitement de faveur pour les familiers de chanoines. À bien regarder les dates, ce ne sont pas les chanoines qui, d’abord, accèdent à une prébende, puis font admettre leurs proches dans l’administration capitulaire. La chronologie est bien plus erratique. Elle montre plutôt une situation où les intérêts personnels de certaines familles de Barcelone sont étroitement imbriqués avec ceux de la cathédrale : certains membres de la famille sont chanoines, d’autres travaillent pour la cathédrale, perçoivent les rentes pour elle. L’économie de ces familles et celle de l’établissement convergent, et sans doute en va-t-il de même pour leurs intérêts.
18La cathédrale est donc un lieu de contact entre les chanoines et le monde laïc barcelonais. L’administration de son temporel constitue le vecteur de ce contact. Le petit groupe de chanoines qui sont réellement présents et réellement actifs dans l’établissement est loin d’être coupé du monde laïc. Par les pratiques administratives de l’institution, les chanoines nouent ou préservent des liens avec eux, ils travaillent ensemble en étroite collaboration. Leurs parents, leur économie familiale, se mêlent parfois avec celle de l’établissement. Un réseau d’intérêts personnels communs se dessine, unissant l’établissement, les chanoines et leurs familles. Or, ces dernières sont précisément les mêmes qui accaparent les charges politiques municipales tout au long du bas Moyen Âge : les Gualbes, les Llull, les Llopart (FARGAS PEÑARROCHA, 2001). Il est difficile de croire que ce contact étroit n’est pas sans conséquence sur les pratiques gestionnaires des chanoines et des élites politiques municipales.
Chanoines et échevins, pratiques communes ou communauté d’intérêts ?
Pratiques gestionnaires capitulaires et municipales : des influences mutuelles ?
19De prime abord, les pratiques administratives de la cathédrale ne présentent pas de similitude flagrante avec celles de la municipalité. L’une comme l’autre emploient des modèles documentaires répandus en Catalogne pour cette époque. Les comptes, par exemple, emploient la méthode appelée, en Couronne d’Aragon, Dates i rebudes (comptabilité de charge et décharge dans l’espace français)12 et ne diffèrent guère du modèle général des documents comptables catalans contemporains, laïcs comme ecclésiastiques (VICTOR, 2015). Les registres de délibérations des échevins13 et ceux des chanoines14 n’ont quant à eux que peu en commun : les premiers sont précis, volumineux, rédigés en catalan et détaillés. Les seconds sont succincts, lacunaires, rédigés en latin et suivent un formulaire différent. Si influence il y a, elle ne se trouve pas là.
20Le contexte de crise économique de la fin du XVe siècle permet néanmoins de relever un parallélisme frappant entre les stratégies de gestion du temporel de la cathédrale et celles du gouvernement de la ville. À la fin du XVe siècle, la Catalogne sort sévèrement appauvrie de la guerre civile catalane de 1462-1472, durant laquelle les institutions politiques catalanes avaient rejeté l’autorité du roi Jean II. Aux déprédations sur les terres cultivables, s’ajoutent un phénomène de dépopulation, des épidémies, la rupture de l’approvisionnement en froment et un effondrement du commerce. Tout au long du conflit, l’ensemble de l’économie de la ville et même du Principat de Catalogne est tourné vers l’effort de guerre (PEQUIGNOT, 2014 et SOBREQUÉS I VIDAL ; SOBREQUÉS I CALLICÓ, 1973, 233-235 et 245-321). Les conséquences se font sentir plusieurs années après la fin des hostilités. La correspondance des échevins n’a de cesse, dans les premières années de la décennie 1470, d’insister sur l’état d’affaiblissement de la ville, sur la nécessité de ramener la prospérité (VICENS VIVES, 2010, vol.1, 246).
21Or, dans ces mêmes décennies, le temporel capitulaire est lui aussi en difficulté. Les rentes des prébendes ne sont pas perçues régulièrement, les revenus de la mense capitulaire sont en diminution. Les chanoines incriminent la guerre comme facteur de leurs difficultés : leurs registres d’actes capitulaires affirment que le temporel est affaibli, « ruiné », les rentes ne permettent pas la subsistance de l’établissement, que les « troubles » ont entamé son patrimoine15. Néanmoins, les véritables facteurs de l’affaiblissement du temporel capitulaire sont bien différents de ceux qui préoccupent les échevins de Barcelone : désertion des administrateurs, manque de vision d’ensemble de la part des chanoines et manque de rigueur dans la gestion expliquent, davantage que la crise économique d’une période de post-guerre, les difficultés du chapitre (CONESA SORIANO, 2017, chap. 4). Le chapitre, en effet, n’est pas affecté par la chute du commerce ou ni la crise du crédit : il vit de rentes foncières et de redevances internes à l’Église. Il n’est que peu impliqué dans le crédit et quasiment pas dans le marché, puisqu’il tire l’essentiel de son revenu de ses rentes foncières. La cathédrale n’a aucune part dans le commerce : les livres de comptes ne laissent pas trace d’une quelconque activité commerciale même indirecte.
22Pourtant, malgré des facteurs différents, il est frappant de constater la similitude de la chronologie entre la politique de récupération engagée par les chanoines et celle menée par les échevins à l’échelle de la ville. Pour cette dernière, l’historien Jaume Vicens Vives dégage trois étapes de la politique municipale à Barcelone, à ces dates (VICENS VIVES, 2010). La première, dans les années 1470, est marquée par les séquelles de la guerre civile catalane, qui perdurent et continuent d’affaiblir la cité. La décennie 1480 est celle d’une phase de « redressement » (redreç) où sont prises un ensemble de mesures pour tenter de restaurer la stabilité, notamment économique, de la ville (reconstruction des réseaux d’approvisionnement de la ville, mesures pour restaurer les finances de la municipalité, etc.). Puis, à partir de la décennie 1490, la politique municipale se concentre sur l’établissement de nouvelles relations qui s’établissent entre la ville et le monarque.
23Or, si l’on observe les efforts des chanoines pour reprendre en main leur temporel, la même chronologie se dessine. Dans les années 1470, qui suivent directement ce conflit, les actes capitulaires pointent du doigt des dysfonctionnements qui affectent l’établissement : problèmes de discipline au chœur, mauvaise gestion des rentes foncières destinées aux prébendes des chanoines, chute des revenus de la mense capitulaire. Puis, à partir de 1477, apparaissent les signes les plus nets de reprise en main : établissement de terriers, résorption des impayés de la mense capitulaire, délégation de deux « advocatos » pour défendre les intérêts du chapitre16, mesures pour contraindre de nouveau les détenteurs de chapellenies à payer les droits dus à la cathédrale, etc. La décennie 1490 semble amorcer un redressement économique et l’administration du chapitre est davantage rationalisée. Symboliquement, les premières lignes du registre d’actes capitulaires qui débute en 1501 insistent sur la nécessité de tenir désormais avec plus de régularité le compte rendu écrit des réunions, à la différence de ce qui se faisait auparavant17.
24Cette similitude des deux chronologies pourrait a priori sembler logique : la conjoncture politique et économique de l’après-guerre est commune aux deux institutions, que ce soit celle de la municipalité barcelonaise ou celle du chapitre de la ville18. Néanmoins, les deux structures sont difficilement comparables et reposent sur des bases complètement distinctes. Le chapitre n’a guère de position politique, il n’est pas affecté par les questions de commerce ou de finances, quasiment pas par le crédit. Ses assises économiques se concentrent sur les redevances internes à l’Église et des rentes seigneuriales classiques. Il n’a pas à se soucier d’amnistie ni d’approvisionnement en blé, ni même de rétablir des relations avec l’autorité monarchique, étant donné qu’il n’a pas pris part au conflit.
25Les causes des difficultés économiques du chapitre et de la municipalité sont donc différentes, mais leur rhétorique pour les qualifier et leurs réactions sont similaires. Les individus à la tête du chapitre ont sans doute le même horizon de pensée que les tenants du pouvoir municipal, probablement parce qu’ils se côtoient19. Ils s’influencent mutuellement, modèlent – sans doute involontairement – leurs stratégies dans la même direction.
Une stratégie commune contre l’Inquisition
26L’interpénétration des stratégies des chanoines et du gouvernement municipal est particulièrement perceptible à travers un exemple : celui d’une situation de crise qui affecte autant le gouvernement municipal que les chanoines de la cathédrale, à savoir l’arrivée de l’Inquisition à Barcelone à la fin du XVe siècle. Le phénomène est, cette fois, parfaitement conscient de la part des chanoines et des échevins.
27En 1482, le pape Sixte IV octroie au roi Ferdinand une bulle qui lui permet d’étendre à la Couronne d’Aragon une nouvelle Inquisition, précédemment déployée en Castille20. Elle est vouée à remplacer l’ancienne Inquisition, guère active, qui existait depuis le XIIe siècle et était placée sous l’autorité des évêques21. C’est en 1484 que les échevins de Barcelone apprennent, par l’intermédiaire de leur syndic à la cour royale, que le roi Ferdinand est sur le point d’instaurer une nouvelle Inquisition dans la Couronne d’Aragon. De 1484 à 1487 – date de l’arrivée effective de l’Inquisiteur, Alfonso de Espina –, chanoines et échevins se lancent dans une vive campagne de protestation auprès du souverain, afin d’essayer de le convaincre d’annuler cette décision22. Cette nouvelle Inquisition, en effet, supplante à la fois l’autorité de la cathédrale (puisqu’elle se substitue à l’Inquisition diocésaine qui dépendait jusque-là de l’évêque) et celle du gouvernement municipal (puisque les échevins doivent se plier aux ordres de l’Inquisiteur, directement envoyé par le roi).
28Le conflit avec l’Inquisiteur ne tarde pas. Dès 1484, les chanoines s’élèvent aussi contre Alfonso de Espina en envoyant une délégation auprès du roi23. En 1487, sitôt arrivé, Espina réunit les échevins dans la cathédrale et exige fermement d’eux qu’ils lui prêtent serment de fidélité24. Les échevins s’y refusent, l’affaire prend de l’ampleur. Ils envoient une série de lettres au roi pour réclamer gain de cause contre l’Inquisiteur25. Chanoines et échevins se retrouvent à tenter de convaincre le roi de récuser l’Inquisiteur.
29Or, la rhétorique employée par les chanoines et les échevins tout au long de la décennie 1480 est éloquente. Leurs arguments sont totalement coordonnés. Autant les lettres expédiées par le gouvernement que les instructions des chanoines à leur envoyé auprès du roi s’appuient sur les mêmes pivots argumentatifs : d’une part, il n’y a aucune hérésie à Barcelone et, d’autre part, la ville est de toute façon déjà dotée d’un Inquisiteur, placé sous l’autorité de l’évêque et garanti par les privilèges de la ville.
30Cette coïncidence d’arguments n’est pas fortuite. Elle ne s’explique pas par une simple similitude de formation intellectuelle des chanoines et des échevins. En réalité, les deux instances élaborent une véritable stratégie commune de défense. Le 16 août 1484, les membres du conseil précisent qu’ils ont « communiqué avec le clergé afin que [la question] soit vue par tous de façon unie ». La requête d’annulation de l’implantation de la nouvelle Inquisition est portée auprès du roi par le chanoine « mossèn Joan Navarro conjointement avec l’honorable mossèn Joan de Marimon, ambassadeur de ladite ville auprès de sa majesté, représentant la ville de Barcelone, et ceci pour montrer leur union » 26, après coordination entre la Diputació del General (c’est-à-dire l’assemblée représentative du Principat de Catalogne) et les chanoines de la cathédrale, « qui étaient concernés par de semblables intérêts » et qui « se sont offerts pour toute aide et défense »27.
31Leur système de défense repose sur la conjonction des arguments présentés simultanément au roi, d’un côté, par les échevins et, de l’autre, par les chanoines. Les échevins appuient leur argumentation sur la préséance de la juridiction épiscopale : la ville de Barcelone disposant déjà de sa propre Inquisition (sous contrôle épiscopal), le nouvel Inquisiteur ne devrait disposer d’aucune autorité en ville, l’Inquisiteur devrait impérativement passer par l’évêque avant d’entreprendre toute action28. Ils arguent même qu’il s’agit en réalité d’une affaire de juridiction ecclésiastique, dans laquelle le roi n’a pas de légitimité à s’immiscer29. En somme, les échevins font reposer leur refus d’obéir à l’Inquisiteur sur la préséance de l’autorité épiscopale sur la leur.
32Parallèlement, les chanoines refusent l’Inquisiteur au nom des coutumes locales qui, elles, sont du ressort des conseillers. Lorsque les nouveaux Inquisiteurs se présentent devant la cour de l’évêque (c’est-à-dire principalement devant le chapitre cathédral), ils se voient répliquer qu’ils n’ont pas le droit d’exercer leurs fonctions à Barcelone à cause des « lois de la terre », et ce en dépit des lettres d’appui du roi dont ils disposent. Ces « lois de la terre », aussi qualifiées de « constitutions, libertés, chapitres de Cort et lois de la terre »30, font référence aux Usatges de Barcelone et à l’ensemble des textes juridiques du for catalan, c’est-à-dire les statuts locaux définissant le droit et la juridiction dans la principauté de Catalogne31. Les échevins doivent, par leurs fonctions, garantir le respect de ces statuts. Cette fois, c’est donc derrière l’inviolabilité de l’autorité des échevins que les chanoines se réfugient. Ils font reposer leur refus d’obéir à l’Inquisiteur sur la préséance de l’autorité des échevins sur la leur. Voyant cela, les échevins recommandent d’ailleurs à leurs syndics auprès du roi d’axer leurs revendications sur la défense de la justice (se référant par là au respect des juridictions locales), suivant délibérément la ligne argumentative des chanoines32.
33Par cette stratégie commune, tant les chanoines que les échevins se réfugient chacun derrière la juridiction de l’autre pour appuyer une même demande – le rejet de cette Inquisition venue de l’extérieur – élaborant ainsi un écheveau d’arguments difficile à contrer pour le roi.
34Malgré cela, leur protestation échoue. Le roi n’accède pas à leurs requêtes croisées, l’Inquisition royale sera bien implantée à Barcelone33. Il n’en reste pas moins que cette stratégie met en lumière la collaboration existante entre la communauté canoniale et la communauté politique de la ville. Chanoines et échevins travaillent ensemble, se concertent, partagent leurs savoirs juridiques et leurs stratégies respectives. On ne saurait les résumer à une influence du monde canonial sur les pratiques du pouvoir laïc, ni à une mainmise du pouvoir échevinal sur les décisions de la cathédrale : il faut plutôt y voir une interpénétration de leurs pratiques. La communauté canoniale n’est donc pas déconnectée de la communauté urbaine, elle en est un interlocuteur de poids et n’hésite pas à agir de façon concertée et sur un pied d’égalité avec les échevins.
La communauté canoniale au service de la communauté urbaine ?
35Cette coopération entre la communauté canoniale et la communauté urbaine peut aussi revêtir la forme d’une intercession des chanoines en faveur du gouvernement municipal auprès de personnalités haut placées. Les échevins de Barcelone ont en effet souvent recours à des intermédiaires pour mener leurs affaires diplomatiques. L’émissaire en question peut être un syndic officiel de la ville auprès du roi ou bien un particulier qui occupe une bonne position auprès du souverain, du pape ou autre grand personnage avec lequel la ville est amenée à interagir. Ainsi, une lettre adressée à un destinataire puissant est très souvent complétée par une seconde missive, adressée à un proche du destinataire, afin de lui demander d'appuyer les requêtes des échevins (BAYDAL SALA, 2013, 113). Les correspondances officielles des échevins entre 1472 et 1492 mettent tout particulièrement en lumière ce mode de négociation et l’identité des intermédiaires ainsi mis à contribution par les échevins34.
36Or, à plusieurs reprises, les échevins se tournent vers des chanoines barcelonais pour cela, que ce soit pour délivrer un message ou pour plaider la cause de la ville auprès d'une personnalité dont ils sont proches (l'archevêque de Tarragone, le cardinal de Valence, le pape ou même le roi). Par exemple, en 1479, les échevins demandent au chanoine Ferrer Nicolau de Gualbes d'intercéder auprès du pape en faveur du monastère de Santa Clara. L’établissement est placé sous la protection du gouvernement municipal et accueille les filles des principaux chevaliers et gentilshommes de la ville. Or, l’affaire nécessite de s’adresser à la hiérarchie ecclésiastique pour une question de discipline. L’intercession d’un chanoine est donc un bel avantage pour les échevins, puisqu’il dispose, par ses fonctions, d’un accès privilégié aux autorités ecclésiastiques, mais aussi parce que, à titre personnel, il réside à la curie romaine et dispose donc sans doute d’un accès privilégié à la personne du pape35. De même, en 1489, les conseillers supplient le chanoine Jaume Fiella, « docteur, doyen de la cathédrale de Barcelone et abreviador parco maiori à la cour romaine »36 d’intercéder en faveur de l'hôpital de la Santa Creu, administré conjointement par le chapitre cathédral et la ville, pour une affaire de perception de rentes foncières.
37Les échevins mobilisent donc les chanoines comme intermédiaires dans la gestion des affaires de la cité, profitant de leurs réseaux de contact personnels. Or, non seulement aucun autre membre de l’Église n'est mobilisé à cette fin, mais les chanoines sont quasiment les seuls particuliers à être mobilisés de la sorte. Pour les autres affaires, la ville se tourne vers ses syndics officiels. Les membres du chapitre cathédral sont donc mis à contribution directement pour le service de la communauté urbaine. Toutefois, de la même façon que dans l’affaire de l’Inquisition évoquée ci-dessus, chanoines et échevins œuvraient sur un pied d’égalité, les chanoines sont ici sollicités par les échevins mais non instrumentalisés. Leur intercession est toujours demandée comme une faveur. La relation entre la communauté canoniale et le gouvernement municipal est à penser comme un soutien mutuel et non comme une domination de l’un sur l’autre. Le chapitre n’a pas plus d’influence sur le gouvernement municipal que celui-ci n’en a sur lui, mais l’un et l’autre collaborent de façon informelle et s’influencent mutuellement dans leurs pratiques de gouvernement.
Conclusion
38La vie communautaire des chanoines de Barcelone, à la fin du XVe siècle, se réduit surtout à l’administration de l’établissement. À travers elle, les chanoines sont amenés à se côtoyer, se réunir pour prendre des décisions, élaborer des stratégies pour essayer de préserver leurs intérêts. Une partie de ces intérêts sont partagés par des groupes laïcs qui gravitent autour de la communauté canoniale : chargés de l’affermage, acheteurs de biens fonciers de la cathédrale, seigneurs intermédiaires, ils réalisent des bénéfices à travers l’administration du temporel de la cathédrale et participent à son fonctionnement. Ces laïcs sont souvent liés par des liens personnels (notamment par leur parenté) à certains des chanoines. Or, ces parents ne sont pas n’importe lesquels : ce sont les membres d’éminentes familles de la ville, qui comptent des membres à la fois au chapitre et au gouvernement de la ville.
39Les formes d’interactions entre la vie canoniale et la vie politique de la cité de Barcelone à la fin du Moyen Âge sont alors variées et multiples. Chanoines et échevins se côtoient : ce sont les mêmes familles qui administrent la ville et la cathédrale, qui travaillent ensemble dans la gestion de l’Église. Ils n’hésitent pas à œuvrer de façon concertée lorsque le besoin s’en fait sentir. Il faut sans doute moins penser l’influence de la vie canoniale sur le monde laïc sous l’angle d’un modèle qui se diffuserait ou déteindrait sur les habitants de la ville et en particulier sur des échevins, que sous l’angle d’une interpénétration des pratiques. Les pratiques gestionnaires des chanoines ne semblent pas plus déteindre sur les échevins que l’inverse, mais des stratégies parallèles ou communes à la cathédrale et au gouvernement municipal se discernent dans les situations de crise, que ce soit dans la manière de réagir à la crise économique de l’après-guerre civile du XVe siècle ou dans les tentatives conjointes des chanoines et des échevins pour résister à l’imposition de l’Inquisition royale. Les échevins, conscients de ces liens, n’hésitent alors pas à recourir, dans leur pratique de gouvernement, à ces chanoines pour des affaires publiques, en utilisant leurs contacts au sein de l’Église pour plaider la cause de la ville, mettant ainsi les chanoines directement à contribution dans le service de la communauté – non plus religieuse, mais urbaine.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 La même situation est par exemple observée à Angers à la fin du XVe siècle, lorsque l’on croise les listes prosopographiques de chanoines et de maires de la ville (MATZ, 2006).
2 Sur la structure du municipe barcelonais à l’époque médiévale, on se réfèrera à Ortí Gost, 2000.
3 Archives Capitulaires de Barcelone (désormais ACB), Llibre de la Sivella, fol. 7.
4 Arxiu Històric Municipal de Barcelona (désormais AHCB), 1.B.VI-28, fol.103v-104r, AHCB, 1.B.VI-33, fol.106.
5 Pour la thématique des réunions et le nombre de chanoines présents, voir les registres d’actes eapitulaires : ACB, Liber vulgariter de la Crehueta nuncupatus et ACB, Liber Camissae sive Resolutionum Capitularium.
6 Il existe bien un doyen parmi les dignités du chapitre mais, si l’on observe les listes de présents des registres d’actes capitulaires, il s’avère très souvent absent à la fin du XVe siècle. En son absence, c’est toujours le vicaire de l’évêque qui préside. Ainsi, sur les 34 réunions du chapitre qui font mention d’un président de session entre 1472 et 1492, seules cinq sont présidées par le doyen, les autres l’étant en très grande majorité par le vicaire. Lors de la réunion du 26 mars 1475, le vicaire de l’évêque préside même la session alors que le doyen est présent, ce qui montre la grande influence du vicaire sur la conduite quotidienne du chapitre (ACB, Liber Camissae sive Resolutionum Capitularium, fol. 128-133 et ACB, Liber vulgariter de la Crehueta, fol. 40-66).
7 Ce sont eux qui tiennent les Registra communium où sont listés les litiges et leur résolution à l’échelle du diocèse. Archives Diocésaines de Barcelone (désormais ADB), Registra comunium (voir la cote par année).
8 Titre honorifique sans équivalent français.
9 Dans les années 1480, la famille Llopart demande aux conseillers de la ville d’intercéder en leur faveur pour que Pere Llopart puisse transmettre ses bénéfices à des parents (AHCB, 1.B.VI-33, fol.134v-135r).
10 « A II de juny del any 1490 en poder den Gabriel Devesa, notari de Barcelona. An Johan Pere Leopart mercader e Eufrasina muller sua, Johan Rafell Leopart candeler e Miquell Leopart clergua veneren a mossén Gabriel Tarrassa, prevere beneficiat del benifet de Santa Margarita a Santa Maria de la Mar, 10 lliures de pensió de censall dit dia pagador e pretat de 170 lliures ab speciall obligatió de unes cases e adobaries se tenen en senyoria migane per lo honorable mossén Loys de Gualbes qui aço té per les pabordries de Janer, Febrer, Abril, Juliol, Agost e Novembre. E sobre altres proprietats e mor[abatins] qui’s tenen per altres senyors ço és per les dites cases e adobaries [per] preu de 110 lliures. E les altres per 60 lliures. E lo loysme pertany al senyor migà 9 diners per lliura e als pabordres lo terç de sete que son per totes 2 lliures 15 sous 8. Ve a cascuna pabordria de les sis pabordries 9 sous 1 diner » (ACB, Caritat, Pabordies, Lluïsmes de les pabordies, 1484 a 1498 : « Libre de rebudes dels loysmes de les pabordies de janer, març, juny, juliol, setembre, octubre, noembre, les quals són en mans del Capítoll », fol. 8).
11 Voir aussi Guillemain(2003, p. 11) ou encore Jamme ; Poncet (2005). Nous renvoyons à l’abondante bibliographie sur le népotisme à la curie romaine, particulièrement développée sur l’époque moderne et impossible à citer ici faute de place.
12 Cargo y descargo en Castille, charge and discharge accounting en Angleterre (Llibrer Escrig, 2013).
13 Série AHMB, 1.B-II. Chaque registre couvre une période de deux ans et se compose d’environ 300 folios.
14 Pour la période XIVe-XVIe siècles, les actes capitulaires sont réunis en trois uniques registres : ACB, Liber vulgariter de la Crehueta nuncupatus ; ACB, Liber Camissae sive Resolutionum Capitularium et ACB, Llibre de la Sivella.
15 ACB, Liber Camissae sive Resolutionum Capitularium descriptus per canonicos secretarios sive caritaterios ab anno 1343 ad 1497, fol. 132.
16 Le 8 novembre 1486, le chapitre souligne le mauvais état des Pabordies et désigne deux « advocatos » (conseillers, défenseurs ou protecteurs) extérieurs au chapitre : un certain Andreu Solzina et un certain Gerard Guardiola (ou Gordiola). Aucune précision n’est donnée, comme souvent dans les registres d’actes capitulaires eu chapitre de Barcelone, mais leur fonction est d’aider à améliorer l’économie du temporel capitulaire (ACB, Liber vulgariter de la Crehueta nuncupatus, fol. 65.).
17 ACB, Llibre de la Sivella, f.3r. « Cum hominum memoria sit fragilis invente sunt litere, […] per venerabile capitulum ut per caritaterium haberetur unus magnus liber in quo conclusiones et acta dicti capituli et acta dicti capituli conscriberentur… ».
18 Il conviendrait, pour compléter cette piste d’analyse, d’observer la situation d’autres institutions barcelonaises dans ces mêmes années afin de pouvoir comparer les réactions des diverses institutions aux multiples transformations de la fin du siècle. Les études manquent encore sur la question.
19 Jean-Michel Matz montre, pour le cas d’Angers, combien laïcs et ecclésiastiques de la cité partagent notamment une même culture juridique à travers la poursuite d’études similaires (MATZ, 2006). Cette situation est fort probablement la norme dans nombre de cités tardo-médiévales, du moins celles où l’on observe une forte corrélation entre les patronymes des chanoines et ceux des élites urbaines laïques.
20 Vicens Vives, 2010, vol. I, 371-372 et Mayoral López, 2002, 385-407.
21 Elle avait été instaurée par le concile de Latran III de 1179 mais les premières traces d’actions de sa part en Catalogne ne sont perceptibles qu’à partir de l’extrême fin du XIIe siècle (1194) et elle perd beaucoup de son dynamisme au XIVe siècle. En 1459, elle s’était doublée, à Barcelone, d’une Inquisition autonome propre au diocèse (Fort i Cogul, 1973, 31, 113-119 et Blázquez Miguel, 1990, 30-49).
22 Deux études, déjà anciennes mais devenues classiques, ont reconstitué la chronologie de l’implantation de la nouvelle Inquisition à Barcelone : Carreras i Candi, 1911 et surtout l’ouvrage de Jaume Vicens Vives, qui situe cet épisode dans le cadre plus large de l’analyse des relations entre la ville de Barcelone et le pouvoir royal sous Ferdinand le Catholique : Vicens Vives, 2010, vol. I, 365-424. Le rôle de la cathédrale, néanmoins, n’apparaît guère sous leur plume. Un retour aux sources, et en particulier aux sources narratives et aux correspondances des conseillers, s’avère essentiel pour relire ces événements à la lumière des relations entre la ville et l’Église.
23 Voir les instructions de cette délégation dans le document transcrit par : Ainaud De Lasarte, 1998.
24 Schwartz Luna ; Carreras i Candi, 1894, 61 et AHCB, 1B-VI-33, fol. 24v-26v.
25 Vicens Vives, 2010, t. 1, 371-372.
26 « …comunicaran lo dit mossèn Johan Navarro ab lo magnífich mossèn Johan de Marimon, embaxador a la dita magestat per part de la ciutat de Barcelona, e assò per mostrar unió » (Document transcrit dans Ainaud de Lasarte, 1998, 30).
27 « …de aquestes coses, ells consellers ne havien diverses vegades comunicat ab los diputats del General de Cathalunya e encara ab lo clero de la Seu de la present ciutat, als quals tocave semblantment interés, es són offerts a tota ajuda e deffenció » (AHCB, 1B-II-28, fol. 80).
28 Voir notamment la lettre du 10 janvier 1486, qui présente cet argument de façon particulièrement explicite. AHCB, 1B-VI-32, fol. 105v-107v et fol. 108-111 et Vicens Vives, 2010, t. 1, note 59, 380.
29 AHCB, 1B-VI-33, fol. 23v-24v.
30 « …constitucions libertats, capítols de Cort e leys de la terra » (AHCB, 1B-II-27, fol. 71, 9 juillet 1484).
31 Loin d’être une spécificité barcelonaise, le respect des fors (ou fueros) locaux est brandi dans beaucoup de villes comme argument pour s’opposer à l’introduction de l’Inquisition (Peyre, 1979, 46).
32 AHCB, 1B-VI-32, fol.102v-105.
33 Voir les détails de l’affaire dans notre thèse de doctorat : Conesa Soriano, 2017.
34 Voir l’analyse de ces réseaux, à Barcelone, par Baydal Sala, 2009.
35 AHCB, 1.B.VI.30 fol. 6v-7.
36 AHCB, 1.B.VI-33, fol. 106 : «… doctor, degà de la Seu de Barcelona e abreviador de parco maiori en cort romana ».
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A Historiografia Medieval Portuguesa na viragem do Milénio
Análise Bibliométrica (2000-2010)
Filipa Medeiros
2015
Ecclesiastics and political state building in the Iberian monarchies, 13th-15th centuries
Hermínia Vasconcelos Vilar et Maria João Branco (dir.)
2016
Da Comunicação ao Sistema de Informação
O Santo Ofício e o Algarve (1700-1750)
Nelson Vaquinhas
2010