Diversités territoriales d’éducation : l’accompagnement pédagogique à l’orientation en fin de collège
p. 211-218
Entrées d’index
Mots-clés : collégien, orientation scolaire-professionnelle, accompagnement scolaire, milieu urbain, milieu rural
Keywords : lower secondary school pupil, school guidance and vocational guidance, educational support, urban environment, rural environment
Texte intégral
Introduction
1Nombreux sont les travaux décrivant l’enjeu d’une orientation scolaire réussie (Caille & Lemaire, 2002 ; Danvers, 2017 ; Duru-Bellat, Jarousse & Solaux, 1997) pour lutter contre les inégalités et le décrochage (Bernard, 2021) et favoriser l’insertion professionnelle des jeunes. L’orientation engage l’élève au cœur de ses aspirations et représentations du métier, nécessitant un accompagnement pédagogique concerté et réfléchi (Vouillot, 2010). Comment cet accompagnement se matérialise-t-il sur un territoire ? Dans quelle mesure est-il influencé par le contexte et la territorialité ?
2Les territorialités, représentation symbolique des lieux (Vanier, 2009), sont nourries par une conscience collective et des valeurs identitaires (Aldhuy, 2008). L’« effet de territoire » façonne les représentations et pratiques professionnelles (Champollion, 2013). Le contexte territorial, inscrit dans une organisation socio-économique et éducative spécifique, structure l’accompagnement pédagogique (Bressoux, 1994). Les acteurs éducatifs, les élèves et leurs familles partagent une culture territoriale, influençant les modes d’orientation.
3L’orientation repose sur un partenariat entre école, famille et éducation populaire. Mais cet accompagnement diffère-t-il selon le territoire ? Les acteurs prennent-ils en compte les spécificités locales dans leurs pratiques ? Pour répondre, nous analysons trois types de territoires – piémont alpin, rural isolé de moyenne montagne, urbain défavorisé – à travers l’étude comparative de trois collèges par territoire. L’objectif est d’éclairer les différences et similitudes, en interrogeant la manière dont les caractéristiques territoriales influencent les pratiques d’orientation.
1. Contextes territoriaux et territorialités
1.1. Le choix d’une comparaison tripartite territoriale
4Le territoire est un ensemble de lieux où les habitants et les acteurs, individuellement ou collectivement, construisent des repères à travers leurs pratiques quotidiennes pour coexister. Il s’agit d’une construction sociale (Thémines, 2020). Ainsi, lorsque nous évoquons les « territoires », nous ne faisons pas référence à une échelle nationale ou à un découpage administratif – régional ou départemental – mais à la territorialité. L’ancrage matériel des lieux et leur dimension symbolique peuvent conférer à un même type d’espace des caractéristiques distinctes.
5Selon Frémont (1976), les territoires peuvent être classés selon deux approches : économique et sociale, d’une part, et par les représentations, perceptions et images que les individus en ont – ce que l’on nomme territorialités, d’autre part. La qualification d’un territoire repose donc sur la relation qu’un individu entretient avec l’espace terrestre (Thémines, 2020). L’appropriation du territoire par ses habitants, leur dynamique collective, leur sentiment d’appartenance et les relations qu’ils tissent (Champollion, 2013) participent à faire vivre ce territoire.
6Peut-on parler d’un sentiment d’appartenance à l’espace et au territoire ? Se limite-t-il aux habitants ou concerne-t-il également les acteurs qui y interviennent ? Existe-t-il une identité territoriale propre qui se manifeste jusque dans l’accompagnement à l’orientation des élèves ?
7Adopter une comparaison tripartite à cette échelle permet d’affiner l’analyse des dispositifs d’orientation des élèves de 3ᵉ. L’étude de ces trois terrains vise à mesurer, qualifier et quantifier l’impact de contextes territoriaux spécifiques – et plus précisément de leurs territorialités – dans la construction des projets et choix d’orientation scolaire. Comparer un territoire montagnard à un quartier défavorisé et à une ville située entre plaine et montagne permet d’appréhender la diversité des territorialités. Cette approche éclaire les pratiques et postures éducatives, ainsi que les contextes scolaires territorialisés, en lien avec une culture du territoire, voire un ancrage territorial fort des élèves et de leurs familles. Cet ancrage façonne une identité et influence les choix d’orientation.
8L’opposition entre un milieu rural isolé de moyenne montagne et des territoires urbains et de piémont permet également d’analyser d’autres caractéristiques territoriales et la manière dont elles sont perçues et mobilisées. L’orientation scolaire et les territorialités sont ainsi intrinsèquement liées à un contexte territorial donné. Dans cette étude, nous considérons trois milieux ruraux isolés de moyenne montagne avec des établissements « sport-études » et internats d’excellence, trois quartiers relevant de la politique de la ville avec des collèges en réseau d’éducation prioritaire (REP), ainsi que trois établissements scolaires ordinaires situés en piémont alpin.
9Les choix d’orientation observés sur ces différents terrains sont le résultat d’un processus débutant dès l’entrée en 6ᵉ et impliquant un accompagnement individualisé et personnalisé par divers acteurs éducatifs de l’environnement scolaire : psychologues de l’Éducation nationale, professeurs principaux, chefs d’établissement, entre autres. Selon les territoires et les établissements, d’autres intervenants, issus ou non de l’Éducation nationale, peuvent également contribuer à cet accompagnement.
1.2. Description des trois territoires retenus pour la comparaison
1.2.1. Les territoires ruraux isolés de moyenne montagne
10Les trois établissements étudiés se situent dans le massif du Vercors, un territoire enclavé dont l’accès se fait par des cols et des gorges fréquemment coupés en hiver en raison des intempéries. Les villages, éloignés des grandes agglomérations (jusqu’à 1 h 30 de transport), vivent principalement d’activités agricoles, artisanales et commerciales. Le tourisme y est un moteur économique majeur, avec des emplois saisonniers en été (activités nautiques, randonnées) comme en hiver (domaine skiable alpin et nordique).
11La population locale mêle des familles installées depuis plusieurs générations et des néoruraux attirés par un mode de vie alternatif (bio, naturopathie) ou par un territoire mystifié (Di Méo, 2005). Toutefois, ces groupes se côtoient peu et le déclin démographique entraîne la fermeture de classes. L’arrivée de catégories sociales très favorisées a fait grimper le prix de l’immobilier, provoquant un exode des habitants natifs et une désertification hors saison due aux résidences secondaires.
12Les trois établissements étudiés sont des structures sport-études (sports de montagne, neige et glace) avec internat d’excellence. Pour assurer leur pérennité, certains recrutent à l’échelle nationale. Les jeunes du territoire sont fortement ancrés dans des valeurs liées à la nature et à l’environnement : chasse et pêche raisonnées, engagement écologique, opposition aux projets immobiliers de luxe. Cet ancrage influence directement leurs aspirations : les élèves s’orientant vers la voie professionnelle privilégient les métiers liés à l’environnement, au sport ou à la gestion des espaces naturels.
1.2.2. Le territoire urbain défavorisé
13Les terrains urbains étudiés se situent dans l’agglomération grenobloise, au sein de quartiers classés en politique de la ville. L’habitat y est précaire, parfois vétuste, avec des démolitions en cours. La population, issue majoritairement de classes défavorisées, connaît des taux élevés de chômage et de RSA. Le logement social prédomine, souvent attribué aux familles immigrées en début de parcours résidentiel après l’obtention du droit d’asile. Ces quartiers illustrent une forte ségrégation urbaine (Van Zanten, 2012), marquée par l’absence de mixité sociale et une stigmatisation persistante.
14L’insécurité ressentie pousse certains propriétaires à vendre, tandis que les médias amplifient cette perception à travers des faits divers (trafic, violences, interventions policières). La carte scolaire est régulièrement contournée, accentuant l’entre-soi. Malgré leur proximité avec des quartiers pavillonnaires, les habitants se croisent peu. Les immeubles, souvent hauts de dix étages, sont reliés par des coursives et abritent des services de proximité (médicaux, sociaux, commerces). Des dispositifs jeunesse et culturels visent à ouvrir des perspectives aux jeunes via des séjours, sorties culturelles ou sportives.
15Les quartiers sont bien desservis par les transports (bus, trams, pistes cyclables), et disposent de toutes les infrastructures nécessaires (emploi, santé, sports, commerces), limitant les déplacements extérieurs. Chaque quartier héberge un collège en réseau d’éducation prioritaire (REP), incluant des classes SEGPA. La mobilité des habitants varie selon la localisation : certains, proches du centre de Grenoble, circulent plus facilement, tandis que d’autres restent enclavés.
16La stigmatisation impacte l’accompagnement éducatif et limite les aspirations professionnelles des élèves. Beaucoup hésitent à quitter leur quartier et privilégient des formations proches. Comme l’exprime un élève : « J’ai peur de partir, de ne pas être à ma place
», malgré les dispositifs mis en place pour encourager leur mobilité.
1.2.3. Le territoire piémont alpin
17Le piémont alpin, situé au pied des montagnes, accueille une population mixte, entre périurbains et ruraux travaillant en vallée. Cette diversité entraîne des pratiques communes malgré des cultures territoriales distinctes. Les élèves issus des zones rurales, scolarisés en primaire dans leur village, rejoignent le collège en transport (car, train, voiture) et s’adaptent progressivement aux codes de la culture urbaine.
18Les trois collèges étudiés, situés sur un territoire « neutre », ne relèvent pas d’un dispositif de politique de la ville. Les communes, situées aux portes de la vallée et bien desservies (train, bus, routes), attirent une population hétérogène : ouvriers, agriculteurs, cadres et professions intellectuelles supérieures. Le tissu associatif renforce la mixité sociale, et les habitants se croisent régulièrement dans les espaces de loisirs et de services. L’économie locale repose sur l’industrie (hydroélectricité, métallurgie, remontées mécaniques), l’agriculture (AOC vins de Savoie, Tome des Bauges) et le tourisme, notamment avec trois grands domaines skiables.
19L’arrivée des élèves ruraux en sixième ne constitue pas une rupture : ils côtoient déjà leurs pairs citadins à travers diverses activités. La mobilité est forte, et les jeunes se projettent facilement hors du territoire pour leurs études. Toutefois, leur attachement reste ancré : « Ils ont tout ici. Ils vont d’abord regarder l’employabilité sur le territoire, pour se former, des fois très loin, pour mieux revenir
». L’orientation ne se limite pas à l’offre locale, mais s’inscrit dans une logique de retour après formation.
2. Une méthodologie quantitative éclairée par le qualitatif
20Cette recherche repose sur une étude comparative des effets de trois contextes territoriaux sur l’orientation, en analysant les influences spécifiques de chacun. L’enquête, menée dans trois collèges par territoire, croise données quantitatives et qualitatives ainsi que les pratiques pédagogiques dédiées à l’orientation des élèves de troisième.
21L’approche mobilise la géographie sociale pour examiner la construction des pratiques spatiales urbaines et rurales à travers la mobilité, l’offre d’emploi et de formation, la composition des ménages, l’architecture, l’exploitation industrielle et agricole, ainsi que les dynamiques culturelles, éducatives et socioculturelles. Les dispositifs politiques et leur impact sur les rapports sociaux (ségrégation urbaine, entre-soi) sont également analysés. Des données statistiques de l’INSEE, la DEPP, DGESCO, Pôle Emploi et l’Observatoire des inégalités offrent un premier éclairage sur les terrains d’enquête. L’analyse longitudinale des vœux et affectations des élèves depuis 2018-2019 permet de confronter leurs aspirations aux orientations finales, enrichie par les réactions du personnel éducatif lors des entretiens.
22L’observation ethnographique, menée sur chaque terrain durant un mois minimum, a permis une immersion progressive (Abric, 2011) pour appréhender les particularités territoriales et les représentations locales (Laplantine, 2010). Cette démarche, encadrée par un guide d’observation, combinait observation non participante (écoute des échanges en milieu public) et participante (entretiens informels). L’immersion influant sur les comportements, il était essentiel de confronter nos représentations aux réalités locales (Laplantine, 2010).
23En parallèle, cent-cinquante-huit entretiens qualitatifs ont été menés : soixante-et-onze entretiens biographiques de vingt minutes avec des élèves sélectionnés aléatoirement (dix par collège, cinq filles/cinq garçons, avec un échantillon supplémentaire d’internes), quarante-deux entretiens semi-directifs de soixante à quatre-vingts minutes avec les personnels éducatifs (chefs d’établissement, CPE, enseignants, psychologues de l’Éducation nationale, travailleurs sociaux, élus à la jeunesse), dix entretiens avec des parents et trente-cinq entretiens informels (habitants, commerçants, gendarmes, personnel communal, acteurs associatifs). Les entretiens suivaient un guide abordant les caractéristiques du territoire, sa dynamique et sa culture. Ceux menés avec les élèves et le personnel éducatif ont eu lieu dans les établissements, tandis que ceux des parents se sont déroulés par téléphone, visio ou à domicile.
24Enfin, l’étude des récits locaux (traditions, codes, modes de vie) permet d’analyser la dimension symbolique du territoire et son influence sur les postures professionnelles. Le croisement entre données statistiques et parcours de vie révèle que les trajectoires ne sont pas uniquement déterminées par des contraintes professionnelles, mais aussi par des stratégies individuelles. L’analyse s’organise autour de trois axes : contexte naturel du territoire, organisation de l’espace géographique et structuration des acteurs de terrain.
3. Un accompagnement pédagogique territorial spécifique
25L’orientation joue un rôle clé dans l’insertion professionnelle (Lieury & Fenouillet, 2006). L’éducateur accompagne l’élève et sa famille, ajustant sa posture pour instaurer une relation de confiance. Au sein du collège, plusieurs acteurs – conseiller d’orientation psychologue, conseiller principal d’éducation, professeurs principaux – travaillent en équipe pour sécuriser les parcours et favoriser l’épanouissement personnel des élèves en lien avec leurs aspirations. L’accompagnement à l’orientation dépasse la simple transmission d’informations ; il s’agit d’initier les élèves aux codes sociaux et professionnels essentiels à leur insertion : « Avant son entrée en stage, nous travaillons son discours en milieu professionnel en bannissant les wesh, frère ou gros par exemple, sa manière de se tenir ou de s’habiller
». L’ambition est aussi de leur ouvrir des perspectives : « Je leur fais découvrir les différentes options qui s’offrent à eux, afin qu’ils développent leurs aspirations, qu’ils exploitent leur potentiel, de l’autre côté du quartier
». Cependant, certaines familles freinent l’autonomisation des élèves : « Le jeune a pris l’habitude que ses parents fassent tout à sa place. Le pauvre petit chéri dans le monde impitoyable du travail… L’équipe est là pour casser certaines habitudes et confronter l’élève à une future réalité. Nous préférons l’accompagner dans ses envies de formation plutôt que la facilité, au risque de ne pas plaire aux familles
». L’orientation s’inscrit donc dans une logique de coéducation, impliquant élèves, familles et équipes pédagogiques dans un même projet.
26La construction des projets et choix d’orientation représente un enjeu majeur. Une orientation réfléchie et concertée permet à l’élève de mieux s’approprier son parcours. Cet accompagnement repose sur le savoir-être de l’éducateur, qui doit comprendre le contexte territorial et les aspirations de son public : « Quand j’ai été mutée ici, j’avais plein de préjugés et surtout la trouille de ne pas y arriver. J’ai voulu comprendre le quartier où j’allais travailler. J’ai déambulé dans les rues pour repérer les lieux de vie des élèves, et cela m’a aidée à ajuster mon approche, à gagner leur confiance
». Les enseignants et chefs d’établissement arrivent avec leurs propres représentations du territoire, qu’ils confrontent et réajustent au fil du temps. Beaucoup, initialement réticents à rester, finissent par s’ancrer dans leur territoire et adapter leurs pratiques : « Avant, j’avais un fonctionnement plus urbain, plus anonyme. Ici, tout le monde se connaît. On sait à quelle famille appartient l’élève, ce qui facilite la communication avec les parents et renforce la confiance
». L’accompagnement à l’orientation varie selon le contexte territorial. Dans les quartiers défavorisés, l’enjeu est souvent d’élargir les horizons : « Ici, il faut le faire sortir du quartier. Sinon, il choisira une filière en fonction des places restantes en cuisine ou maçonnerie, juste pour aller au lycée d’à côté
». En milieu rural montagnard, l’absence de psychologue de l’Éducation nationale complique l’orientation : « Les enseignants endossent plusieurs rôles. Il n’y a ni centre de formation, ni mission locale. L’élève part de toute façon à la fin de l’année, souvent loin. Autant que son choix soit mûrement réfléchi
». L’ancrage territorial pèse aussi sur les aspirations professionnelles (Champollion, 2019) : « Certains doivent reprendre l’exploitation agricole familiale, même si ce n’est pas leur souhait. Parfois, je vais directement à la ferme pour discuter avec les parents
». Les établissements collaborent avec des associations et institutions locales (MJC, centres sociaux, mission locale) pour diversifier les stages, souvent effectués en proximité ou via le réseau familial. Seuls ceux impliqués dans des coopérations territoriales parviennent à proposer des stages alignés avec les aspirations des élèves : « Nous travaillons l’orientation dès la cinquième. Une élève passionnée de chant a ainsi pu faire son stage en régie son et lumière, grâce à notre partenariat avec la scène locale
». Ces dynamiques de coopération renforcent le lien entre école et acteurs du territoire, facilitant l’orientation et l’insertion professionnelle des élèves.
27L’accompagnement pédagogique et les gestes professionnels (Crocé-Spinelli, 2013) sont directement influencés par les territorialités, les valeurs et l’identité que les enseignants attribuent à leur territoire scolaire. Dans un collège montagnard, les professeurs principaux, souvent issus de l’éducation physique et sportive, organisent deux séjours d’intégration par an en pleine montagne. Le premier vise à travailler l’estime de soi et à amorcer une réflexion sur l’orientation dans un cadre moins formel et sans pression familiale. Certains élèves, bien que porteurs d’un projet personnel, se sentent « piégés » par les attentes parentales (Lahire, 2016). Ce séjour leur permet d’affiner leur argumentaire face à leur famille. Le second séjour, après formulation d’un choix d’orientation, aborde collectivement la question du départ du territoire pour poursuivre une formation. Un accompagnement similaire existe en collège REP, où les enseignants n’hésitent pas à rencontrer les familles à domicile pour discuter de l’orientation. Ces pratiques témoignent d’une adaptation aux réalités territoriales : les enseignants intègrent l’environnement, ses ressources, ses limites et ses acteurs pour ajuster leur approche. La démarche d’« aller vers » (Parisse et al., 2022) – sortir du cadre scolaire pour aller à la rencontre des familles en milieu urbain défavorisé ou emmener les élèves hors du territoire en zone rurale isolée – répond à une même logique : rompre l’isolement et dépasser l’enclavement territorial. Les professionnels s’affranchissent ainsi des cadres institutionnels pour adopter une approche de pédagogie sociale (Graven, Berne & Nové-Josserand, 2008).
28L’accompagnement pédagogique à l’orientation s’appuie sur le contexte territorial. Dans le piémont alpin, les établissements scolaires exploitent le maillage territorial pour sensibiliser les élèves aux métiers locaux, qu’ils relèvent du service à la personne, de l’ingénierie, du commerce ou des arts du spectacle. Grâce à un réseau de partenaires, les élèves disposent d’un large choix pour leur stage de découverte professionnelle. En intégrant les opportunités du territoire et ses dynamiques de mobilité, cet accompagnement vise à former les jeunes là où se trouvent leurs futurs emplois. Les élèves du piémont choisissent majoritairement une filière en fonction de l’employabilité locale. Cette tendance relève-t-elle d’une autocensure ou d’un attachement au territoire ? L’orientation s’inscrit ici dans une logique d’adéquation entre l’offre et la demande de formation. Pourtant, la mobilité n’est pas perçue comme un frein : « J’ai l’habitude de prendre le train… ça va, c’est 15 min
» ; « Je veux bien partir en internat, ça me fait pas peur. Je rentrerai tous les week-ends et vacances, c’est juste le temps de me former. Après, je reviens
» ; « Ça va, c’est pas Paris non plus. Ici, on n’a pas le choix, pour bouger faut prendre le train ou le bus. Donc faire trois quarts d’heure de bus pour aller en cours, ça me dérange pas
» ; « Mais pas plus loin
».
29L’accompagnement à l’orientation se structure autour des pratiques spatiales des élèves et de leur rapport à l’espace vécu (Frémont, 1976). Une forte coopération territoriale entre les établissements et les acteurs professionnels permet la mise en place de stages dès la quatrième pour élargir les perspectives. Ce processus concerté favorise l’adhésion des élèves à leur orientation. Dans le piémont alpin, cette coordination repose sur un ancrage territorial fort, partagé par les élèves et les acteurs éducatifs, qui misent sur le dynamisme économique local pour structurer les choix d’orientation.
30Dans les territoires urbains défavorisés, où la jeunesse est parfois confrontée à des environnements marqués par le décrochage scolaire, la délinquance ou l’illégalité, les établissements scolaires coopèrent étroitement avec les acteurs de la jeunesse. L’éducation populaire joue un rôle clé dans l’accompagnement à l’orientation, impliquant des professionnels tels que les éducateurs spécialisés, la mission locale ou encore les MJC. Ces partenaires sont intégrés aux cellules de veille éducatives afin de favoriser la réussite scolaire et sociale des élèves. Cette coopération territoriale place le jeune au cœur d’un réseau de soutien, lui offrant des espaces d’échange sur son orientation à travers les temps scolaires, sociaux et de loisirs. L’orientation s’inscrit ainsi dans une dynamique concertée, impliquant enseignants, éducateurs et familles. Dans les collèges REP, cette harmonisation territoriale est essentielle : « On travaille beaucoup avec la MJC du quartier. Nous avons les mêmes jeunes et accordons une grande importance à leur scolarité. Nous nous appelons souvent avec la direction pour assurer un suivi en dehors du temps scolaire. Si un élève est sur le point de décrocher, on s’alerte mutuellement
». L’accompagnement s’adapte aux réalités locales, notamment pour lutter contre l’autocensure territoriale : « Certains élèves brillants pourraient intégrer une CPGE, mais préfèrent rester au lycée de secteur pour ne pas quitter leur quartier
», ou encore, « Ils rêvent d’une école de cuisine réputée, mais renoncent en découvrant le temps et le coût du transport, et choisissent un CAP dans l’établissement le plus proche.
» Dans ces quartiers, les collèges s’ouvrent largement aux familles et aux acteurs éducatifs. Certains établissements vont plus loin en se délocalisant dans des lieux de proximité (MJC, salle communale, mairie annexe) pour échanger avec les familles sur l’orientation, notamment lors du mois dédié aux vœux d’orientation. Des équipes composées de psychologues, chefs d’établissement et enseignants se déplacent ainsi directement sur le territoire de vie des élèves. Les collèges ruraux, quant à eux, participent à des projets culturels en ville afin de familiariser les élèves à la mobilité et aux opportunités extérieures : « Certains n’ont jamais mis les pieds dans une grande ville
». Cette première immersion, dans un cadre scolaire et sécurisé, leur permet d’appréhender plus sereinement les déplacements vers leur futur lycée. Cependant, si les élèves des filières professionnelles se projettent plus facilement après avoir visité leur établissement de formation, l’éloignement reste une difficulté : « Ce qui ne les empêche pas de ne pas avoir envie de partir, d’être à l’internat, loin de leur famille
».
31Dans les territoires ruraux de montagne, les élèves tendent à s’orienter vers des métiers en lien avec leur environnement montagnard : environnement, agronomie, métiers agricoles, accompagnateur de moyenne montagne, métiers du ski, musher, etc. Ces choix sont profondément ancrés dans leur territoire, avec une difficulté marquée à se projeter dans un avenir éloigné, notamment dans un cadre urbain. Il existe une forte réticence face à l’inconnu, incarné par l’urbanité. L’attachement au territoire se manifeste dans les choix d’orientation, souvent motivés par les valeurs liées à la préservation de l’environnement, à la protection de la montagne et à la biodiversité, dans un contexte de dérèglement climatique. Les élèves souhaitent choisir des métiers en phase avec leur milieu de vie : « J’aimerais un métier qui me permette de profiter de mon environnement, en lien avec la nature, la protection des forêts
», ou encore, « Travailler dans le bâtiment durable, il faut arrêter de construire du neuf. Je veux apprendre un métier qui permette de rénover des fermes anciennes ou des maisons abandonnées, ici, dans notre région
».
32Les trajectoires d’orientation présentent à la fois des similitudes et des disparités interrégionales, particulièrement en fonction des pratiques professionnelles. Ces trajectoires peuvent être influencées par l’appartenance sociale et culturelle (Jellab, 2022), mais aussi par les représentations parentales de la réussite scolaire. À 15 ans, il est difficile pour les jeunes de se projeter au-delà du lycée et de penser à une future carrière. La plupart des élèves de l’enquête privilégient donc les filières générales et technologiques, espérant ainsi garder plus de portes ouvertes pour leur avenir. Les professionnels de l’orientation se battent contre une forme de sacralisation de la voie générale, fortement ancrée dans certaines familles, qui perçoivent la voie professionnelle comme un échec scolaire ou une forme de relégation sociale. Pour ces familles, la voie générale est synonyme de réussite ultime. Cette vision est partagée sur les trois types de territoires. Le premier vœu des parents est donc généralement la filière générale. Pour contrer cette perception, les acteurs éducatifs des trois territoires tentent d’accompagner les familles vers une meilleure reconnaissance des filières technologiques et professionnelles. Dans le piémont alpin, les établissements mettent en avant ces voies en organisant des visites de sites industriels et des rencontres avec des professionnels du territoire. En milieu urbain, des échanges avec d’anciens élèves devenus artisans ou auto-entrepreneurs permettent de valoriser des métiers peu connus ou mal perçus, comme la chaudronnerie ou la plomberie.
33Dans les trois territoires d’enquête, les choix d’orientation sont largement influencés par la proximité géographique. Les élèves ruraux, notamment ceux des collèges faisant partie d’une cité scolaire, s’orientent généralement vers le lycée de leur établissement pour une seconde générale. Les élèves urbains choisissent leur lycée de secteur pour les filières générales, et privilégient les lycées proches pour les filières professionnelles. Les jeunes des quartiers rencontrent souvent des difficultés à se former hors de leur quartier, et privilégient d’abord le lycée le plus proche. Par la suite, ils s’informent sur les filières proposées pour choisir celle qui leur permet d’intégrer l’établissement local. Il n’est pas rare de voir un élève d’un collège choisir un lycée professionnel près de chez lui, même si son souhait initial était de se former dans un autre domaine, comme la cuisine, dans un établissement voisin desservi par le tram. Les enseignants, rencontrés lors des enquêtes, se retrouvent parfois désemparés face à de tels choix : « Quand la famille valide un choix en maçonnerie parce que le lycée est juste en face de chez eux, même si l’élève souhaitait intégrer une école de cuisine dans une autre commune, je ne sais plus quoi faire. Je ne peux pas prendre le tram avec lui tous les matins !
». L’accompagnement à l’orientation ne peut pas être imposé aux élèves et à leurs familles. Seule une concertation avec l’élève et ses parents permettra d’aboutir à un choix réfléchi et adapté.
Conclusion
34Analyser l’accompagnement à l’orientation sous l’angle des territorialités permet d’éclairer les enjeux auxquels font face les collégiens. À cet âge, il est difficile de se projeter dans un métier d’avenir. Comment les acteurs s’appuient-ils sur leur territoire d’exercice pour accompagner les élèves ? Les valeurs, identités et représentations locales influencent-elles cet accompagnement ? Comparer trois types de territoires et neuf territorialités permet d’identifier les spécificités de l’accompagnement pédagogique et les conditions d’une orientation concertée et choisie.
35Le piémont alpin illustre l’importance du maillage territorial dans l’orientation des élèves : sa géographie encourage la mobilité et favorise les liens entre entreprises, associations et établissements scolaires dans un rayon élargi. Cette dynamique se retrouve, avec des variations, dans les autres territoires étudiés.
36Nos observations confirment un lien entre pratiques territoriales et accompagnement à l’orientation. Certains acteurs, mutés d’un territoire à un autre, y importent leurs propres représentations, influençant leur action éducative. Malgré des moyens limités et un contexte marqué par les réformes, ils s’engagent dans une mission d’émancipation. Les pratiques pédagogiques varient selon les enjeux éducatifs et sociaux propres à chaque territoire, tout en partageant une volonté commune de coopération entre collèges et structures locales. Si des différences persistent, des similitudes apparaissent : les postures et pratiques professionnelles s’adaptent aux besoins des élèves en fonction des spécificités territoriales (Champollion, 2013).
Bibliographie
Abric, J.-C. (2011). Pratiques sociales et représentations. Paris : PUF.
Aldhuy, J. (2008). Au-delà du territoire, la territorialité ? Géodoc, 55, 35-42.
Bernard, P.-Y. (2021). Ce que le décrochage nous dit des parcours scolaires. Revue française de pédagogie, 211, 5-10.
Bressoux, P. (1994). Les recherches sur les effets-école et les effets-maîtres. Revue française de pédagogie, 108, 91-137.
Caille, J.-P. & Lemaire. S. (2002). Filles et garçons face à l’orientation. Educations et formations, 63, 111-121.
Champollion, P. (2013). Des inégalités d’éducation et d’orientation d’origine territoriale. Paris : L’Harmattan.
Champollion, P. (dir.) (2019). Territorialisation de l’éducation. Tendance ou nécessité. Londres : ISTE.
Champollion, P. (2019). Inégalités d’orientation et territorialité : l’exemple de l’école rurale montagnarde. Contribution au rapport CNESCO Justice à l’école et territoires. Paris : Cnesco. (disponible sur le site du Cnesco : http://www.cnesco.fr).
Crocé-Spinelli, H. (2013). Gestes professionnels. Dans : A. Jorro (éd.). Dictionnaire des concepts de la professionnalisation (p. 145-148). Bruxelles : De Boeck Supérieur
Danvers, F. (dir) (2017). S’orienter dans un monde en mouvement. Paris : L’Harmattan, coll. « Éducations et Sociétés ».
Di Méo, G. (2005). À l’écart des métropoles : l’émergence de nouvelles territorialités. Revue géographique des Pyrénées et du sud-ouest. Sud-Ouest Européen,19, 1-6.
Duru-Bellat, M., Jarousse, J.-P. & Solaux, G. (1997). S’orienter et élaborer un projet au sein d’un système hiérarchisé, une injonction paradoxale ? L’exemple du choix de la série et de l’enseignement de spécialité en classe de terminale. L’orientation scolaire et professionnelle, 26(4), 459-482.
Frémont, A. (1976). La région espace vécu. Paris : PUF.
Graven, J.-L., Berne, A.-C. & Nové-Josserand, P. (2008). Pédagogie du développement social. Faire cause commune. Lyon : Chronique Sociale.
Jellab, A. (2022). L’éducation prioritaire à l’épreuve de la mixité sociale : un enjeu pour l’égalisation effective des chances. Empan, 125(1), 139-146.
Lahire, B. (2016). Tableaux de famille. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires. Paris : Points.
Laplantine, F. (2010). La description ethnographique. Paris : Collin.
Lieury, A. & Fenouillet, F. (2006). Motivation et réussite scolaire. Paris : Dunod.
Parisse, J., Porte, E., Gunther, J., Bricaud, G., Martin, C., Quiblier, A., Poncet-Bernard, V. & Eugène-Maestracci, M. (2022). Des liens et des lieux : l’« aller vers » en pratiques. Paris : INJEP, coll. « Cahiers de l’action » (no 59).
Thémines, J.-F. (2020). Images du métier et prise de parole d’enseignants. Administration & Éducation, 168(4), 41-47
Vanier, M. (2009). Territoires, territorialité, territorialisation. Controverses et perspectives. Rennes : PUR.
Van Zanten, A. (2012). L’école de la périphérie : scolarité et ségrégation en banlieue. Paris : PUF.
Vouillot, F. (2010). L’orientation, le butoir et la mixité. Revue française de pédagogie, 171, 59-67.
Auteur
-
Alicia Buissonnet
Laboratoire ECP Lyon 2.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International - CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Reprise d’études à l’université : quels publics, quelles finalités ?
Groupe de travail sur l’enseignement supérieur (GTES)
Valérie Canals et Séverine Landrier (dir.)
2020
Formation continue et parcours professionnels : entre aspirations des salariés et contexte de l’entreprise
Groupe d’exploitation des données Defis
Ekaterina Melnik-Olive et Danièle Guillemot (dir.)
2020
Sélections, du système éducatif au marché du travail
XXVIèmes journées du longitudinal. Toulouse, 12-13 novembre 2020
Marianne Blanchard, Gérard Boudesseul, Thomas Couppié et al. (dir.)
2021
Trajectoires et carrières contemporaines : nouvelles perspectives méthodologiques
XXVIIèmes journées du longitudinal, Grenoble, 23-24 juin 2022
Isabelle Borras, Nathalie Bosse, Laurence Baraldi et al. (dir.)
2022
Territoires et parcours. De nouvelles trajectoires d’emploi et de formation à l’épreuve des territoires ?
XXVIIIèmes journées du longitudinal, 14-15 juin 2023, Caen
Patrice Caro et Agnès Checcaglini (dir.)
2023
De plus en plus de sélection dans un enseignement supérieur en segmentation
Groupe de travail sur l’enseignement supérieur (GTES)
Fanette Merlin et Nadine Théophile (dir.)
2023
Les femmes dans l’enseignement supérieur : une (r)évolution inachevée
Groupe de travail sur l’enseignement supérieur (GTES)
Nathalie Beaupère et Carine Érard (dir.)
2023
Les expériences étudiantes professionnalisantes : diversité et effets sur les parcours
Groupe de travail sur l’enseignement supérieur (GTES)
Alexie Robert (dir.)
2023
Crises et transitions : quelles données pour quelles analyses ?
XXIXes journées du longitudinal, 24-25 juin 2024, Aix-en-Provence
Vanessa di Paola et Christophe Guitton (dir.)
2024
Premiers pas sur le marché du travail : quand les inégalités s’en mêlent - Tome 1
Exploitations de l’enquête 2020 auprès de la Génération 2017
Thomas Couppié, Dominique Épiphane, Olivier Joseph et al. (dir.)
2024
Après la formation initiale : les vicissitudes du parcours professionnel - Tome 2
Exploitations de l’enquête 2020 auprès de la Génération 2017
Thomas Couppié, Dominique Épiphane, Olivier Joseph et al. (dir.)
2024
Parcours et expériences en formation initiale : quel(s) impact(s) sur l’insertion ? - Tome 3
Exploitations de l’enquête 2020 auprès de la Génération 2017
Thomas Couppié, Dominique Épiphane, Olivier Joseph et al. (dir.)
2024