Parcours des jeunes en Normandie : dynamiques territoriales et inégalités d’accès à l’emploi
p. 199-207
Entrées d’index
Mots-clés : jeune, récit de vie, origine sociale, orientation scolaire-professionnelle, cheminement scolaire, insertion professionnelle
Keywords : young person, life story, social origin, school guidance and vocational guidance, school paths, school-to-work transition
Texte intégral
Introduction
1Les parcours des jeunes et leurs possibilités d’accès à la formation et à l’emploi sont constamment influencés par les inégalités socio-économiques et les contextes territoriaux, qui associent paradoxalement des zones urbaines dynamiques à des espaces ruraux marginalisés (INJEP et al., 2014). La Normandie, à l’instar de nombreuses autres régions, ne fait pas exception à cette réalité ; au contraire, elle constitue un exemple illustratif de ces inégalités. En effet, ce territoire est marqué par des disparités et des dynamiques sociales et économiques distinctes : par exemple, une étude de l’Insee révèle que « la moitié des Normands habitent dans des communes de faible densité, contre 35 % en France métropolitaine
» (Lacuve & Moisan, 2016).
2D’abord, ces inégalités se manifestent sur le plan économique, par la nature des activités propres à chaque territoire. Contrairement aux zones rurales, où prédominent les activités agricoles souvent exposées aux crises, et où le taux de chômage économique demeure élevé en raison de la rareté des opportunités économiques, les pôles économiques tels que les ports, les industries et les services se situent dans certaines villes comme Rouen, Caen et Le Havre et y jouent un rôle important (ibid). Ensuite, les zones rurales et leurs périphéries sont relativement isolées des services essentiels, ce qui pose un problème de mobilité et d’accès aux transports, impactant l’accès à la formation, à l’emploi et aux services de santé. En matière d’éducation, les grandes écoles et les professions restent beaucoup concentrées dans les métropoles régionales. Enfin, les déclins industriels, marqués par les fermetures d’usines dans certaines zones et la modernisation des structures économiques viennent renforcer ces inégalités territoriales (Bost & Messaoudi, 2017).
3Dans la littérature existante, de nombreux travaux abordent la question des inégalités, avec un accent particulier sur la situation des jeunes ainsi que certaines formes d’inégalités. Les résultats des enquêtes quantitatives révèlent l’influence du genre sur les parcours des individus (Di Paola, Epiphane & Del Amo, 2023). De plus, l’effet de l’origine sociale sur les parcours scolaires et professionnels des jeunes a été mesuré (Dabet, Epiphane & Personnaz, 2024). Par ailleurs, l’accès des jeunes immigrés et des descendants d’immigrés a fait l’objet d’enquêtes (Jugnot, 2023).
4Ces constats soulèvent plusieurs questionnements à savoir : comment l’origine sociale, le genre et le territoire, en termes d’appartenance ou de résidence, se combinent-ils et influencent-ils les parcours des jeunes ? Comment les dynamiques territoriales peuvent-elles éclairer la compréhension des parcours ? L’intérêt de cette communication, qui s’appuie sur une analyse approfondie des parcours des jeunes en Normandie, est de remettre en relation les trajectoires scolaires et professionnelles afin de mieux comprendre les conséquences de ces inégalités dans des contextes territoriaux hétéroclites. La recherche s’inscrit dans une approche « intersectionnelle » (Crenshaw, 1991). Les inégalités liées aux contextes familiaux, souvent marqués par des difficultés importantes, se combinent à celles généralement étudiées (telles que le genre, l’origine sociale ou migratoire) pour influencer les trajectoires des jeunes.
5Cette recherche repose sur une méthode qualitative. Les données ont été recueillies à travers des entretiens semi-directifs auprès d’une dizaine de jeunes (dont 4 femmes et 6 hommes) ayant un âge compris entre 17 et 25 ans, vivant en Normandie (une jeune diplômée de bac n’avait pas encore 18 ans au moment de l’enquête). L’échantillon est constitué de personnes de niveau de diplôme bac et plus, en étude universitaire ou non, dans la région. Les enquêté·es résident soit en milieu populaire rural, soit en banlieue. Les résultats sont restitués sous forme de portraits tout en incluant des verbatims pour les illustrer. La plupart des jeunes interrogés appartiennent aux classes populaires, sauf Romain et Thierry, qui se rapprochent de la classe moyenne en considérant les statuts des parents.
1. Vivre en milieu rural et partir étudier
6Les jeunes des classes populaires subissent les effets de l’inégale répartition et de la hiérarchisation des formations universitaires, un phénomène qui découle de la démocratisation scolaire et de la massification de l’enseignement supérieur (Guéraut, Jedlicki & Noûs, 2021). Cette dynamique les contraint souvent à se déplacer vers les métropoles pour accéder à des formations, absentes de leur milieu rural, qui correspondent à leurs aspirations. Cela entraîne une surreprésentation des enfants des classes populaires dans des filières les moins sélectives, telles que les formations techniques ou les langues. Par ailleurs, cette configuration renforce les mécanismes de reproduction sociale, où les inégalités se perpétuent d’une génération à l’autre. Cette tendance se retrouve également parmi les jeunes de notre échantillon, comme en témoignent les parcours de Jean, Louis, Thierry et Anne, qui illustrent ces réalités à la fois spatiales, sociales et éducatives.
7Alors que les données statistiques de l’Insee (2013) montrent que, dans le cadre des mobilités étudiantes des classes populaires rurales, les départs des territoires ruraux et les retours sont plus fréquents chez les jeunes femmes (Guéraut, Jedlicki & Noûs, ibid.), les parcours des jeunes de notre enquête révèlent des situations inverses : Anne par exemple, jeune femme de la campagne, ne veut plus retourner vivre chez ses parents. Inversement, des jeunes hommes (Jean et Thierry) restent ancrés dans le territoire rural.
1.1. Un fort attachement territorial et des parcours complexes chez les jeunes ruraux
8Les recherches sociologiques sur les jeunes issus des territoires ruraux font une distinction entre les trajectoires des jeunes femmes et celles des jeunes hommes. D’une part, les travaux soulignent le départ des jeunes filles de ces milieux (Amsellem-Mainguy, 2021) ; d’autre part, ils relèvent un départ pour des raisons d’études, suivi d’un retour, avec ou sans diplôme (Guéraut, Jedlicki & Noûs, 2021). Toutefois, cette différenciation apparaît moins nette dans notre contexte, où d’autres facteurs, tels que les dynamiques sociales et familiales (force ou fragilité des liens familiaux) ainsi que les opportunités d’emploi sur le territoire, viennent influer sur leurs trajectoires et remettre en question les tendances généralement observées.
1.1.1. Anne, l’ancienne jeune fille de la campagne
9Anne aura bientôt 22 ans, elle travaille depuis un an et demi en tant qu’opticienne dans un magasin à Mont-Saint-Aignan à côté de Rouen. Fille d’une mère institutrice et d’un père comptable, elle est la cadette d’une fratrie de deux sœurs et un frère. Elle débute son école maternelle et primaire à Notre-Dame de Gravenchon. Comme elle savait déjà lire, elle a sauté la classe préparatoire. Elle y passe également son collège. Elle intègre par la suite un lycée à Lillebonne où elle s’oriente dans une filière scientifique S. Elle obtient son bac 2020 en pleine crise sanitaire, comme elle le décrit : « C’est un bac Covid, c’est pas un vrai bac
».
Un parcours scolaire marqué par des ajustements
10Elle connaît une scolarité épanouie en maternelle et en primaire, avec de bonnes relations sociales et de bons résultats. Cependant, le collège s’avère plus difficile sur le plan relationnel, bien qu’elle conserve de très bons résultats. Son expérience au lycée est plus agréable sur le plan social, mais elle éprouve des difficultés scolaires et se désintéresse de la filière scientifique, qu’elle avait choisie par défaut.
11D’abord attirée par le métier de vétérinaire, elle réalise après le lycée que ce parcours serait trop exigeant. Elle cherche alors une formation courte dans le secteur paramédical et opte pour un BTS Opticien-Lunetier, après une suggestion de sa mère. Après un BTS en alternance entre Cambrai et Gravenchon, elle poursuit une licence en optométrie et contactologie, puis commence un master en optométrie à Orsay. Cependant, elle abandonne son cursus et se consacre à son emploi. Son intégration difficile à la vie parisienne et la complexité des cours renforcent sa décision d’arrêter ses études et de se concentrer sur sa carrière professionnelle.
Une jeune très mobile entre des territoires : tournant vers l’indépendance
12Elle fait le choix d’une alternance à Gravenchon afin de ne pas vivre en permanence à Cambrai et de rester proche de sa famille :
« Alors au début, c’était très dur. Ce qui était le plus dur, c’était la séparation avec ma famille. Avec ma mère… j’ai aussi une grande sœur et un petit frère, donc là c’était très dur de me séparer d’eux. Mais une fois que je suis arrivée là-bas, pareil, je me suis fait des amis, donc c’était super. J’ai adoré mes études. Je me suis vraiment bien amusée et c’était super intéressant, donc j’aurais bien aimé » (Anne, 22 ans, opticienne à Rouen).
13C’est ainsi qu’elle décrit son départ du domicile parental en milieu rural pour poursuivre ses études dans une autre ville.
14L’absence d’écoles d’optique en Normandie la contraint à partir étudier ailleurs, malgré la difficulté de l’éloignement. Son parcours est marqué par de nombreux déplacements entre sa ville natale, son lieu d’études et son entreprise, avec une forte mobilité imposée par son choix de formation. Selon Anne, le passage de l’école à la vie active a été un moment marquant, surtout lorsqu’elle a obtenu son BTS. Cela a symbolisé le début de son autonomie, tant sur le plan financier que personnel. À 22 ans, elle est totalement indépendante, elle assure ses finances, son logement, et ses factures. L’idée de retourner vivre chez ses parents ne lui paraît pas envisageable.
15Anne a maintenu un lien fort avec sa famille et son milieu de résidence rurale au cours des études. Mais après celles-ci, ce milieu est perçu comme « vide » ou dépourvu « de jeunes de son âge » (Amsellem-Mainguy, 2021). Par conséquent, son départ est précipité bien qu’elle revienne voir sa maman pendant les vacances. Contrairement à Anne, Jean et Louis présentent des parcours encore contrastés.
1.1.2. Des jeunes hommes « ruraux »
16Les jeunes hommes habitant en milieu rural et périphérique traversent aussi des situations complexes comme en témoignent les parcours de Jean et Louis. Jean a 20 ans et est titulaire d’un BTS. Il réside à la campagne dans la maison de son père. Ce dernier, qui n’y habite plus, est propriétaire d’une ferme agricole. Sa mère est une institutrice en arrêt. Il a commencé un lycée général, mais il passe, plus tard, à partir de la première par une filière technologique pour terminer son bac. Il est diplômé d’un bac technologique dans l’énergie et l’environnement. Il débute ensuite un BTS ERA, c’est-à-dire études et réalisations d’agencement, qu’il obtient au bout de deux ans. Toujours passionné par l’architecture, Jean découvre à la dernière minute ce BTS sur Parcoursup. Par contre, l’architecture n’est pas son premier projet professionnel, car, depuis tout petit, le jeune souhaitait être militaire et pilote dans l’armée. Mais quand il apprend plus tard qu’il fallait faire de « longues études » dans le « général » sur plusieurs années, il a décidé de faire autre chose et l’architecture s’est érigée en second choix.
17Jean fait partie de ces jeunes hommes qui entretiennent un lien fort avec leur territoire d’origine, avant et après leur « émigration scolaire ». Il est parti poursuivre son BTS en métropole, mais est revenu s’installer à la campagne. Il se sent profondément attaché à la vie rurale et ne s’imagine pas vivre en ville.
18Quant à Louis, il a 21 ans au moment de l’enquête, et habite à Isneauville, une commune située à la périphérie nord-est de Rouen. Son père est ambulancier. Sa mère travaille avec lui, principalement dans l’administratif. Concernant sa fratrie, il a deux sœurs. L’une travaille avec leurs parents dans la gestion administrative de l’entreprise, tandis que l’autre est nourrice. Il commence son enfance à Quincampoix, où il débute l’école maternelle et primaire. Il poursuit son école primaire à Bihorel. Après son collège passé à Isneauville, Louis intègre un lycée public à Rouen. Après l’obtention de son bac en 2021, Louis fait une année sabbatique pendant laquelle il occupe des emplois dans la grande surface. Il intègre l’université un an après. Il fait une année de faculté à Rouen, en licence AES qu’il ne terminera pas. Très vite, il a arrêté car, selon ses propres termes : « Je n’aimais pas et j’ai commencé à travailler
».
19Il avoue, à travers ses propos, son envie d’intégrer très tôt le marché du travail. Après avoir définitivement abandonné l’université, son autre beau-frère lui propose un poste dans le secteur de la fibre optique, où il travaille désormais en CDI depuis un an et demi. Ce travail lui convient mieux et lui assure une stabilité financière. Bien qu’ayant les moyens de vivre seul, il préfère rester chez ses parents à Isneauville, sauf s’il décide de se mettre en couple à l’avenir.
20L’analyse des situations de ces jeunes révèle la complexité des trajectoires juvéniles. Pour mieux les comprendre, il est essentiel de prendre en compte d’autres facteurs, souvent subtils, qui influencent ces parcours. Les contextes sociaux et familiaux jouent un rôle déterminant dans la construction des trajectoires scolaires et professionnelles.
2. Ruptures familiales et leurs effets sur les trajectoires des jeunes
21Les ruptures familiales influencent beaucoup les trajectoires des enfants. Toutefois, leurs effets varient selon l’environnement social dans lequel les jeunes ont évolué et les ressources disponibles.
2.1. Difficultés des enfants des familles séparées
22Les jeunes de notre enquête cumulent d’énormes inégalités. Si le point commun entre eux demeure la marginalisation de leurs territoires de résidence, ils n’ont pas vécu les mêmes événements. Quand ils empruntent une même trajectoire, leurs ressentis face aux conséquences des événements survécus diffèrent.
2.1.1. Une séparation des parents sans effet majeur sur le parcours scolaire
Grandir avec sa mère : atténuation des effets de la séparation par l’amour maternel
23Bien que les parents d’Anne se soient séparés lorsqu’elle était en CM2, elle estime que cela n’a pas influencé son parcours scolaire :
« Alors, en maternelle, mes parents étaient encore ensemble… Ils se sont séparés quand j’étais en CM2… Et après, mon père a déménagé au Havre assez rapidement. Donc du coup, je ne le voyais pas beaucoup. Donc c’était plus ma mère qui me soutenait par rapport aux cours que mon père. Mon père, il ne suivait pas trop. Je suis plus proche de ma mère que de mon père », évoque la jeune fille (Anne, 22 ans, opticienne à Rouen).
24Sa mère, institutrice, a joué un rôle central dans son éducation, tandis que son père était moins impliqué. Si la séparation a été une source de tristesse au début, elle a fini par l’accepter en grandissant. Selon elle, cet événement n’a pas eu de conséquences significatives sur sa vie d’étudiante comme on peut le noter dans cet extrait :
— Enquêteur : « D’accord. Donc par rapport aux échecs, ce n’est pas lié à cette séparation, par exemple ?
— Anne : Non, non, non, pas du tout. »
25Elle a bénéficié d’un soutien maternel bienveillant. Sa mère lui a toujours accordé une grande confiance dans son travail scolaire, en valorisant ses réussites sans jamais exprimer de déception face à ses échecs. Cet encouragement discret l’a aidée à avancer sereinement dans ses études. Nous considérons cette présence maternelle comme un facteur atténuant face aux éventuels effets négatifs de la séparation. Contrairement à elle, Jean a une autre expérience de la séparation de ses parents.
2.1.2. Subir l’effet de la séparation des parents
26Jean est issu d’une famille modeste en plus d’être divorcée. Ses parents sont séparés depuis son enfance. Mais il a beaucoup plus vécu avec sa mère qu’avec son père. Il est d’ailleurs plus proche de sa mère. Il estime que la séparation de ses parents a influencé sa vie d’étudiant. Aujourd’hui, ses relations familiales sont stables, contrairement au passé. Il se sentait plus enfermé par rapport à sa famille. Ses années de collège ont été particulièrement difficiles. Cependant, en grandissant, il s’est renforcé et a pu poursuivre son lycée et ses études supérieures de manière plus indépendante, sans être pour autant affecté par la relation compliquée entre ses parents. Étant issu d’une famille modeste, avec un père agriculteur et une mère institutrice, il a dû apprendre à « se débrouiller seul ». De plus, ayant une petite sœur, ses parents ont dû se concentrer davantage sur elle, ce qui a eu des effets sur son parcours. Elle est encore dans les études et s’apprête à passer son bac général.
Lien familial relativement déséquilibré
27Les liens familiaux sont importants pour l’évolution des enfants (Lahire, 2019), surtout quand il y a une entente entre tous les membres. Pourtant, dans le cas de Jean, ce lien est complexe. Actuellement, sa relation avec sa famille est plutôt positive. Cependant, auparavant, la situation était bien plus compliquée sur plusieurs plans. Sur le plan financier, il a bénéficié des bourses durant ses études, qui l’ont aidé notamment pour le logement. Depuis sa majorité, il touche également une pension alimentaire de son père. Alors que le jeune doit supporter la pression de sa famille en ce qui concerne la réussite scolaire. Cette situation a été particulièrement difficile à gérer mentalement.
28Le divorce est identifié comme un élément marquant dans les trajectoires des jeunes (Oria & Richardot, 2014). Dans le cas d’Anne ou de Jean, on remarque une mise en œuvre des capacités psychologiques pour traverser cette rupture. Les deux ont été plus proches de leurs mères que de leurs pères comme cela a été prouvé dans d’autres cas (ibid.). Si Anne a été moins impactée, c’est, en partie, dû à sa distance prise avec son père. Plus encore, la relation avec sa mère et sa fratrie est demeurée inchangée. Jean, lui, qui vit dans la maison de son père a un mauvais rapport à sa belle-mère. Il explique sa relation avec ses parents :
« Comme j’ai dit, mon père, qui à part l’exploitation agricole ne m’a jamais aidé… mais ma mère sera toujours là et puis c’est elle qui va se renseigner sur comment ça se passe et autres donc elle sera toujours plus dans le renseignement » (Jean, 20 ans, Contrôleur intérimaire, BTS).
29Son père l’a aidé à décrocher un job d’été dans le domaine de l’agriculture. Quant à sa mère, elle l’a guidé en lui fournissant des informations sur le fonctionnement de l’intérim.
3. Capital culturel familial et réussite scolaire : fabrique sociale des « bons élèves » et « mauvais élèves »
30Nous abordons ici le rapport des jeunes à l’école en lien avec le cadre familial. Ce cadre concerne aussi les membres de la famille proche. L’influence du capital culturel transmis par les parents sur les parcours scolaires des enfants (rapports aux apprentissages, codes scolaires) est sociologiquement prouvée (Bourdieu, 1979). Malgré leur positon dans la hiérarchie sociale, les jeunes enquêté·es dans cette recherche témoignent majoritairement avoir bénéficié d’un soutien scolaire favorable dès leur enfance. Cela montre comment des parents des classes populaires encouragent leurs enfants à décrocher des titres académiques prestigieux, en dépit de leur méconnaissance du milieu universitaire, afin d’éviter plus tard le déclassement dont, eux, ont été victimes à cause de leur faible « capital culturel ». Mais ce soutien précoce peut être limité selon le contexte familial chez certains. Et lorsque les deux parents n’ont pas un capital élevé, d’autres jeunes mobilisent l’entourage le plus proche comme les oncles et les tantes pour assurer leur réussite scolaire, puis universitaire.
3.1. Un rapport complexe à l’école
3.1.1. Une faible « intériorisation des dispositions scolaires »
31Louis, titulaire d’un bac, a abandonné ses études en estimant qu’il « n’a jamais été bon pour l’école ». Pour lui, cela se résume au fait qu’il n’ait jamais eu de très bons résultats ni développé de passion pour l’apprentissage. À l’université, il a rencontré des difficultés de concentration et ne pouvait pas suivre un cours plus de dix minutes, ce qui a contribué à son échec et à son désintérêt pour la poursuite des études.
Un « mauvais élève » ou un manque de socialisation scolaire ?
32Louis n’a jamais été intéressé par le « métier d’élève ». Il avoue qu’il n’a jamais eu le goût d’apprendre ni l’habitude de rester en classe toute la journée. Pourtant, il n’a subi aucun traumatisme. Son environnement familial ne l’a pas motivé à poursuivre des études : bien que ses parents l’aient forcé à aller en cours, il estime qu’à l’exception de son grand frère qui a atteint l’université :
« Personne dans ma famille n’aime l’école » (Louis, 21 ans, bac, employé).
33Ses souvenirs les plus marquants de l’école restent ceux du collège, où il appréciait l’ambiance et les relations avec ses amis. Sa mère l’aidait pour ses devoirs dans l’enfance, tandis que son père l’aidait en mathématiques. Cependant, dès le collège, il faisait ses devoirs seul.
3.2. Des « bons élèves » de la campagne
3.2.1. Compter sur ses ressources scolaires et sociales pour atteindre son objectif
34Romain, 19 ans au moment de l’enquête, a obtenu un bac général en 2023. Son père est chaudronnier et sa mère assistante de direction. Il a suivi toute sa scolarité dans des établissements situés en milieu rural, allant de la maternelle au collège à Saint-Romain-de-Colbosc, puis son lycée dans un cadre similaire, à Lillebonne. Après son bac, il a intégré une classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE) littéraire au lycée Jeanne d’Arc à Rouen, où il entame actuellement sa deuxième année.
35À l’origine, Romain envisageait de préparer le concours de Sciences Po, mais les parcours universitaires qui y menaient ne lui convenaient pas, car il ne souhaitait pas aller à la fac. La classe préparatoire lui est apparue comme une alternative plus adaptée à ses attentes. Son choix a été influencé par les conseils de ses professeurs, l’expérience de certains membres de sa famille ayant suivi cette même prépa (classe préparatoire), et une volonté d’éviter l’incertitude d’un éventuel passage par l’université en cas d’échec au concours. Après deux tentatives pour intégrer Sciences Po : « J’ai tenté le concours deux fois, mais j’ai été refusé deux fois
», le jeune bachelier s’oriente finalement vers la prépa.
36Il est en pleine reconstruction de son projet scolaire et professionnel. Ses professeurs lui ont conseillé de faire une deuxième année de prépa. C’est aussi un moment qui lui permet de mener ses réflexions et de se renseigner : il prévoit de faire Erasmus. Il compte sur ses dispositions scolaires. Il pense avoir eu la chance de bien réussir à l’école. La prépa lui a permis d’approfondir ses connaissances et de consolider ses bases.
L’importance des liens sociaux
37Romain, perçu comme un « bon élève » par ses professeurs, a été encouragé à intégrer une classe préparatoire en raison de ses bons résultats. Bien que ses parents ne travaillent pas dans l’Éducation nationale, une grande partie de sa famille appartient à ce milieu, ce qui lui a permis d’obtenir des informations sur les parcours et opportunités académiques. Il a pu acquérir des dispositions scolaires grâce à un soutien familial équilibré : son père l’aidait en mathématiques et sa mère dans les autres matières. Ce soutien, tant moral que financier, se poursuit dans ses projets actuels, comme son départ en Erasmus. Contrairement à Jean, il ne subit pas de pression parentale excessive, ses parents souhaitent avant tout qu’il réussisse et s’épanouisse. Toutefois, sa mère manifeste une certaine inquiétude face à son départ. Il évoque l’influence de son environnement familial sur son parcours, marqué par un capital culturel important et des membres engagés dans des domaines variés (relationnel, politique). Son parcours lui semble plus cohérent après le lycée. Avant, il ne se sentait « pas vraiment à sa place », que ce soit dans son lycée de campagne ou même dans son environnement rural.
3.2.2. Un parcours scolaire structuré et déterminé
Un itinéraire clair vers la plasturgie
38Thierry, 19 ans, réside à une quinzaine de kilomètres de Rouen. Issu d’un milieu familial stable et favorisé, il est le fils de deux parents cadres. Sa mère travaille aujourd’hui en recherche et développement de matériaux. Son père, quant à lui, est cadre dans la fonction publique et occupe un poste de chargé de communication. Cet environnement familial lui offre un cadre stable et un soutien important dans son parcours. Son ancrage territorial reste fort et influence ses choix d’études et de trajectoire professionnelle.
39Thierry a effectué toute sa scolarité au Vaudreuil, en Normandie, avant d’obtenir un bac STI2D à Louviers en 2023. Son intérêt pour la plasturgie s’est développé progressivement, influencé par sa passion pour les Lego. Il a ensuite intégré un BTS Europlastics et composites en alternance à Alençon, tout en travaillant en entreprise au Vaudreuil. L’intervention de sa mère, employée dans cette entreprise, a facilité son recrutement. Logé dans un foyer de jeunes travailleurs, il effectue ainsi son alternance entre Alençon et sa ville d’origine. Il ambitionne de poursuivre des études d’ingénieur pour intégrer Lego à terme.
40Il se décrit comme un élève motivé et soutenu. Thierry estime être un élève sérieux et adaptable. Il a obtenu le brevet et le bac avec « mention très bien », malgré la période du Covid. Il bénéficie d’un bon encadrement scolaire et familial, ses parents l’ont soutenu tout au long de sa scolarité, notamment pour les devoirs et les révisions.
41Son projet professionnel apparaît précis. Il a construit son orientation scolaire en fonction de son objectif de carrière dans la plasturgie. Son choix de bac STI2D a facilité son accès au BTS en alternance et son insertion dans le monde du travail. Cette façon de planifier et de se projeter se retrouve aussi chez son frère, qui vise une carrière dans le cinéma et dont la scolarité a été organisée en fonction des possibilités familiales : ses parents l’ont inscrit dans un lycée réputé à Évreux. Grâce à la proximité du lieu de travail de leur père, ce choix a été facilité par une organisation familiale pragmatique :
« Et en fait, on a de la chance parce que notre père, il travaille sur Évreux. Et donc, en fait, du coup, mon père peut emmener et venir récupérer mon frère quand il a terminé » (Thierry, 19 ans, en alternance).
Une entrée progressive dans le monde du travail
42Thierry poursuit son alternance en mobilisant son réseau professionnel pour sécuriser un futur stage et avancer vers une carrière en ingénierie. Son intégration dans le monde du travail se fait de manière naturelle. Il ressent une certaine nostalgie à l’idée de quitter définitivement le cadre scolaire. Actuellement, il vit chez ses parents et ne prévoit pas de départ immédiat. Toutefois, il envisage de quitter le foyer lorsqu’il sera en couple.
4. Une jeune issue de l’immigration : parcours « atypique » de Marie
43Nombreuses sont les recherches qui analysent les effets de l’immigration sur les parcours des jeunes. En France, les descendant·e·s d’immigré·e·s rencontrent davantage de difficultés d’insertion professionnelle que les personnes d’origine française, avec des variations selon l’origine migratoire. Les jeunes issus du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne sont particulièrement touchés par le chômage, en partie en raison de leurs origines sociales, de leur niveau d’éducation et de leur concentration dans des quartiers marqués par une forte ségrégation sociale (Brinbaum, 2018). L’enquête Génération 2017, menée en 2020, permet d’actualiser ces constats (Jugnot, 2023) et, en les comparant avec les données de la Génération 2004, d’observer les évolutions sur le moyen terme. Elle montre les dynamiques persistantes ou changeantes en matière d’insertion professionnelle et de discrimination. Les données montrent une tendance générale, mais le cas de Marie révèle un contraste. Contrairement à la majorité, son parcours témoigne d’une réussite exceptionnelle malgré les obstacles.
44Marie a 24 ans et habite dans une banlieue rouennaise. Elle débute son école maternelle jusqu’en classe de troisième en Centrafrique. Elle rejoint ses parents qui vivaient en France depuis 2006. Arrivée en France, elle a dû reprendre sa troisième. Elle commence son parcours en Picardie, et finit en Normandie, suite au déménagement de ses parents, qui y ont migré pour des raisons professionnelles. Elle y poursuit sa classe de première jusqu’au master. Marie vient à peine de finir son master. Mais depuis longtemps, elle travaille en tant qu’employée polyvalente chez Carrefour. Son père qui a été juriste dans l’administration en Centrafrique travaille aujourd’hui en France en tant qu’agent de sécurité. Sa mère est auxiliaire de vie. Issue d’une fratrie de 7 frères et sœurs, une de ses sœurs est en master 1 en droit. Et son grand frère en master droit des affaires.
4.1. Un projet d’étude et professionnel qui se construit de bout en bout
45Marie a suivi un parcours universitaire évolutif. Après un bac STMG à Rouen, elle intègre un BTS, puis une licence en commerce international. Elle poursuit ensuite un master en sciences du langage à distance, qu’elle termine en trois ans après avoir redoublé, faute d’avoir rendu son mémoire, tout en travaillant à temps plein.
46Son arrivée en France a été marquée par des difficultés d’adaptation au système éducatif, mais la langue n’a pas été un obstacle, car le français est la langue d’enseignement en Centrafrique. Elle a surtout dû s’adapter aux outils technologiques. Initialement, elle souhaitait faire un BTS Banque, mais un manque d’information en terminale l’a orientée vers la comptabilité. Bien qu’elle ait su s’adapter, son expérience montre les difficultés d’orientation post-bac et le besoin d’un meilleur accompagnement des lycéens dans leurs choix d’études. Aujourd’hui, elle se sent bien à Rouen et apprécie la diversité sociale.
4.2. Quitter Rouen, c’était un peu trop soudain
47Marie n’était pas prête à quitter Rouen pour suivre un BTS Banque à Caen ou au Havre, car elle venait à peine de s’installer et n’avait pas encore trouvé sa « stabilité résidentielle ». Elle explique que le déménagement lui semblait trop soudain et qu’elle se sentait bien ancrée à Rouen. Finalement, elle opte pour un BTS Comptabilité. Malgré son appréciation de cette voie, elle réalise que les matières ne correspondaient pas à ses attentes. Ce choix a aussi été influencé par la difficulté de vivre loin de sa famille, avec laquelle elle était séparée depuis plus de dix ans. Malgré la réussite de Marie, on remarque chez elle des éléments qui caractérisent les parcours des jeunes issus d’immigration, à savoir l’instabilité résidentielle, professionnelle et le déclassement (diplôme et origine sociale). Après son master, elle se trouve dans une phase de reconstruction de son avenir professionnel.
Conclusion
48Les cas de ces jeunes montrent que les inégalités ne se situent pas seulement entre les classes sociales, mais qu’elles sont observables au sein même de chaque catégorie sociale. Les analyses statistiques semblent limitées lorsqu’elles produisent des observations générales. Les jeunes cumulent, selon leur situation sociale, plusieurs formes d’inégalités. Au-delà des inégalités généralement mises en avant (sexe, origine sociale, immigration, etc.), d’autres types d’inégalités, plus subtiles, émergent à travers l’analyse des parcours de ces jeunes en Normandie. Parmi celles-ci figurent les inégalités territoriales (liées à la commune de résidence), qui impliquent des problématiques de mobilité et résidentielles (liées au logement et à l’espace de vie). L’environnement dans lequel les individus évoluent, que ce soit au niveau scolaire (avec les camarades et les professeurs) ou familial (Bourdieu, 1979 ; Lahire, 2019), joue un rôle déterminant dans leurs trajectoires. Ces inégalités sont d’autant plus marquées selon les territoires. Dans le contexte normand, où les disparités territoriales sont particulièrement visibles en termes d’accès aux ressources (emploi, écoles, etc.), elles se manifestent sous des formes spécifiques.
Bibliographie
Amsellem-Mainguy, Y. (2021). Les filles du coin. Paris : Presses de Sciences Po.
Bost, F. & Messaoudi, D. (2017). La désindustrialisation : quelles réalités dans le cas français ? Revue Géographique de l’Est, 57(1-2).
Bourdieu, P. (1979). La distinction : Critique sociale du jugement. Paris : Éditions de Minuit.
Brinbaum, Y. (2018). L’accès à l’emploi des descendants d’immigrés en début de carrière : le rôle clé des réseaux et des intermédiaires. Formation emploi, 141(1), 193-212. https://doi.org/10.4000/formationemploi.5383
Crenshaw, K. (1991). Mapping the margins: Intersectionality, identity politics, and violence against women of color. Stanford Law Review, 43(6), 1241-1299.
Dabet, G., Epiphane, D. & Personnaz, E. (2024). Origine sociale, diplôme et insertion : la force des liens. Céreq Bref, 452.
Di Paola, V., Epiphane, D. & Del Amo, J. (2023). Inégalités de genre en début de vie active : un bilan décourageant. Céreq Bref, 442.
Guéraut, E., Jedlicki, F. & Noûs, C. (2021). L’émigration étudiante des « filles du coin » : entre émancipation sociale et réassignation spatiale. Travail, genre et sociétés, 46(2), 135-155.
Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP), Observatoire de la jeunesse et des politiques de jeunesse, & Labadie, F. (2014). Parcours de jeunes et territoires. Rapport de l’Observatoire de la jeunesse 2014. Paris : La Documentation française.
Jugnot, S. (2023). L’accès à l’emploi des jeunes immigrés et descendants d’immigrés. Céreq Bref, 434.
Lacuve, J.-L. & Moisan, M. (2016). La Normandie : Une région jeune et productive face au défi de l’attractivité. Insee Analyses Normandie, (10). https://www.insee.fr
Lahire, B. (dir.). (2019). Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants. Paris : Éditions du Seuil.
Oria, N. & Richardot, S. (2014). Trajectoires d’autonomisation en temps de crise : ruptures de vie et modes de raccrochage dans le parcours de jeunes adultes. L’orientation scolaire et professionnelle, 43(2). https://journals.openedition.org/osp/4356
Auteur
-
Abdoul-Rafize Nanda
Doctorant en sociologie à l’université Le Havre Normandie, IDEES/UMR 6266 CNRS.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International - CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Reprise d’études à l’université : quels publics, quelles finalités ?
Groupe de travail sur l’enseignement supérieur (GTES)
Valérie Canals et Séverine Landrier (dir.)
2020
Formation continue et parcours professionnels : entre aspirations des salariés et contexte de l’entreprise
Groupe d’exploitation des données Defis
Ekaterina Melnik-Olive et Danièle Guillemot (dir.)
2020
Sélections, du système éducatif au marché du travail
XXVIèmes journées du longitudinal. Toulouse, 12-13 novembre 2020
Marianne Blanchard, Gérard Boudesseul, Thomas Couppié et al. (dir.)
2021
Trajectoires et carrières contemporaines : nouvelles perspectives méthodologiques
XXVIIèmes journées du longitudinal, Grenoble, 23-24 juin 2022
Isabelle Borras, Nathalie Bosse, Laurence Baraldi et al. (dir.)
2022
Territoires et parcours. De nouvelles trajectoires d’emploi et de formation à l’épreuve des territoires ?
XXVIIIèmes journées du longitudinal, 14-15 juin 2023, Caen
Patrice Caro et Agnès Checcaglini (dir.)
2023
De plus en plus de sélection dans un enseignement supérieur en segmentation
Groupe de travail sur l’enseignement supérieur (GTES)
Fanette Merlin et Nadine Théophile (dir.)
2023
Les femmes dans l’enseignement supérieur : une (r)évolution inachevée
Groupe de travail sur l’enseignement supérieur (GTES)
Nathalie Beaupère et Carine Érard (dir.)
2023
Les expériences étudiantes professionnalisantes : diversité et effets sur les parcours
Groupe de travail sur l’enseignement supérieur (GTES)
Alexie Robert (dir.)
2023
Crises et transitions : quelles données pour quelles analyses ?
XXIXes journées du longitudinal, 24-25 juin 2024, Aix-en-Provence
Vanessa di Paola et Christophe Guitton (dir.)
2024
Premiers pas sur le marché du travail : quand les inégalités s’en mêlent - Tome 1
Exploitations de l’enquête 2020 auprès de la Génération 2017
Thomas Couppié, Dominique Épiphane, Olivier Joseph et al. (dir.)
2024
Après la formation initiale : les vicissitudes du parcours professionnel - Tome 2
Exploitations de l’enquête 2020 auprès de la Génération 2017
Thomas Couppié, Dominique Épiphane, Olivier Joseph et al. (dir.)
2024
Parcours et expériences en formation initiale : quel(s) impact(s) sur l’insertion ? - Tome 3
Exploitations de l’enquête 2020 auprès de la Génération 2017
Thomas Couppié, Dominique Épiphane, Olivier Joseph et al. (dir.)
2024