L’effet entreprise. La fabrique des inégalités de formation en entreprise
p. 329-337
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Mots-clés : apprentissage, stage de formation, entreprise, évaluation
Keywords : apprenticeship, traineeship, company, evaluation
Texte intégral
Introduction
1Dans une formation en apprentissage, l’apprenti alterne entre deux lieux de formation : l’établissement de formation et l’entreprise. Si les inégalités entre établissements scolaires font l’objet d’une littérature abondante, notamment à travers les travaux sur l’effet établissement, défini comme l’influence propre d’un établissement sur les performances et parcours des élèves indépendamment de leurs caractéristiques individuelles (Bressoux, 1995 ; Cousin, 1996 ; Grisay, 2006 ; Sargeac, 2022), les disparités entre entreprises formatrices restent, en comparaison, très peu explorées (Kergoat, 2002). Or, l’analyse de ce que nous proposons de qualifier d’effet entreprise – l’influence propre d’une entreprise sur les performances et parcours des apprentis indépendamment de leurs caractéristiques individuelles – apparaît d’autant plus nécessaire que l’entreprise constitue le principal lieu de formation des apprentis, ces derniers y passant en moyenne entre deux tiers et trois quarts de leur temps (article L6211-2 du Code du travail).
2L’examen de l’effet entreprise s’inscrit dans un contexte marqué par une forte hétérogénéité des contextes productifs et, par extension, des contextes de formation offerts aux apprentis (Moreau, 2006). Alors que les établissements scolaires relèvent d’un cadre institutionnel centralisé où l’État définit les curriculums, les conditions d’exercice du métier d’enseignant et, plus largement, les normes applicables aux établissements publics (Duru-Bellat et al., 2022), les entreprises formatrices ne sont pas soumises à une régulation semblable. L’analyse de cet effet apparaît d’autant plus nécessaire que la qualité de la formation en entreprise est laissée à la discrétion de ces dernières. Contrairement aux centres de formation d’apprentis (CFA), qui font l’objet de divers contrôles institutionnels – contrôle « qualité » via la certification Qualiopi délivrée par le Comité français d’accréditation (Cofrac), contrôle pédagogique assuré par les corps d’inspection, les représentants des branches professionnelles et les chambres consulaires, et contrôle administratif et financier exercé par les DREETS1 – les entreprises ne sont soumises à aucun contrôle formel2 en matière de formation des apprentis, sauf en cas d’intervention de l’Inspection du travail.
3À notre connaissance, aucun travail ne s’est spécifiquement penché sur l’effet entreprise, que ce soit à travers des approches quantitatives ou qualitatives. Si seules des études quantitatives de type corrélationnel permettraient de mesurer l’ampleur d’un effet propre des entreprises sur les parcours et trajectoires des apprentis, des recherches qualitatives pourraient constituer une première base empirique pour nourrir ces analyses. Cette démarche a notamment été suivie par Xavier Dumay et Vincent Dupriez (2007), qui ont eu recours à des enquêtes ethnographiques pour formuler leurs hypothèses sur l’effet conjoint de la composition sociale des établissements et des processus organisationnels et pédagogiques sur les scores en mathématiques obtenus à PISA 2000. Ces hypothèses ont ensuite été testées par des analyses multi-niveaux.
4Cette communication propose des premiers éléments d’analyse pour appréhender ce que nous désignons comme l’effet entreprise. Elle s’appuie sur une enquête qualitative menée auprès d’entreprises formatrices aux caractéristiques contrastées. Dans un premier temps, nous revenons sur les préalables analytiques nécessaires à l’opérationnalisation de cette notion, en nous appuyant sur les travaux relatifs à l’effet établissement : la définition de l’unité d’analyse, le choix de la variable dépendante et l’identification des variables indépendantes. Dans un second temps, nous approfondissons le dernier de ces préalables en examinant les propriétés des contextes productifs qui structurent les conditions d’apprentissage des apprentis.
1. Penser l’effet entreprise à l’aune des recherches sur l’effet établissement
5Pour analyser l’effet entreprise, nous proposons de nous appuyer sur les travaux existants sur l’effet établissement. À partir d’une revue de la littérature en sociologie de l’éducation, en économie de l’éducation et en sciences de l’éducation, nous avons identifié trois préalables analytiques nécessaires à l’étude de l’effet entreprise : la détermination de l’unité d’analyse, le choix de la variable dépendante et l’identification des variables indépendantes.
6La première opération consiste à inscrire cet effet dans un contexte d’action spécifique, en rejetant toute explication globale, c’est-à-dire toute analyse qui ne tiendrait pas compte des particularités du cadre dans lequel elle se déploie. En sociologie de l’éducation, cette démarche se traduit par « l’analyse concrète de situations de scolarisation concrètes
» (Berthelot, 1983), et se distingue ainsi des approches macro-sociologiques qui abordent les relations entre l’école et la société. L’un des premiers choix analytiques porte ainsi sur la détermination de l’unité d’analyse. Dans le cadre scolaire, les recherches sur l’effet du contexte scolaire sur les performances et parcours des élèves s’articulent à différents niveaux : i) l’effet établissement (ou effet école), qui vise à identifier les spécificités des établissements en neutralisant les effets liés aux caractéristiques individuelles du public accueilli ; ii) l’effet maître, qui interroge les pratiques pédagogiques des enseignants ; iii) l’effet classe, qui analyse la dynamique propre au groupe classe et les interactions avec les enseignants. Certains travaux articulent ces différents niveaux pour proposer une analyse conjointe de ces effets (pour une recension complète, voir Bressoux, 1995).
7Si les entreprises, à l’instar des établissements scolaires, sont des organisations hiérarchisées, les frontières des différents niveaux sont plus difficiles à définir. La notion même d’« unité » est plus floue, entre les limites physiques de l’entreprise et les différentes divisions de l’espace de production. Il apparaît ainsi plus pertinent d’adopter une approche relationnelle plutôt qu’une approche bâtimentaire ou institutionnelle. En effet, ce ne sont pas les entreprises en tant que personnes morales qui forment les apprentis, mais bien un collectif de travail. Nous proposons donc d’adopter comme unité d’analyse le système d’action concret (Crozier & Friedberg, 1977) dans lequel évolue l’apprenti, que nous désignons sous le terme de collectif tutoral. Ce collectif regroupe l’ensemble des salariés interagissant, à des degrés divers, avec l’apprenti, et se caractérise par des relations de nature variée – formatives, hiérarchiques, administratives –, dont l’intensité et le degré de formalisation sont variables. Cette approche permet ainsi d’appréhender l’influence de l’environnement professionnel immédiat des apprentis tout en tenant compte des dynamiques organisationnelles plus larges qui structurent l’entreprise. En ce sens, elle permet d’analyser les pratiques de formation en les rapportant « au système particulier dont celles-ci font partie, c’est-à-dire à la configuration d’acteurs, à la structure de pouvoir et aux règles du jeu structurant leurs échanges et interactions
» (Friedberg, 1997, p. 251).
8La seconde étape analytique concerne le choix de la variable dépendante. Une revue des travaux sur l’effet établissement permet de distinguer deux grandes catégories de variables dépendantes, différenciées par leur temporalité. Certaines études se concentrent sur les performances académiques des élèves, en prenant par exemple comme indicateurs les acquisitions en lecture (Bressoux, 1995) ou les scores en mathématiques (Dumay & Dupriez, 2007). D’autres adoptent une approche centrée sur les parcours scolaires et s’intéressent aux logiques d’orientation, en retenant par exemple l’établissement d’inscription (Sargeac, 2022) ou le choix d’orientation post-bac (Draelants, 2013).
9Dans le cadre de l’effet entreprise, plusieurs variables dépendantes peuvent être envisagées. Concernant la performance académique, les résultats aux diplômes et titres professionnels pourraient constituer un indicateur pertinent. Cependant, aucune base de données ne semble disponible pour en fournir une évaluation. Pour ce qui est des trajectoires scolaires et professionnelles, l’effet entreprise pourrait être appréhendé à travers des indicateurs d’insertion professionnelle, tels que le taux d’emploi salarié six mois après la sortie du dispositif ou la part des apprentis en contrat à durée indéterminée (CDI). Les systèmes d’information InserJeunes et InserSup, portés respectivement par la DEPP et la DARES, et par le SIES et la DARES, permettent de documenter l’insertion professionnelle des apprentis en croisant les fichiers de suivi des scolarités et les déclarations sociales nominatives. Une autre variable dépendante possible est celle des ruptures anticipées de contrat. Le suivi des contrats d’apprentissage est réalisé via le système d’information sur l’apprentissage (SIA), développé par la DARES. Ce système exploite les déclarations sociales nominatives et les remontées administratives des contrats effectuées par les opérateurs de compétences (OPCO) et les DREETS. Enfin, bien que le niveau de rémunération soit un indicateur pertinent, aucune base de données ne permet, à notre connaissance, d’en rendre compte.
10La troisième et dernière opération consiste à identifier les mécanismes qui structurent l’effet en question, autrement dit, à sélectionner les variables indépendantes. Dans le domaine scolaire, et notamment dans le cadre du courant de la School Effectiveness Research (SER), cette approche vise à identifier les caractéristiques des établissements les plus performants en distinguant les dimensions pédagogiques et organisationnelles. Sur le plan pédagogique, plusieurs facteurs ont été mis en avant : le temps réellement consacré à l’apprentissage (time on task), le soutien perçu de la part des enseignants, la pression à l’apprentissage, le climat disciplinaire en classe, la qualité de la relation enseignant-élève, la coopération entre enseignants, etc. Sur le plan organisationnel, l’autonomie de l’établissement dans les prises de décision et la participation des enseignants à la gouvernance apparaissent comme des éléments structurants.
11L’identification des variables indépendantes de l’effet entreprise constitue, à nos yeux, l’opération analytique la plus complexe, en raison de la multiplicité des dimensions susceptibles d’entrer en jeu. Plutôt que d’établir un inventaire exhaustif des caractéristiques des entreprises pouvant potentiellement être retenues comme variables indépendantes, nous avons choisi de centrer notre analyse sur quatre propriétés des contextes productifs qui nous semblent particulièrement structurantes pour appréhender les conditions de formation des apprentis. L’examen de ces quatre propriétés constitue l’objet de la seconde partie de cette communication.
2. Apprendre en entreprise : l’influence des contextes productifs sur la formation
12S’appuyant sur une enquête qualitative par entretiens et observations participantes, cette deuxième partie examine les propriétés des contextes productifs qui structurent les conditions d’apprentissage des apprentis, indépendamment des diplômes ou titres professionnels préparés. Autrement dit, notre analyse cherche à dépasser une approche centrée sur les spécificités des métiers pour proposer une réflexion écologique.
13À partir de nos analyses préliminaires, quatre dimensions apparaissent déterminantes dans l’équilibre entre exigences productives et objectifs pédagogiques : le positionnement marché, la structure capitalistique, la taille du collectif tutoral et l’organisation temporelle du travail. Ces propriétés doivent être appréhendées dans leur double dimension : objective, d’une part, à travers des éléments observables et matériels qui structurent le système d’action concret (Crozier & Friedberg, 1977), et subjective, d’autre part, dans la mesure où ils sont construits par les perceptions et interprétations des acteurs de l’entreprise (Pettigrew, 1987).
Tableau 1. Caractéristiques des entreprises enquêtées lors des observations participantes
Le Ferdinand | Brasserie Dimitri | B&Burgers | Sport Prime | Tendance mode | |
Restaurant 1 étoile Michelin | Brasserie (2 000 couverts/j) |
Chaîne de fast-food | Commerce de détail d’articles de sport | Magasin de prêt-à-porter | |
Positionnement marché | Haut de gamme | Milieu de gamme | Entrée de gamme | Milieu de gamme | Milieu et haut de gamme |
Structure capitalistique* | Indépendant | Indépendant | Franchisé | Franchisé | Indépendant |
Taille du collectif tutoral | 32 salariés (5 apprentis) |
130 salariés (8 apprentis) |
70 salariés (7 apprentis) |
30 salariés (2 apprentis) |
1 gérante (1 apprentie) |
Organisation temporelle du travail | Horaires fixes ; travail en coupure | Horaires variables ; pointage | Horaires variables ; pointage | Horaires fixes | Horaires fixes |
* Aucune succursale (entreprise secondaire créée et gérée directement par une société mère) n’a accepté ma demande pour y réaliser une observation participante.
Source : autrice.
Tableau 2. Caractéristiques des entreprises des apprentis suivis dans le cadre du dispositif longitudinal
Mathis | Rose | Vivien | |
Maison Rousset | Palais sucré | Simply Prix | |
Boulangerie-Pâtisserie | Commerce de détail de confiserie magasin | Chaîne de magasins de discount alimentaire | |
Positionnement marché | Milieu et haut de gamme | Milieu de gamme | Entrée de gamme |
Structure capitalistique | Indépendant | Franchisé | Intégré |
Taille du collectif tutoral | 8 salariés (4 apprentis) |
1 gérant (2 apprentis) |
35 salariés (1 apprenti) |
Organisation temporelle du travail | Horaires variables | Horaires variables ; pointage | Horaires variables ; pointage |
Source : autrice.
2.1. Positionnement marché
14Le positionnement marché d’une entreprise conditionne ses impératifs productifs et, par conséquent, les modalités de formation des apprentis, en déterminant les tâches qui leur sont confiées, les conditions de leur réalisation et le degré d’encadrement dont ils bénéficient. L’enquête menée met en évidence que la diversité et la technicité des savoirs professionnels transmis, ainsi que le cadre d’exigence dans lesquels s’inscrit cette transmission, varient selon la place occupée par l’entreprise dans la hiérarchie de son secteur.
15Si comparer des entreprises appartenant à des secteurs d’activité distincts présente un intérêt limité, la distinction entre segments au sein d’un même secteur (par exemple, la restauration traditionnelle et la restauration rapide) apparaît également trop large pour rendre compte des variations dans la nature des savoirs professionnels transmis. L’analyse se révèle plus féconde lorsqu’elle porte sur des établissements appartenant à un même segment, mais occupant des places différenciées dans la hiérarchie interne du secteur. La comparaison entre Le Ferdinand (restaurant gastronomique étoilé) et La Brasserie Dimitri (brasserie haut volume) permet d’appréhender la manière dont ces différences se traduisent dans les apprentissages. Un enquêté s’est livré à cet exercice au cours d’un entretien :
« Après j’ai envie de dire [la Brasserie Dimitri] et [Le Ferdinand] c’est un peu les deux extrêmes3. Il y a un monde entre les deux. […] Nous, on change la carte, deux, trois fois par an maximum. Donc effectivement, entre quelqu’un qui voit un changement de carte pendant 2 ans tous les deux mois, quelqu’un qui reste à [la Brasserie Dimitri] pendant 2 ans, il verra moins de choses, moins de techniques différentes, moins de plats différents, moins de façon de cuire, de… Voilà. […] Et après, dans l’ensemble, on fait quand même des choses simples. […] Donc oui travailler des choses un peu plus fines, des produits un peu plus nobles. Le poisson, on en a qu’un et on le demande en filet, donc on n’a pas le poisson qui va arriver entier. Les légumes, ça reste aussi très limité. Donc sur le côté vraiment technique pure, clairement c’est pas là où le jeune va voir le plus de choses » (Joffrey, chef du restaurant, Brasserie Dimitri).
16Deux éléments ressortent de cet extrait. D’une part, la fréquence de renouvellement du menu structure directement la diversité des apprentissages. L’enquêté insiste sur le fait que plus la carte change fréquemment, plus l’apprenti est exposé à des plats différents, impliquant une manipulation plus variée de produits et de techniques. À l’inverse, une carte stable restreint la diversité des gestes professionnels et réduit l’apprentissage à un ensemble de tâches répétées. D’autre part, la technicité des savoirs transmis dépend du positionnement marché de l’établissement. En indiquant que le poisson arrive déjà en filet, le chef sous-entend que certaines opérations de préparation (habiller, détailler, désarêter et fileter)4 ne font pas partie du répertoire de formation des apprentis.
17En plus des savoirs professionnels transmis, les modalités d’évaluation et de suivi des apprentis diffèrent selon le prestige de l’établissement. Dans les structures proposant des produits et/ou services haut de gamme, les standards de qualité élevés s’accompagnent d’une attention accrue portée aux erreurs et d’attentes renforcées quant à la maîtrise de savoirs dépassant le strict cadre des compétences requises pour l’activité productive. Cette exigence contribue à forger des dispositions professionnelles plus aisément transposables dans d’autres environnements.
18Les apprentis formés dans des établissements prestigieux bénéficient enfin d’une double rétribution symbolique dans le cadre de leur apprentissage, ce qui renforce l’attractivité de ces parcours sur le marché du travail. Les savoirs professionnels acquis dans ces établissements ont une valeur symbolique plus importante, et « le prestige social de la clientèle rejaillit sur ceux qui la servent
» (Pégourdie, 2022, p. 69).
2.2. Structure capitalistique
19La structure de propriété d’une entreprise – indépendante ou appartenant à un groupe (intégré ou franchisé)5 – participe à déterminer le degré de formalisation des tâches et d’autonomie dont dispose le collectif tutoral dans la mise en œuvre des apprentissages.
20L’un des premiers effets de la structure de propriété concerne le niveau de formalisation des tâches et des processus de travail. Une observation tendancielle peut être faite entre, d’un côté, les entreprises indépendantes, où les procédures apparaissent souvent moins normées, et de l’autre, les structures intégrées ou franchisées, qui reposent davantage sur des standards précis6. Un des résultats inattendus de l’enquête est la valorisation par les apprentis des environnements où les tâches sont fortement formalisées. Cette formalisation, qui n’est pas sans rappeler la structuration des apprentissages dans le cadre scolaire (Vincent et al., 1994) – notamment par la transmission de savoirs codifiés via des supports écrits –, semble leur offrir un cadre plus structurant, réduisant l’incertitude inhérente à l’apprentissage en situation de travail. À l’inverse, un faible degré de formalisation peut être perçu comme une source d’arbitraire, non tant dans l’évaluation des apprentis eux-mêmes que dans l’élaboration des savoirs professionnels transmis. Ainsi, Louise, apprentie dans la boutique indépendante Tendance Mode, peine à identifier les logiques sous-jacentes à la fixation des prix, au choix des produits mis en vitrine ou à la priorisation des tâches au fil de la journée, autant d’éléments définis selon des critères qui lui paraissent peu explicites.
Photo 1. Étiquette sur les vêtements dans le magasin Tendance Mode

Source : autrice.
21Un autre effet de la structure de propriété concerne l’autonomie dont dispose le collectif tutoral dans l’organisation de la formation. Ici, l’opposition se fait davantage entre les entreprises intégrées, où les décisions sont centralisées au niveau du groupe, et les indépendants ou franchisés, qui bénéficient tendanciellement d’une plus grande marge de manœuvre. Cette autonomie se traduit notamment par la possibilité d’aménager des temps spécifiques pour des activités d’apprentissage qui ne participent pas directement à la production de valeur ajoutée mais qui s’inscrivent dans le référentiel du diplôme ou du titre professionnel préparé. Dans les structures où les professionnels disposent d’une latitude suffisante, ces activités peuvent être encouragées et intégrées librement à l’organisation du travail. Le cas de Mathis illustre ce point. Après une première expérience dans une entreprise intégrée du commerce de détail, où il était exclusivement affecté à la vente, il rejoint une pâtisserie indépendante positionnée en milieu/haut de gamme. Outre l’activité de vente, il se voit confier la gestion des réseaux sociaux, activité qui était non envisageable lors de sa précédente expérience. Lors du quatrième entretien collectif, il revient sur son initiative d’organiser un jeu concours sur Instagram :
« [Mathis] : […] Et aussi, on a passé le cap des 5 000 abonnés. Donc, ils m’ont laissé organiser un jeu concours sur Instagram de A à Z, et ça a super bien marché. Du coup, on a gagné pas mal d’abonnés. Et du coup, maintenant, ils me laissent les rênes des réseaux sociaux tout seul. Donc ça, c’est cool aussi.
— [Enquêtrice] : Et c’est quelque chose que vous aviez prévu à l’avance qu’au moment où le compte atteindrait 5 000, tu allais t’en occuper ?
— [Mathis] : Non justement, c’est moi j’ai proposé. C’est toujours bien de faire un petit jeu concours. Et je me suis dit : 5 000 abonnés, c’est pas mal quand même, il faudrait lancer un petit truc. Et du coup, ils ont validé l’idée. Ils étaient un peu sceptiques au départ. On a eu pas mal de participation, à peu près 500, c’est vraiment énorme. Et après, on n’a fait que monter en abonnés, donc ils étaient très contents. Du coup, ils me laissent les rênes des réseaux sociaux ».
22Dans une organisation du travail moins contrainte par la standardisation des tâches et la centralité décisionnelle, il est possible de s’écarter des activités prescrites pour intégrer des temps dédiés à l’acquisition de savoirs professionnels qui ne sont pas directement requis par l’activité économique de l’entreprise.
2.3. Taille du collectif tutoral
23Partant du principe que la formation en entreprise repose sur une intégration progressive des apprentis au sein d’un collectif de travail, dans lequel ils évoluent de néophytes à membres d’une communauté de pratiques (Lave & Wenger, 2009), on peut supposer que l’existence d’un collectif tutoral favorise ce processus. La présence de plusieurs interlocuteurs au sein de ce collectif multiplie les opportunités d’apprentissage et les possibilités pour l’apprenti d’être accompagné dans l’acquisition de « savoirs, savoir-faire et savoir-être ainsi que de normes et valeurs propres à un domaine professionnel
» (Duc et al., 2020, p. 171).
24Si le maître d’apprentissage – dont l’intitulé, à un prédicat près, rappelle celui des « maîtres d’école » – est officiellement la personne « directement responsable de la formation de l’apprenti
» (article L6223-5 du Code du travail), la majorité des apprentis interrogés déclarent être formés par un collectif plutôt que par une seule personne. Loin de percevoir cette diversité d’interlocuteurs comme source de confusion, ils y voient une ressource qui facilite leur apprentissage : trouver quelqu’un de disponible pour répondre à une question, être accompagné dans la réalisation d’une tâche jugée complexe, bénéficier d’avis variés sur le travail réalisé, etc.
25À l’inverse, lorsque l’apprentissage s’inscrit dans un face à face, les tensions relationnelles peuvent prendre une acuité particulière. Privé d’autres interlocuteurs, l’apprenti devient entièrement dépendant de son maître d’apprentissage, tant pour l’acquisition que pour l’évaluation des savoirs professionnels.
« Non, très honnêtement maintenant, ça m’angoisse d’aller au taf quand je sais que mon patron sera là. Parce qu’il ne me dit jamais les choses en face, mais je sais qu’il me critique. Dès qu’il peut me critiquer, il me critique, même avec les clients, il le fait. Donc, vraiment, c’est angoissant. Il n’arrête pas de dire que je ne suis pas dynamique, que je suis timide, que je ne vais pas assez vite dans les tâches et tout. Alors que très honnêtement, tout le monde me dit que non. Même la responsable régionale m’a dit que j’étais très bien. C’est vraiment lui, il a un problème avec moi. J’en ai parlé avec d’autres salariés avant. Même une fille qui a arrêté son CDD, elle m’a dit : ouais non moi il m’a jamais fait ça, il m’a vraiment fait des tests. Par exemple, il me chronomètre quand je fais des ballotins [de chocolat]. […] Il me dit que je vais trop lentement. Il m’a dit : là tu dois faire 10 ballotins de 510 grammes, c’est genre 50 chocolats à mettre, et il me dit tu fais ça en moins de 10 minutes. […] C’est strictement impossible. Et même l’autre alternante elle m’a dit : jamais moi il m’a fait ça. Moi il me fait des tests, mais trop étrange, et du coup voilà ça m’angoisse » (Rose, apprentie BTS MCO, Palais sucré, entretien collectif no 1).
26Enfin, l’absence d’un collectif structuré autour de l’apprentissage traduit fréquemment une autre réalité : celle d’un recrutement motivé avant tout par des besoins en main-d’œuvre. Dans ces configurations, l’apprenti est souvent placé en situation de production immédiate, avec une autonomie contrainte et un apprentissage réduit à l’expérience du poste occupé.
2.4. Organisation temporelle du travail
27L’organisation temporelle du travail – notamment la distinction entre horaires fixes et variables et l’existence d’un système de pointage – structure la place accordée à la formation dans le temps de travail et contribue à façonner les interactions entre l’apprenti et le collectif tutoral.
28L’instauration d’un système de pointage peut tendanciellement rigidifier la distinction entre temps productif et temps formatif. Dans la majorité des entreprises enquêtées où un tel dispositif est en place, les apprentis rencontrés évoquent des difficultés à faire reconnaître leur statut d’étudiant-salarié. L’expérience de Vivien, apprenti chez Simply Prix, illustre cet aspect. Au moment de convertir en septembre 2024 son CDD (1 an) en contrat d’apprentissage, sa supérieure hiérarchique – qui deviendra sa maîtresse d’apprentissage – lui annonce qu’il bénéficiera prochainement d’une formation pour accéder au poste de chef de caisse. Pourtant, un mois plus tard, cette formation n’a toujours pas débuté. Lors de notre second entretien collectif en novembre, il explique qu’il a dû, après avoir terminé « son travail » de la journée, rappeler explicitement son statut d’apprenti pour que sa maîtresse d’apprentissage consente enfin à initier la formation :
« Vendredi, j’ai fait mon travail habituel jusqu’à 8 h, parce que j’ai un secteur frais à gérer, y’avait beaucoup de palettes, du coup, je les ai faites en deuspi [vite], j’ai un peu tartiné. Et après, à 8 h, j’arrive et du coup, j’ai un peu lancé le débat en disant : “Ecoute, je suis en alternance, du coup, moi, j’ai fait mon travail que vous m’avez demandé. Là, j’attends de vous que vous me proposiez le poste en tant que chef de caisse, genre l’étape suivante”. Et du coup, elle [sa maîtresse d’apprentissage] m’a dit : “Écoute, pourquoi pas, sachant que tu as déjà fini ton travail” ».
29Le récit de Vivien met en lumière la logique de subordination de la formation aux impératifs productifs et la nécessité, pour l’apprenti, d’en revendiquer activement l’existence.
30Lorsque les horaires de travail sont variables car ajustés en fonction des fluctuations de l’activité, leurs effets sur la formation varient selon la taille de l’entreprise. Dans les petites structures, cette flexibilité tend à isoler l’apprenti, qui se retrouve fréquemment seul sur l’espace de production, réduisant ainsi les opportunités de transmission des savoirs. Dans les grandes entreprises, elle fragilise la constitution d’un collectif tutoral stable, l’apprenti étant amené à travailler avec des professionnels différents selon les jours et les semaines. Ce roulement constant limite la continuité du suivi et conduit parfois à une méconnaissance de son statut d’étudiant-salarié et de ses besoins spécifiques en formation.
31Conclusion
32Cette communication constitue une première étape dans l’analyse de ce que nous désignons comme l’effet entreprise. En posant les bases d’une réflexion sur les préalables analytiques nécessaires à son étude et en mobilisant une enquête qualitative menée auprès d’entreprises formatrices, nous avons cherché à identifier les éléments susceptibles de structurer différemment les conditions d’apprentissage des apprentis et, in fine, leurs performances et trajectoires, indépendamment de leurs caractéristiques individuelles.
33Les propriétés du contexte productif constituent des déterminants de l’effet propre des entreprises, mais elles ne suffisent pas, à elles seules, à expliquer les disparités observées dans les trajectoires des apprentis, notamment en matière de ruptures de contrat d’apprentissage (Capdevielle, 2015). L’analyse des pratiques de formation suppose de croiser une lecture contextualiste et une approche dispositionnaliste, afin d’éclairer « les effets (facilitateurs ou inhibiteurs) des contextes sur les dispositions incorporées
» (Lahire, 2007, p. 315). Loin de contredire la démarche de l’effet entreprise – qui, à l’instar de l’effet établissement, cherche à isoler l’influence propre des contextes –, cette réflexion invite à considérer également les caractéristiques des membres du collectif tutoral. Une piste de recherche à approfondir serait d’explorer le rôle du parcours académique de ces derniers, et en particulier la manière dont une expérience personnelle en tant qu’apprenti pourrait modeler leurs pratiques de formation.
34L’articulation entre approches qualitatives et quantitatives apparaît ainsi comme une perspective essentielle pour mieux saisir les mécanismes sous-jacents à l’effet entreprise et approfondir l’analyse des inégalités de formation en entreprise.
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Notes de bas de page
1Directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités.
2L’absence de contrôle ne signifie toutefois pas une absence de régulation. Trois niveaux d’encadrement peuvent être identifiés : i) Un encadrement législatif : le Code du travail définit certaines obligations de l’employeur en matière de formation des apprentis. L’article L. 6221-1, par exemple, stipule que « l’employeur s’engage à assurer à l’apprenti, outre le versement d’un salaire, une formation professionnelle et complète, dispensée pour partie en entreprise et pour partie en centre de formation d’apprentis (CFA)
». ii) Un encadrement sectoriel via les conventions collectives : certaines branches professionnelles imposent des exigences spécifiques en matière de formation. Dans le secteur de l’hôtellerie, des cafés et de la restauration (HCR), par exemple, les maîtres d’apprentissage doivent depuis le 1ᵉʳ août 2013 obligatoirement suivre la formation « Permis de former » pour être habilités à encadrer des apprentis. iii) Un encadrement potentiel exercé par les CFA : certains CFA participent à une forme de régulation en effectuant des visites en entreprise afin d’assurer un suivi des conditions de formation des apprentis.
3Le chef de la Brasserie Dimitri a travaillé pendant 3 ans au sein du Ferdinand en tant que chef de partie. Je n’ai pas découvert ce fait en arrivant à la Brasserie Dimitri. C’est le chef du Ferdinand qui m’avait mise en contact avec le chef de la Brasserie Dimitri lorsque je lui avais parlé de mes difficultés à trouver des enquêtés.
4« Techniques de préparation de base » extraites de la « Liste des techniques professionnelles à maîtriser » du CAP Cuisine.
5Cette communication se concentre sur les principaux types de structure de propriété en raison de leur prévalence dans les secteurs étudiés. D’autres formes, telles que les coopératives ou les entreprises publiques, peuvent toutefois façonner différemment les conditions d’apprentissage des apprentis. L’analyse de ces configurations constituerait ainsi un prolongement à cette première approche.
6Cette distinction n’est toutefois pas systématique : certains établissements indépendants, notamment ceux positionnés sur le haut de gamme, adoptent également des protocoles rigoureux afin de garantir la qualité de leur offre.
Auteur
-
Meryl Merran
Centre de sociologie des organisations (CSO), Sciences Po/CNRS.

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