Lycéens professionnels de la ruralité : pratiques spatiales et supports identificatoires, deux variables explicatives des assignations socio-scolaires ?
p. 287-298
Entrées d’index
Mots-clés : lycéen, milieu rural, orientation scolaire-professionnelle, réseau social
Keywords : upper secondary school pupil, rural environment, school guidance and vocational guidance, social network
Texte intégral
Introduction
1Confronté aux « dynamiques inclusives » (Bedoin, Lemoine & Zoïa, 2022), le lycée professionnel (LP) accueille une diversité croissante d’élèves ; certaines filières sont fléchées pour l’affectation d’élèves issus de SEGPA, EREA ou ULIS1, et des dispositifs d’accueil d’élèves allophones nouvellement arrivés sont créés. Alors que les études statistiques révèlent toujours les « déterminants sociaux et raciaux » d’une « domination scolaire » en LP (Palheta, 2012), que des représentations sociales dépréciatives persistent sur cette filière (Maillard, 2024), des approches qualitatives (Depoilly, 2014 ; Pouyaud, 2008) mentionnent plus fréquemment un rapport positif à cette orientation. En milieu rural, ces orientations vers le LP s’expliquent en partie par un attachement à un style de vie fondé sur l’autonomie et l’entraide amicale (Coquard, 2019), voire à la mobilisation d’un « capital d’autochtonie » (Renahy, 2010), par anticipation des primes insertions.
2Notre étude s’inscrit dans le cadre d’un projet LéA (Lieux d’éducation associés), porté par l’Institut français d’éducation et par la CARDIE2 de l’académie concernée : elle comprend une étude longitudinale qualitative (2022/2025) conduite dans 5 LP, à zone de recrutement rurale (avec internat ; 4 dans des communes de 1 700 à 3 600 habitants et 1 dans une ville de 47 000 habitants), situés dans la « diagonale des faibles densités » (Oliveau & Doignon, 2016). En 2023, nous avons mené des entretiens auprès de 26 lycéens et 8 lycéennes en 1re ou 2e année de CAP3 (Services, Automobile, Bâtiment, Restauration). Des relevés ethnographiques dans les LP ont recueilli les modalités formatives auxquelles ils sont exposés. Actuellement réinterrogés, certains de ces jeunes nous livrent leur situation post-CAP et leur rapport à la formation, au travail et au métier.
1. Des pratiques familières aux représentations d’avenir : quelles variables retenir ?
3Les tendances issues des entretiens avec ces lycéens et des relevés d’observation interrogent en quoi les usages des espaces, les fréquentations, les expériences sociales juvéniles influencent les « représentations d’avenir » (Guichard, 1993) des élèves ruraux.
1.1. Sociabilité et spatialité : deux sources d’inégalités lors des transitions d’orientation ?
4Cette étude remobilise certains résultats de 2001 sur la transition d’orientation concernant « les représentations d’avenir et les intentions post-baccalauréat
» de lycéens de milieu rural (Jacques, 2001), obtenus à partir d’une enquête par questionnaires auprès de 733 d’entre eux. Deux variables explicatives des inégalités d’orientation post-bac ont été modélisées dans cette enquête :
- la sociabilité, comme l’ensemble des personnes que les fréquentations familiales et personnelles amènent les lycéens à rencontrer, caractérisables par leurs propriétés sociales et par la nature des échanges : à savoir ces personnes ont-elles propension à devenir des « modèles identificatoires » (Jacques, 2020), entendus comme des personnes côtoyées qui incarnent ce qu’il est raisonnablement permis d’espérer. La corrélation entre des sociabilités ouvertes (objectivées par la variété des CSP côtoyées) et le niveau d’information des lycéens sur les possibles post-bac4 a été attestée (Jacques, 2002) ;
- la spatialité, comme ensemble des lieux dans lesquels se déroulent les activités familiales et personnelles, caractérisables selon leur rayon géographique à partir du domicile. Les résultats révèlent qu’à milieu social équivalent5, des pratiques spatiales repliées sur l’espace péri-départemental se traduisent par un degré d’information inférieur et par des intentions d’orientation plus dépendantes de l’offre locale.
5Le rapport à l’espace géographique et l’empan des relations sociales constituent donc des expériences socialisatrices qui s’actualisent dans la formulation des vœux lors des transitions d’orientation, en matière de filière, de durée d’études et de niveau de diplôme envisagés.
1.2. L’élaboration des supports identificatoires, ancrée dans les pratiques familières
6Les supports identificatoires peuvent se définir autour de quatre composantes interdépendantes (Jacques, 2020, p.162) :
- les modèles identificatoires : en raison de leur cursus, de leur statut socioprofessionnel, et incarnant un certain mode de vie, certaines personnes côtoyées sont signifiantes pour élaborer des représentations d’avenir ;
- les autrui généralisés projectifs : à partir d’un certain nombre de modèles identificatoires, le jeune envisage des configurations socioprofessionnelles désirables ;
- les expériences identificatoires concernent «
des interactions, des situations, des environnements, des contextes que le sujet a vécus et expérimentés, […] qui constituent un corpus de références vers lesquelles il veut tendre ou dont il veut se démarquer
» (ibid., p.164) ; - les supports publics, institutionnels (établissements, entreprises, organismes) ou parallèles (affichages, initiatives locales) structurent les dimensions objectives du projet (lieu, modalités, durée, etc…).
7Ainsi, à travers les relations sociales et les espaces fréquentés régulièrement, se constituent les dimensions locale et sociale d’un habitus scolaire, au titre d’« un certain savoir sur la place qui lui convient dans la société
» (Guichard, 1993, p. 132), explicatif des divergences d’orientation et des inégalités de parcours. Notre questionnement de recherche peut donc se formuler ainsi : en quoi la densité et la variété des supports identificatoires influencent-elles les manières qu’ont les lycéens professionnels ruraux de se représenter leur avenir socioprofessionnel et les étapes intermédiaires pour y parvenir ?
1.3. Une méthodologie située dans un dispositif de recherche participative
8Le projet de recherche dans lequel s’inscrit cette communication est intitulé FORMSCOLEEP (FORMe SCOlaire Enseignement Engagement Professionnel) et concerne la forme scolaire revisitée en LP (David, 2021). Cette recherche participative constitue à la fois une action d’accompagnement des collectifs scolaires en LP (enseignants, équipes de vie scolaire et de direction) et une collecte de données en sciences de l’éducation et de la formation, destinée à objectiver des pratiques et des parcours.
9Nos premiers relevés, dans et aux abords des établissements, se sont opérés à l’hiver 2021-2022 : consistant systématiquement en des « visites accompagnées », nos accueils ont permis aux acteurs scolaires (proviseurs ou adjoints, DDFPT6, CPE7, enseignants et élèves) de présenter leurs environnements pédagogiques : leur matérialité et leur usage, leurs pratiques et leurs réalisations. Ces premiers contacts avec le terrain ont donné lieu à des entretiens informels avec les personnels de direction et certains enseignants.
10Des recueils plus formels ont été effectués entre mars 2022 et début 2025 :
- des entretiens semi-structurés avec tous les DDFPT8 ;
- des demi-journées d’observation de classes ou ateliers professionnels avec des PLP9 volontaires, voire des immersions à l’internat ;
- des entretiens semi-structurés conduits avec des élèves de CAP10 en 2023 ; puis des réinterrogations téléphoniques menées début 2025 avec certains élèves volontaires retrouvés par l’entremise des CPE ;
- des entretiens biographiques avec des PLP impliqués dans le projet LéA.
11Enfin, entre juin 2022 et janvier 2025, 5 séminaires inter-établissements ont regroupé les acteurs des 6 LP impliqués dans le projet, les 2 inspecteurs référents du LéA, les 4 chercheurs et les coordonnateurs de la CARDIE (voir annexe).
2. Assignations socio-scolaires ou rapport positif à la formation et au métier ?
12Les entretiens initiaux avec les lycéens ont permis le recueil de données de situation (résidence, régime scolaire, fratrie, CSP et diplôme des parents11) et de données de parcours (établissements et voies fréquentés) ; redoublements ; résultats ; perspectives post-CAP). Nous avons aussi mis l’accent sur leur rapport à leur formation et leur métier (matières préférées, réussites, stages, appréciation, tâches appréciées), sur leurs pratiques familières (loisirs, fréquentations, espaces géographiques, métiers côtoyés) et sur leur projet (métier, zone et mode de vie envisagés, motifs).
2.1. La spatialité : facteur de la transition collège – LP ?
13Pour éclairer cette question, nous proposons un focus ethnographique.
14Cette observation révèle un premier facteur qui fait converger les élèves du cru vers le LP local : une « socialisation par frottement » (de Singly, 2000) qui instille des relations familières avec les devanciers et les constitue en « modèles identificatoires ». Au-delà, le LP de proximité devient un « support public identificatoire » pour ces collégiens, en ce qu’à travers ces échanges aux abords du LP, ils commencent à s’informer subrepticement sur son fonctionnement.
15Lors de nos « visites commentées » les enseignants et DDFPT de 4 LP se sont emparés de cette hypothèse via des « projets de liaison » : ils nous ont présenté des initiatives destinées à rendre le LP et le CAP moins inquiétants, notamment en direction des élèves de SEGPA et IME12. Ces élèves à « besoins éducatifs particuliers » (Woollven, 2021) ont connu des assignations spatiales et sociales du fait des voies scolaires « spécialisées » qu’ils ont fréquentées. Dans un souci d’accessibilisation du LP, comme espace des possibles formatif, les équipes organisent des « semaines d’immersion » pour instiller des relations quasi familières entre collégiens et lycéens de CAP, en petits groupes, prendre connaissance des lieux et constater que certains aînés ont vécu la même antériorité scolaire qu’eux.
16La volonté de mobiliser les lycéens pour accueillir des élèves de troisième SEGPA ou d’IME, et les aider à préparer leur orientation, se fonde en partie sur cette connaissance par les pairs, de ce que représente ce lycée, son fonctionnement, ses formations : les élèves de 1re année CAP partagent leurs cours avec les petits collectifs en visite ; les élèves de terminale proposent des activités préparées avec les enseignants, pour des accueils individualisés de collégiens qui souhaitent revenir pour une immersion plus ciblée dans la filière de leur choix. Ces élèves aînés endossent le rôle de tuteur et accompagnent dans les espaces scolaires d’apprentissage et de convivialité (réfectoire, foyer, parc) les invités pour les aider à se projeter en tant que futur lycéen.
17Ainsi la traversée accompagnée des espaces, pour les rendre bientôt « familiers » dans l’établissement, enfin les relations qui peuvent y éclore, entre pairs en devenir, sont sans doute des moyens de rassurer et d’enrôler bientôt de nouveaux élèves en CAP, dans un « chez soi » relevant d’une « domestication institutionnelle » (Charras & Cérèse, 2017).
18Les éléments issus de cette étude de cas sont confirmés par les indicateurs de spatialité recueillis dans 21 entretiens sur 34. Les trois quarts d’entre eux (soit 16 jeunes) évoquent des activités (stages, loisirs, déplacements familiaux) dans un rayon départemental, soit une spatialité repliée. Les espaces géographiques plus lointains sont traversés par les 5 autres jeunes du fait de déménagements pour 3 d’entre eux et au titre de vacances familiales pour seulement 2 d’entre eux. La complexité des transports locaux obère leur usage régulier pour les loisirs. En témoigne Dylan (17 ans, 2e année de CAP MECELEC en apprentissage dans une entreprise de H. [ville de 100 000 hab., à 80 km du LP] ; père inactif, mère secrétaire) :
« Ma mère elle habite à Sourzat. C’est… à 30 minutes, 40 minutes de route pour aller à H. Donc eh c’était galère le matin pour y aller au boulot, donc j’suis obligé d’prendre un appartement. […] Mon père était pompier, ça m’a donné envie. J’ai fait 5 ans de formation en jeune sapeur-pompier et là j’attends mes 18 ans pour intégrer la caserne des pompiers à H. […] Ma mère, cette année, j’l’ai pas vue beaucoup parce que j’suis à H. pour le boulot, les pompiers. Et j’ai pas envie d’prendre le bus ou qu’elle vienne me récupérer. Et avec le prix du gazole aussi… voilà quoi ça commence à faire cher. […] J’attends les aides, à peu près 500 €, pour passer mon permis ».
19Cette question des distances revient comme un leitmotiv dans les entretiens ; parce que 21 des jeunes enquêtés sont internes et prennent les bus chaque semaine ; également par l’évocation du permis de conduire, préparé ou envisagé ; mais aussi parce que la proximité a souvent été déterminante dans les choix de filières, comme l’exprime Joris (16 ans, apprenti et interne, en 2e année de CAP Équipier polyvalent de commerce [EPC], père traiteur, mère employée dans le commerce où Joris effectue son alternance ; domiciliés à 50 km du LP) :
« Pour le lycée, c’était le plus proche parce que sinon c’est H. [ville 100 000 hab.], ça fait plus d’une heure et demie de chez moi alors que là, ça fait 40 minutes quoi, donc c’est bien mieux. Je voulais aller ici et j’ai été pris donc, j’ai pas été chercher plus loin. Le lycée c’est mon père qui m’emmène, et au travail, je fais les mêmes horaires que ma mère, du coup c’est elle qui m’emmène aussi ».
20Circonscrites à des espaces géographiques et sociaux de proximité, observons maintenant comment se déploient les sociabilités des jeunes ruraux enquêtés.
2.2. Effets des sociabilités sur les représentations d’avenir
21Lorsqu’on interroge directement les 34 jeunes sur ce qui a influencé leur choix vers ce CAP, les expériences socialisatrices de l’environnement proche, et les personnes avec lesquelles ils les partagent, constituent leurs supports identificatoires prépondérants.
Tableau 1. Influences citées lors de l’orientation post-collège
Influence citée | Une pratique domestique régulière | Le métier d’un parent ou proche | L’incitation d’un professeur | L’incitation d’un membre de la famille | Un loisir personnel | Autre (stage de 3e ; salon d’orientation, choix de proximité) |
Nombre | ||||||
(Total de citations = 33 ; influence non communiquée = 4) | 9 | 7 | 7 | 3 | 3 | 4 |
Source : auteurs.
22Les pratiques domestiques régulières sont ainsi citées au premier rang des loisirs pratiqués :
Tableau 2. Loisirs cités
Loisir cité | Loisir domestique | Loisir structuré (club, association) | Sport ou activité pratiquée à l’internat | Sociabilité juvénile | Sport autonome |
Nombre | |||||
(Total de citations = 32 ; loisir non communiqué = 5) | 9 | 7 | 6 | 6 | 4 |
Source : auteurs.
23Ces activités pratiquées dans l’espace domestique sont érigées en source d’apprentissages « propédeutiques » à l’entrée en CAP, surtout lorsqu’elles sont partagées avec un membre de la famille, ou source de valorisation par l’entourage.
24C’est le cas de Victor (15 ans, CSP des parents non communiquée [NC]) en 1re CAP RDC au Lycée Lafontaine :
« Parce que moi je suis un passionné de voitures… Et j’adore les trucs de mécanique… Ça j’aime bien. […] Et parfois avec les copains on répare sur les motos. J’ai personne qui a fait de la mécanique dans la famille, c’est moi qui est venu tout seul.
— D’accord, mais tu dis “Je suis pas mal sur les voitures”, les voitures de qui ?
— De clients. Ou même parfois de ma famille. De ma mère, de mon père. Par exemple changer les plaquettes. Faire une vidange… Comme ça. Pour gagner de l’argent, je lave des voitures ».
25Tanguy (15 ans, père agent de sécurité décédé ; mère agent administratif) explique ses motifs d’orientation en 1re CAP AEPE par ses expériences domestiques :
« J’aimais le contact avec les enfants et ça je le savais depuis au moins la sixième. Déjà avec mon petit frère et le petit frère de ses copains, vu qu’ils avaient des petits frères et tout, voilà les faire jouer, s’occuper d’eux et tout et être toujours à côté d’eux, travailler les cours avec eux ».
26Ces loisirs domestiques solidifient d’autant plus le projet d’orientation post-troisième que le métier d’un proche permet au jeune de se confronter à une pratique professionnelle et aux conditions d’exercice du métier, comme Léo (16 ans, 1re CAP maçonnerie ; père : ex-artisan peintre, aujourd’hui chauffeur-livreur ; mère aide-soignante)
« Je bricole beaucoup chez mon grand-père, avec ses problèmes de santé, je préfère être avec lui pour l’aider à travailler. […] C’est drôle mais, au début, je voulais être peintre. Parce que mon grand-père et mon père étaient peintres. Et puis, un peu avant j’avais mon père qui me disait… “la peinture il dit c’est plus comme avant, vaut mieux que t’ailles dans un métier bon en gros qui, qui rapporte et puis où ils en demandent beaucoup”… Il dit : “Va en maçonnerie”. Et puis j’avais mon grand-père qui avait un ami qui avait une très très grosse boite de maçonnerie et que il m’a dit tout simplement de rejoindre aussi la maçonnerie. Et du coup… j’ai essayé, puis ça m’a plu tout de suite ».
27Les jeunes qui ne disposent pas de ces ressources pour élaborer leurs représentations d’avenir s’en remettent aux conseils des professeurs, parfois via des visites de salons de l’orientation : ils optent alors pour des formations que cela leur a permis de découvrir ou des solutions de repli motivées par la proximité. 7 expriment des difficultés ou des déceptions et 4 sont, au final, satisfaits de leur orientation, comme Nora (17 ans, 2e année CAP coiffure, mère aide à domicile, famille monoparentale) :
« En 3e… ma prof principale m’a dit que, en général, j’allais plus galérer entre guillemets, donc fallait que je trouve plus…enfin un CAP en apprentissage que… j’ai pas trouvé et… après, j’ai regardé les CAP qu’il y avait aux alentours et c’était la coiffure qui me plaisait le plus. Au confinement, je m’amusais à me faire des colorations. Donc c’était ce qui me plaisait le plus ».
28Parmi les 11 jeunes qui ont cité ces influences d’ordre institutionnel, 3 sont issus de familles monoparentales ou monoactives, 5 sont des jeunes placés par l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou mineurs migrants non accompagnés. L’urgence des débouchés et d’une autonomie financière pousse leurs encadrants à leur proposer des « orientations au moindre risque » (Denecheau, 2016), comme l’expriment Thomas (18 ans, 2e année CAP Peinture et revêtements [PVR] par apprentissage, placé par l’ASE) qui opte pour une « formation courte » permettant de « gagner de l’argent
», ou Djamel (16 ans, 2e année CAP PVR, originaire de Mayotte) qui veut « assurer avec un diplôme et un métier
».
29Finalement, les orientations post-collège vers le LP, si elles restent essentiellement déterminées institutionnellement par la « valeur scolaire » (Jacques, 2001) du collégien, sont aussi, pour les jeunes ruraux, assujetties à une combinatoire entre leurs sociabilités et les espaces côtoyés qui leur fournissent des supports identificatoires.
2.3. Quels effets des pratiques spatiales et du capital d’autochtonie sur les parcours post-CAP ?
30À l’heure actuelle, seuls 8 jeunes parmi les 34 initialement interviewés ont été réinterrogés à t+2 ans post-CAP (6) ou post-bac pro (2) ; ceux qui ont accepté ce second entretien sont « en réussite », tous ayant validé leur diplôme initial : 2 sont en emploi, 1 est en service civique, 5 poursuivent leurs études.
31Décrire leurs situations via des « portraits au long cours » (Jacques, 2020) permet de saisir les configurations sociales qui ont présidé à leur transition post-CAP. Nous les résumons dans le tableau suivant, en pointant en quoi la spatialité et le capital d’autochtonie, comme « ensemble des ressources que procure l’appartenance à des réseaux de relations localisés
» (Renahy, 2010, p.9) influencent leur situation actuelle, et leurs représentations d’avenir.
Tableau 3. Situation des 8 jeunes réinterrogés en 2025
Identité du jeune | Type | Situation socio-scolaire actuelle | Expériences relatées | Ressources sociales identifiées pour l’avenir | Rapport à l’espace local |
Malo, 20 ans, mère caissière, père inconnu | Poursuite d’études dans le même LP | Lauréat bac pro esthétique. Poursuite en BTS1 Métiers de l’esthétique, option management, en internat au lycée, à 110 km de son domicile | Un stage comme « ambassadeur Dior » dans une parfumerie d’une ville (50 000 hab) à 30 km de son domicile ; un stage dans un spa d’hôtel étoilé à 200 km de son domicile. | Il souhaite devenir manager de spa ; il a gardé contact avec la responsable Dior régionale, intéressée par son profil pour exercer en spa. | Malo envisage de s’installer dans la région avec son compagnon, puis partir rejoindre une belle sœur en Polynésie, exerçant en spa. Il passe son permis de conduire. |
Tanguy, 17 ans, père technicien fonction publique décédé, mère agent administratif, actuellement en arrêt invalidité | Poursuite d’études dans le même LP | Lauréat CAP AEPE, Tanguy poursuit en 1re bac pro AEPA (Animation enfance et personnes âgées) en internat au lycée, à 60 km de son domicile. | Il a fait plusieurs stages en centres de loisirs de sa commune et quelques immersions en EHPAD2, lors d’animations, mais préfère le secteur enfance. | Il a été dans ce centre de loisirs étant enfant et y a fait tous ses stages de CAP. Il connaît la directrice et a espoir d’un emploi. Il est membre de plusieurs associations de la commune. | « C’est une petite ville où tout le monde se connaît : ça aide, je me situe, je peux me faire des amis facilement. Même avec mon CAP, je peux travailler ici. » |
Alison, 17 ans, anglaise, père technicien, mère aide-soignante | Poursuite d’études autre établissement | Réorientation en fin de 1re année de CAP vers un bac technologique Sciences et techniques médico-sociales, dans un Lycée de H. (100 000 hab.) à 30 minutes de son domicile ; elle est en 1re et interne. | Elle pratique toujours la cuisine au titre d’un loisir domestique, mais ses stages de CAP se sont mal passés en restaurant. | Elle a actuellement entre 16 et 18 de moyenne dans les matières principales. Elle envisage des études de médecine ou un BUT Génie biologique ou Analyses médicales. | Elle aime la campagne et aimerait y vivre. Elle attend les aides financières pour passer le permis de conduire. |
Joris, 18 ans, père traiteur, mère employée dans le commerce où Joris effectue son alternance | Poursuite d’études autre établissement | Lauréat du CAP EPC par apprentissage, Joris est apprenti et interne, en bac pro Commerce à la CCI3 du département et dans le même commerce que son alternance de CAP. Il vit chez ses parents, à 5 km de son employeur, et à 45 km de la CCI. | Il note une évolution de ses responsabilités entre le CAP et le bac pro et dit être « bien encadré par des collègues expérimentés ». | Joris souhaite devenir agent immobilier ou commercial en concession automobile, dans la ville de 40 000 hab. située à 30 km de chez ses parents, avant de s’installer au pays. | Joris a le permis, payé par ses parents, et a acheté une voiture avec l’argent du CAP. « Je suis fier d’être x4-ois. On est bien ici. Je ne me vois pas vivre en ville, juste y travailler. » |
Salima, 17 ans, originaire de Mayotte, vit en famille d’accueil. | Poursuite d’études par correspondance | Lauréate du CAP ATMFC5, Salima n’a pas été acceptée en 1re bac pro ASSP6 sur son lycée. Elle est inscrite au CNED7 pour cette filière et re-postule sur des LP. | Elle recherche ses stages seule ; désormais elle maîtrise bien le français « parce que j’ai fréquenté des gens qui parlent bien français » | Salima souhaite entrer en école d’infirmières, projet soutenu par sa famille d’accueil. Elle pratique seule la batterie mais n’a pas de loisirs extérieurs. | Elle envisage le permis de conduire ; « Je veux rester à C. près de ma famille d’accueil. » |
Mélissa, 18 ans, père artisan couvreur, mère ex-agent d’EHPAD en invalidité | En emploi CDD | Lauréate du CAP EPC8 avec mention très bien, Mélissa a postulé dans de nombreux commerces alimentaires : « Mon CAP sert à rien, on me dit que j’ai pas d’expérience ». Elle a répondu à une annonce d’agent d’entretien en EHPAD à 24 km de chez ses parents. Elle détient un CDD9 avec un salaire de 1700 € et des horaires de 7 h 30 à 15 h qu’elle estime favorables. | « J’ai deux couloirs de 36 chambres à nettoyer toute seule, c’est beaucoup. Mais je suis autonome sans personne pour me surveiller, et j’aime papoter avec les résidents, pas faire que passer. » | Sa sœur exerce au service restauration de cet EHPAD. La personne que Mélissa remplace souffre d’une maladie de Parkinson et Mélissa pense que le poste lui sera confié en CDI. Elle parle aussi de son équilibre de vie : « J’aime faire de la moto avec mes parents, promener mon chien dans les environs. » | « Je me déplace avec la voiture de mon papy. Je vis chez mes parents, je mets de l’argent de côté pour me payer une Audi A1 et passer le permis moto. Je veux être propriétaire de ma maison, un jour, mais rester proche de mes parents. » |
Elsa, 22 ans, indépendante, ex-enfant placée par l’ASE | En emploi CDI | Lauréate du bac pro Commerce, Elsa a obtenu un CDD de 10 mois dans le magasin de chaussures où elle avait fait plusieurs stages, puis un autre CDD converti en CDI depuis 5 mois dans une boulangerie pâtisserie artisanale de la commune du LP. Elle y a son appartement et vit seule. | Elsa a rencontré des difficultés relationnelles : « J’ai du mal à assimiler, il faut me répéter et une personne m’a déçue par ses paroles blessantes ». Elle s’attache aujourd’hui à « ne pas décevoir ma responsable. Je garde le sourire, on me confie des responsabilités, les commandes, le dépôt en banque ». | Elsa passe du temps avec quelques personnes qu’elle apprécie : une voisine de 50 ans avec qui elle va marcher, une ex-collègue du magasin de chaussures, la femme qui l’a accueillie pendant sa scolarité au LP. | Titulaire du code de la route et sans avoir le temps de passer son permis, Elsa déclare : « Je veux rester à Aubarède, mon boulot, mon appartement, un ami qui devient un peu plus qu’un ami. Sinon, j’aime bien la Vendée où je suis allée une fois ». |
Flavie, 19 ans, père agriculteur, mère assistante maternelle | En service civique et emplois annexes | Lauréate du CAP AEPE10. A tenté un bac pro SAPAT11 arrêté en raison de difficultés. Suite à un remplacement au centre de loisirs de sa commune, elle a été contactée pour un service civique à l’école maternelle où elle avait fait plusieurs stages. Recontactée par le directeur du centre de loisirs, elle y travaille aussi pour les vacances scolaires. | « C’est grâce à mon CAP que j’ai un travail. J’aime m’occuper des enfants de maternelle, c’est ce qui me plaît. » | « C’est l’ATSEM12de l’école maternelle en face de chez mes parents qui m’a contactée pour le service civique. Tout se passe bien : le directeur du centre aéré me prolonge mon contrat et j’espère être embauchée. » | « J’ai le permis et ma voiture mais l’école est face à ma maison, c’est pratique. Je continue le foot dans l’équipe de D. [sa commune]. » |
1 Brevet de technicien supérieur. 2 Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. 3 Chambre de commerce et d’industrie. 4 Département. 5 Agent technique en milieu familial et collectif. 6 Accompagnement, soins et services à la personne. 7 Centre national d’enseignement à distance. 8 Équipier polyvalent de commerce. 9 Contrat à durée déterminée/indéterminée 10 AEPE Assistant éducatif petite enfance 11 Services aux personnes et aux territoires. 12 Agent territorial spécialisé en école maternelle.
Source : auteurs.
32Cet inventaire atteste d’un attachement majoritaire au mode de vie local, ou d’une appropriation de celui-ci comme « autrui généralisé projectif » (Jacques, 2020) : avec l’accès à un logement peu coûteux, la proximité familiale, des activités de loisirs en milieu d’inter-connaissance, se constituent autant de protections contre la précarité, à laquelle plusieurs de ces jeunes ont d’ores et déjà été exposés.
33Faisant de nécessité vertu, les jeunes ruraux réinterrogés qui sont les moins dotés en capitaux scolaire et économique mettent en avant les avantages de cette situation endogène, qu’ils expriment plutôt comme un rapport positif à leur territoire et à leur métier que comme une assignation. Sur un segment biographique antérieur à celui des jeunes adultes enquêtés par Coquard (2019), nos résultats indiquent que, se prémunir du « risque d’être oublié, d’être un ouvrier comme un autre au sein d’une grande ville ou un étudiant qui “coupe les ponts” avec toute sa “bande de potes”
» (Coquard, 2019, p. 81-82) se fomente lors des premières transitions scolaires.
Conclusion
34Notre étude qualitative réalisée à l’échelle microsociale a mobilisé des variables peu convoquées dans la compréhension des inégalités de parcours : les dimensions relationnelle et spatiale des expériences socialisatrices vécues par des lycéens professionnels ruraux au moment des transitions d’orientation. Nos résultats montrent que les orientations vers le LP sont influencées par des spatialités très majoritairement repliées sur l’espace péri-départemental, des expériences identificatoires issues de fréquentations et de loisirs circonscrits au milieu d’origine et, pour les moins dotés socialement, une dépendance à l’offre locale véhiculée par les encadrants éducatifs. À l’issue des premières formations, les devenirs scolaro-professionnels sont eux-mêmes paramétrés par l’empan des ressources constituées ou mobilisées durant ces cursus (diplômes, stages, relations locales, vecteurs de mobilité) et les opportunités qu’elles offrent.
35Malgré les limites de cette étude en termes de représentativité, elle ouvre la perspective d’approfondissements sur la constitution des supports identificatoires et des ressources sociales agissantes chez les jeunes scolarisés en milieu rural et les inégalités ou possibilités qui en découlent.
Bibliographie
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Annexe
Données de cadrage de l’enquête
LP |
Localisation |
CAP préparés |
Lycéen.nes interviewé.es |
Propriétés sociales |
Georges Rouault |
Saint-Victor / Commune 1 700 hab. |
Maintenance véhicules automobiles (MVA) ; Maintenance matériel espaces verts ; Maintenance électrique (alternance) MECELEC |
5 G / 4 internes |
Pères : 2 employés ; 1 agriculteur ; 2 NC / Mères : 3 employées ; 2 inactives |
Lafontaine |
Brissac / Ville 47 000 hab. |
Maintenance véhicules automobiles (MVA) ; Réparation des carrosseries (RDC) |
5G / 2 internes |
Pères : 1 agriculteur ; 1 artisan ; 3 NC / Mères : 3 employées ; 1 ouvrière agricole ; 1 NC |
Danièle Gaubert |
Bourgeux / Commune 2 400 hab. |
Assistant éducatif petite enfance (AEPE) ; Coiffure ; Cuisine ; Service en café hôtel restaurant ; bac esthétique |
4F et 5G / 8 internes / Réinterrogations* en 2025 : 2G et 2F |
Pères : 1 agriculteur, 1 artisan, 1 ouvrier, 1 technicien, 2 employés, 3 NC / Mères : 7 employées (dont 6 services à la personne) ; 1 enseignante ; 1 NC |
Joseph Joffo |
Aubarède / Commune 3 000 hab. |
Équipier polyvalent de commerce (EPC) ; Agent technique en milieu familial et collectif (ATMFC) ; bac pro commerce |
3F et 4 G / 5 internes / Réinterrogations en 2025 : 3F et 1 G |
Pères : 1 commerçant, 1 artisan, 3 employés, 2 NC / Mères : 1 employée ; 1 artisan ; 4 inactives ; 1 NC |
Marie de Noailles |
Belchatel / Ville 3 600 hab. |
Maçonnerie ; Peinture et revêtements (PVR) |
7G et 1 F / 2 internes |
Pères : 2 auto-entrepreneurs pays d’origine, 3 NC ; 2 inactifs / Mères : 3 NC ; 3 inactives ; 1 aide-soignante |
* L’analyse des premiers entretiens et les ré-interrogations ont été conduites dans le cadre d’un séminaire « chantier de recherche » de master 1 des sciences de l’éducation et de la formation ; y ont contribué : Nadine Akoum ; Ali Azza ; Laetitia Barret ; Chiara Chevallier ; Frédéric Galland ; Roihamatou Houmadi ; Alida Kaneza ; Phoebee Lafaye ; Nouha Mirahje ; Salima Said.
Source : auteurs.
Notes de bas de page
1SEGPA : section d’enseignement général et professionnel adapté ; EREA : établissement régional d’enseignement adapté ; ULIS : unité localisée pour l’inclusion scolaire.
2Cellule académique pour la recherche et le développement en innovation et expérimentation.
3Certificat d’aptitude professionnelle.
4Recueilli en matière de nombre de filières, établissements et métiers connus, agrégé en un Indice d’information (Jacques, 2001, p. 115).
5Calculé par un indice socio-culturel agrégeant les professions des parents et leur niveau de diplôme (Jacques, 2001, p.101).
6Directeur délégué aux formations professionnelles et technologiques.
7Conseiller principal d’éducation.
8Au LP Danièle Gaubert la DDFPT était en arrêt longue durée, non remplacée.
9Professeur de lycée professionnel.
10Trois d’entre eux étaient en bac pro.
1114 jeunes sur les 34 interviewés relèvent de situations ne permettant pas d’objectiver précisément leur milieu social : placement en foyer, perte de contact ou décès d’un des parents, mineurs étrangers non accompagnés.
12Institut médico-éducatif.
Auteurs
-
Pauline David
Unité de recherche en sciences de l’éducation et de la formation FrED (Éducation et diversités en espaces francophones) – Université de Limoges.
-
Jérôme Fatet
Unité de recherche en sciences de l’éducation et de la formation FrED (Éducation et diversités en espaces francophones) – Université de Limoges.
-
Marie-Hélène Jacques
Unité de recherche en sciences de l’éducation et de la formation FrED (Éducation et diversités en espaces francophones) – Université de Limoges.
-
Maryan Lemoine
Unité de recherche en sciences de l’éducation et de la formation FrED (Éducation et diversités en espaces francophones) – Université de Limoges.

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