Inégalités et précarités des étudiant·es : réflexions autour d’un indicateur social à l’échelle de la ville d’Amiens
p. 113-120
Entrées d’index
Mots-clés : étudiant, condition de vie, inégalité sociale
Keywords : student, living condition, social inequality
Texte intégral
Introduction
1La ville d’Amiens est le principal pôle d’enseignement supérieur de l’ex-Picardie (départements de la Somme, de l’Oise, et de l’Aisne) et le deuxième de la région Hauts-de-France, après Lille. En 2022, quatre étudiants sur cinq1 sont inscrits à l’Université de Picardie Jules Verne (UPJV)2, seulement 8 % dans des établissements privés et 12 % dans les autres formations publiques. Souvent considéré comme un levier de développement économique et d’attractivité, l’enseignement supérieur revêt une importance particulière dans un territoire picard où les taux de réussite au baccalauréat et de poursuite d’études supérieures sont inférieurs à la moyenne nationale. Le milieu populaire des étudiants et la décohabitation de la résidence familiale, notamment en milieu rural, sont des facteurs explicatifs à la sortie parfois précoce du système universitaire et à l’incertitude face à l’avenir. Nous discutons un autre facteur explicatif : la précarité étudiante.
2La précarité traduit des inégalités sociales et d’insécurité économique, elle a un caractère multidimensionnel, et ne repose pas sur une définition conventionnelle. Pour l’objectiver par des indicateurs, il est nécessaire de procéder à une sélection de variables dites de « conditions de vie » ou « d’existence » qui ne se limitent pas aux ressources financières. Le nombre de variables sélectionnées est fortement lié au questionnaire, dans notre cas, l’enquête conditions de vie des étudiant·es à Amiens (ECVE), administré en ligne via le logiciel LimeSurvey. Trois éditions (2015, 2019 et 2024) ont été pilotées par l’agence de développement et d’urbanisme du Grand Amiénois (ADUGA) avec l’appui logistique de l’université Picardie Jules Verne (UPJV) pour les deux dernières éditions. Les modifications apportées au questionnaire de 2024 visent une orientation généraliste de certains modules et une standardisation d’indicateurs.
3Notre communication a pour objectif d’apporter des éléments de réponse aux questions suivantes : quels indicateurs permettent d’objectiver la précarité étudiante à partir de l’enquête ECVE-2024 ? La précarité étudiante se manifeste-t-elle de la même manière pour tous, ou existe-t-il des formes spécifiques selon les profils ? Le cumul des situations de précarité constitue-t-il un indicateur pertinent pour identifier les étudiants les plus vulnérables ? La logique de cumul met en évidence une double fragilisation : de la même manière que le capital va au capital, les inégalités vont aux inégalités (Castel,1995). La précarité est un processus multidimensionnel et graduel qui affecte plusieurs aspects de la vie d’un individu. Elle se manifeste par des difficultés cumulatives touchant les conditions de vie (logement, santé, relations sociales) et les ressources financières. Les situations de précarité ne sont pas un état stable, mais un processus qui se situe sur un continuum, allant de situations d’aisance relative à des formes plus marquées de fragilités, d’instabilité, d’insécurité, et de vulnérabilité. Elles sont aussi constituées d’expériences subjectives telles que l’isolement social, le stress, ou la dégradation du bien-être mental et impliquent une exposition à des risques accrus, comme le renoncement à des besoins essentiels, tout particulièrement chez les étudiants. En effet, Fanny Bugeja-Bloch et Leïla Frouillou (2024) mettent l’accent sur la socialisation étudiante institutionnelle et amicale qui peut être saisie notamment au travers de la réussite scolaire. Cette socialisation est entremêlée avec les rapports familiaux, professionnels, et peut inclure également des collectifs à travers les associations étudiantes, camarades de promos ou des travaux de groupe. Ainsi, la solitude et le sentiment d’isolement sont des éléments relevant de la précarité qui font particulièrement écho au statut étudiant. Les données du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) montrent que les jeunes de 16 à 25 ans ont été durement frappés par les crises successives traversées par la France. En 2020, la crise sanitaire, économique et sociale a encore aggravé les conditions de vie des jeunes, affectant leur santé mentale, leur rapport aux études, leurs relations sociales et, plus largement, leur qualité de vie.
4Nous débuterons notre démonstration par la source de données : l’enquête sur les conditions de vie des étudiant·es à Amiens. L’analyse de l’évolution du questionnaire des deux dernières éditions permet de retracer l’émergence de la précarité étudiante comme objet d’étude et outil statistique. À partir de l’enquête ECVE-2024 nous construirons trois indicateurs sociaux de précarité : la précarité en conditions de vie ; la précarité en termes de contraintes financières ; et la précarité subjective. Ils correspondent à une « mesure scientifique d’un phénomène ou d’un processus social, entendu dans un sens large qui va au-delà de la seule sphère monétaire et [qui] concerne une ou plusieurs des multiples dimensions de la vie sociale
» (Lebaron, 2011, p.4). À partir de ces indicateurs, nous définirons des configurations de cumul de précarités afin d’identifier les profils des étudiants les plus vulnérables. Pour faire face à la précarité (ou donc au cumul de précarités) nous analyserons les soutiens des institutions et de la famille ainsi que le sentiment d’incertitude face à l’avenir des étudiants. Ce travail sera mené à partir des données relatives aux étudiants inscrits en licence et master.
1. L’enquête conditions de vie des étudiant·es localisée à Amiens (ECVE)
1.1. La précarité étudiante : nouvel enjeu du questionnaire de 2024 par rapport à 2019
5La première édition de l’ECVE3 est lancée en 2015 afin de répondre à une volonté politique de huit intercommunalités du Grand Amiénois dont la principale est la communauté d’agglomération (CA) Amiens métropole formant aujourd’hui le Pôle métropolitaine du Grand Amiénois (PMGA). Chacun de ces territoires compte parmi ses habitants un nombre important de jeunes qui étudient dans la métropole amiénoise. Ils souhaitent connaître les caractéristiques et les modes de vie de la jeunesse picarde, notamment la population étudiante, ainsi que les leviers d’attractivité des établissements d’enseignement supérieur et du territoire.
6L’ADUGA est mandatée pour répondre à cette demande politique. Elle exploite les données disponibles de l’Insee, l’enquête Ménages déplacement du Grand Amiénois de 20104 et propose la mise en place d’une ECVE à Amiens. La première édition du questionnaire s’appuie des travaux menés à un niveau national par l’observatoire de la vie étudiante (OVE) et à l’échelle locale par l’agence d’urbanisme de l’agglomération marseillaise.
7La deuxième édition l’ECVE-2019, visait à caractériser les impacts de l’ouverture d’un nouveau site universitaire (la Citadelle située dans le Nord de la ville d’Amiens), la mise en place d’un nouveau réseau de bus reliant les différents sites de l’UPJV, notamment le Campus Sud excentré du centre-ville, ainsi que les conditions de vie des étudiants selon les filières. En effet, les étudiants des filières sciences humaines, sociales et philosophie, littéraires, linguistiques et STAPS comptent autant d’enfants d’ouvriers que d’enfants de cadres, alors que les filières santé (médecine, pharmacie) situées au campus Sud, attirent principalement des étudiants issus de milieux dit « favorisés ». Les modules « logement » et « déplacements » du questionnaire de l’ECVE sont analysés dans la perspective de l’expansion des résidences privées, tout comme les mobilités dans et hors de la commune d’Amiens. Les modules relatifs aux « pratiques culturelles et sportives » sont également détaillés afin de mieux appréhender les comportements et les attentes des étudiants par rapport à leurs ressources.
8La troisième édition de l’enquête résulte de l’initiative de l’ADUGA de maintenir des données actualisées sur les conditions de vie des étudiants à Amiens à un rythme quinquennal. L’enquête vise à être un outil barométrique qui facilite les comparaisons avec les éditions à venir. Pour cela, le questionnaire doit rester suffisamment généraliste afin de servir de base à des enquêtes plus spécifiques et permettre une standardisation des indicateurs établis. Ainsi, des modules du questionnaire ont été réduits ou à l’inverse développés de manière à répondre à ces deux objectifs. Les modifications du questionnaire relèvent d’un travail mené sur plusieurs années, en collaboration avec les partenaires, à savoir Amiens métropole, le Crous et l’UPJV.
9L’une des thématiques saillantes de cette troisième édition est donc la précarité des étudiants. Entre 2022 et 2023, deux étudiantes5 de seconde année du master professionnel en ingénierie démographique et expertise des populations (IDEP) ont travaillé sur ce sujet dans le cadre d’un stage d’études à l’ADUGA. Elles étaient coencadrées par une maîtresse de conférences du département de sciences sociales de l’UPJV et la chargée d’études responsable de l’observation socio-économique de l’Agence. La première étudiante a proposé un indicateur composite de précarité en conditions de vie à partir de l’ECVE-2019. Ce travail, à la fois exploratoire et expérimental, repose sur la méthodologie de l’indicateur PrecarEt. L’indicateur exprime des degrés de privation relative et de renoncement par rapport aux normes de vie d’une société, selon l’approche développée par Townsend (Pan Ké Shon, 2015). La seconde étudiante a révisé le questionnaire afin de tenir compte des retours des partenaires et du travail exploratoire sur la précarité. L’enquête ECVE-2024 permet d’objectiver la précarité comme un facteur explicatif aux inégalités de conditions de vie ainsi que l’incertitude face à l’avenir.
1.2. Contextes de l’évolution du questionnaire
10Pourquoi la précarité étudiante est une thématique saillante de la troisième édition ECVE ? D’une part, elle est devenue un sujet médiatique central, intensifié par la pandémie de Covid-19. Le confinement du printemps 2020 a bouleversé les conditions de vie et accentué certaines inégalités déjà présentes chez les étudiants. Le repli dans le logement, les inquiétudes sur le décrochage scolaire, l’enseignement à distance, etc., sont devenus des enjeux centraux dans le débat public. Le gouvernement a voulu réagir dans l’urgence de la situation en apportant un soutien aux étudiants les plus vulnérables, mais il s’est rendu compte qu’il a sous-estimé la diversité des profils, et que la population ciblée était difficile à définir (Cour des comptes, 2022). La massification scolaire en lien avec l’évolution du baccalauréat, la baisse de la dépense moyenne par étudiant, et la sélection des étudiants scolairement et socialement préexistaient à la crise et participent à l’espace hiérarchisé de l’enseignement supérieur.
11D’autre part, Amiens est une ville qui se distingue par une forte présence de jeunes et d’étudiants, qui contribuent de manière significative à sa dynamique démographique. La population étudiante constitue le vivier de la future population active de la région. Cela implique la nécessité d’un investissement local dans les enjeux liés à la qualité de vie et à l’attractivité professionnelle, notamment dans l’objectif de retenir ces jeunes diplômés et d’éviter leur départ vers d’autres villes. Avoir une connaissance précise du profil des étudiants – tant en termes de nombre que de caractéristiques sociales et démographiques – revêt alors un enjeu crucial. Ces informations peuvent en effet être essentielles pour élaborer des stratégies et des politiques spécifiques, telles que l’accès à l’enseignement supérieur, le développement de l’offre de formation ou la lutte contre la précarité étudiante, ainsi que pour orienter la création d’infrastructures adaptées. Dans cette optique, des appels à manifestation d’intérêt ont été lancés par la région Hauts-de-France afin de redéfinir les caractéristiques et les difficultés de la population étudiante. L’Université de Picardie Jules Verne (UPJV) a remporté en 2021 un appel à manifestation d’intérêt, avec la création du réseau de recherches pluridisciplinaires sur la situation des étudiants en période de crise et de transition (RESPECT). Un des axes du projet est la précarité étudiante. Cette recherche-action invite les chercheurs de différents laboratoires de l’université et les partenaires locaux à développer des recherches sur les étudiants de l’UPJV.
12Enfin, la population étudiante amiénoise présente des caractéristiques sociales spécifiques qui doivent être prises en compte pour élaborer, à l’échelle locale, des indicateurs, dont la précarité étudiante. L’étude de l’OVEFIP montre que la précarité est plus marquée au sein des universités, or la majorité des étudiants à Amiens y sont inscrits. L’effet de massification est palpable sur le territoire, ce qui peut accentuer certaines formes d’instabilités et amplifier les inégalités. La majorité des étudiants sont inscrits en licence, mais la poursuite des études dans les cycles supérieurs semble plus limitée. La filière sciences humaines, l’une des plus populaires à l’UPJV, est aussi celle où la précarité est la plus répandue, en lien avec l’origine sociale dite « modeste » des étudiants. On peut donc supposer que les inégalités scolaires se prolongent dans l’enseignement supérieur, exposant ces étudiants à divers risques qu’ils peinent à surmonter, faute de ressources suffisantes. Enfin, la majorité des étudiants provient de l’ancienne région picarde, ce qui soulève des questions sur l’offre de formation disponible et les stratégies individuelles des étudiants.
2. Objectiver les précarités étudiantes à partir du questionnaire de 2024
2.1. Indicateur de conditions de vie
13Dans la troisième édition de l’ECVE, cinq variables sont ajoutées par rapport au questionnaire de 2019 pour calculer l’indicateur de précarité du réseau des observatoires de l’enseignement supérieur (Résosup). L’intérêt est de calquer une méthodologie utilisée par plusieurs universités et d’établir des comparaisons avec celles-ci.
14L’indicateur Résosup repose sur des variables qui expriment un sentiment de pauvreté (comme les difficultés financières et la nécessité de travailler pour y faire face) ainsi que des variables relatives au quotidien, aux difficultés financières notamment sur l’accès à l’alimentation, aux soins, au logement, et sur la perception de la santé physique et psychologique. Deux variables ont été ajoutées : l’aide des proches et le sentiment d’isolement que certains étudiants pourraient ressentir. Pour chacune des variables constitutives de l’indicateur de précarité de Résosup, un score (0, 1 ou 2) est attribué aux modalités qui expriment une « vulnérabilité ». Nous nous appuyons sur cette méthodologie pour établir un score aux neuf variables sélectionnées du questionnaire de l’ECVE-2024 (tableau 1).
Tableau 1. Variables ECVE-2024 correspondantes à l’indicateur de précarité des conditions de vie
Difficultés financières |
1. Depuis le début de l’année universitaire, vous est-il arrivé d’avoir des difficultés financières telles qu’il vous a été impossible de faire face à vos besoins essentiels (alimentation, loyer, EDF…) ? |
Aide des proches |
2. Si vous avez ou deviez faire face à des difficultés, avez-vous des proches (vos parents, autres membres de la famille, des amis…) qui peuvent vous aider ? |
Activité rémunérée |
3. Concernant votre ou (vos) activité(s) rémunérée(s), quelle proposition correspond le mieux à votre situation ? |
Renoncement aux soins |
4. Depuis la rentrée, avez-vous déjà renoncé à voir un médecin ou un autre professionnel de santé ? |
Alimentation |
5. Depuis la rentrée, vous arrive-t-il de ne pas manger à votre faim de manière répétée ? |
Santé physique |
6. Comment percevez-vous votre état de santé physique ? |
Santé psychologique |
7. Comment percevez-vous votre état de santé psychologique ? |
Isolement |
8. D’une façon générale, vous diriez que vous vous sentez… ? |
Difficulté logement |
9. Concernant votre recherche de logement, avez-vous rencontré de grandes difficultés ? |
Source : questionnaire ECVE-2024.
2.2. Indicateur de contraintes financières
15Le questionnaire de la troisième édition de l’ECVE pose deux questions sur les ressources financières : le montant des ressources mensuelles et la possibilité d’épargner. Ce choix méthodologique résulte de la difficulté à calculer et à appréhender cette information, notamment pour les étudiants qui bénéficient d’aides familiales formelles et informelles, souvent difficiles à quantifier. La déclaration des ressources financières ne correspond pas toujours au niveau de vie (Giret & Tenret, 2019).
16D’autre part, la précarité financière ne peut être limitée aux étudiants qui exercent une activité rémunérée avec un volume horaire important, sans rapport avec leurs études et qui voient leurs chances de réussite réduites (Belghith, 2015 ; Bugeja-Bloch & Frouillou, 2024). Par exemple, Mulvey et al. (2024), montrent que les niveaux de précarité financière varient parmi les étudiants internationaux en Australie, et comment cela impacte les autres dimensions de la vie personnelle. Ils expliquent que les recherches sur les étudiants internationaux ont tendance à homogénéiser ce groupe. Ce groupe serait perçu et composé principalement de jeunes privilégiés des classes moyennes, du fait qu’il faut un certain capital économique souvent nécessaire à la migration. Pourtant, il y a une grande diversité de ressources économiques de ces étudiants. Il est de plus en plus reconnu qu’ils sont vulnérables et précaires. L’objectif des chercheurs est d’utiliser le concept de précarité dans un sens plus large pour mieux comprendre qui sont ces étudiants. Leur hypothèse est que la précarité doit être utilisée comme un pont, un lien relationnel entre des conditions structurelles et des expériences de vie. Dans ce sens, la précarité financière est inévitablement liée à d’autres domaines de la vie.
17Notre objectif est d’explorer les mécanismes de la précarité financière avec des expériences estudiantines plus larges, comme les contraintes financières dans différentes sphères. Les neuf variables sélectionnées de l’enquête ECVE-2024 (tableau 2) illustrent des privations financière, alimentaire ou de sortie au motif que « c’est trop cher ». Le score (0, 1 ou 2) de cet indicateur est calculé selon la méthodologie de l’indicateur des conditions de vie.
Tableau 2. Variables ECVE-2024 correspondantes à l’indicateur de contrainte financière
1. Une fois vos dépenses essentielles assurées (logement et charges liées au logement, déplacements, santé, courses alimentaires), quel est le montant des ressources dont vous disposez librement ? |
2. Bénéficiez-vous cette année d’une bourse d’État (France) sur critères sociaux, attribuée par le CROUS ? |
3. Vous arrive-t-il d’être à découvert sur votre compte bancaire ? |
4. Réussissez-vous à mettre de l’argent de côté ? |
5. Depuis le début de l’année universitaire, vous est-il arrivé d’avoir des difficultés financières telles qu’il vous a été impossible de faire face à vos besoins essentiels (alimentation, loyer, EDF…) ? |
6. Depuis la rentrée, avez-vous été rémunéré·e pour une ou plusieurs activités (hors stage et alternance), que vous ayez un contrat de travail ou non, déclaré ou non ? |
7. Quelle est la raison principale qui vous empêche ou vous dissuade de fréquenter les programmations culturelles à Amiens (concerts, théâtre, expos, festivals, ateliers, visites…) ? |
8. Pratiquez-vous une activité physique ? |
9. Au cours de votre année d’études, rentrez-vous chez vos parents/référents ou l’un de vos parents le week-end ? |
Source : questionnaire ECVE-2024.
2.3. La précarité subjective
18L’enquête ECVE-2024 intègre une question qui permet de saisir la précarité subjective de la manière suivante :
« À quel point vous sentez-vous en situation de précarité ? »
Veuillez indiquer votre réponse sur l’échelle suivante, où 0 signifie « Pas du tout » et 5 signifie « Tout à fait ».
19La formulation s’inspire des travaux sur la pauvreté subjective. Les individus qui se sentent pauvres doivent être considérés comme pauvres. Cela peut se traduire par des questions, à l’instar de la DREES (Duvoux & Papuchon, 2018) qui interroge la possibilité de « devenir pauvres dans les 5 ans
». Cette approche peut également se traduire par l’élaboration de seuils de pauvreté subjective (subjective poverty lines
, Veit-Wilson, 1987) ou par la construction d’indicateurs de privation définis par les individus eux-mêmes (Mack & Lansley, 1985). Selon Paul Spicker et al. (2007, p. 199), l’avantage de cette méthode est que les membres de la société sont sollicités comme experts de leur propre situation. Toutefois, une limite de cette approche réside dans le fait que les individus tendent à se prononcer en fonction des normes sociales dominantes plutôt qu’en fonction de leur perspective personnelle. Un étudiant peut ressentir de la précarité en comparant sa situation actuelle avec sa situation antérieure. Si par exemple, objectivement il est issu d’un milieu financier favorable et qu’il se rend compte que sa situation actuelle s’est dégradée, un sentiment de précarité peut être ressenti. À l’inverse, un étudiant pourrait objectivement être considéré comme précaire, mais ne pas le ressentir de cette manière, car sa situation est stable ou s’améliore (Cordazzo & Sembel, 2020). Cet indicateur de précarité subjective ne requiert ni définition préalable de la précarité ni l’application de critères stricts pour identifier les situations de précarité.
Conclusion
20Chacun des indicateurs présentés ci-dessus n’est pas totalement satisfaisant pour saisir la précarité et identifier les étudiants les plus vulnérables. L’approche par les conditions de vie impose de l’extérieur une norme de vie « idéale ». L’approche par les contraintes financières ne prend pas en compte les différences de gestion budgétaire ni les conceptions subjectives. L’approche subjective tend à sous-estimer l’impact des préférences adaptatives, c’est-à-dire la manière dont les individus ajustent leurs attentes et leurs préférences en fonction de leurs conditions de vie, souvent de manière inconsciente. Par exemple, un étudiant en grande difficulté financière pourrait considérer comme « normal » de sauter des repas ou de ne pas chauffer son logement en hiver, et donc ne pas percevoir sa situation comme particulièrement précaire. Chacun des répondants à l’ECVE-2024 est susceptible d’être concerné par une forme de précarité. Les différentes acceptions de la précarité se côtoient, s’entrecroisent, mais ne se recoupent pas nécessairement. Elles apportent des clés de lecture sans être exhaustives. Au-delà d’une approche en termes de seuil ou d’échelle de score, nous retenons une autre caractéristique qui détermine la précarité : le cumul d’inégalités, en termes de conditions de vie, de contraintes financières et de précarité subjective (figure 1). Comme indiqué plus haut, la logique de cumul résulte du fait qu’une inégalité en entraîne une autre.
21Nous porterons donc notre attention sur les configurations de cumul de précarité afin de présenter des profils d’étudiants les plus vulnérables. Ce travail permettra de saisir les inégalités d’expositions au risque d’instabilité, à l’absence ou la fragilité de moyens pour y faire face et les difficultés à se projeter en raison d’un sentiment d’insécurité face aux études et/ou à l’avenir. La combinaison de ces facteurs peut augmenter le risque de tomber dans la pauvreté (Villeneuve, 1984, p.95) et de sortir précocement du système universitaire.
Figure 1. Cumul des précarités étudiantes selon ECVE-2024

Source : les autrices.
22Les configurations de cumul de précarité permettront d’identifier les étudiants « les plus vulnérables ». Leurs profils seront définis selon plusieurs variables d’intérêt comme le lieu de résidence (rural/urbain), le genre et des assignations « racialisantes » comme le pays d’origine ou le programme de mobilité d’études (Europe/hors Europe). En effet, les frais de scolarité pour les étudiants internationaux hors Union européenne ont considérablement augmenté en 2024, atteignant 2 850 euros pour une année en licence et 3 879 euros pour une année en master, contre respectivement 170 euros et 243 euros pour les étudiants français et européens. Les étudiants internationaux représentaient 11,6 % des effectifs, une proportion légèrement inférieure à la moyenne nationale (12,2 %) et en baisse par rapport à 2010, où ils représentaient 16,8 % des inscrits à l’UPJV. Ils sont majoritairement inscrits en master et en doctorat.
23En s’inspirant des travaux de Resosup et de l’OVE, on s’intéressera également aux soutiens mobilisés par les étudiants les plus vulnérables, via les supports institutionnels (obtention d’une bourse ou la sollicitation d’aides et d’assistance) et la famille. En 2021-2022, 40,8 % des étudiants inscrits à l’UPJV bénéficiaient d’une bourse sur critères sociaux, un chiffre stable au cours des dix dernières années.
24Enfin, on s’intéressera au sentiment d’incertitude face à l’avenir. Ce sentiment peut être plus fort chez les étudiants issus des classes populaires, notamment ceux qui vivent des transferts de classe. Pour eux, l’accès à l’enseignement supérieur peut être perçu comme une ascension sociale, mais aussi provoquer de la déstabilisation et des conflits avec leur milieu d’origine. Le sentiment d’incertitude peut également se lire dans les trajectoires des étudiants internationaux. Ils peuvent être considérés comme privilégiés dans leurs pays d’origine, mais ressentir des formes de précarité dans le pays d’études (Maurin, 2008 ; Duvoux, 2022).
25La précarité est analysée comme une séquence des trajectoires étudiantes, les conditions de vie peuvent évoluer en fonction des contextes et des aspirations. Objectiver la précarité par des indicateurs et surtout le cumul de précarité (en condition de vie, les contraintes financières et la précarité subjective) vise à identifier les profils des étudiants les plus vulnérables. Ce travail exploratoire repose principalement sur l’exploitation des données de l’enquête conditions de vie des étudiants (ECVE) à Amiens menée en 2024. Le questionnaire de la 3e édition ayant évolué par rapport à 2019 pour mieux saisir et quantifier la (les) précarité(s) étudiante(s).
Bibliographie
Belghith, F. (2015). L’activité rémunérée des étudiants. Une diversité de situations aux effets contrastés. OVE Infos, 30.
Bugeja-Bloch, F. & Frouillou, L. (2024). Penser, mesurer et décrire les précarités étudiantes : les apports d’une enquête locale. Agora débats/jeunesses, 96(1), 67-84.
Castel, R. (1995). Les métamorphoses de la question sociale. Paris : Éditions Fayard.
Cordazzo, P. & Sembel, N. (2020). Quand la marge interpelle la norme. Évolution et actualité de la précarité étudiante. Agora débats/jeunesses, 86(3), 43-60.
Duvoux, N. & Papuchon, A. (2018). Qui se sent pauvre en France ? Revue française de sociologie, 59(4), 607-647.
Duvoux, N. (2022). Précarité et insécurité sociale. Constructif, 62(2), 32-35.
Giret, J. F. & Tenret, E. (2019). Les ressources des étudiants : mesure, inégalités et vulnérabilités. Dans P. Cordazzo (dir). Parcours d’étudiants (p. 129-141). Paris : Ined Éditions.
Lebaron, F. (2011). Chapitre 1. Définitions et problèmes classiques des indicateurs sociaux. Dans F. Lebaron, Les indicateurs sociaux au XXIe siècle (p. 13-22). Malakoff : Dunod.
Mack J. H. & Lansley, S. (1985). Poor Britain. London : Allen & Unwin.
Maurin, L. (2008). Des pauvres aux riches, la question des inégalités. Regards croisés sur l’économie, 4(2), 46-50.
Mulvey, B., Morris, A. & Ashton, L. (2024). Differentiated experiences of financial precarity and lived precariousness among international students in Australia. High Educ, 87, 741–760.
Pan Ké Shon, J. L. (2015). Pourquoi l’indicateur de pauvreté en conditions de vie baisse malgré la crise économique ouverte en 2008 ? Paris : INSEE, document de travail de la direction des statistiques démographiques et sociales (no F1502).
Spicker, P., Alvarez Leguizamon, S. & Gordon D. (2007). Poverty. An international glossary. Chicago, IL : Zed Books [2nd ed.].
Villeneuve, A. (1984). Construire un indicateur de précarité : les étapes d’une démarche empirique. Économie et statistique, 168, 93-105.
Veit-Wilson, J.H. (1987). Consensual Approaches to Poverty Lines and Social Security. Journal of Social Policy, 16(2), 183-211.
Notes de bas de page
1Source : données Apogée qui regroupent les informations administratives des étudiants de l’UPJV et rapports du MESRI de 2022.
2L’UPJV est présente à Beauvais, Creil, Cuffies-Soissons, Laon et Saint-Quentin situés dans les départements de l’Oise et de l’Aisne. De plus, l’Université de technologie de Compiègne (UTC), une école d’ingénieurs réputée, accueille chaque année plusieurs milliers d’étudiants. Il existe également des sections de techniciens supérieurs dans les lycées et des formations paramédicales réparties sur l’ensemble du territoire. Ces formations, souvent courtes et favorisant une insertion professionnelle rapide, offrent une opportunité de formation locale pour les étudiants souhaitant rester proches de leur domicile familial.
3ECVE-2015 : 3 370 questionnaires pour une population de 27 100 étudiants (soit un retour de 12,6) ; ECVE-2019 : 2 900 questionnaires pour une population de 30 000 étudiants (soit un retour de 9,6 %) ; ECVE-2024 : 3 160 questionnaires pour une population de 29 988 étudiants (soit un retour de 11,6 %).
4La deuxième édition date de 2019, elle est financée par le Pôle métropolitain du Grand Amiénois (PMGA).
5Les travaux de recherche ont été rédigés par Florentine Zayonnet et Marie Lassez.
Auteurs
-
Laure Hadj
Maîtresse de conférences en sociologie-démographie, Université Picardie Jules Verne (UPJV).
-
Marie Lassez
Assistante chargée d’études à l’agence de développement et d’urbanisme du Grand Amiénois (ADUGA).

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Thomas Couppié, Dominique Épiphane, Olivier Joseph et al. (dir.)
2024
Après la formation initiale : les vicissitudes du parcours professionnel - Tome 2
Exploitations de l’enquête 2020 auprès de la Génération 2017
Thomas Couppié, Dominique Épiphane, Olivier Joseph et al. (dir.)
2024
Parcours et expériences en formation initiale : quel(s) impact(s) sur l’insertion ? - Tome 3
Exploitations de l’enquête 2020 auprès de la Génération 2017
Thomas Couppié, Dominique Épiphane, Olivier Joseph et al. (dir.)
2024