Quand précarité de statut migratoire et d’emploi s’entrechoquent au fil du temps. Un dispositif méthodologique novateur pour comprendre les trajectoires de bien-être et santé psychologique des travailleur/euses immigrant·es temporaires au Québec
p. 391-399
Entrées d’index
Mots-clés : travailleur migrant, travail précaire, risque psychosocial, santé au travail, Québec
Keywords : migrant worker, unstable employment, psycho social risk, occupational health, Quebec
Texte intégral
Introduction
1Les travailleur/euses immigrant·es temporaires (TIT)1 occupent une place essentielle dans l’économie du Canada. Au Québec leur nombre a plus que triplé au cours de la dernière décennie (ISQ, 2024). Malgré leur rôle significatif dans la croissance économique et le développement social, les TIT sont surtout représenté·es dans les emplois de faible qualité, dit « 3D » (dirty, dangerous et demanding) (Rubery et al., 2018). Des recherches menées au Canada, hors Québec, suggèrent que les TIT sont particulièrement susceptibles de vivre des conditions d’emploi précaires (Preibisch & Hennebry, 2011 ; Strauss & McGrath, 2017). La précarité d’emploi est ici considérée de façon multidimensionnelle, caractérisée à la fois par l’instabilité de la relation d’emploi, un faible contrôle individuel ou collectif sur le travail, une faible protection réglementaire et un revenu insuffisant (Rubery et al., 2018). En plus des enjeux liés à la précarité d’emploi, les TIT doivent également composer avec ceux émanant de leur statut migratoire précaire (Cloos et al., 2020) inhérent à son caractère temporaire. Environ un TIT sur cinq est sous permis de travail fermé au Canada, c’est-à-dire que leur permis spécifie un employeur unique et fixe des conditions sur la durée et le lieu d’emploi. Dans de telles conditions, des risques d’exploitation, considérés comme de l’esclavage moderne (ONU, 2023), s’ajoutent à cette double précarité d’emploi et de statut dont les conséquences sont encore trop peu documentées. Cependant, tant au Canada qu’à l’international, il manque des indicateurs quantitatifs qui, combinés à des données qualitatives, puissent permettre un portrait compréhensif des effets interactifs de la précarité d’emploi et du statut migratoire au fil du temps. Dans cet article, la focale porte donc sur la double précarité de statut migratoire et d’emploi vécue par les TIT au prisme des effets potentiels sur leur bien-être et leur santé (Côté et al., 2023 ; Moyce & Schenker, 2018 ; Sterud et al., 2018).
2Notre programme de recherche vise à mesurer et comprendre ces interactions et leurs influences sur le bien-être et la santé psychologique des TIT. Le présent article vise à le décrire, en abordant d’abord la littérature sur laquelle il est fondé ainsi que le dispositif méthodologique que nous développons, puis à présenter des résultats de notre démarche à ce jour, de même que quelques défis rencontrés.
1. Revue de la littérature
1.1. Le bien-être des TIT
3Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 2020), le bien-être ne consiste pas seulement en l’absence de maladies physiques ou mentales ; il inclut aussi des indicateurs positifs quant au fonctionnement de la personne. Pourtant, les études ayant porté sur le bien-être des TIT ont surtout examiné les indicateurs de difficultés de santé (Hasan et al., 2021), négligeant l’impact délétère de la précarité sur des aspects positifs de leur bien-être. De façon à bien tenir compte de l’ensemble des dimensions du bien-être chez les TIT, nous mobilisons le modèle ICOPPE qui décrit le bien-être comme « un état de fait positif, obtenu par la satisfaction simultanée et équilibrée de divers besoins objectifs et subjectifs
» (Prilleltensky, 2012, p. 2).
4Les personnes immigrantes arrivent, en règle générale, au Canada en meilleure santé physique et mentale que les personnes citoyennes canadiennes (De Maio, 2010), mais leur bien-être se détériore au fil du temps en raison de facteurs sociaux défavorables (Chowdhury et al., 2021) qui incluent de mauvaises conditions de vie et de travail, une faible qualité du logement, du racisme, du stress lié à l’intégration, l’absence d’un réseau personnel sur place et l’accès limité aux services (Cloos et al., 2020 ; Preibisch & Hennebry, 2011). Cependant, parmi les facteurs potentiels d’influence, on a rarement tenu compte du statut migratoire temporaire.
5En fait, les formes d’emploi occupées par les TIT apparaissent souvent aliénantes et dégradantes (Moyce & Schenker, 2018). Quelques études qualitatives suggèrent qu’elles et ils sont souvent confronté·es à des conditions de travail comportant des risques psychosociaux, soit des « facteurs qui sont liés à l’organisation du travail, aux pratiques de gestion, aux conditions d’emploi et aux relations sociales et qui augmentent la probabilité d’engendrer des effets néfastes sur la santé
» (INSPQ, 2024, para. 1). Parmi les risques auxquels les TIT pourraient être particulièrement exposé·es figurent une charge de travail excessive (Cedillo et al., 2019), une faible autonomie (Ronda Pérez et al., 2012), une reconnaissance moindre (notamment des salaires inférieurs) (Lee & Kofman, 2012), un manque de soutien social de la part des supérieur·es et des collègues (Bergbom et al., 2015 ; Hoppe, 2011), du harcèlement psychologique (Sterud et al., 2018), des événements potentiellement traumatiques, ainsi qu’un manque d’informations claires, c’est-à-dire dans une langue accessible aux TIT, concernant les décisions organisationnelles (Cedillo et al., 2019). À ces facteurs de risque s’ajoute le fait que les TIT ont généralement une plus faible connaissance des lois et règlements régissant l’emploi dans le pays d’accueil et des possibilités limitées d’accès aux ressources sociales et juridiques (Mayhew & Quinlan, 2002).
1.2. La nécessité d’une perspective théorique multifactorielle et axée sur le parcours de vie
6Les recherches sur le bien-être des TIT se sont concentrées sur une ou quelques dimensions ou facteurs de risques psychosociaux. Le récent cadre théorique intégratif développé par Shirmohammadi et al. (2023) pour la population de travailleurs/euses immigrant·es « cols bleus », nous invite cependant à porter un regard multifactoriel, en attirant notre attention sur une diversité de ressources personnelles (par ex., compétences, connaissances et estime de soi) et sociales (par ex., soutien social, mentorat et relations positives) perdues et gagnées par les travailleur/euses immigrant·es (Shirmohammadi et al., 2023). Selon ce modèle, la précarité de l’emploi, les risques du travail, la discrimination, ainsi que les facteurs de stress liés à l’immigration (par ex., les barrières linguistiques) sont des facteurs qui induisent une perte de ressources. En revanche, le soutien social – au travail, dans la communauté et offert par les prestataires de services formels – et les stratégies individuelles (par ex., pratiques spirituelles, loisirs) sont des facteurs associés à des gains de ressources qui pourraient atténuer les impacts des pertes de ressources. Bien qu’il n’ait jamais été appliqué auprès de TIT, ce modèle a l’avantage d’inclure plusieurs des défis potentiels menaçant le bien-être de cette population.
7Les facteurs associés aux pertes et aux gains de ressources (Shirmohammadi et al., 2023) devraient être considérés au fil du temps, puisque le temps écoulé depuis l’arrivée au Canada aurait un impact significatif sur les expériences des TIT (Gushulak et al., 2011 ; Hennebry et al., 2016). Cela souligne l’importance d’une approche axée sur les parcours de vie, permettant de reconnaître la capacité d’action des individus sur les opportunités et contraintes de leur environnement, ainsi que la diversité des trajectoires possibles de bien-être parallèlement à la succession des emplois occupés et leurs situations sociales changeantes (Martiniello & Rea, 2014). De plus, l’approche des parcours de vie permet de s’intéresser à l’emploi et au travail, dans leurs interactions avec les autres sphères de vie (Gherghel & Saint-Jacques, 2013 ; Bidart, 2013). L’examen des trajectoires de bien-être des TIT en lien avec la précarité d’emploi et de statut migratoire (et les pertes et gains de ressources associés) permettrait de tester l’hypothèse d’un effet tremplin vers l’atteinte d’un plus grand bien-être. À l’inverse, la précarité pourrait aussi apparaître comme enfermant les personnes dans un cycle de travail insécurisant associé à un bien-être qui s’affaiblit avec le temps (Hauschild & Manço, 2021).
8Au-delà d’une perspective temporelle, celle de l’intersectionnalité (Crenshaw, 1991) est aussi essentielle afin de considérer le fait que plusieurs sous-groupes de TIT sont confrontés à des défis supplémentaires en raison de leurs catégories d’âge, de genre et d’ethnicité (Burgess & Connell, 2015). Les personnes à l’intersection de multiples positions sociales marginalisées font face à des formes uniques de discrimination, prenant source dans des structures sociales d’oppression et nuisant au bien-être psychologique (Coulombe et al., 2022). Dans le cadre de notre programmation, une lunette intersectionnelle permettra de cerner de manière inédite les multiples précarités affectant le bien-être des TIT au Québec au fil du temps.
1.3. De la mesure et de ses lacunes
9Un défi à la réalisation d’études longitudinales sur la précarité et le bien-être des TIT réside dans le fait que les outils permettant de les mesurer ont été développés en grande partie pour une population non immigrante. Ainsi, la majorité des mesures existantes n’ont pas été validées dans l’ensemble des langues maternelles les plus prévalentes pour les TIT dans le contexte québécois (c.-à-d., français, anglais, espagnol et arabe). Ensuite, les quelques rares outils disponibles dans plusieurs de ces langues, la formulation de leurs énoncés ne semble pas adéquate pour différents niveaux de maîtrise de la langue ou de littératie. De plus, le contenu même des outils n’est pas finement adapté aux emplois plus atypiques majoritairement occupés par les TIT (Vandevenne & Vanroelen, 2024). Enfin, les outils de mesure ont pour la plupart été conçus ailleurs qu’au Québec, dans d’autres provinces canadiennes ou pays : leurs énoncés ne sont pas nécessairement adaptés aux critères des programmes régissant les conditions d’emploi et de travail des TIT au Québec.
10Des critiques plus spécifiques peuvent être adressées aux mesures des risques psychosociaux du travail. Par exemple, le Job Content Questionnaire de Karasek (1985) n’inclut pas tous les facteurs de risques psychosociaux identifiés comme significatifs par l’Institut national de santé publique du Québec et la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail. Il y manque notamment les risques liés au harcèlement et aux événements traumatiques, susceptibles d’être vécus par les TIT. De plus, le Job Content Questionnaire n’est pas librement accessible, ce qui empêche les chercheur/euses de les adapter aux TIT. Parmi les outils librement accessibles, le Copenhagen Psychosocial Questionnaire (Burr et al., 2019) et l’Occupational Health and Well-being Questionnaire (Truchon et al., 2022), qui ont aussi comme avantage d’inclure un large nombre de facteurs de risque, n’ont pas encore été testés auprès des TIT. En somme, ces lacunes méthodologiques nuisent à la mesure des effets dynamiques au fil du temps de la précarité d’emploi et de statut migratoire sur le bien-être des TIT.
2. Un programme de recherche pour prendre la mesure des trajectoires
11Le programme de recherche actuel, composé de deux études complémentaires2, vise à développer des outils méthodologiques adaptés aux réalités des TIT au Québec, afin de mobiliser ces outils pour examiner les trajectoires de bien-être des TIT.
2.1. Étude 1. Développement de mesures adaptées et étude transversale
12Les objectifs de la première étude sont (1) de développer et valider un outil de mesure des facteurs de risques psychosociaux et de la santé psychologique adapté à la réalité des TIT au Québec, puis (2) de l’utiliser pour brosser un portrait transversal de cette catégorie de population, à cet égard. Cette étude s’appuie sur un paradigme pragmatique, faisant appel à un processus de codesign qui favorise l’apport des savoirs expérientiels et professionnels pour alimenter le co-développement d’un outil ou d’une intervention (O’Brien et al., 2021). Le codesign consiste plus précisément en une série de trois rencontres de deux comités : un comité de savoirs expérientiels composé de TIT et un comité de savoirs professionnels et ce, afin de construire l’outil de mesure des risques psychosociaux, de la santé psychologique et de la précarité.
13Le comité de savoirs expérientiels est composé de 13 personnes TIT de divers pays d’origine (principalement de Colombie, mais aussi du Mexique, du Congo, du Sénégal, d’Irak et du Maroc), groupes d’âge, statuts migratoires temporaires (par ex., travailleur/euses, étudiant·es, demandeur/euses d’asile), permis de travail (ouvert ou fermé), secteurs d’emploi (santé, manufacturier, restauration et services). Le comité de savoirs professionnels est composé de représentant·es d’organismes d’aide aux immigrant·es, de chercheur/euses et d’employeur/euses de TIT de divers secteurs (santé et services sociaux, agroalimentaire, services financiers).
14La première rencontre des membres de chaque comité a eu lieu à l’hiver 2025. Elle avait comme ordre du jour de comprendre la perception de la santé mentale et d’examiner des dimensions possibles d’une ébauche de questionnaire pour mesurer les risques psychosociaux et la santé psychologique. Pour guider la réflexion, plusieurs dimensions mesurées dans le Occupational Health and Well-being Questionnaire (Truchon et al., 2022) ont été examinées (détresse psychologique, stress post-traumatique, insécurité d’emploi, charge de travail, longues heures de travail, latitude décisionnelle, reconnaissance, sens du travail) en les considérant comme des éléments potentiels d’un outil de mesure adapté pour les TIT. Suivant un processus itératif impliquant d’autres rencontres des comités pour obtenir leurs rétroactions sur le contenu et la formulation des énoncés, une version adaptée du questionnaire (disponible en français, anglais, espagnol et arabe) pour les TIT au Québec sera produite dans les prochains mois.
15À la suite de la phase de codesign de l’outil de mesure, trois étapes sont prévues : (1) Des entretiens cognitifs auprès d’une trentaine de TIT pour tester le questionnaire, en assurer la résonnance avec leurs réalités et identifier des améliorations éventuelles (longueur, interface) ; (2) L’outil sera ensuite validé lors d’une collecte auprès de 2 000 TIT âgé·es de 18 ans et plus et ayant occupé un emploi au cours des douze derniers mois au Québec. Ils seront recruté·es par l’intermédiaire de partenaires, d’annonces diverses et d’invitations dans le cadre d’événements communautaires. À la suite de la collecte, la fidélité ainsi que la validité factorielle et concomittante/convergente de l’outil seront analysées, et des analyses de médiation examineront l’effet indirect de la précarité sur la santé psychologique via les risques psychosociaux ; (3) Les résultats de la phase quantitative seront présentés lors de groupes de discussion avec des acteur/trices concerné·es afin d’identifier des pistes d’interprétation des résultats, ainsi qu’une liste d’actions concrètes pour guider la prévention des risques psychosociaux associés à la précarité chez les TIT.
2.2. Étude 2. Étude longitudinale
16Misant sur l’application et la bonification de l’outil validé aux étapes précédentes, l’étude 2 aura comme objectif principal d’évaluer l’évolution du bien-être des TIT au fil du temps, en considérant davantage les facteurs sociaux qui interagissent avec l’emploi et le travail. Plus précisément, cette étude cherche à : (1) décrire l’évolution des diverses dimensions du bien-être des TIT sur une période de 24 mois, en tenant compte de l’influence de la précarité de l’emploi et du statut ; (2) identifier les trajectoires latentes des sous-groupes de TIT ayant des profils de bien-être distincts ; (3) déterminer les facteurs associés à des trajectoires de bien-être plus ou moins positives (par ex., identités sociales, précarité de l’emploi et de statut, risques psychosociaux, discrimination, stresseurs liés à l’immigration, soutien social, stratégies individuelles) ; (4) comprendre, à partir des trajectoires quantitatives, les expériences qualitatives des TIT concernant les facteurs et parcours de vie influençant leur bien-être ; (5) formuler des recommandations pour les politiques et interventions visant à promouvoir le bien-être des TIT. Ces objectifs seront atteints à travers la réalisation d’une enquête longitudinale auprès d’un groupe diversifié de 1 000 TIT adultes travaillant au Québec qui répondront à des questionnaires (basés notamment sur les apprentissages de l’étude 1) à trois temps principaux de mesure sur une période de 24 mois. En plus, une sélection de 40 participant·es représentant le mieux les diverses trajectoires latentes identifiées participeront à des entretiens qualitatifs. L’analyse thématique sera combinée avec les résultats quantitatifs pour rendre compte de façon approfondie de la manière dont les TIT vivent les rapports sociaux et structurels qui affectent leur bien-être au fil de leurs parcours.
3. Résultats à ce jour
17Le contenu des premières rencontres de codesign a été analysé au moyen de la méthode des synthèses progressives dont l’idée centrale repose sur l’amorce rapide d’une réduction graduelle des données afin de « de générer des synopsis de plus en plus succincts, structurés en rubriques évolutives mais étroitement articulées à la problématique de départ
» (Gallant, 2023, p. 57). À l’issue de chaque rencontre, une transcription verbatim et les notes de l’équipe ont été synthétisées en mettant surtout en avant les enjeux transversaux nommés par l’ensemble des participant·es.
18Bien que le processus de codesign soit encore en cours, les analyses préliminaires des synthèses progressives suggèrent l’émergence de plusieurs points de réflexion importants pour l’adaptation de questionnaires afin de bien mesurer les réalités des TIT de façon longitudinale. D’abord, les discussions appuient les préoccupations de notre équipe quant à la transférabilité aux vécus des TIT, spécifiquement sur le plan culturel, de certains des concepts inclus dans les questionnaires existants qui ont été développés principalement dans un contexte européen ou nord-américain. Par exemple, bien que les TIT membres du comité de codesign aient reconnu l’importance de mesurer des aspects tels que la détresse, le bien-être ou le sens au travail, elles et ils ont souligné que la perception et l’expression de ces notions peuvent varier selon les expériences migratoires et les références culturelles de chacun·e.
19De plus, il ressort que certains thèmes liés à la santé psychologique pourraient être moins connus, ou encore considérés comme tabous ou stigmatisants dans certaines cultures ou par certaines personnes, nuisant à l’obtention de réponses valides. Les membres du comité de codesign ont mentionné l’importance de conserver des mesures de ces aspects, mais que des efforts supplémentaires devront être faits pour favoriser une compréhension adéquate de ces concepts (par ex., à l’aide d’exemples concrets) et promouvoir un climat sécuritaire lors de la passation du questionnaire pour améliorer la confiance des participant·es.
20Dans un même ordre d’idée, une représentante d’une entreprise employant des TIT a indiqué que la pertinence de certaines notions liées à la santé psychologique ou encore leur niveau de confort à en discuter librement pourrait varier selon leur étape dans la trajectoire migratoire. Selon elle, « prendre soin de soi n’est pas une priorité
» pour les TIT qui viennent d’arriver. Ainsi, des dimensions comme le bien-être et le sens au travail seraient perçues comme plus importantes pour les personnes au Québec depuis plus longtemps en comparaison avec celles nouvellement arrivées. Cela pourrait prendre sa source dans le processus d’acculturation ou l’acquisition d’une meilleure connaissance de leurs droits. Dans l’optique de notre étude longitudinale, l’enjeu d’applicabilité des dimensions de l’outil de mesure au fil de la trajectoire migratoire nécessite d’être résolu, ou du moins d’être pris en compte par notre équipe afin d’optimiser la possibilité d’un suivi longitudinal pertinent.
21En ce qui concerne les facteurs de risques psychosociaux du travail, il ressort globalement des discussions de codesign que les risques psychosociaux inclus dans le Occupational Health and Well-being Questionnaire (Truchon et al., 2022) semblent être pertinents pour les TIT. Cependant, les risques et les questions associées ne s’appliqueraient pas à toutes et tous les TIT exactement de la même manière qu’aux autres groupes de travailleur/euses. Ainsi, dans les discussions des comités, la possibilité d’être autonome et de faire des choix au travail (latitude décisionnelle) a semblé indiquer un environnement de travail sain et désiré par certain·es TIT, mais ne pas être nécessairement désirable pour d’autres. Cela nous a paru surprenant considérant les travaux en santé et sécurité du travail (menés principalement auprès de populations non migrantes), montrant l’importance de l’autonomie pour la santé psychologique (Clausen et al., 2022). Néanmoins, les commentaires recueillis sont cohérents avec une étude suggérant que l’autonomie au travail est associée positivement à la satisfaction au travail pour des non-immigrant·es, mais pas chez des immigrant·es (Ko et al., 2015).
22Suivant une logique similaire, une forte charge de travail et des heures supplémentaires nombreuses sont techniquement des indicateurs, dans la perspective du questionnaire initial de Truchon et al. (2022), de risques pour la santé mentale. Cependant, les discussions dans les comités de codesign suggèrent que pour les TIT, les énoncés sur ces aspects devront être formulés avec une attention particulière. En effet, de telles dimensions pourraient être perçues, certes pour certain·es, comme des aspects négatifs posant des risques à la santé, mais aussi, pour d’autres, comme synonymes de l’obtention (souhaitée) de davantage de responsabilités au travail.
23Au-delà de mieux cerner l’applicabilité de différentes dimensions aux contextes des TIT, le processus de codesign a aussi permis l’identification de dimensions additionnelles qui devront être ajoutées à l’outil de mesure. Ainsi, les discussions ont mis en avant l’importance d’inclure davantage d’énoncés sur le sentiment de sécurité en tant qu’indicateur central du bien-être des TIT. En effet, leur double précarité semble engendrer de très fortes préoccupations quant à la stabilité de leur situation de vie, favorisant des sentiments de peur et d’insécurité les habitant de façon continue.
24La situation semble d’autant plus difficile pour les TIT qu’elles et ils doivent aussi composer avec un sentiment de contrôle limité ou d’imprévisibilité quant à leur trajectoire professionnelle et de migration. Pour plusieurs, leur trajectoire, tributaire d’un permis d’emploi fermé, semble mener à un fort sentiment d’impuissance. D’autres, qui n’ont pas un tel permis fermé, ont rapporté l’expérience d’avoir subi (ou vu des collègues TIT subir) des décisions abruptes ou arbitraires de l’employeur/euse qui ont mis fin à leur emploi, engendrant aussi un sentiment d’insécurité. Or, malgré une telle importance du sentiment de (non-)contrôle, il n’est pas central parmi les dimensions incluses dans le questionnaire proposé, suggérant des améliorations nécessaires.
25Enfin, le contexte de permis de travail fermé questionne aussi la signification de certaines dimensions du questionnaire. Par exemple, la dimension qu’est le présentéisme (c.-à-d., travailler alors qu’on devrait plutôt s’absenter en raison de difficultés de santé) semble prendre un sens différent pour plusieurs TIT qui ont exprimé ne pas avoir la possibilité de s’absenter du travail en raison de maladie, notamment par crainte que s’absenter entraîne des conséquences sur leur lien d’emploi et leur statut migratoire. Bien que les rencontres suggèrent l’importance de conserver cette dimension dans le questionnaire, une mise en contexte aux participant·es sera nécessaire et une attention particulière sera essentielle lors de l’interprétation des résultats.
Remarques conclusives
26Comme il s’agit d’une programmation de recherche s’étendant sur plusieurs années (2024-2029) dont seulement les premières étapes ont été réalisées à ce jour, les résultats sur les effets de la double précarité des TIT sur leurs trajectoires de santé psychologique et leurs parcours migratoires au fil du temps émergeront au fil des prochaines étapes.
27Sur le plan méthodologique, à plus long terme, les analyses de trajectoires planifiées s’avéreront utiles pour fournir des données fiables, selon une perspective inédite, aux croisements entre les notions de précarité et les théories sur les parcours de vie et l’intersectionnalité. À court terme, le processus de codesign s’est déjà montré porteur. Les discussions confirment certaines limites des mesures existantes, mais surtout, pointent vers des pistes précises d’amélioration pour l’outil que nous développons. Les espaces de dialogue du codesign ont permis de mettre en commun et trianguler les points de vue de TIT, employeur/euses, intervenant·es et chercheur/euses. Afin de rendre le partage des points de vue possibles, nos démarches ont montré qu’une flexibilité était utile dans la composition des comités afin de favoriser un climat de sécurité propice aux échanges sur des sujets sensibles.
28Malgré la diversité des référents culturels, des positions sociales et des parcours migratoires des personnes prenant part au codesign, les résultats montrent l’émergence de plusieurs thèmes transversaux discutés précédemment. Néanmoins, on ne saurait passer sous silence un point de tension majeur. D’un côté, certain·es membres du comité de savoirs professionnels ont souligné l’importance de préserver le plus possible le questionnaire original pour maintenir sa validité et sa fidélité psychométriques. Cela favoriserait aussi la comparabilité de nos résultats avec ceux d’autres équipes utilisant les outils originaux (par ex., données de populations non immigrantes). En contraste, plusieurs TIT et autres expert·es ont souligné la nécessité de modifier considérablement des dimensions et items de l’outil. Dans les prochaines étapes du codesign, des discussions auront lieu pour idéalement favoriser des consensus, sinon des compromis, pour réduire ces points de tension. Ultimement, nous favoriserons une approche raisonnée équilibrant les impératifs psychométriques et l’importance de développer un outil flexible, permettant de saisir les trajectoires des TIT.
29Pour terminer, nos travaux à ce jour confirment le caractère porteur de notre programmation et de son dispositif de recherche. Rejoignant des études antérieures (Côté et al., 2023 ; Moyce & Schenker, 2018 ; Sterud et al., 2018), nos premiers travaux soulignent déjà que les TIT semblent faire face à de nombreux risques psychosociaux engendrés ou exacerbés par la précarité d’emploi et de statut migratoire ainsi que par leurs interactions. Dans une perspective de développement des connaissances tout comme de plaidoyer, l’importance de mesurer ces expériences et ces effets sur le bien-être des TIT semble unanime. Notre programmation, misant sur un outil de mesure adéquat, contribuera à faire valoir et guider des changements en termes de politiques publiques afin que les programmes mis en œuvre puissent favoriser des trajectoires de bien-être et d’intégration socioprofessionnelle positives pour les TIT.
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Notes de bas de page
1Les TIT désignent les titulaires d’un permis de travail temporaire, fermé ou ouvert, quel que soit leur statut migratoire. Ils peuvent relever du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET), Programme de mobilité internationale (PMI), Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS) ou avoir un statut permettant l’obtention d’un tel permis, comme les demandeurs d’asile ou les étudiants internationaux.
2Étude 1, dirigée par A. Lechaume, « Conditions de travail et santé psychologique des personnes immigrantes à statut temporaire au Québec », financée par l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et sécurité des travailleurs (IRSST) ; Étude 2, dirigée par S. Coulombe, « Comprendre et promouvoir le bien-être global des travailleur.se.s immigrant.e.s temporaires à travers le temps : une étude longitudinale mixte », financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).
Auteurs
-
Aline Lechaume
Université Laval (Québec, Canada).
-
Simon Coulombe
Université Laval (Québec, Canada).
-
Johanna Cardona Campuzano
Université Laval (Québec, Canada).
-
Stéphanie Atkin
Université Laval (Québec, Canada).
-
Fredrick Vokey
Université Laval (Québec, Canada).

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