« E pur si muove ! » Stabilité et changement de l’espace des conditions de vie et d’emploi au Brésil au cours des années 2000
p. 375-389
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Mots-clés : changement social, forme d’emploi, condition de vie, logement, inégalité sociale, mobilité sociale, Brésil
Keywords : social change, form of employment, living condition, housing, social inequality, social mobility, Brazil
Texte intégral
Introduction
1Au cours des années 2010, les sciences sociales brésiliennes ont été marquées par un vif débat académique autour des conséquences des fortes transformations socioéconomiques affectant le pays, en particulier au cours de la période 2004-2012. Cette période est marquée par le « décollage » et par la prise d’altitude de l’économie brésilienne sous les gouvernements successifs du Parti des travailleurs (PT). Ces transformations s’exprimaient, entre autres, par une réduction importante de la pauvreté (et, en particulier, de la pauvreté extrême) ; par une augmentation générale du niveau des revenus ; par une expansion du marché de l’emploi en situation formelle (i.e. disposant d’une fine couche de protection sociale) ; par une élévation du niveau d’étude moyen et, plus fortement, une expansion importante de l’enseignement supérieur et de l’accès aux cursus universitaires ; par une mise en place d’un nombre important de politiques de discrimination positive (fondée notamment sur des critères raciaux) ; et par une reconfiguration de la consommation des ménages et de son importance pour la dynamique de la croissance économique.
2Ce travail cherche à évaluer dans quelle mesure les changements largement documentés (Page Pereira, 2021, chapitres 1 & 3) en termes de volume, de composition et de distribution des capitaux au début des années 2000, impactent (et de quelle manière) la structure de l’espace des conditions de vie et d’emploi au Brésil sur cette période. Construite dans la perspective de l’analyse géométrique des données (AGD), l’approche que nous proposons permet d’objectiver des phénomènes peu visibles dans les travaux majeurs sur la stratification sociale à l’international (Duncan, 1961 ; Wright, 2005 ; Goldthorpe, 2007 ; Grusky & Weisshaar, 2014) ainsi que dans leurs adaptations brésiliennes (Scalon, 1999 ; Figueiredo Santos, 2002 ; Ribeiro, 2007 ; Cardoso & Préteceille, 2017).
3Dans ces approches, la stratégie par excellence consiste à définir un système cohérent de critères théoriques permettant de segmenter une population donnée au sein de différentes classes – par exemple, au travers des relations d’emploi typiques selon John Goldthorpe ou les relations d’exploitation et de subordination selon Erik Olin Wright – et, ensuite, évaluer la part relative de la population qui appartient à une classe donnée au long des moments t , t+1, …, T ; ou alors, évaluer comme une variable (ou un groupe de variables) d’intérêt variant au cours du temps pour une/des classe(s) donnée(s). Qu’il s’agisse de la « moyennisation » ou de la « prolétarisation » des sociétés, de l’« embourgeoisement » de la classe ouvrière ou du devenir « populaire » des cols blancs, de la « naissance » ou de la « mort » d’une nouvelle classe sociale dans un pays émergent, etc., nous sommes souvent face à des phénomènes strictement dépendants de ce type de raisonnement.
4Enfin, ces approches, tiennent très peu compte de l’aspect relationnel et dynamique de l’espace social et, par conséquent, de la position qu’y occupent les différentes classes sociales. Ces deux perspectives ne sont pas en mesure non plus de prendre en compte l’impact d’une variation temporelle de l’effet discriminant/distinctif des caractéristiques saisies par les variables, notamment pour observer les phénomènes comme la diffusion/restriction d’une pratique, ou encore la conception ou de l’accès à un bien conduisant à sa valorisation/dévalorisation symbolique entre le moment t et le moment t+n.
5Nous commençons par présenter l’approche que nous adoptons, ses avantages et ses limites. Après avoir présenté la structure de l’espace des conditions de vie et d’emploi au Brésil, nous nous intéressons à son évolution entre 2002 et 2015, montrant que tout au long de cette période, nous observons quatre phénomènes principaux : une amélioration généralisée des conditions de vie de la population, une réduction de l’ensemble des inégalités sociales, une stagnation (voire une dégradation) de la position des groupes les mieux placés au début de la période et une amélioration constante de la position des groupes occupant les positions les plus précaires de l’espace au début de la période.
1. Méthode
6En utilisant l’AGD, nous proposons une approche de la stratification sociale et de la question de la stabilité et du changement d’un espace social au cours du temps, qui nous permet de nouveaux éclairages sur l’évolution de la structure sociale brésilienne au cours des années 2000 et, en particulier, sur l’évolution des différentes classes sociales au sein de cet espace. Nous utilisons les informations statistiques du PNAD-IBGE pour construire l’espace des conditions de vie et d’emploi au Brésil, qui est celui qui présente, compte tenu des données dont nous disposons, le plus d’homologies avec l’espace social brésilien.
7En ce qui concerne la question de l’évolution temporelle, l’AGD permet de tenir en compte de l’aspect dynamique et relationnel des composantes structurant un espace social donné, à chaque moment t, t+1, …, T. En effet, la littérature identifie essentiellement cinq stratégies pour approcher la différence temporelle entre des espaces. La première consiste en la construction en parallèle de n espaces relatifs aux années analysées, pour ensuite comparer leurs structures (Bühlmann, David & Mach, 2012 ; Ginsburger, 2023). Sans disposer des données disposant d’une structure de panel (i.e. les mêmes individus interrogés à t1 et à t2), cette approche crée des difficultés importantes à l’interprétation, puisque le lien (et, donc, la comparabilité) entre les deux espaces n’est absolument pas simple à établir.
8La deuxième approche (Boelaert, 2012 ; Le Roux, 2014 ; Cassor & Roux, 2019) consiste à construire l’espace à partir des informations concernant le moment initial t et à projeter sur cet espace, comme éléments supplémentaires, les informations relatives aux moments subséquents (t+1, t+2, …,T). Une troisième approche consiste à se baser sur les informations concernant le moment final T et à projeter sur cet espace, comme éléments supplémentaires, les informations relatives aux moments précédents (T-1, T-2,…, t). Ainsi que les problématiques des « origines » et des « destinées » au sein de l’analyse des tableaux de mobilité sociale, le choix entre ces approches dépend du phénomène que le chercheur ou la chercheuse veut mettre au premier plan. Ces deux approches sont aussi davantage priorisées lorsque nous retrouvons une hétérogénéité importante entre les moments qui composent la série.
9Finalement, nous pouvons construire un seul espace avec l’ensemble des informations et analyser les sous-espaces annuels (Rosenlund, 2019). La quatrième approche, par conséquent, présuppose que la série ne soit pas trop écartée dans le temps ni qu’elle comporte des « ruptures » drastiques. Pour une raison de simplicité de l’exposé, nous nous concentrons sur les résultats obtenus à partir de cette dernière perspective1. Soulignons, cependant, que, dans notre étude, les résultats ainsi obtenus adoptant les trois dernières approches sont très proches.
10Nous commençons par décrire l’espace des conditions de vie et d’emploi au Brésil que nous avons construit pour l’ensemble de la période, en accordant de l’attention aux facteurs caractérisant les différentes régions de cet espace. Ensuite nous nous intéressons à déterminer comment cet espace a évolué au cours des années 2002-2015, comment les différents milieux sociaux ont été impactés par les changements au long de cette période et, finalement, comment ces changements impactent la position des différentes classes sociales théoriquement définies au cours de la période.
2. L’espace des conditions de vie et d’emploi au Brésil
11Notre analyse mobilise six composantes relatives à l’insertion des individus sur le marché de l’emploi (23 modalités actives), six composantes relatives aux caractéristiques du logement où le ménage se situe (20 modalités actives) et cinq composantes relatives à la vie privée et familiale (19 modalités actives)2. Ces composantes sont décrites de manière synthétique ci-dessous (tableaux 1-3). Notre ACM porte sur un tableau composé de 1 719 035 individus et 17 variables, totalisant 62 modalités actives. Les trois premiers axes de l’ACM expliquent l’essentiel de la variance modifiée (85 %) (Le Roux, 2014) et permettent donc de saisir les principaux éléments nécessaires à l’interprétation de la structure du nuage.
Tableau. 1. Indicateurs d’insertion sur le marché de l’emploi
Variable | Code de la variable | Modalité | Code de la modalité | Statut au sein de l’ACM | % |
Situation de l’emploi et cotisation à une Caisse de prévoyance sociale (CPS) | SE_CPS | Activité exercée exclusivement pour la consommation de leur ménage | Acem | Passive | 3,3 |
Emploi en situation informelle et sans cotiser à une CPS | Informel_CPS_Non | Active | 36,4 | ||
Emploi en situation informelle, mais cotisant à une CPS | Informel_CPS_Oui | Active | 8,6 | ||
Emploi en situation formelle et cotisant à une CPS | Formel_CPS_Oui | Active | 49,8 | ||
Emploi en situation formelle, mais sans cotiser à une CPS | Formel_CPS_Non | Passive | 1,9 | ||
Syndicalisation | Syndicat | L’individu n’est pas membre d’un syndicat | synd_non | Active | 80,1 |
Membre un syndicat | synd_oui | Active | 19,9 | ||
Niveau de salaires non monétaires liés à l’emploi principal | Salnonmon | L’individu n’est pas concerné | non_concerne | Passive | 29,5 |
Niveau 1 | smm_1 | Active | 28,7 | ||
Niveau 2 | smm_2 | Active | 7,6 | ||
Niveau 3 | smm_3 | Active | 10,0 | ||
Niveau 4 | smm_4 | Active | 24,3 | ||
Nombre d’emplois occupés simultanément | Nb_emploi | L’individu occupe un seul emploi | nb_poste_1 | Active | 95,1 |
L’individu occupe simultanément deux emplois et plus | nb_poste_2 | Active | 4,9 | ||
Ancienneté dans l’emploi principal | Anc_emp | ≤ 3 mois | anc_0-3 | Active | 5,9 |
4-12 mois | anc_4-12 | Active | 10,5 | ||
13-24 mois | anc_13-24 | Active | 7,6 | ||
25-60 mois | anc_25-60 | Active | 21,6 | ||
61-120 mois | anc_61-120 | Active | 24,6 | ||
≥ 121 mois | anc_121_et+ | Active | 29,7 | ||
Temps de travail hebdomadaire | Temp_trav_bb | ≤ 29h | th_1-29 | Active | 10,5 |
30-39h | th_30-39 | Active | 10,3 | ||
40h | th_40b | Active | 25,7 | ||
41-44h | th_41-44 | Active | 7,0 | ||
45-49h | th_45-49 | Active | 15,6 | ||
≥ 50h | th_sup_50 | Active | 15,0 |
Lecture : la variable mesurant le volume de salaires non monétaires perçus par les individus en emploi (Salnonmon) comprend une modalité regroupant les travailleurs indépendants, qui ne sont pas concernés par ce type de rémunération (non_concerne). Cette catégorie représente 29,5 % des personnes âgées de 25 à 64 ans en emploi. N’étant pas pertinente pour l’analyse, cette modalité a été placée en passive lors de l’ACM.
Source : élaboré par l’auteur à partir des informations statistiques des PNADs 2002-2015.
Tableau 2. Indicateurs relatifs aux caractéristiques du logement du ménage
Variable | Code de la variable | Modalité | Code de la modalité | Statut au sein de l’ACM | % |
Indicateur de la précarité de l’infrastructure du logement | Preclog | Le logement n’est pas précaire | prec_non | Active | 70,5 |
Le logement est précaire | prec_oui | Active | 29,5 | ||
Indicateur de l’inadéquation du logement à la famille | Inadeqlog | Le logement n’est pas inadéquat | idqlog_non | Active | 88,6 |
Le logement est inadéquat | idqlog_oui | Active | 11,4 | ||
Nombre de toilettes/salles de bain au sein du logement | Ntoilettes | Le logement ne possède pas de toilette/salle de bain | 0_tl | Passive | 4,1 |
Le logement possède un toilette/salle de bain | 1_tl | Active | 68,4 | ||
Le logement possède deux toilettes/salles de bain | 2_tl | Active | 19,6 | ||
Le logement possède trois toilettes/salles de bain et plus | 3_tl | Active | 7,9 | ||
Type d’occupation du logement | Typeocup | En train de rembourser le financement immobilier pour le logement | to_accession | Active | 5,0 |
Locataire du logement | to_locataire | Active | 16,2 | ||
Propriétaire du logement | to_proprietaire | Active | 66,0 | ||
Autre type d’occupation (logement prêté, logement de fonction, logement squatté, etc.) | to_autre | Active | 12,7 | ||
Type de logement | Typelog | Maison | maison | Active | 88,9 |
Appartement | appartement | Active | 10,9 | ||
Autre type de logement | autre | Passive | 0,2 | ||
Indicateur du niveau d’équipement du logement | Nequip | Niveau 1 | eq_1 | Active | 9,7 |
Niveau 2 | eq_2 | Active | 12,3 | ||
Niveau 3 | eq_3 | Active | 14,5 | ||
Niveau 4 | eq_4 | Active | 22,9 | ||
Niveau 5 | eq_5 | Active | 23,1 | ||
Niveau 6 | eq_6 | Active | 17,6 |
Lecture : la variable mesurant le nombre de toilettes/salles de bain dans le logement (Ntoilettes) comprend une modalité regroupant les individus vivant dans des logements sans toilettes ou salle de bain (0_tl), représentant 4,1 % des personnes âgées de 24 à 65 ans en emploi. En raison de ses faibles effectifs et de son inclusion dans l’indicateur de précarité des logements, cette modalité a été placée en passive lors de l’ACM.
Source : élaboré par l’auteur à partir des informations statistiques des PNADs 2002-2015.
Tableau 3. Indicateurs relatifs à la vie privée et familiale
Variable | Code de la variable |
Modalité | Code de la modalité | Statut au sein de l’ACM | % |
Âge au premier emploi | Age_prem_emp | Avant l’âge de 11 ans | apt_≤10 | Active | 22,9 |
Entre 11 et 15 ans | apt_11-15 | Active | 39,7 | ||
Entre 16 et 18 ans | apt_16-18 | Active | 24,4 | ||
A 19 ans ou plus | apt_≥19 | Active | 13,0 | ||
Ancienneté de la migration vers la ville de résidence actuelle | Immig_tmps | Moins de 5 ans | à_0-4 | Active | 7,3 |
Entre entre 5 et 9 ans | b_5-9 | Active | 6,9 | ||
10 ans et plus | c_≥10 | Active | 48,4 | ||
L’individu est originaire de la ville de résidence actuelle | originaire | Active | 37,4 | ||
Si l’individu réside dans un ménage comptant des enfants âgés de 4 à 17 ans et, le cas échéant, le réseau d’écoles au sein duquel ils sont inscrits | Enfants | Ménage avec enfants en âge scolaire inscrits dans une école du réseau privé | école_privée | Active | 11,5 |
Ménage avec enfants en âge scolaire inscrits dans une école du réseau public | école_publique | Active | 40,8 | ||
Ménage avec enfants en âge scolaire qui ne sont pas inscrits à l’école | hors_école | Passive | 2,5 | ||
Ménage sans enfant en âge scolaire | sans_enfants | Active | 45,2 | ||
Temps de déplacement entre le lieu de résidence et le lieu de travail | Ep_habtrav | L’individu réside dans le lieu de travail | fixe_habtrav | Active | 17,8 |
Indéterminé | indet_habtrav | Passive | 5,3 | ||
Moins de 30min | step_≤30 | Active | 51,4 | ||
Entre 30min et 60min | step_30-60 | Active | 17,8 | ||
Supérieur à 60min | step_≥60 | Active | 7,8 | ||
Temps dédié aux tâches domestiques par jour | Tache_domestique | Moins de 1h par jour | tache_dom_≤1h | Active | 19,0 |
Entre 1h et 2h par jour | tache_dom_1-2 | Active | 20,0 | ||
Entre 2h et 3h par jour | tache_dom_2-3 | Active | 14,2 | ||
3h et plus par jour | tache_dom_≥3 | Active | 15,3 | ||
Ne réalise pas de tâches domestiques | tache_dom_non | Active | 31,5 |
Lecture : la variable indiquant si les individus résident dans un ménage avec des enfants âgés de 4 à 17 ans et, le cas échéant, le réseau scolaire fréquenté (Enfants) comprend une modalité regroupant les ménages ayant des enfants en âge scolaire non scolarisés (hors_école), représentant 2,5 % des individus. En raison de ses faibles effectifs, cette modalité a été placée en passive lors de l’ACM.
Source : élaboré par l’auteur à partir des informations statistiques des PNADs 2002-2015.
2.1. Des masures aux beaux appartements
12Le premier axe de l’ACM reflète principalement les conditions de logement des ménages (figure 1), expliquant 44,3 % de sa variance, dont 18,7 % attribués au niveau d’équipement. Les caractéristiques liées à la vie privée et familiale jouent également un rôle notable (23,2 %), notamment l’âge d’entrée sur le marché du travail (9,8 %).
13À droite de l’axe 1 se trouvent les individus vivant dans des logements précaires, faiblement équipés, ni possédés, ni loués par le ménage, souvent liés au lieu de travail. Ces personnes ont débuté leur vie professionnelle avant 10 ans et occupent des emplois informels, sans cotisation à une Caisse de prévoyance sociale (CPS) et à temps partiel (<30h/semaine). Les enfants de ces ménages fréquentent généralement une école publique. De plus, ces individus consacrent plus de trois heures par jour aux tâches domestiques.
Figure 1. Modalités les plus contributives à l’axe 1 de l’ACM

Source : élaboré par l’auteur à partir des informations statistiques des PNADs 2002-2015.
14À gauche de l’axe 1, on retrouve les ménages résidant dans des appartements bien équipés et de standing élevé. Les individus ont intégré le marché du travail après 19 ans et occupent des emplois formels, cotisant à une CPS et bénéficiant de salaires non monétaires. Leurs enfants sont inscrits dans des établissements scolaires privés.
15L’axe 1 traduit ainsi le niveau d’assurance économique des individus. Il intègre à la fois les conditions matérielles de vie et la sécurité professionnelle, reflétant une stratification socioéconomique globale. Toutefois, sa signification ne se limite pas au capital économique. Comme l’illustrent les projections, la répartition des modalités le long de cet axe souligne la nécessité d’une analyse en relation avec les autres axes, ce qui renforce l’importance d’un raisonnement en termes de plan, un point que nous approfondirons ultérieurement.
2.2. Entre établis et nouvellement arrivés
16L’axe 2 reflète en partie les dynamiques de l’axe 1 et est principalement structuré par les caractéristiques du logement (41,2 % de la variance). Parmi ces caractéristiques, le niveau d’équipement des ménages explique 14,9 % de la variance, tandis que l’ancienneté dans l’emploi joue également un rôle clé (14,1 %). À gauche de l’axe 2 se situent les individus récemment installés dans leur municipalité de résidence (moins de cinq ans). Ces personnes sont locataires de logements inadéquats (selon la définition de la Fondation João Pinheiro [2018]) mais disposent d’un équipement domestique intermédiaire. Professionnellement, elles occupent des emplois récents (moins d’un an), avec une charge de travail comparable à celle des emplois formels (44h/semaine), et une rémunération partiellement constituée de salaires non monétaires. Leurs enfants, lorsqu’ils sont en âge scolaire, fréquentent majoritairement l’école publique.
Figure 2. Modalités les plus contributives à l’axe 2 de l’ACM

Source : élaboré par l’auteur à partir des informations statistiques des PNADs 2002-2015.
17À droite de l’axe 2, on trouve des individus ayant une forte ancienneté professionnelle (plus de 10 ans) mais exerçant en situation informelle tout en cotisant à une CPS et/ou étant affiliés à un syndicat. Ils travaillent souvent à temps partiel (< 30h/semaine) et cumulent plusieurs emplois. L’interaction entre l’axe 1 et l’axe 2 fait apparaître des configurations contrastées : certains de ces travailleurs sont propriétaires de logements bien équipés et de standing élevé, avec des enfants scolarisés dans le privé, tandis que d’autres résident dans des logements précaires directement liés à leur activité professionnelle. Cette diversité souligne la complexité des parcours d’intégration socioéconomique.
2.3. Entre l’entreprise et le foyer
18Le troisième axe est principalement structuré par les caractéristiques des logements (41,6 % de la variance), mais cette fois-ci, c’est le type d’occupation qui domine (19,1 % de la variance), suivi des variables liées à la vie privée et familiale (23 %). À droite de l’axe 3, on retrouve les individus originaires de leur ville de résidence. Ils vivent dans des logements appartenant à un membre du ménage et occupent un emploi formel avec cotisation à une CPS. Leur charge de travail excède souvent la durée légale standard (44h/semaine) et, en contrepartie, ils ne réalisent aucune tâche domestique.
Figure 3. Modalités les plus contributives à l’axe 3 de l’ACM

Source : élaboré par l’auteur à partir des informations statistiques des PNADs 2002-2015.
19À gauche de l’axe 3, se situent les individus ayant migré il y a moins de dix ans. Ils occupent généralement plusieurs emplois en parallèle. Certains vivent dans des logements inadéquats qu’ils n’ont ni achetés ni loués, travaillent à temps partiel (< 30h/semaine) et consacrent plus de trois heures par jour aux tâches domestiques. D’autres, en revanche, sont locataires d’appartements de haut standing et ont intégré le marché du travail après 19 ans.
20L’axe 3 reflète ainsi l’allocation du temps : à une extrémité, les « chefs de famille » (souvent des hommes) engagés dans de longues journées de travail, mais dispensés des tâches domestiques ; à l’autre, des individus (notamment des femmes) cumulant plusieurs emplois et une charge domestique importante, traduisant une double, voire triple journée de travail.
21Les trois premiers axes de l’ACM forment, ainsi, un espace structuré autour des inégalités socioéconomiques. L’axe des abscisses de cet espace distingue les situations de précarité et d’assurance économique, synthétisant de multiples phénomènes tels que : pauvreté/richesse, sécurité/insécurité face aux aléas de la vie, stabilité/instabilité de la situation économique actuelle. L’axe des ordonnées, quant à lui, distingue les individus selon leur ancrage dans un milieu social donné. Il oppose les individus nouvellement arrivés dans une ville, dans une activité professionnelle, dans la vie active, etc., à ceux déjà établis dans leur emploi, bien situés dans la ville de résidence et plus avancés dans leur cycle de vie (i.e. plus vieux, avec des enfants, etc.).
22Finalement, l’axe des cotes distingue les individus selon la manière dont ils et elles allouent leur temps : d’un côté, individus engagés dans de longues journées de travail (notamment au sein d’un seul emploi salarié en situation formelle), mais qui, en contrepartie, ne réalisent pas de tâches ménagères ; et de l’autre des personnes occupant un ou des emplois à temps partiel et qui dédient une partie (parfois assez conséquente) de leur temps aux tâches ménagères. Une forme particulière de ce dernier cas est celui des individus dont l’espace de travail et de résidence ne sont pas distincts et pour lesquels le temps dédié à un ou à autre se confondent (comme cela peut être le cas d’un nombre important d’exploitant·es agricoles et de petits indépendants en milieu urbain).
3. L’évolution des inégalités sociales
23En appliquant la méthode décrite précédemment, nous identifions trois dynamiques majeures dans l’évolution des inégalités entre 2002 et 2015. Tout d’abord, les sous-nuages annuels occupent des positions distinctes au sein de l’espace social, et leurs barycentres se déplacent progressivement vers une plus grande assurance économique (figure 4). Ce mouvement traduit une amélioration générale des conditions économiques sur la période.
24Ce déplacement s’observe principalement sur l’axe 1, indiquant une progression des niveaux de vie et de stabilité professionnelle, tandis que les variations autour des axes 2 et 3 reflètent des ajustements dans l’ancrage social et l’allocation du temps. Ces résultats sont cohérents avec l’analyse détaillée des composantes ayant structuré l’espace des conditions de vie et d’emploi au Brésil.
Figure 4. Barycentres des sous-nuages annuels, 2002-2015

Champ : ensemble des personnes âgées de 25 à 64 ans en emploi.
Source : élaboré par l’auteur à partir des informations statistiques des PNADs 2002-2015.
25Le deuxième phénomène observé est une réduction du niveau général des inégalités, que nous lisons grâce à la diminution de la variance totale de chacun des sous-nuages entre 2002 et 2015 (figure 5). Cette réduction de la variance indique qu’au cours des 15 premières années du 21e siècle, le « volume » du nuage a diminué (-4,8 %), ce qui signifie que nous observons une réduction de l’ensemble des inégalités sociales. Notons que c’est surtout la réduction des inégalités liées à l’insertion professionnelle des individus et d’un plus grand ancrage des individus au sein de leurs milieux qui contribuent fortement à la réduction des inégalités en général (ensemble, l’axe 1 et l’axe 2 sont les responsables de près d’un cinquième de la réduction des inégalités).
Figure 5. Variance (λ) des nuages annuels, 2002-2015*

Figure illustrant la variance (λ) des nuages annuels entre les années 2002 et 2015.
Lecture : entre 2002 et 2015, la variance totale du nuage a été réduite de 4,8 %, alors que la variance de l’axe 1 a été réduite de 21 %.
Champ : ensemble des personnes âgées de 25 à 64 ans en emploi.
Source : élaboré par l’auteur à partir des informations statistiques des PNADs 2002-2015.
26Le troisième phénomène observé concerne l’évolution des trajectoires sociales entre 2002 et 2015, mettant en évidence des dynamiques contrastées selon les groupes sociaux. Si une amélioration générale des conditions de vie et d’emploi ainsi qu’une réduction des inégalités sont observées, leur impact diffère selon les catégories sociales. Les groupes les mieux placés en début de période ont connu une stagnation, voire une dégradation relative, tandis que les groupes plus précaires ont vu leur situation s’améliorer progressivement, bien que de manière inégale selon les domaines.
Figure 6. L’évolution des classes CASMIN dans l’espace et dans la durée (2002-2015)

Source : élaboré par l’auteur à partir des informations statistiques des PNADs 2002-2015.
27L’analyse des « schémas de classe » révèle des évolutions différenciées (figure 6). On observe un effet de « rattrapage » des classes populaires (IVb, V, VI, VIIa et VIIb), parallèlement à une stagnation, voire une régression relative, des classes les plus privilégiées (I, II, IVa). Toutefois, les distances relatives entre les classes ont varié au fil du temps. Ainsi, en tenant compte des trois axes, l’écart calibré entre la classe V (techniciens et contremaîtres dirigeant des ouvriers) en 2002 et sa position en 2015 (0,793) est inférieur aux écarts séparant en 2015 cette même classe des classes II (0,593), IIIa (0,321) et IIIb (0,553) du schéma CASMIN. Or, en 2002, ces distances étaient respectivement de 1,061, 0,912 et 0,549. Cela montre que la classe V s’est progressivement rapprochée des positions typiques de la « classe moyenne ».
28À l’inverse, la classe IIIb, associée à la « classe moyenne basse », s’est éloignée des autres strates de la classe moyenne pour se rapprocher des classes populaires. En 2002, elle se situait à une distance de 1,615 de la classe I, 0,959 de la classe II et 0,651 de la classe IIIa. En 2015, ces écarts sont passés à 1,744, 0,971 et 0,688, tandis que la distance entre IIIb et VIIa a diminué de 0,639 à 0,595. En termes de trajectoire, la classe I (professions libérales et administratives, haut niveau) a connu une légère amélioration entre 2002 et 2012, suivie d’une stagnation, voire d’une régression (figure 7). À des degrés divers, les autres classes ont bénéficié d’une évolution plus favorable, confirmant une recomposition progressive de l’espace social.
Figure 7 - L’évolution de la classe I. Professions libérales et administratives, haut niveau dans l’espace et dans la durée (2002-2015)

Source : élaboré par l’auteur à partir des informations statistiques des PNADs 2002-2015.
Conclusion
29Dans cet article, nous avons analysé l’espace des conditions de vie et d’emploi au Brésil, structuré selon trois logiques fondamentales : l’assurance économique, l’ancrage social et professionnel, et l’allocation du temps. Cet espace révèle de profondes inégalités, opposant notamment les petits paysans des régions rurales aux professions libérales des centres urbains les plus dotées en capitaux. L’organisation sociale brésilienne se caractérise par une forte segmentation, où les conditions d’emploi et les trajectoires professionnelles jouent un rôle central dans la reproduction des inégalités.
30L’étude de l’évolution de cet espace entre 2002 et 2015 met en évidence plusieurs phénomènes marquants. Tout d’abord, nous observons un déplacement global du nuage dans la direction d’une amélioration des conditions générales de vie et d’emploi, c’est-à-dire l’ensemble de la société brésilienne a vécu une amélioration des conditions de vie et d’emploi au cours de la période. Ensuite, on observe une petite réduction des inégalités sociales globales au cours de la période.
31En ce qui concerne les positions les plus favorisées de l’espace en début de période, elles ont vécu une stagnation de leur position et, à certains égards, une dégradation de leurs positions. Bien que les données dont nous disposons ne nous permettent pas d’établir un lien de causalité, la littérature suggère que ce phénomène est lié à la hausse des coûts des services personnels résultant de la politique d’augmentation de la valeur réelle du salaire minimum et de la formalisation de l’emploi au cours de cette période, dont un des faits marquants est sans doute la fin de la distinction entre les droits des employé·es de maison et des autres employé·es en 2013 (Rosa & Santos, 2013 ; Paradis & Sarmento, 2016 ; Serrano & Summa, 2018 ; Roberts, 2019).
32Les classes occupant en début de période des positions plus précaires et moins ancrées dans leurs milieux sociaux, quant à elles, vont se rapprocher des classes les mieux positionnées, sans pour autant réussir à les « rattraper ». Cet effet de « rattrapage », cependant, va être lié à des emplois disposant d’une journée de travail plus fragmentée et multiple. Notons, en plus, que ce phénomène est bien important entre 2002 et 2012, mais qu’à partir de ce moment on observe une importante réduction du rythme de cette progression (voire une stagnation). Notons que, bien qu’une fois de plus les données dont nous disposons ne nous permettent pas d’établir un lien de causalité, la stagnation observée à partir de 2013 correspond à la période pendant laquelle s’est déroulé un vaste processus de contestation politique et sociale qui a abouti à la destitution de la présidente Dilma Rousseff en 2016 (Nunes, 2014 ; Bringel & Pleyers, 2015 ; Cardoso, 2020 ; Leal, 2020).
33Finalement, nous avons pu observer comment les différentes strates d’un schéma de classe théoriquement orienté évoluent au sein de cet espace. Notamment, nous avons pu observer comment la position relative des différentes strates se modifie fortement au cours du temps, montrant que l’évolution de l’espace social brésilien s’exprime aussi dans un changement important non seulement de la taille de certaines classes, mais surtout du rapport entre les classes. C’est précisément ce changement dans la relation entre les classes que l’approche « traditionnelle » de la stratification sociale rend moins visible : en partant de ce qu’une classe est, cette approche se prive de prendre en compte comment les classes se définissent les unes « relationnellement » aux autres et comment, ainsi, la position relative d’une classe particulière peut être susceptible de changer au fil du temps (même sur une courte période).
34À la différence des formes classiques de la stratification sociale, l’approche que nous avons adoptée a le mérite d’établir un cadre commun et des points de repères permettant de saisir comment les milieux sociaux et les classes sociales se lient et évoluent au cours du temps. Ainsi, elle nous permet de mettre en relation les différentes conceptions théoriques des classes sociales sans avoir besoin de les réduire épistémologiquement les unes aux autres.
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Notes de bas de page
1La cinquième possibilité, encore non explorée par la littérature sociologique, serait de réaliser une analyse factorielle multiple (Escofier & Pagès, 2008) où les variables caractérisant les individus sont regroupées en fonction des dates d’enquête.
2Comme précisé auparavant : a) sauf mention contraire, les informations statistiques mobilisées au cours de ce chapitre proviennent des PNADs ; b) la population d’étude est restreinte aux personnes âgées de 25 à 64 ans en emploi ; c) les valeurs monétaires sont exprimées en Reais de septembre de 2015 et ont été corrigées par l’indice des prix à la consommation de (INPC) de l’IBGE ; d) les plans d’échantillonnage des PNADs ont été harmonisés sur l’ensemble de la période.
Auteur
-
Lucas Page Pereira
Postdoctorant à l’ENS Pairs-Saclay.

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