La méthode des vignettes pour révéler les inégalités à l’embauche
p. 353-362
Entrées d’index
Mots-clés : recrutement, critère d’embauche, inégalités
Keywords : recruitment, hiring criteria, inequalities
Texte intégral
Introduction
1Plusieurs critères de sélection à l’embauche, qu’ils soient légitimes ou non, peuvent accentuer les inégalités déjà présentes dans les parcours scolaires.
2Certains critères intrinsèques à l’individu peuvent correspondre à des comportements discriminatoires. Les théories économiques du signalement parlent alors d’indices car ce sont des caractéristiques non modifiables par l’individu (Spence, 1974). Les enquêtes qui mobilisent la méthode du testing mettent en lumière des choix basés sur des critères illégitimes lors de la sélection des CV, le plus souvent sur l’origine et le sexe (Petit et al., 2013 ; Edo & Jacquemet, 2014 ; L’Horty & Petit, 2023, etc.). La mesure des phénomènes de discrimination reste toutefois complexe. La mesure subjective, les méthodes expérimentales telles que le testing ou les mesures plus indirectes qui cherchent à isoler l’effet seul des comportements discriminatoires comportent chacune des limites (Albandea, 2020).
3D’autres critères de sélection sont liés à des critères légitimes et à des signaux modifiables par l’individu tel le diplôme. Ce dernier peut participer à compenser des indices moins valorisés par les employeurs (le fait d’être une femme, d’origine immigré, etc.). Cependant, l’obtention du diplôme est déterminée par un ensemble de caractéristiques sociodémographiques lors du parcours scolaire. En effet, le système scolaire ne parvient pas à gommer les inégalités familiales (rapport du CNESCO, 2016) et le marché du travail peut les accentuer, en particulier au moment de l’insertion et de l’embauche.
4Ce travail s’intéresse aux choix et jugements des employeurs qui peuvent accentuer les inégalités. La première partie discute de différentes méthodologies possibles pour mesurer les opinions des recruteurs à l’origine d’inégalités. Nous précisons en quoi la méthode des vignettes peut être particulièrement adaptée pour mettre en avant des préférences qui n’échappent pas ou peu au biais de désirabilité sociale. À partir de résultats empiriques et de deux enquêtes mobilisant la méthode des vignettes, la deuxième partie met en avant les apports de cette méthode. Nous nous focalisons sur deux critères à l’origine d’inégalités à l’embauche : le diplôme comme critère légitime de différenciation lors du recrutement et le sexe comme critère illégitime, parfois à l’origine de discrimination.
1. Quelles méthodes d’enquête pour interroger le jugement des employeurs ?
5Nous discutons dans un premier temps de certaines limites des méthodologies d’enquête couramment mobilisées en sciences sociales : l’entretien semi-directif et le questionnaire. Le testing et la méthode des vignettes sont plus adaptés pour mettre en avant les inégalités et la discrimination à l’embauche.
1.1. Les limites de l’entretien semi-directif et du questionnaire
6Le risque que les employeurs donnent des réponses socialement attendues et acceptables est élevé lorsqu’il s’agit de mettre en avant des comportements pouvant accentuer les inégalités à l’embauche.
7Les entretiens, s’ils sont bien menés, pourraient permettre de libérer la parole mais le risque que les employeurs adaptent leurs réponses aux normes sociales qu’ils perçoivent reste non négligeable. Ce point est d’autant plus problématique dans le cadre d’un entretien puisqu’il serait utopique d’affirmer que l’enquêté est toujours dépourvu d’émotion, ce qui peut induire des biais dans la réponse de l’interrogé (Gold, 2003). L’enquête par questionnaire peut éviter que le répondant soit influencé par la subjectivité de l’enquêté. L’influence des opinions, des valeurs voire des émotions du chercheur est en effet moins importante, en particulier lorsque l’enquêté ne rencontre pas le répondant en cas de diffusion en ligne. Mais poser une question directe, qu’elle soit fermée ou ouverte, pour identifier des choix à l’origine d’inégalités ou de discriminations à l’embauche semble peu pertinent. En effet, comment demander aux employeurs dans une enquête par questionnaire s’ils effectuent leurs choix selon des critères discriminatoires, alors qu’ils veulent se montrer sous un jour favorable ?
1.2. L’apport de la méthode du testing
8Le testing est une méthode quantitative permettant de mesurer des comportements discriminatoires (Berson, 2013 ; L’Horty & Petit, 2023). Cette méthode présente l’avantage de contourner le biais de désirabilité sociale et s’intéresse aux choix des recruteurs dans une situation réelle d’embauche. Les répondants ne sont pas conscients de répondre à une enquête, leurs réponses ne seront donc pas influencées par des normes sociales. Elle consiste à envoyer, en réponse à une offre d’emploi, 2 CV qui ne diffèrent que par une caractéristique (la variable à tester). Puisque les candidatures sont parfaitement similaires à l’exception d’une caractéristique du candidat (sexe, origine, etc.), il est possible d’attribuer les différences d’accès à un premier entretien d’embauche à l’effet seule de cette variable.
9En revanche, elle est souvent coûteuse et mesure l’effet d’une seule variable à la fois (genre, origine, etc.) ou deux variables dans le cadre d’approche intersectionnelle (Beauregard, 2020).
10Par ailleurs, de nombreuses variables sont inobservables dans les données disponibles (Du Parquet & Petit, 2011). Puisque nous sommes dans une situation réelle de recrutement, les employeurs ne savent pas qu’ils répondent à une enquête, il n’est ainsi pas possible de leur poser des questions sur les conditions de recrutement par exemple. Nous n’avons pas d’informations non plus sur leur profil ou leur parcours. Pourtant, les caractéristiques du recruteur ou de l’employeur lui-même affectent directement son jugement et donc le processus de recrutement. Il existe certains biais cognitifs (Desrumaux-Zagrodnicki & Rainis, 2000) lors d’un entretien d’embauche. D’autant que le recruteur se retrouve dans une situation d’incertitude car il ne dispose pas de toutes les informations sur les compétences détenues par le candidat et donc sur sa productivité.
11Enfin, les enquêtes qui mobilisent le testing se limitent aux choix des employeurs lors de l’évaluation des CV et donc aux écarts d’accès aux entretiens d’embauche (Du Parquet & Petit, 2011).
1.3. L’intérêt de la méthode des vignettes
12La « méthode des vignettes » est basée sur une méthode d’enquête factorielle (Auspurg & Hinz, 2014). Elle répond à certaines limites du testing bien qu’elle présente certains inconvénients. Elle consiste à mettre au jour le jugement et les opinions d’individus qui peuvent être construits et influencés par des normes sociales, des attitudes, etc. Les « vignettes » désignent des situations fictives1 que les répondants doivent « évaluer » ou « juger ». Dans notre cas, ces situations fictives correspondent à des profils de jeunes qui cherchent un emploi ou qui sont en période d’essai. L’objectif étant de faire ressortir les variables qu’ils jugent importantes lors du processus de recrutement. Plusieurs variables « vignettes » qui prendront différentes valeurs sur chaque situation fictive seront choisies au préalable. Chaque répondant évalue plusieurs vignettes auxquelles il attribue un score compris entre 0 et 100. Dans notre cas, ce score sera lié à la probabilité que l’employeur propose un entretien d’embauche aux candidats ou le fait qu’il considère le jeune « motivé » en période d’essai.
13À la suite de la récolte des données, l’objectif est d’identifier les déterminants des préférences des employeurs. L’analyse des données consiste à régresser les variables vignettes sur le score donné par les répondants aux situations fictives. Tous les modèles sont contrôlés par des variables individuelles des jeunes telles que le genre ou le niveau de diplôme, mais aussi par des caractéristiques des recruteurs telles que l’âge, le niveau de diplôme ou l’ancienneté.
14La méthode des vignettes peut répondre à certaines limites des méthodes précédemment discutées.
151. Atténuer le biais de désirabilité sociale : l’idée est de demander à des employeurs d’évaluer des situations fictives en faisant varier des caractéristiques appelées « dimensions » du candidat ou du salarié. Les changements de dimensions des variables font qu’il est difficile pour les répondants de discerner et d’identifier ce que le chercheur mesure (Auspurg & Hinz, 2014). De plus, comme plusieurs dimensions changent dans chaque vignette, il est difficile de donner des réponses socialement souhaitables dans tous les cas de figure.
162. Mesurer l’influence des caractéristiques du recruteur et de l’entreprise sur leur jugement : contrairement au testing, les recruteurs interrogés sont conscients de participer à une enquête et répondent à des questions sur leur profil. Ce qui peut aussi induire certains biais dans leurs réponses.
173. Mesurer l’effet de plusieurs variables sur le jugement des employeurs : bien qu’il ne soit pas conseillé de proposer plus de 7 ou 8 variables dans les vignettes, il est toutefois possible de tester l’influence de davantage de caractéristiques des jeunes lors du recrutement qu’avec la méthode du testing. Nous verrons que dans une même enquête, il est possible de mesurer l’influence et le poids du diplôme, l’influence des stéréotypes de genre, du type de diplôme obtenu, du niveau de soft skills, de l’expérience professionnelle, etc. sur les chances de s’insérer sur le marché du travail.
184. Diminuer les coûts : cette méthode est moins coûteuse que le testing qui suppose de répondre à de réelles offres d’emploi, de construire des candidatures crédibles, de choisir une mise en forme des CV crédible, de rédiger des lettres de motivation, de collecter des offres d’emploi existantes, etc. Sachant qu’il y a un risque de détection de l’expérimentation par les recruteurs, il n’est pas possible d’envoyer un trop grand nombre de candidatures par offre d’emploi, ce qui suppose d’identifier un grand nombre d’offres d’emploi (Jacquemet, 2023).
19Ainsi, la méthode des vignettes et le testing peuvent permettre d’identifier des variables accentuant les inégalités à l’entrée sur le marché du travail ou certains comportements discriminatoires. Cependant, comme le rappellent Du Parquet et Petit (2011), ces données sont « partielles (quelques professions testées), ponctuelles (quelques mois d’enquête), et localisées
» (p. 50). Nous verrons en effet que les enquêtes mobilisant les vignettes n’ont pas vocation à être représentatives du marché du travail.
Tableau 1. Avantages et inconvénients de la méthode des vignettes et du testing
Testing | Vignettes | |
Peu ou pas de biais de désirabilité sociale | ++ | + |
Crédibilité des situations évaluées | ++ | - |
Mesurer l’effet des caractéristiques des employeurs sur leurs choix et opinions | - | ++ |
Mesurer les préférences des employeurs à différentes étapes du processus de recrutement | - | ++ |
Coût de la récolte de données | - | + |
Représentativité du marché du travail | - | - |
Source : autrice.
2. La méthode des vignettes mise à l’épreuve
20Cette partie montre l’intérêt de la méthode des vignettes à partir de deux enquêtes interrogeant les employeurs et les recruteurs.
2.1. Présentations des enquêtes
2.1.1. Une enquête auprès de recruteurs pour des postes de cadre
21Une première enquête propose à 105 recruteurs d’évaluer des CV fictifs en attribuant un score selon la probabilité qu’ils proposent un entretien d’embauche aux candidats. Avant l’évaluation des situations fictives, nous précisons que les candidats ont tous obtenu un diplôme de niveau bac+5 et viennent de terminer leur formation initiale. La population cible correspond principalement à d’anciens diplômés d’un master en gestion des ressources humaines (GRH) et d’anciens élèves de l’école de recrutement (LEDR). Chaque répondant a évalué 10 vignettes attribuées aléatoirement puis a répondu à 10 questions concernant leur profil et leur expérience en matière de recrutement. En amont, les répondants devaient sélectionner un métier pour lequel ils étaient le plus à l’aise pour embaucher. Dans notre cas, 6 métiers très qualifiés sont proposés : auditrice/auditeur comptable, gestionnaire de patrimoine financier, chef/cheffe des ventes, développeur/développeuse web, ingénieur/ingénieure d’études BTP et responsable marketing. La variable à expliquer correspond au score attribué à chaque profil fictif, soit 1 050 vignettes évaluées (10 x 105).
22Variables et dimensions qui varient sur les vignettes (CV fictifs) :

2.1.2. Une enquête auprès de patrons pour des emplois peu ou pas qualifiés
23Une deuxième enquête interroge 295 employeurs, principalement de petites entreprises. Contrairement à la première enquête, ce sont rarement des personnes formées au recrutement.
24Nous leur proposons d’évaluer des profils fictifs de jeunes salariés en période d’essai. Nous nous situons donc à une autre étape du processus de recrutement que dans le cadre de la première enquête qui se situe au moment de l’évaluation des CV. Dans cette seconde étude, les salariés fictifs sont définis comme étant en période d’essai dans l’entreprise, ayant une vingtaine d’année et étant sortis de formation il n’y a pas longtemps. Outre ces caractéristiques communes, 8 variables fictives ont été définies dont une des dimensions ou modalités a été proposée aléatoirement pour chaque situation à évaluer (voir dimensions ci-dessous). Pour chaque situation évaluée, l’employeur attribue un score compris entre 0 et 100, selon qu’il perçoit le salarié fictif comme motivé. Ainsi la variable à expliquer correspond au score attribué à chaque profil fictif, soit 2 360 vignettes évaluées. À la suite des vignettes à évaluer (8 vignettes par employeurs), une page du questionnaire est destinée à poser des questions aux chefs d’entreprise sur leur profil et leur expérience en matière de recrutement et leur entreprise. Nous avons sélectionné 3 métiers qui ne requièrent aucun diplôme ou un diplôme de niveau CAP ou bac pro et faisant intervenir des variables genrées : un métier à dominante masculine (la charpente/menuiserie), un métier dit « féminin » (la coiffure) et un métier mixte (le service en hôtellerie-restauration).

25Pour chaque enquête, aucune méthode d’échantillonnage n’a été pensée en amont. Cependant, nous avons discuté de la représentativité des données en comparant le profil des répondants à celui des répondants de l’enquête Offres d’emploi et de recrutement (Ofer) pour la première enquête et à celui des répondants de l’enquête Emploi de l’Insee pour la seconde enquête.
26En outre, des entretiens semi-directifs auprès d’employeurs (n=38) ont été menés en amont de l’enquête quantitative dans le cadre de la seconde recherche. Le profil des employeurs interrogés est plus proche de celui des employeurs interrogés dans la seconde enquête car les entretiens ciblent des métiers peu ou pas qualifiés et des patrons et patronnes de petites entreprises qui n’ont jamais été formés au recrutement. L’analyse des entretiens nous permet, dans la prochaine partie, de montrer que le discours des employeurs peut s’éloigner de leur opinion mesurée par les vignettes.
2.2. Le diplôme est un signal fort lors de l’embauche
27Les inégalités à l’embauche peuvent être liées à des critères légitimes tels que le niveau de qualification et le diplôme. Selon les théories du signalement (Spence,1974), l’embauche équivaut à un billet de loterie dont le prix est le salaire qui sera versé ultérieurement à l’employé. Pour évaluer le prix de ce billet de loterie, l’employeur observe certaines caractéristiques de l’individu, comme par exemple le diplôme, qui sont censées signaler la productivité du candidat. Les enquêtes récentes confirment que, en moyenne, le début de carrière dépend du niveau d’études (Merlin & Wierup, 2022).
28Malgré un discours critique sur l’utilité du diplôme dans les entretiens et les réponses à des questions fermées, la méthode des vignettes permet de mettre en avant le poids encore important du diplôme lors du recrutement.
2.2.1. Le poids du diplôme mis en avant par les vignettes
29En effet, d’après nos données, le diplôme est un signal important lors de l’embauche ou pour identifier la motivation au travail.
30Dans la première enquête, les masters obtenus dans une grande école sont mieux perçus par les employeurs que les diplômes universitaires en 5 ans : ils attribuent en moyenne 3 points de plus lorsqu’on leur demande quelle est la probabilité qu’ils proposent un entretien d’embauche si les candidats ont un diplôme de grandes écoles plutôt qu’un diplôme universitaire.
31L’excellence scolaire est également reconnue dans la mention obtenue au diplôme, les mentions « bien » ou « très bien » étant davantage valorisées que les autres mentions, toutes choses égales par ailleurs. En France, mais également dans d’autres pays européens, la note obtenue au diplôme joue un rôle non négligeable dans les chances d’être invité à un premier entretien d’embauche (Humburg & Van der Velden, 2015).
32Dans la deuxième enquête, un salarié en période d’essai qui détient un diplôme (CAP ou licence universitaire) est davantage perçu comme motivé lors de la période d’essai. Par rapport au fait de ne pas avoir de diplôme, avoir obtenu un CAP augmente le score attribué de 3,7 points en moyenne et avoir obtenu une licence à l’université augmente le score de 2,7. Cependant, si nous effectuons des modélisations par métier, la licence à l’université semble envoyer un signal seulement pour les restaurateurs et les coiffeuses mais pas pour les menuisiers et les charpentiers.
33Ce résultat montre que le diplôme, même s’il n’est pas requis pour occuper un emploi, envoie un signal à l’employeur sur des compétences probablement générales et transversales. En effet, dans l’hôtellerie-restauration, les employeurs sont interrogés sur le métier de service qui ne requiert aucun diplôme. Le CAP et, dans une moindre mesure la licence à l’université, influence pourtant le score de motivation attribué par les patrons et patronnes de restaurants ou d’hôtels.
2.2.2. Un discours pourtant critique envers les diplômes dans les entretiens et les questionnaires…
34Les critères scolaires (diplôme ou mention obtenue) sont encore des signaux que les employeurs identifient pour réduire l’incertitude à l’embauche, bien qu’ils déclarent souvent en entretien ou lors de questions fermées que le diplôme ne compte pas ou peu.
35Comme précisé plus haut, les recruteurs valorisent davantage le master de grandes écoles que celui obtenu à l’université pour les postes de cadre. En outre, même lorsqu’il n’est pas requis pour le poste à pourvoir, le diplôme envoie toujours un signal fort. Cependant, lorsque nous interrogeons directement les recruteurs dans le questionnaire à la suite de l’analyse des vignettes, seulement 16 % estiment que le diplôme et sa spécificité sont déterminants dans la première enquête et 10,8 % dans la seconde enquête. Le décalage entre ce que déclarent les enquêtés et les données issues de l’évaluation des situations fictives montre l’importance de mener une enquête en corrigeant le biais de désirabilité sociale.
36En outre, une partie des employeurs interrogés par entretien affirment que le diplôme n’est pas important lors de l’embauche, même pour des métiers qui en requièrent un. Un patron d’une entreprise de menuiserie (environ 60 ans) s’exprime à ce sujet : « Donc je dis souvent “les diplômes c’est bien mais bon moi ils ne m’ont pas servi à grand-chose les miens, si ce n’est de la culture et tout ça”
». Un manager dans une entreprise de quincaillerie (environ 60 ans) précise qu’il existe « beaucoup de préjugés qui guident le choix du candidat, entre le fait qu’il ait tel ou tel niveau de diplôme, qu’il l’ait fait dans telle ou telle filière, etc.
». Lui-même sans diplôme, il le déplore à plusieurs reprises lors de l’entretien. Ce maroquinier et patron d’une entreprise de luxe précise que « la notion de CAP n’a aucun sens chez nous en termes de qualifications parce que de toute façon les niveaux requis dans notre entreprise sont dix fois supérieurs à ce qui peut être délivré. Donc nos recrutements s’adressent à des gens où il y quelques critères incontournables, c’est le savoir-être, l’envie de travailler
». D’emblée, les employeurs insistent souvent sur l’importance des savoir-être plus que du diplôme. D’ailleurs, 32 % des employeurs de la deuxième enquête quantitative qui concerne des métiers peu ou pas qualifiés affirment qu’ils accordent de l’importance au savoir-être dès l’évaluation des CV. Ils sont un peu moins nombreux (27 %) à répondre qu’ils accordent de l’importance au diplôme sur le CV.
2.2.3. …Mais l’entretien semi-directif permet parfois de révéler les préférences
37Ce discours critique presque anti-diplôme dans certains cas est à nuancer car il arrive aussi que les employeurs interrogés en entretien insistent sur l’importance du diplôme qui signalerait des compétences générales et transversales.
38En deuxième partie d’entretien ou en fin d’entretien, le discours de certains employeurs interrogés révèle l’importance qu’ils donnent au diplôme. Le biais de désirabilité sociale semble avoir été dépassé même si ce n’est pas toujours le cas. Le patron de l’entreprise de menuiserie cité précédemment déclare d’emblée que le diplôme n’était pas utile lors de l’embauche. Mais il finit par avouer que le « diplôme selon le niveau, [lui] permet de voir si la personne a une capacité à apprendre, etc.
».
39En outre, la patronne d’entreprise de distributeurs automatiques explique que « même si [le candidat] n’a pas de diplôme, moi ça ne me gêne pas et puis je pense que là on arrive à une période où de toute façon toutes les entreprises recrutent les gens qui ont envie de travailler et on les forme nous-mêmes
». Ainsi, elle n’aurait pas « d’a priori sur les diplômes du tout
». Et pourtant, après un certain temps d’entretien, l’interrogée finit par avouer que « en fait je suis en train de me dire c’est même plutôt des profils bac+2 qu’on a, bac ou bac+2
». En identifiant le diplôme obtenu par les salariés des entreprises interrogées, nous pouvions en effet constater que les employeurs semblaient accorder, malgré leur discours, une importance au type de diplôme obtenu. Un charpentier, compagnon du devoir actif, nous explique ainsi pendant toute la durée de l’entretien qu’il n’accorde pas d’importance au fait que ses salariés soient passés ou non par cette même formation. En faisant un point avec lui à la fin de l’entretien, il était évident que l’ensemble de ses salariés s’étaient formés chez les compagnons du devoir.
40Les données issues des vignettes ainsi que, dans certains cas, l’analyse approfondie des entretiens peuvent ainsi mettre en évidence des différences de traitement lors du recrutement selon le niveau de qualification des candidats et la spécialité du diplôme obtenu. Les jeunes candidats à un emploi qui n’ont pas eu les ressources initiales pour réussir scolairement connaissent alors une double peine.
2.3. Le poids des stéréotypes de genre
41Nous montrons ensuite en quoi l’analyse des données récoltées à partir des vignettes permet de mettre en avant des comportements discriminatoires liés au sexe du candidat ou du jeune salarié en période d’essai.
2.3.1. Les femmes considérées comme plus motivées que les hommes
42La deuxième enquête auprès des employeurs qui recrutent dans le secteur de l’hôtellerie-restauration, la menuiserie et la coiffure nous a permis de mettre en avant des inégalités de sexe lors de l’embauche.
43Pour rappel, les répondants devaient évaluer 8 profils fictifs de jeunes salariés en période d’essai en attribuant un score selon s’ils les trouvaient motivés au travail.
44Les employeurs ont tendance à attribuer un score de niveau de motivation légèrement inférieur (-1,6) aux hommes plutôt qu’aux femmes. Si nous reproduisons cette régression par métier c’est-à-dire en faisant 3 régressions séparées pour la coiffure, la menuiserie-charpente, et la restauration-hôtellerie, nous nous apercevons que ce sont plus spécifiquement dans ce dernier métier qu’est attribué un score de niveau de motivation plus faible aux hommes. Pour ce métier de service, nous pourrions supposer que les femmes sont perçues comme plus disposées à s’occuper des clients eu égard à leur forte présence dans les métiers du soin (du care). De manière générale, on peut supposer que les qualités telles que le courage, l’abnégation ou la disponibilité sont des dispositions plus souvent attribuées aux femmes.
45Pourtant, les enquêtes mobilisant le testing montrent que les femmes ont souvent moins de chance d’être embauchées que les hommes, à caractéristiques comparables (Petit et al., 2013 ; Gonzales et al., 2019). Ce constat est cependant à nuancer car selon les travaux récents de Breda et al. (2022), les femmes et les hommes sont aussi souvent contactés par les employeurs. La discrimination à l’encontre d’un sexe dépend surtout du niveau de qualification des emplois : les femmes sont défavorisées parmi les emplois peu qualifiés et favorisées pour ceux très qualifiés.
46Quoi qu’il en soit et dans le cadre de notre enquête, nous pouvons supposer que, si les femmes ont moins de chances d’être retenues pour un entretien d’embauche, ce ne serait pas parce qu’elles seraient considérées comme moins motivées puisqu’on leur attribue un score de motivation légèrement supérieur. Les inégalités de traitement lors du recrutement s’expliqueraient autrement. Par exemple, les employeurs peuvent anticiper des arrêts dans la carrière pour congés maternité.
2.3.2. Des employeurs plus exigeants envers les jeunes femmes ?
47Les stéréotypes de genre peuvent engendrer des inégalités de traitement à l’école de la part des enseignants (voir par exemple Duru-Bellat, 1995 ; Mosconi, 2001). Certains comportements considérés comme perturbateurs sont davantage relevés par les enseignants lorsque l’élève est une fille. Certains travaux à l’étranger montrent que les femmes progressent moins vite dans leur carrière en raison de la prégnance des stéréotypes de genre. Il existe en effet des normes comportementales attribuées aux femmes qui sont alors pénalisées si elles s’éloignent de ces normes (Heilman, 2012).
48Ainsi, nous testons des variables d’interaction2 afin de savoir si le genre du candidat peut accentuer ou atténuer l’effet de variables qui signalent la motivation lors du processus du recrutement, en particulier lors de la période d’essai.
49Les résultats montrent qu’il semble exister des signaux plus prononcés à l’égard des femmes lorsqu’il s’agit d’identifier la motivation chez les jeunes salariés en période d’essai. Ne pas toujours effectuer toutes les tâches demandées est moins pénalisant lorsque le jeune salarié est un homme. Le fait de ne pas demander à faire des heures supplémentaires signale une moindre motivation, en particulier pour les travailleuses. C’est moins le cas si le jeune est un homme. L’effet de signal du diplôme est plus important pour les jeunes femmes. Autrement dit, ne pas avoir de diplôme lorsqu’on est une femme renvoie davantage à un niveau plus faible de motivation. Les travaux de Gonzales et al. (2019) montrent d’ailleurs que la discrimination à l’embauche des femmes diminue quand celles-ci présentent de hautes qualifications.
50Ces résultats soulignent une inégalité de traitement, les femmes étant désavantagées car les employeurs semblent être plus exigeants envers elles qu’envers les hommes. Nous pouvons cependant nuancer ce constat.
51Certains résultats de la première enquête des vignettes portant sur les emplois très qualifiés mettent plutôt en avant des différences de traitement en faveur des femmes. En particulier, le fait d’avoir obtenu son diplôme de master avec interruption d’études non justifiée sur le CV est surtout pénalisant pour les hommes et moins pour les femmes. En outre, les recruteurs interrogés attribuent un score plus élevé aux femmes si le métier de développeur est sélectionné au préalable. Nous pouvons faire l’hypothèse que les répondants intègrent les stéréotypes et les phénomènes de discrimination liés aux métiers jugés souvent masculins. Leur réponse serait de valoriser le groupe d’individus généralement discriminé, ici les femmes. Et cela d’autant plus que le métier de développeur est un métier en tension. Face à cette difficulté de recrutement, il est tout à fait possible que les phénomènes de discrimination s’observent moins souvent.
52D’autres enquêtes montrent aussi que le fait d’être une femme peut être un atout lors du recrutement. Par exemple et selon Edo et Jacquemet (2024), la discrimination à l’embauche de candidats issus de l’immigration est presque inexistante chez les femmes, en particulier lorsqu’elles justifient leurs compétences linguistiques. Le phénomène de discrimination envers les minorités s’observe surtout chez les hommes qui candidatent à un emploi.
53Ainsi, comme le testing, les vignettes permettent de mettre en avant des phénomènes discriminatoires liés au sexe. Sans surprise, aucun élément dans le discours des 38 employeurs interrogés ne permet d’illustrer ces comportements à l’embauche. À la question fermée « Accordez-vous de l’importance au genre sur le CV ? » posée à la suite de l’évaluation des vignettes, seuls 16 répondants sur 295, soit 0,68 %, répondent positivement.
Conclusion
54Les méthodes plus fréquemment mobilisées en sciences sociales (entretiens et questionnaires) qui interrogent les recruteurs et employeurs permettent rarement d’identifier les inégalités de traitement à l’embauche. Le risque de biais de désirabilité sociale reste trop élevé. Comme nous l’avons montré, l’analyse des entretiens semi-directifs peut cependant mettre en lumière des inégalités selon le niveau et le type de diplôme.
55Concernant la mise en évidence d’opinions et de choix liés à un comportement discriminatoire et donc fondés sur un critère illégitime, l’entretien et le questionnaire sont encore moins efficaces. Le testing et la méthode des vignettes peuvent mettre en lumière des phénomènes de discrimination liés au sexe lors de l’embauche, en particulier lors de la période d’essai. En revanche, le testing comme la méthode des vignettes ne permettent pas d’expliquer les raisons de la discrimination ou de distinguer les différents types de discrimination. Par exemple, il n’est pas possible de savoir si ces résultats correspondent à de la discrimination par goût au sens de Garry Becker (1957) ou de la discrimination statistique (Arrow, 1973) qui relève des croyances d’employeurs (Berson, 2013).
56Enfin, l’évaluation de situations fictives (vignettes) présentent des avantages par rapport au testing. Son atout principal étant la possibilité de mesurer l’effet des caractéristiques de l’employeur sur ses choix et son jugement. Encore très peu d’enquêtes scientifiques interrogent empiriquement cette question, même à l’international. L’influence du profil de l’employeur sur ses choix en matière de recrutement participe pourtant à expliquer l’accentuation des inégalités lors de l’insertion professionnelle.
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Notes de bas de page
1Ces situations fictives ne correspondent pas initialement à des situations sur le marché du travail. Par exemple, dans les années 70, des chercheurs utilisent la méthode des vignettes pour juger le statut de foyers hypothétiques (Aupurg & Hinz, 2014, p. 1). Elle a aussi été utilisée pour déterminer les caractéristiques qui définissaient le « juste salaire ».
2Cela revient au même que de réaliser des régressions séparées, les méthodes sont souvent équivalentes (Bressoux, 2008).
Auteur
-
Ines Albandea
Université de Nantes.

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