La pandémie de la COVID-19 et l’interruption des études : un moment de recomposition des inégalités de parcours dans l’enseignement postsecondaire ?
p. 453-463
Entrées d’index
Mots-clés : crise sanitaire, enseignement supérieur, abandon des études, inégalité sociale, genre, Québec
Keywords : sanitary crisis, higher education, drop out, social inequality, gender, Quebec
Texte intégral
Introduction
1En mars 20201, le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux du Canada, à l’instar de nombreux autre États, ont déployé une stratégie classique de lutte à la propagation du virus de la COVID-19, en décrétant le confinement sanitaire afin de la freiner. Il était interdit d’accéder aux lieux d’enseignement, aux espaces de socialisation et à la plupart des lieux de travail. La formation à distance (FAD) est devenue le principal mode d’enseignement. Les étudiant·es ont perdu leur travail (souvent à temps partiel, situation normale chez les étudiant·es québécois·es) et, avec lui, une part importante de leurs revenus. Leur situation économique aurait été encore pire si la prestation universelle d’urgence, octroyée par l’État fédéral aux personnes en chômage et aux étudiant·es sans emploi, n’avait pas été offerte dès le début de l’état d’urgence sanitaire.
2La pandémie a conduit à modifier les fonctionnements institutionnel et éducatif du système d’éducation dans tous les ordres d’enseignement. En ce sens, les responsables et les intervenant.es éducatif.ves ont modifié les règles, les modes de fonctionnement et l’organisation pédagogiques des établissements scolaires, ce qui a entraîné des changements dans les pratiques quotidiennes pour les étudiant·es. De ce point de vue, il est possible de penser que les formes d’inégalité d’accès ont changé avec l’horizon éducatif des individus. Par ailleurs, les conditions de vie et d’études de ces derniers ont possiblement changé, ce qui peut aussi modifier les perspectives d’action et les projets éducatifs.
3Dans l’enseignement postsecondaire, deux thèmes sont rapidement devenus majeurs au long du déroulement de la pandémie : les modes d’enseignement et d’apprentissage (en présentiel ou à distance) et la santé psychologique des intervenant.es et des étudiant·es. L’adaptation rapide et souvent improvisée à ces modes d’enseignement et d’apprentissage a contribué à accroître l’anxiété pour nombre de personnes déjà fragilisées par l’isolement.
1. Les crises et les inégalités éducatives
4Il ressort des différentes approches de l’égalité ou des inégalités éducatives que leur production et leur reproduction tiennent à différentes dimensions. Une première regroupe celles qui relèvent ou structurent les systèmes éducatifs locaux. Nous pouvons penser aux politiques éducatives et aux actions publiques en la matière, comme aux facteurs qui modulent les situations scolaires à l’échelle des établissements ou des classes. Les inégalités tiennent aussi aux rapports sociaux et aux appartenances sociales qui font fluctuer la structure des capitaux détenus par les acteurs sociaux et leur famille. Finalement, les interactions entre ces deux dimensions modulent les inégalités. L’effet de politiques qui rendent plus accessibles certains programmes d’études crée des articulations entre les politiques et la situation de certains groupes sociaux.
5L’accès aux ressources éducatives et la persévérance scolaire fluctuent selon les caractéristiques sociales et culturelles des étudiant·es et de leur famille (Lahire, 1994 ; Dubet, 2014 ; Duru-Bellat & Kieffer, 2008) ainsi que selon les traits des politiques éducatives et les actions des acteurs éducatifs. Il est de plus en plus clair que ces facteurs interagissent entre eux, ce que soulignent à la fois l’approche des inégalités en tant que système (Bihr & Pfefferkorn, 2021) et les approches intersectionnelles (Bilge & Hill Collins, 2023).
6L’analyse de la pandémie et de ses effets est instructive, car elle introduit un élément supplémentaire : à savoir les effets de conjoncture sur l’action publique et sur les capacités d’agir des acteurs sociaux. Nous la considérons comme une crise majeure et donc comme un événement de grande ampleur qui a des effets perturbateurs sur les rapports sociaux, la vie quotidienne des acteurs sociaux et l’organisation des établissements et des institutions sociales, dans notre cas, les institutions éducatives (Brassard, 2020). En même temps, une crise majeure révèle aussi les failles du système et les inégalités sociales. Elle conduirait à une rupture des modes de viabilité de la vie sociale. Elle appelle des mesures d’urgence.
7La pandémie est majeure par son étendue géographique. La crise est internationale et il est donc possible de reconstituer la trajectoire de son point d’origine aux multiples ramifications dans les différents continents. Elle est majeure par sa portée sociale. Elle n’est pas qu’un événement sanitaire, mais aussi une crise globale dans la mesure où l’ensemble des sphères d’activités de la vie quotidienne sont affectées qu’elles soient d’ordre culturel, politique, économique ou social. Cette globalité est souvent associée aux modes de gestion mis en œuvre pour réduire la propagation des effets négatifs.
8Les crises majeures appellent une gestion de leurs effets et des interventions dont la portée est de même amplitude que le diagnostic. Ces interventions conduisent à des effets d’apprentissage de la part des organisations et des institutions sociales comme des acteurs sociaux. Ces apprentissages se font in situ et se traduisent par une croissance de la résilience sur une durée plus longue.
9La pandémie a conduit à modifier les fonctionnements institutionnels et éducatifs du système d’éducation à tous les ordres d’enseignement. En ce sens, les responsables et les intervenant·es éducatif·ves ont modifié les règles, les modes de fonctionnement et l’organisation pédagogiques des établissements scolaires, bousculant les pratiques quotidiennes des étudiant·es et des enseignant·es. Les bouleversements furent nombreux :
- la fermeture précipitée des établissements scolaires qui est le volet éducatif de la fermeture sociale, qui comprenait également la fermeture de l’économie (conduit à la perte d’emploi de très nombreux étudiant·es et à l’installation du télétravail) et celle des activités culturelles et de loisir. L’accès aux établissements de santé a été très fortement réduit. Le degré de fermeture a fluctué au cours de la période ;
- cette fermeture allait de pair avec un contrôle plus général des déplacements (couvre-feu, interdiction des déplacements interrégionaux et des voyages internationaux) et des occasions possibles de propagation ;
- cette fermeture s’est accompagnée de la transformation des cours en présence en cours à distance. Ce passage a conduit pour plusieurs à la perte de l’éducation comme expérience incarnée et communautaire ;
- nous avons assisté à l’augmentation du niveau d’anxiété et de stress chez les étudiant·es et les intervenant·es.
10L’entrée en pandémie s’est rapidement traduite par la nécessité de la gérer, autant que faire se peut, afin d’en contrôler la propagation. Cela fut l’occasion de constater plusieurs failles (Pündrich et al., 2008 ; Bergeron et al., 2020) :
- la décision de restreindre les déplacements afin d’éviter la diffusion par la fermeture sociale a souligné les limites du filet de sécurité. Le gouvernement fédéral a créé une prestation pour soutenir les personnes en chômage et les étudiant·es qui ont connu une fragilisation économique ;
- le recours à la formation à distance a révélé des enjeux importants en matière de fracture numérique avec des inégalités régionales et sociales d’accès à Internet, du matériel informatique, des logiciels et applications et des compétences nécessaires pour un usage accru des technologies numériques ;
- les conditions d’utilisation de la formation à distance ont été inégales dans la mesure où les différents membres d’un ménage pouvaient se retrouver en concurrence pour leur usage ;
- la confrontation de différentes opinions sur l’origine de la pandémie et sur sa gestion, souvent associées avec de fausses nouvelles ou incorporées à des théories du complot ;
- il y a reproduction, voire amplification, des inégalités sociales (Aucejo et al., 2020) entre différents groupes sociaux en termes d’accès aux ressources éducatives et de qualité des apprentissages.
11En somme, les conditions de vie et les conditions d’études sont réunies pour fragiliser le rapport aux études des élèves et des étudiant·e·s, ce qui pouvait se traduire par la diminution de la poursuite des études, la croissance des « pauses » scolaires, l’augmentation du décrochage scolaire (temporaire ou permanent) et des parcours discontinus ou marqués par des changements d’orientation. Les discours publics font largement état des différentes appréhensions et des craintes quant à la qualité des apprentissages.
12Notre communication s’inscrit dans cette perspective qui consiste à considérer les crises comme des moments de recomposition possible des parcours scolaires (accès + de persévérance scolaire + changement de direction) qui serait variable de la position sociale des étudiant·es et dont la portée le serait tout autant. La forme des inégalités d’accès aurait changé avec l’horizon éducatif des individus et les conditions de vie et d’études, ce qui peut aussi modifier les perspectives d’action et les projets éducatifs.
2. L’opérationnalisation
2.1. Les hypothèses
13Nous nous intéressons à l’effet de la pandémie de la COVID-19 sur l’interruption des études postsecondaires. Nous présumons que la pandémie a augmenté le risque d’interrompre les études et nous nous concentrons sur la variation de cet effet qui est induite par les inégalités. Dans cette communication, nous nous concentrons sur l’inégalité liée à la position, dans la hiérarchie des établissements, de l’établissement postsecondaire fréquenté au moment de la pandémie. Nous supposons que le risque d’interruption varie en raison inverse de la position dans la hiérarchie.
14Nous supposons que l’effet de la pandémie peut varier selon le sexe : nous présumons qu’il sera en moyenne moins élevé pour les femmes que pour les hommes. Nous admettons, sans faire d’hypothèse précise, que l’effet de la pandémie et le rôle que jouent les inégalités peuvent varier selon l’ordre d’enseignement, collégial ou universitaire, et, dans l’enseignement collégial, selon le type de programme, préuniversitaire ou technique.
2.2. L’approche
15Notre approche repose, mutatis mutandis, sur l’approche utilisée pour estimer la surmortalité causée par la pandémie en comparant la mortalité qui survient au cours de chacun des mois de la pandémie à la moyenne de la mortalité au cours des mois correspondants des années précédentes (ISQ, 2020). Nous utilisons des données administratives pour suivre pendant plusieurs sessions ou trimestres les personnes qui ont entrepris un programme d’études postsecondaires à l’automne 2019 et nous les comparons aux personnes qui ont entrepris un programme similaire inscrites à l’automne 2013, 2014 ou 2015.
2.3. Les données
16Nous utilisons des données extraites des bases de données administratives des ministères de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec (respectivement MEQ et MES). Les données administratives des deux ministères sont très détaillées et bien structurées. Chaque individu reçoit un matricule qu’il conserve tout au long de sa vie. Les bases contiennent de l’information sur le lieu de résidence de l’individu et sur chacun des établissements et des programmes où il a été inscrit, année par année dans l’enseignement préscolaire, primaire et secondaire, session par session dans l’enseignement collégial et trimestre par trimestre à l’université. Elles contiennent de l’information sur les cours suivis par l’individu et les résultats qu’il a obtenus, de même que sur les diplômes qu’il a reçus.
17Les bases contiennent peu d’information sur les caractéristiques sociales et économiques de l’individu. On y trouve la date de naissance et le sexe de l’individu, le lieu où il est né et le lieu de naissance de ses parents ainsi que sa langue maternelle. On y trouve de l’information sur les difficultés d’apprentissage et les handicaps de l’individu qui ont été reconnus par l’administration scolaire.
18Les données dont nous disposons permettent de reconstituer le parcours de chaque individu dans le système d’enseignement québécois à partir de sa première inscription, de l’éducation préscolaire à l’université, autant dans les établissements privés que dans les établissements publics. Lorsqu’on se concentre sur une étape du parcours – par exemple les études collégiales et l’université comme nous le faisons – on peut utiliser l’information sur les étapes antérieures – par exemple dans l’enseignement secondaire – pour étudier l’effet de celui-ci sur les étapes subséquentes.
19Les bases des deux ministères ne contiennent aucune information sur l’origine sociale de l’individu : on n’y trouve rien sur le niveau d’éducation ou le revenu de ses parents.
2.4. L’échantillon
20Nous utilisons un « échantillon » constitué de l’ensemble des personnes qui étaient inscrites pour la première fois dans un programme d’études postsecondaires dans un établissement québécois à l’automne 2013, 2014, 2015 ou 2019. Nous limitons l’analyse aux individus inscrits à temps plein dans un seul programme « ordinaire ». Au collège et à l’université, il est possible, dans certains cas, d’être inscrit à plus d’un programme à la fois. Au collège, il existe des programmes transitoires qui accueillent généralement des élèves qui n’ont pas encore choisi le programme auquel ils souhaitent s’inscrire ou qui n’ont pas encore obtenu le diplôme d’études secondaires. Tous ces cas s’éloignent suffisamment de la moyenne pour qu’on souhaite les écarter afin d’éviter des sources d’hétérogénéité difficiles à modéliser. Finalement, à l’université, nous nous limitons aux personnes inscrites dans un programme de premier cycle : la dynamique particulière des études aux cycles supérieurs impose de les étudier à part.
21Nous écartons les personnes inscrites à temps partiel au début de leur études pour une raison technique liée à la nature du modèle statistique que nous utilisons. Le rythme d’obtention du diplôme est plus lent chez les étudiants inscrits à temps partiel que chez les étudiants inscrits à temps plein. L’obtention du diplôme retire l’étudiant du groupe à risque de l’interruption. L’obtention du diplôme est donc le mécanisme qui régit la censure à droite dans l’observation de l’interruption. Le modèle statistique postule que le mécanisme qui régit le phénomène observé – l’interruption – est indépendant du mécanisme qui régit ce qui perturbe son observation – l’obtention du diplôme.
2.5. Les variables
2.5.1. L’interruption
22Les données administratives ne permettent pas de repérer directement l’abandon des études : elles permettent de repérer l’interruption qui se constate lorsque l’individu cesse de maintenir son inscription à un programme avant d’avoir obtenu le diplôme, ce qui indique qu’il l’a complété. Dans nos analyses, on interrompt ses études lorsqu’on cesse de s’inscrire avant d’avoir obtenu le diplôme. S’inscrire à un autre programme du même établissement en cours d’études – un mouvement latéral courant dans l’enseignement postsecondaire québécois – n’est pas interrompre ses études.
2.5.2. La hiérarchie des établissements
23Il n’existe pas de classement officiel des établissements d’enseignement postsecondaires du Québec. Nous classons les universités selon la moyenne de la « cote de rendement au collégial » des candidats qu’elles avaient admis au trimestre d’automne 2019 (BIC 2020). Nous classons les collèges publics à partir du travail réalisé par C. Haeck (Le Journal de Québec, 2021), pour les publications du groupe Quebecor. Ce travail se concentre sur trois programmes préuniversitaires et 10 programmes techniques. Il propose deux classements pour chaque programme, le premier basé sur la proportion des élèves qui obtiennent le diplôme, et le second sur l’écart entre la valeur observée de la proportion des élèves qui obtiennent le diplôme et la valeur prédite de cette proportion en tenant compte principalement des résultats obtenus par les élèves dans l’enseignement secondaire. Le second classement reflète la capacité relative du collège à faire réussir les élèves au-delà ou en-deçà de leurs aptitudes à la fin du secondaire. Nous utilisons le premier classement qui correspond plus étroitement à la position hiérarchique dont nous cherchons à estimer l’effet. Nous regroupons en cinq classes le rang moyen de chaque collège pour les programmes préuniversitaires et pour les programmes techniques. Les collèges privés sont regroupés et forment une classe distincte.
24Dans cette étude, nous estimons également l’effet de l’âge de l’individu à la première inscription dans le programme, sachant a priori que le risque d’interrompre les études postsecondaires augmente en raison de l’âge auquel on les entreprend.
2.6. Le modèle
25Nous estimons le taux d’interruption « de base » et les effets des variables indépendantes sur ce taux au moyen d’un modèle de Poisson par morceaux où chaque session ou trimestre est représenté par un morceau distinct. L’événement est l’interruption. L’individu inscrit dans un établissement est à risque de l’interrompre tant qu’il n’a pas obtenu le diplôme. Il interrompt ses études s’il cesse de s’y inscrire avant d’avoir obtenu le diplôme. Les collèges et les universités ont officiellement une session ou un trimestre d’été, mais sauf exception, les individus ne sont pas tenus de s’inscrire à leur programme pendant l’été et la très grande majorité ne le fait pas. On considère donc qu’un individu qui n’a pas obtenu le diplôme interrompt ses études s’il ne s’inscrit pas au trimestre d’hiver qui suit le trimestre d’automne, ou s’il ne s’inscrit pas au trimestre d’automne qui suit le trimestre d’hiver.
26Nous estimons nos équations de manière qu’au sein de chacune, le taux « de base » soit estimé séparément pour le regroupement des cohortes de 2013 à 2015 et pour la cohorte des individus qui ont entrepris leur programme à l’automne 2019 et ont donc été frappés par la pandémie au cours de la deuxième partie de leur première année dans le programme. Cette manière de faire permet de localiser l’effet de la pandémie au sein de chaque session ou trimestre. Les effets des variables indépendantes sont estimés en présumant qu’ils sont identiques pour toutes les cohortes.
3. Les résultats
27Le tableau 1 contient les taux d’interruption « de base » bruts par session ou trimestre et les effets nets des deux variables indépendantes dont nous disposions au moment où les estimations ont été réalisées : l’âge au moment où l’individu entreprend son programme et le classement de l’établissement où il étudie. L’âge au début du programme augmente le risque d’interruption dans tous les cas de la même manière pour les garçons et les filles. L’effet varie peu, mais il est le plus faible dans les programmes techniques du collège et le plus élevé dans les programmes préuniversitaires. Le classement de l’établissement a l’effet attendu. Il réduit le risque à l’université où la position de l’établissement est mesurée par une quantité dont la valeur augmente selon la position. Au collège, le risque est le plus faible dans les établissements du quintile le plus élevé. Il augmente de manière à peu près régulière dans tous les cas, sauf pour les filles qui fréquentent un programme technique où la différence semble se résumer à celle qui oppose les établissements du premier quintile à tous les autres. Ce qui précède vaut pour les établissements publics : faute de mesure adéquate, les collèges privés sont regroupés en une seule modalité même s’il est de notoriété publique qu’ils ont eux aussi leur hiérarchie.
28Les taux « de base » permettent de repérer les différences de calendrier entre les cohortes « témoin » et les cohortes affectées par la pandémie. Règle générale, les différences, lorsqu’elles existent, apparaissent dans le trimestre où a frappé la pandémie et dans celui qui le suit. Les autres différences se retrouvent pour la plupart dans les trimestres qui se situent au-delà de la durée normale des programmes types : au-delà de trois ans dans les programmes techniques du collège, au-delà de deux ans dans les programmes préuniversitaires et au-delà de trois ans dans les programmes du premier cycle universitaire. Cela dit, la différence n’est pas toujours celle qu’on attendait : par exemple, chez les filles inscrites dans un programme collégial technique, le risque est plus élevé dans la session où frappe la pandémie, mais plus faible à la session suivante.
29Les graphiques de la figure 1 sont dérivés des taux « de base » du tableau 1 et sont plus faciles à interpréter que les taux eux-mêmes. Les trois graphiques de la partie supérieure présentent la proportion du groupe à risque – les individus qui, à chaque session ou trimestre n’ont pas encore obtenu le diplôme et n’ont pas encore interrompu leur programme – qui interrompt le programme. Les trois graphiques de la partie inférieure présentent la proportion du groupe à risque qui a interrompu son programme à la fin de chaque session ou trimestre. C’est la présentation des résultats qui se prête le mieux à l’interprétation.
30La pandémie n’a pas eu d’effet notable sur l’interruption du programme chez les filles inscrites dans un programme collégial technique. La seule différence apparaît un an après la fin de la durée normale des études et suggère qu’au cours de ce trimestre, l’interruption était plus fréquente avant la pandémie. Les choses sont différentes pour les garçons. Dès le trimestre qui suit le début de la pandémie, l’interruption est plus fréquente chez les garçons inscrits dans un programme collégial technique frappés par la pandémie que chez ceux qui ont entrepris leurs études avant la pandémie. L’écart se maintient par la suite, ce qui suggère que l’effet de la pandémie s’est concentré au moment où la pandémie commençait.
31La pandémie n’a pas eu d’effet chez les garçons inscrits dans un programme préuniversitaire. La seule différence apparaît au neuvième trimestre, un an après la fin normale d’un programme préuniversitaire. La pandémie semble avoir légèrement réduit l’interruption chez les filles inscrites dans un programme préuniversitaire, l’effet se concentrant au trimestre qui a suivi le début de la pandémie. L’écart, déjà léger, semble se résorber dans les trimestres qui se trouvent au-delà de la durée normale du programme.
32La pandémie a réduit l’interruption chez les filles inscrites dans un programme universitaire, l’effet se concentrant à la session qui suit le début de la pandémie. La pandémie a eu un effet similaire chez les garçons, mais cet effet est moins marqué et disparaît au cours des sessions qui suivent la fin normale du programme.
4. Discussion
33Les présents résultats conduisent à moduler quelque peu la portée de notre hypothèse, dans la mesure où l’effet de la pandémie ne semble pas très fort, tout en étant variable en fonction des facteurs observés. Ainsi, la proportion d’interruption chez les filles en formation technique n’est pas significativement différente entre les cohortes prépandémie et la cohorte entrée en septembre 2019, à nombre de sessions égal. Nous notons des interruptions au début de la pandémie, mais pas dans une proportion différente des cohortes précédentes. Toujours dans l’enseignement technique, la situation est quelque peu différente chez les garçons, alors que les taux d’interruption pour la cohorte de 2019 sont plus élevés que ceux des cohortes précédentes, laissant apparaître un effet de la pandémie.
34Dans l’enseignement préuniversitaire, la situation est similaire, tant chez les filles que les garçons : il n’y a pas de différence des taux d’interruption entre les cohortes. Dans l’enseignement universitaire, les taux des garçons sont similaires entre cohortes alors que chez les filles les taux sont fort proches, sauf au dernier trimestre au cours duquel les interruptions « pandémie » sont plus élevées que les interruptions des cohortes prépandémie.
35Notre analyse de la situation dans l’enseignement collégial fait apparaître que les interruptions sont particulièrement élevées à deux moments des parcours, pandémie ou non : en début de parcours scolaire (sessions ou trimestres hiver 2020 et printemps 2020 pour les personnes qui ont commencé leur scolarité en septembre 2019) et quand les études se prolongent au-delà des normes formelles de durée, soit 2 ans dans les études préuniversitaires et 3 ans dans l’enseignement technique.
36Une hypothèse interprétative permettant de comprendre cet effet tient dans l’importance différenciée de la détention du diplôme pour l’insertion professionnelle selon les programmes et le secteur d’emploi. Nous savons que le recrutement des programmes techniques est largement genré et que dans de nombreux programmes fréquentés par les filles, la détention du diplôme est une obligation pour l’obtention d’un emploi. Cependant, dans les métiers masculins, cette obligation n’est pas aussi forte.
37Les deux autres constats font référence à des processus ou des moments particuliers des parcours. Les intervenants de l’enseignement collégial, appuyé par la recherche, ont constaté que la transition du secondaire au collégial constituait une étape cruciale des parcours scolaires, en même temps qu’elle est fragile (Lafleur, 2019 ; Larose, 2019). Ce moment des parcours scolaires constitue une rupture du régime éducatif connu par les élèves et un moment d’apprentissage du métier d’étudiant, différent de celui d’élève. Il est aussi une épreuve de confirmation du choix de programmes et d’orientation qui se termine souvent par un désenchantement et un départ. Un indicateur de suivi des études collégiales est justement la réussite des cours au premier semestre, soulignant son importance dans la gestion des parcours et les interventions pour favoriser la réussite scolaire2. De nombreux programmes, en particulier dans l’enseignement technique, ont été modifiés afin d’« adoucir » la transition.
38Le second moment, le prolongement des études, est aussi un processus déjà connu des intervenant·es scolaires et les chercheur·es : plus les études s’allongent, plus le risque de les abandonner augmente (Laplante et al., 2012). Ce phénomène peut être interprété comme un effet de découragement pour des motifs scolaires ou associés à une conciliation travail-famille-études rendue plus difficile avec le temps. Il est possible que la pandémie ait accentué ce processus, surtout à l’université, mais il existait déjà.
39Les constats soulignent aussi des effets nets de trois variables. Le premier, cohérent avec le processus décrit au paragraphe précédent, indique que plus les étudiant·es sont âgé·es, plus le risque d’interrompre les études est élevé. Les deux autres variables décrivent l’effet de la situation de chaque établissement dans la hiérarchie des établissements dans leur ordre respectif. Dans l’enseignement technique, plus le positionnement de chaque établissement s’éloigne du premier rang (quintile 1), plus le risque d’interruption des études est grand chez les filles comme les garçons. Le fait d’étudier dans un collège privé augmente le risque d’interruption. Cela souligne un effet établissement sur la poursuite des études qui peut tenir à la carte des programmes offerts dans chaque établissement, mais aussi, dans le cas du privé à des politiques de sélection plus sévères. Cela est à vérifier. Dans l’enseignement préuniversitaire, l’effet de l’accentuation du risque d’interruption des filles est présent dans les cégeps du 4e ou du 5e quintile. Chez les garçons, le risque est proportionnel au positionnement dans la hiérarchie des établissements. Autre constat intéressant : étudier au privé réduit le risque d’interrompre ses études par rapport aux cégeps publics les plus réputés. En somme, le risque d’interrompre ses études varie selon le sexe. Est-ce à voir avec la composition genrée des programmes ? À l’université, le classement des universités a le même effet de réduire les interruptions selon le sexe. Plus l’université est située en haut de la hiérarchie, plus le risque diminue. Encore ici, il faudra se demander si cet effet n’est pas un effet de la composition sociale des programmes ou des politiques de sélection des universités.
5. Conclusion
40Pour terminer, nous désirons formuler des commentaires plus généraux sur la dynamique éducative en période de pandémie.
41Plusieurs des constats dégagés vont dans le même sens que ceux que nous avons dégagés dans une recherche antérieure (Laplante et al., 2024) portant sur l’obtention d’un diplôme : les effets à court terme de la pandémie seraient faibles et variables. Les appréhensions au cours de la pandémie faisaient montre d’un regard pessimiste sur les parcours scolaires des étudiant·es, mais il semble que les mesures d’ajustement, d’accès à des équipements informatiques et de flexibilisation des études ont permis de dépasser certaines contraintes associées aux choix de gestion de la crise. Il est possible que davantage d’étudiant·es aient vécu leurs études sous le mode de l’épreuve, ce qu’indiquent les travaux sur l’augmentation de l’anxiété et du stress, mais ils et elles ont pu terminer leurs études.
42En introduction, nous soulignions l’intérêt d’introduire les effets de conjoncture dans l’analyse des trajectoires institutionnelles comme des parcours individuels. Ces effets existent bien, mais en même temps, ils ne font pas disparaître pour autant les processus et les facteurs de modulation des parcours, certains permettant de les poursuivre, d’autres d’augmenter le risque d’abandonner.
Bibliographie
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Pündrich, A. P., Brunel, O. & Barin-Cruz, L. (2008). La crise comme processus et comme événement : Analyse de deux études de cas. Lyon : Université Jean Moulin.
Annexe

Tableau 1. Interruption du programme chez Individus qui ont entrepris un programme postsecondaire Québec selon la nature du programme, sexe et la cohorte de la première inscription

Note : les modalités de référence des variables qualitatives sont placées entre crochets. Le test sur le taux « de base » de la session ou du trimestre compare le taux de la cohorte affectés par la pandémie au taux moyen de trois cohortes plus anciennes qui ne l’ont pas été. La trame grise indique les sessions ou trimestres au-delà de la durée normale du programme type.
Lecture : le taux d’interruption des filles inscrites dans un programme technique de niveau collégial à l’hiver de la 1ère année de leur fréquentation du programme était de 0,0249 dans les cohortes qui n’ont pas été affectées par la pandémie, mais de 0,0297 dans la cohorte affectée. Cette différence est « statistiquement significative » au seuil de 0,001. Les filles de la cohorte affectée par la pandémie ont donc été plus nombreuses à interrompre la fréquentation de leur programme à cette session que les filles des cohortes plus anciennes.
Source : données administratives des ministères de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec.
Figure 1. Interruption du programme chez Individus qui ont entrepris un programme postsecondaire Québec selon la nature du programme, sexe et la cohorte de la première inscription

Proportion du groupe à risque qui interrompt son programme par session ou trimestre (densité) et proportion cumulée des interruptions (répartition)
calculés à partir des taux de base bruts du tableau 1.
Les sessions ou trimestres à droite de la ligne verticale se trouvent au-delà de la durée normale du programme type.
Source : données administratives des ministères de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec.
Notes de bas de page
1La réalisation de cette communication est rendue possible par le soutien du Fonds de recherche du Québec - Société et Culture (FRQSC) et du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH).
2Pour constater de l’importance accordée à la transition et à la première session, consulter https://www.reseaureussitemontreal.ca/dossiers-thematiques/transitions-scolaires/transition-secondaire-collegial/ et https://regard360.shinyapps.io/plateforme/
Auteurs
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Benoît Laplante
Centre Urbanisation Culture Société, Institut national de la recherche scientifique (INRS, Montréal).
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Pierre Doray
Centre Interuniversitaire de Recherche sur la Science et la Technologie (CIRST, Montréal), Université du Québec à Montréal.
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Marie-Pierre Lapointe-Garant
Chaire-réseau de recherche sur la jeunesse du Québec, Faculté d’éducation, Université de Sherbrooke.

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