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La vie communautaire et le service à la communauté

 | 
Anne Massoni
, 
Maria Amélia Campos

Introduction

Anne Massoni et Maria Amélia Campos

Texte intégral

1On nomme chapitres séculiers les communautés de chanoines qui se sont développées dans les cathédrales et les églises collégiales depuis au moins l’époque carolingienne. Le terme de « séculier », pendant longtemps anachronique, permet commodément de caractériser leur mode de vie, qui ne se réfère à aucune règle monastique et qui tient son nom de leur contact constant avec le monde profane, sans la séparation, au moins mentale, constituée par une clôture. Ces institutions ont connu des formes, des structurations, des évolutions extrêmement diverses tout au long du Moyen Âge mais elles ont existé partout en Occident, selon une densité très variable d’une région à l’autre. Il a semblé intéressant de les embrasser de manière large, sur tout l’espace européen, entre le XIe et le XVe siècle, afin de questionner cette caractéristique qu’ils ont en commun, celle d’avoir été par essence proches du monde laïc qui les entoure, qui peut les côtoyer au quotidien et qui est par ailleurs leur première raison d’être: les destinataires de leurs services, le public de leur pastorale, les lieux de recrutement des nouveaux clercs. Cette chronologie a semblé pertinente dans la mesure où elle permet justement de démarrer l’étude au moment où la Réforme grégorienne produit progressivement une césure dans le monde clérical en créant la catégorie des chanoines réguliers qui ont été pris en compte dans cette étude pour souligner aussi que l’habit canonial reste commun à tous. De plus, la séparation des menses épiscopale et capitulaire s’articule souvent autour du XIe siècle et la communauté canoniale s’en trouve de ce fait plus individualisée. Enfin, pendant le long processus de la Réforme grégorienne, la papauté regarde vers la péninsule Ibérique et envisage de contrôler un espace qui, progressivement, vient d’être pris au domaine islamique.

2Les deux rencontres scientifiques à l’origine de ce livre (25 mars 2017 à Paris et 8 février 2018 à Coimbra) se sont donc proposé de réfléchir à la vie communautaire au sein des chapitres séculiers et à ses répercussions dans la sphère laïque. Il a tout d’abord s’agit de revenir sur les modalités de la vie quotidienne des chanoines qui ne s’élabore pas selon les mêmes critères que celle de leurs contemporains, moines et moniales, tout en méritant tout de même le qualificatif de communautaire. Là comme dans d’autres domaines, les composantes de la vie canoniale sont partout les mêmes et sont en même temps très diverses : chant des heures canoniales, célébration de la messe, récitation de prières plus spécifiques, réunions capitulaires pour décider de la discipline interne et de la gestion du patrimoine commun. Les déclinaisons possibles à partir de là, la fréquence des rencontres, le lieu de l’habitat, les modalités de l’administration de la mense connaissent une infinité de variations selon les églises, souvent même d’un établissement à l’autre, au sein d’un même diocèse. C’est sur cette appréhension en partie renouvelée de la vie communautaire dans les chapitres séculiers qui montre d’emblée leur fonctionnement en interaction avec d’autres acteurs, que peut alors se bâtir le second temps de la problématique. Mais avant de voir comment les laïcs, les chanoines et les clercs des cathédrales et des collégiales interagissent les uns avec les autres, il faut définir, là aussi selon les situations et les temporalités, les cercles de laïcs qui sont en contact avec ces communautés, qui constituent les mouvances de ces institutions. Le vocabulaire qui renvoie à ses composantes est très divers mais il semble possible de faire un tant soit peu de classification entre les familles des chanoines, leur domesticité, leurs parents plus éloignés, les serviteurs de l’église de toute catégorie, les bienfaiteurs, les personnes avec lesquelles la communauté est en lien pour la mise en valeur du temporel, etc. Le foisonnement des échanges entre les chanoines et tous ces laïcs illustre déjà la pertinence de l’interrogation. Et l’on pouvait s’attendre à voir se croiser, se côtoyer, s’entremêler d’autres cercles professionnels ou religieux avec celui des chanoines : ceux des échevinages, des chancelleries, des confréries, etc. qui utilisent des modes de réunion et de décision assez partagés.

3Le questionnement central d’origine était volontairement très large, on l’a dit. Il voulait interroger toutes les dimensions de la porosité des idées et des pratiques entre les chapitres canoniaux et le monde laïc, pour tenter d’y saisir des transferts de modèles, les vecteurs d’une influence réciproque. Si ce thème des « coutumes » partagées a été facilement illustré, les communications de nos rencontres ont fait émerger trois angles d’approche suivant lesquels ces échanges semblent être les plus pertinents quand on parle de chanoines séculiers et de laïcs, que ce soit en France, en Espagne, au Portugal ou en Italie.

4Le premier, semble-t-il chronologiquement, est celui de la maîtrise de l’écrit, et notamment de la production et de la mise en forme des actes de la pratique, même quand, dans les régions méridionales de l’Europe, le notariat public s’est amplement développé. Le monde capitulaire recoupe en grande partie celui des élites intellectuelles à l’époque carolingienne etencore au XIe siècle, ce qui incite à penser que le sens des échanges s’est fait là des clercs vers les laïcs. Il est bien connu que beaucoup de collégiales ont été fondées pendant le Moyen Âge central par des aristocrates, aussi pour en faire un réservoir de clercs de chancellerie, et les contacts intenses maintenus tout au long de la période entre milieu canonial et clercs, secrétaires, notaires de tout poil font comprendre l’intensité des rapports avec les laïcs fondés sur la maîtrise de l’instrumentation écrite.

5Le second domaine, qui semble s’intensifier dans le courant du XIIe siècle avec l’avènement d’une économie davantage monétarisée, est celui du travail et de sa rémunération, de la richesse et de sa gestion. Les chanoines séculiers entretiennent un rapport sans complexe avec les biens matériels qu’ils ne sont jamais obligés de délaisser. Leur vie communautaire, après celle qui se vit au chœur de l’église, se déroule surtout dans les affaires courantes de la gestion de leurs biens, personnels, collectifs ou les deux tant les lignes claires de leur séparation n’existent pas toujours et partout. Les chapitres sont donc dans les cités, les bourgs et les campagnes, des partenaires essentiels de la vie économique, de la domination seigneuriale, de la circulation des terres, des ressources en nature et de l’argent liquide. Et l’individualisation de leur rémunération qui accompagne aussi la naissance de la prébende, son complément par la distribution et l’émiettement des services liturgiques, notamment avec la multiplication des messes non communautaires, se retrouve ailleurs dans le monde laïc, dans des temporalités similaires, et notamment dans celui du notariat, en lien avec ce qui a été vu plus haut.

6Forts de la maîtrise de l’écriture et de la gestion financière, les chanoines ont été enfin des interlocuteurs, voire des modèles essentiels, dans le domaine de la prière et notamment de la prière pour les défunts de leurs propres familles et des familles qu’ils côtoyaient. C’est ce domaine qui connaît le développement le plus évident dans les sources, probablement aussi dans les pratiques, et dans la durée. En fait, plus là encore que pour les deux premiers points, l’interpénétration des deux mondes est totale. Beaucoup de communautés canoniales, et surtout de clercs qui viennent renforcer les rangs des chanoines à partir du XIIIe siècle, doivent leur existence même à des fondateurs laïcs (ou ecclésiastiques mais qui agissent comme les laïcs), soucieux de la perpétuation de leur mémoire post mortem. À l’inverse, comme spécialistes de la prière, conjointement avec les autres religieux de leur époque, notamment les moines, les chanoines inventent des formes de commémoraison et de commémoration imitées par les laïcs qui les côtoient et dont la souplesse permet à beaucoup de catégories de populations d’avoir accès à l’entretien des âmes au Ciel, que ce soit à la cathédrale, dans la collégiale ou ailleurs.

7Le format forcément réduit de ce livre fait que d’autres domaines auraient pu être étudiés, notamment celui de la pratique de la charité envers les pauvres, au sein des très nombreux hôpitaux qui complètent souvent l’église canoniale et son cloître. Le propos s’est volontairement cantonné dans le domaine des pratiques et a moins abordé celui du discours ou encore de l’analyse sociale, même si ces axes d’études ont pu être abordés. En tout cas, il aura visé à montrer que la séparation entre clercs et laïcs qui fonde une nouvelle vision de la société humaine à partir de la Réforme grégorienne et qui influence d’ailleurs profondément la discipline canoniale, même chez les chanoines séculiers, s’est nécessairement confrontée à des réalités complexes qui se fondent sur la porosité permanente entre ces mondes, notamment autour des communautés de chanoines.

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