Inégalités cumulées et utilisations différenciées des offres socio-éducatives par les jeunes
p. 271-280
Entrées d’index
Mots-clés : jeune, culture-loisir-sport, non-recours, inégalité sociale, condition de vie
Keywords : young person, culture-leisure-sport, non-take-up, social inequality, living condition
Texte intégral
Introduction
1Le système éducatif français perpétue toujours des inégalités (Felouzis, 2020), oscillant entre (in)égalité des chances et (in)égalité des places (Dubet, 2011). Les politiques socio-éducatives territorialisées, instaurées dès les années 1980 dans l’objectif de réduire les inégalités socio-éducatives, n’ont pas produit les résultats escomptés. Les jeunes « en cités » continuent de se heurter, davantage que d’autres jeunes, au plafond de verre, limitant leurs perspectives éducatives et professionnelles (di Paola & Moullet, 2023).
2Ces inégalités, matérielles ou symboliques, sont multiples et imbriquées, liées à des facteurs structurels, comme le milieu social, le territoire, ou liées à des caractéristiques individuelles ou familiales. Les politiques socio-éducatives compensatoires, qu’elles soient mises en œuvre au sein de l’école via l’éducation prioritaire ou dans les structures culturelles, sportives et artistiques, peinent à compenser ces disparités entre les jeunes.
3Nous prenons ici le contre-pied de François Dubet qui écrivait, en 1987, que les jeunes de banlieue « vont dans les mêmes écoles, ont les mêmes loisirs et font les mêmes “conneries”
» (Dubet, 1987, p. 21). En effet, le recours aux offres éducatives et de loisirs reste marqué par des inégalités fortes : les familles des strates supérieures ont davantage recours aux offres socio-éducatives structurées et institutionnalisées que les familles des classes populaires (Lebon, 2006).
4En effet, le (non)-recours à l’offre socio-éducative est particulièrement hétérogène et dépend de différents facteurs (Warin, 2017) : le non-recours par non-connaissance se produit lorsque les jeunes ne sont pas informés des offres disponibles ou ne sont pas en mesure de s’y inscrire ; le non-recours par non-demande se manifeste par une mise en retrait volontaire des jeunes face aux offres proposées ; le non-recours par non-proposition se produit lorsque les professionnels des territoires ne dirigent pas les jeunes vers les offres qui pourraient leur être destinées ; le non-recours par non-réception se produit lorsque l’offre sociale est connue, demandée par les jeunes, mais que les inscriptions ne peuvent aboutir en raison, par exemple, de la saturation des places disponibles.
5Dans un contexte de renforcement et de cumul des inégalités sociales, il est essentiel d’examiner le rôle des dynamiques cumulatives qui freinent l’accès aux offres socio-éducatives. Nous cherchons à comprendre comment différentes formes de vulnérabilités, dans leurs recoupements et leurs superpositions partielles ou totales, influencent le recours différencié des jeunes « en cités » aux offres socio-éducatives.
6Nous définirons d’abord les différentes formes de recours et d’inégalités mobilisées dans le cadre de cette analyse, présenterons notre méthodologie d’enquête, puis, à la lumière de profils différenciés de jeunes, nous analyserons leurs pratiques en fonction de ces inégalités cumulées.
1. Penser l’incidence des inégalités cumulées sur le recours des jeunes aux offres socio-éducatives
7Les différentes formes de non-recours à l’offre socio-éducative par les jeunes sont amplifiées, ou au contraire atténuées par une diversité d’inégalités intrinsèques (âge, genre…) et extrinsèques (capitaux économiques, culturels et sociaux), mais également par des facteurs subjectifs (rapport au territoire, style éducatif parental, contexte éducatif construit…).
8C’est en nous inscrivant dans la lignée des travaux de Cortesero (2012), qui considère le cumul des inégalités sociales, urbaines et ethniques, que nous choisissons d’appréhender les inégalités dans leur pluralité, en considérant que le lien entre les inégalités relève d’une réalité plus complexe qu’une simple causalité (Duru-Bellat et al., 2022). Nous considérerons ici les capitaux économiques, culturels et sociaux, le rapport au territoire et le style éducatif parental.
1.1. Les capitaux économiques, culturels et sociaux
9Les capitaux possèdent des effets qui peuvent être dommageables à certains jeunes. Bien que les caractéristiques héritées soient de faibles prédicteurs de la situation adulte, l’origine sociale reste un facteur déterminant (Dherbécourt & Flamand, 2023). Les capitaux économiques et la situation professionnelle des parents influencent toujours la réussite scolaire. Au sein de nos analyses, nous avons donc considéré le niveau de vie des jeunes à travers les revenus estimés des parents.
10De plus, l’origine culturelle ou ethnique est souvent liée aux inégalités de classes (Brinbaum & Kieffer, 2009). Nous avons pris en compte cette variable dans le sens où les proportions de personnes étrangères ou immigrées, de première ou de seconde génération, sont plus représentées au sein des quartiers enquêtés et qu’il était pertinent de considérer les parcours migratoires et la maîtrise de la langue française par les parents (Armagnague-Roucher, 2018).
11Enfin, nous avons considéré la détention de diplômes par les parents, les pratiques socioculturelles familiales et les différentes sphères sociales de l’enfant (famille élargie, amis…), afin de définir les capitaux sociaux, en considérant que ces éléments influencent la socialisation scolaire (Henri-Panabière, 2018).
1.2. Le rapport au territoire
12De plus, les inégalités de territoire touchent particulièrement les jeunes issus des quartiers défavorisés, entrainant des scolarités soumises à un « effet-territoire ». Ces inégalités ont d’autant plus d’incidences en fonction du rapport au territoire que possèdent les jeunes et leurs familles : les jeunes peuvent être assignés au territoire, s’y assigner eux-mêmes (Oppenchaim, 2016) ou le percevoir comme un espace résidentiel positif (Authier, 2002).
13Nous avons cherché à comprendre comment les jeunes vivent leur quartier, conçoivent le territoire et développent un capital guerrier (Sauvadet, 2006), au prisme notamment des déambulations dans l’espace public, de leur sentiment d’insécurité, de leur perception de l’habitat et de leur connaissance de l’offre socio-éducative, culturelle et sportive. En effet, l’appréciation du territoire dépend aussi bien de la capacité des jeunes à s’en extraire que de leurs capacités à s’y intégrer et à mobiliser les ressources disponibles (Danic et al., 2019) au sein de l’ordre éducatif local (Ben Ayed, 2009). En somme, c’est le territoire tel qu’il est vécu par les jeunes que nous avons considéré.
1.3. Le style éducatif parental
14En outre, les inégalités entre les parents, notamment vis-à-vis de l’institution scolaire, sont significatives : il est donc pertinent de regarder comment la (non)-maitrise des attendus socio-éducatifs par les parents s’accumule ou non aux autres difficultés rencontrées par les jeunes. À partir des travaux de Baumrind (1978) et de Pinsolle (2017), nous avons considéré l’incidence des inégalités intrafamiliales dans l’enfance, en considérant le style éducatif parental au prisme du niveau d’encadrement et de contrôle du jeune, des sanctions, des exigences, des relations et communications intrafamiliales ainsi que de la place de la responsabilisation des enfants et de la délégation dans le quotidien.
15En effet, le style éducatif parental et les modes de contrôle ont des effets dans les sphères familiales et scolaires, participent au maintien des clivages sociaux (Van Zanten, 2009), influencent la construction d’un contexte éducatif plus ou moins propice. L’ensemble des familles mobilise des stratégies différentes dans l’élaboration d’un contexte éducatif propice pour leurs enfants (Pagis, 2013). Ainsi, au-delà des résultats scolaires, de la présence de ressources scolaires au domicile, du rapport à l’école des parents et de la pression scolaire exercée, nous avons considéré la capacité des jeunes à s’inscrire au sein des offres socio-éducatives proposées, ainsi que la composition de l’adelphie. Ces éléments, bien que divers, constituent des leviers ou des freins à la réussite des jeunes.
2. Rendre compte des incidences des inégalités cumulées au temps des cités éducatives
16Afin de mettre en exergue le poids du cumul des inégalités dans l’utilisation des offres socio-éducatives à l’échelle de ces quartiers dits sensibles, nous avons choisi de réaliser une enquête ethnographique au sein de deux cités éducatives entre 2021 et 2023.
17Les cités éducatives apparaissent comme des territoires où les inégalités que nous venons de donner à voir s’entrecroisent et se superposent. Effectivement, les cités éducatives se déploient au sein de quartiers prioritaires de la ville et visent à réduire l’inégalité des chances devant l’école et à renforcer le potentiel de réussite des jeunes et des enfants, de 0 à 25 ans, en coordonnant les acteurs et les espaces éducatifs et en mobilisant l’ensemble des « forces » du territoire. Si les cités éducatives sont considérées comme un objet difficile à identifier (Allam, 2023), du fait d’un nouveau mode de pilotage en troïka et d’une « nouvelle démarche » développée par les professionnels socio-éducatifs, elles sont également floues du fait du chevauchement, de l’articulation et/ou des imbrications de territoires politiques et de dispositifs antérieurs associés à l’État ou aux collectivités locales. Au sein de ces territoires, une plus grande proportion de familles rencontre des situations de grandes vulnérabilités (Becquet, 2012) : les familles sont soumises à des fragilités économiques, culturelles, sociales, territoriales, éducatives et environnementales.
18Au sein des deux territoires enquêtés1, nous avons réalisé des observations participantes au sein des dispositifs éducatifs et des structures socio-éducatives, au plus près des jeunes et de leur famille. Nous avons également réalisé des entretiens semi-directifs auprès de 50 jeunes ainsi que 21 entretiens auprès de parents2, afin de cerner le poids différencié des inégalités dans le recours aux offres socio-éducatives du territoire. Parmi les jeunes rencontrés, nous nous sommes entretenus avec des jeunes de 6 à 16 ans, inscrits au sein d’un ou plusieurs dispositifs éducatifs et dès lors, utilisateurs – même à la marge – des politiques publiques. Autrement dit, ce ne sont pas les jeunes les plus distants des politiques publiques qui ont été enquêtés dans le cadre de ce travail, mais bien des jeunes qui ont recours aux offres locales, quotidiennement ou plus sporadiquement.
3. Donner à voir les incidences du cumul des inégalités sur le recours aux offres socio-éducatives territorialisées
19Afin de donner à voir les inégalités subies par les jeunes, nous avons choisi de mettre en relief différents profils-types de jeunes (Demazière, 2013) que nous qualifions de dépourvus, sous pression, isolés, surmenés, résilients et épanouis. Nous proposons dans un premier temps une mise en récit des profils hétérogènes des jeunes3 en explicitant leurs utilisations différenciées des offres socio-éducatives. Dans un deuxième temps, nous donnerons à voir le poids du cumul des inégalités sur le recours et l’utilisation des offres socio-éducatives.
3.1. Les inégalités cumulées des « jeunes en cités » : hétérogénéité des profils et des formes de recours
- Les jeunes dépourvus vivent au sein de familles parmi les 5 % les plus pauvres. Issus majoritairement de l’immigration de seconde génération, ces jeunes utilisent la langue maternelle d’un parent à la maison. Les parents, sans diplôme ni expérience scolaire, adoptent des stratégies éducatives distantes avec peu de moyens d’action (Millet & Thin, 2006). Les activités familiales sont principalement cultuelles et la socialisation des jeunes se fait principalement au collège et au sein de structures sociales, favorisant des relations avec des pairs confrontés à des vulnérabilités similaires (Chabot, 2022). Ces jeunes, majoritairement résidant au sein d’Eglantine, ont une perception négative de leur quartier et nourrissent un sentiment d’insécurité fort, limitant leur mobilité et renforçant un repli sur eux-mêmes et sur leur sphère familiale (Avenel, 2006). Au sein de ces familles, le style éducatif parental est caractérisé par un contrôle strict, des sanctions fréquentes et des communications intrafamiliales complexes, limitant leur épanouissement éducatif. Ces jeunes rencontrent des difficultés scolaires, ne disposent pas de ressources pédagogiques à domicile et leurs parents entretiennent des relations limitées avec les enseignants en raison de la non-maitrise de la langue (Périer, 2019). Leur participation aux activités socio-éducatives est irrégulière et souvent sans supervision parentale. Bien qu’ils fréquentent des dispositifs d’accompagnement scolaire et des espaces de loisirs pour échapper aux tensions familiales et matérielles (Meirieu, 2020), les activités sportives, culturelles et artistiques restent secondaires face à leurs obligations domestiques. Cette priorité, associée à un manque d’information, renforce leur non-recours à ces offres (Warin, 2017).
- Les jeunes sous pression vivent également dans des familles parmi les plus précaires, caractérisées par un faible niveau scolaire des parents et des emplois précaires. Ces familles valorisent la langue maternelle tout en intégrant l’usage du français. La religion joue un rôle stabilisateur pour les jeunes. Ces jeunes perçoivent positivement leur habitat et leur quartier, bénéficient d’un réseau d’interconnaissances et participent aux festivités locales, renforçant ainsi les liens communautaires. Le style éducatif parental, strict et parfois conflictuel, impose aux jeunes des attentes élevées et des sanctions fréquentes, notamment des privations sociales (Pinsolle, 2017). Responsabilisés tôt, ils doivent justifier leurs déplacements et choisir leurs activités éducatives et sportives en accord avec leurs parents, malgré des contraintes financières et d’engagement. Afin de pallier l’absence de ressources scolaires au domicile, ils bénéficient d’un accompagnement scolaire hebdomadaire et affichent de bonnes performances académiques, leurs parents adoptant une posture de « loyalty » face aux enseignants (Hirschman, 1995). Les espaces socio-éducatifs offrent une échappatoire aux tensions familiales, avec une forte fréquentation des accueils de loisirs, perçus par les parents comme une solution temporaire face au manque d’alternatives artistiques ou culturelles. Considérées comme ludiques, ces activités peuvent être utilisées comme récompenses ou sanctions, leur accès étant conditionné aux résultats scolaires (Lebon, 2006).
- Les jeunes isolés, issus des 10 % des familles les plus pauvres et récemment immigrés, utilisent exclusivement leur langue maternelle à la maison et endossent un rôle d’interprète, entraînant une parentalisation précoce (Haxhe, 2013). Leurs parents ont une socialisation limitée en raison de leur parcours migratoire et de leur précarité professionnelle, renforçant ainsi l’isolement familial. Résidant à Mandela, ces jeunes perçoivent négativement leur quartier, regrettent leurs lieux de vie antérieurs et ressentent un déclassement social important (Bidet, 2018), sans pour autant exprimer un sentiment d’insécurité. Le style éducatif parental, permissif, favorise une forte responsabilisation avec un contrôle minimal et des exigences faibles de la part du parent. Ces jeunes possèdent un contexte éducatif fragile qui se traduit par de faibles résultats scolaires, liés notamment à un apprentissage récent du français et à des contacts limités avec les enseignants. Ces jeunes gèrent eux-mêmes leur inscription aux activités, mais leur participation reste irrégulière en raison des contraintes quotidiennes (Millet & Thin, 2006). Leur engagement est principalement tourné vers l’apprentissage scolaire et linguistique, avec un fort recours aux cours de langue. En revanche, ils ne fréquentent pas les centres de loisirs ni les ludothèques et semblent peu acculturés à la liberté ludique (Goldberg-Salinas, 1995). De même, la rareté de leur pratique sportive les exclut partiellement des temps de sociabilités juvéniles.
- Les jeunes surmenés sont issus de la classe populaire supérieure et bénéficient de capitaux stabilisés, d’un environnement multilingue et de parents diplômés et en emploi stable. Ils perçoivent positivement leur quartier et l’offre socio-éducative, renforçant leur intégration et leur satisfaction (Authier et al., 2007), sans ressentir de sentiment d’insécurité. Le style éducatif familial est marqué par un contrôle parental strict, des exigences élevées et des sanctions fréquentes, avec des communications parfois tendues et une faible responsabilisation domestique (Delalande, 2014). Bien que leurs résultats scolaires soient satisfaisants grâce à des ressources disponibles au domicile et un accompagnement renforcé, ils subissent une forte pression académique et un contrôle rigoureux de leurs performances, dans un climat de défiance entre parents et enseignants. Leur emploi du temps est intensément rythmé avec, en moyenne, 16 heures d’activités extra-scolaires par semaine – sportives, scolaires, linguistiques ou culturelles –, entièrement choisies et organisées par leurs parents, dans le but de maximiser leurs compétences et leur réussite future. Cette organisation efficace, bien qu’orientée vers l’épanouissement, se traduit par un surmenage dû à un investissement excessif dans les activités socio-éducatives.
- Les jeunes résilients, issus des 10 % des familles les plus pauvres, évoluent dans un environnement bilingue, avec des parents diplômés et en emploi stable. Leurs familles ne possèdent pas de pratiques culturelles, mais entretiennent de nombreuses relations sociales, contribuant à leur éducation (Bergonnier-Dupuy, 2005). Fortement attachés à leur quartier, ils en apprécient l’offre socio-éducative malgré un sentiment d’insécurité latent. Le style éducatif parental est permissif à tendance démocratique, marqué par un dialogue ouvert, une responsabilisation progressive et des sanctions justifiées (Pinsolle, 2017). Ce cadre éducatif favorise leur réussite scolaire, avec de bons résultats, une maîtrise des codes du « métier d’élève » et des relations apaisées avec les enseignants, sans pression excessive (Périer, 2023). Les inscriptions aux activités sont décidées conjointement avec les parents et leur participation est régulière, au sein ou en dehors du quartier. Leurs pratiques extrascolaires sont variées – ludiques, culturelles et sportives – facilitant leur intégration sociale et scolaire. Toutefois, leur recours aux offres socio-éducatives reste parfois maladroit, leur choix d’activités n’étant pas toujours cohérent avec leurs besoins réels.
- Les jeunes épanouis, issus des classes populaires supérieures ou moyennes inférieures, évoluent dans un cadre socio-économique stable, avec des parents diplômés et en emploi stabilisé, garantissant un équilibre familial (Millet & Thin, 2006). Majoritairement immigrés de troisième génération ou d’origine française, ils naviguent aisément entre plusieurs langues. Leur perception du quartier est positive, renforcée par une mobilité sans sentiment d’insécurité. Ils bénéficient d’un large réseau social et apprécient la possibilité de sortir du quartier, évitant ainsi toutes formes d’assignation territoriale (Authier et al., 2007). Le style éducatif parental est démocratique, alliant autonomie, dialogue et respect mutuel, avec un suivi scolaire sans pression excessive. Ce cadre éducatif favorable favorise des relations apaisées avec les enseignants, des ressources scolaires disponibles à domicile et une participation régulière à des activités extrascolaires variées, choisies en famille (Bergonnier-Dupuy, 2005). Pratiquées dans et hors du quartier, ces activités – scolaires, ludiques, culturelles et sportives – enrichissent les opportunités socio-éducatives et limitent la ségrégation (Avenel, 2006). Leur emploi du temps structuré intègre un recours stratégique aux dispositifs d’accompagnement scolaire pour optimiser leurs performances, témoignant d’une approche consumériste de l’éducation. La médiathèque occupe une place centrale dans leur quotidien, privilégiée comme espace de travail et de lecture au détriment des ludothèques. Ce cadre de vie stable et équilibré contribue pleinement à leur épanouissement.
3.2. L’inégalité de recours et d’utilisation des offres socio-éducatives
3.2.1. L’incidence du cumul des inégalités : un recours différencié aux offres socio-éducatives
20À travers les profils-types présentés, nous avons mis en lumière la diversité des vulnérabilités rencontrées. Cette diversité témoigne des multiples interactions entre les capitaux, le rapport au territoire et le style éducatif parental. Toutefois, au-delà de ces distinctions, il convient désormais d’examiner comment ces inégalités cumulées influencent, en pratique, les formes de recours ou de non-recours aux dispositifs socio-éducatifs. C’est dans cette optique que nous analyserons les corrélations significatives et les tendances différenciées, afin de comprendre les dynamiques à l’œuvre dans les comportements observés. Un tableau synthétisant ces éléments est proposé en annexe.
21Les jeunes dépourvus sont impactés en premier lieu par l’absence de capitaux économiques, mais également par la prégnance des pratiques cultuelles familiales. Le style parental autocritique, particulièrement défiant envers les institutions, limite davantage le recours. Le manque de suivi éducatif par les parents et l’absence de ressources (comme l’accès à internet) entravent la capacité des jeunes à s’inscrire dans des dispositifs éducatifs ou extrascolaires. Ces jeunes restent alors à la marge des offres socio-éducatives, exacerbant leur marginalisation. Ici, le non-recours est à la fois par non-connaissance et par non-demande. Ces jeunes restent les plus difficiles à capter et à fidéliser pour les professionnels, étant donnée la responsabilisation domestique forte de ces jeunes.
22Pour les jeunes sous pression, les inégalités héritées sont particulièrement exacerbées par le contrôle autoritaire des parents. C’est le style éducatif parental qui engendre une pression significative sur le jeune et sur l’utilisation qu’il peut avoir des offres du territoire. Ici, l’implication du parent dans le quotidien des jeunes apparait comme intrusif, limitant l’autonomie et le choix des jeunes. En ce sens, le recours aux offres est particulièrement scolaro-centré, dicté par l’exigence scolaire des parents.
23Les jeunes isolés sont particulièrement soumis à un capital social très restreint auquel s’ajoutent des capitaux économiques faibles, un capital culturel très fragile, dû à un parcours migratoire récent et à une non-maitrise du français par les parents. Le style éducatif parental très permissif implique une responsabilisation des jeunes au regard de leurs activités extrascolaires. En ce cas, les jeunes n’ont pas recours aux offres, qu’ils connaissent par ailleurs, entraînant un non-recours par non-demande. Le non-recours renforce alors leur exclusion sociale et éducative. Leurs rares inscriptions au sein des dispositifs d’accompagnements scolaires émanent d’une orientation par leurs enseignants.
24Pour les jeunes surmenés, le recours est à l’inverse particulièrement fort. Ici, les exigences parentales et le contrôle autocritique sont particulièrement incidents sur le recours des jeunes à l’offre socio-éducative locale, qui se fait ici de manière excessive. Ces jeunes sont soumis à un rythme effréné, entrainant des surcharges importantes, frôlant le mal-être.
25Les jeunes résilients font preuve d’une certaine capacité à saisir les opportunités offertes par des dispositifs socio-éducatifs, malgré des capitaux économiques et culturels plutôt précaires. Leur capacité à faire face à l’adversité est soutenue par un style éducatif parental permissif à tendance démocratique, qui favorise leur autonomie et leur engagement dans des activités extrascolaires. Même si ces jeunes font preuve d’une certaine maladresse dans leurs formes de recours, leur contexte éducatif est relativement propice, notamment en raison du soutien indirect apporté par leurs parents, qui construisent un contexte éducatif propice à l’épanouissement scolaire et extra-scolaire. Leur recours est donc opportuniste, maladroit, mais efficient.
26Enfin, pour les jeunes épanouis, les capitaux hérités semblent être le socle d’un recours efficient et réfléchi aux offres locales. Au-delà de la solidité des capitaux économiques, culturels et sociaux, ces jeunes possèdent un cadre familial propice et apprécient le territoire dans lequel ils vivent. En ce sens, ils ont recours aux dispositifs et sont en mesure de les choisir pour leur pertinence, notamment en termes d’émancipation.
3.2.2. Des cumuls d’inégalités qui déterminent les formes de (non)-recours… ?
27En ce sens, au sein de territoires où les politiques éducatives menées sont similaires, les jeunes en ont une utilisation différente. Les profils mis en exergue, bien que schématiques, permettent d’ordonner les analyses, tout en nous autorisant à aller au-delà des profils établis.
28Au regard des analyses, les capitaux apparaissent comme un élément déterminant du recours des jeunes. En effet, ils apparaissent comme le premier facteur de distinction : les jeunes qui possèdent les capitaux les plus fragilisés sont parmi ceux qui n’ont pas recours aux offres socio-éducatives, hormis aux dispositifs d’accompagnements scolaires. Nous notons toutefois des nuances en fonction de la stabilité des capitaux au regard de leurs types (économiques, sociaux ou culturels) : les faibles capitaux culturels et sociaux apparaissent à de nombreuses reprises comme un frein supplémentaire, dans le cas des jeunes isolés et résilients notamment.
29De plus, nous notons que les formes de recours des jeunes se distinguent les unes des autres au regard de la perception du territoire. En effet, pour des jeunes qui possèdent des profils similaires au regard des capitaux et du style éducatif, un rapport positif au territoire apparait comme un levier aux recours, bien que ce dernier reste majoritairement scolaro-centré. Autrement dit, une perception négative du quartier apparait comme une inégalité supplémentaire dans l’utilisation des offres socio-éducatives par les jeunes.
30Aussi, le style éducatif semble avoir moins d’incidence sur la forme du recours lorsque les capitaux sont précaires, mais apparait comme un facteur important lorsque les capitaux sont stabilisés et que le rapport au territoire est positif. Effectivement, les jeunes qui ont des recours excessifs, opportunistes ou efficients vivent dans des familles dont les styles éducatifs parentaux se distinguent, allant respectivement du pôle autoritaire au pôle permissif.
31En somme, le cumul de capitaux économiques, sociaux et culturels fragiles, d’une perception négative du territoire et d’un style éducatif autocritique ou permissif influencent de manière significative le non-recours aux dispositifs socio-éducatifs. Il s’agit là d’une double peine, dans le sens où les difficultés rencontrées entraînent un non-recours aux politiques éducatives compensatoires, qui engendrent en retour un éloignement supplémentaire des jeunes aux offres des territoires.
32En revanche, des jeunes comme les jeunes résilients et épanouis parviennent à tirer parti de leurs ressources respectives, qu’elles soient héritées ou construites, pour accéder aux offres socio-éducatives locales. Ce sont des jeunes qui, malgré des capitaux relativement précaires mais stabilisés, parviennent à s’inscrire au sein des offres compensatoires et à bénéficier d’accompagnements et de ressources supplémentaires, leur permettant, dans ce cas, d’améliorer davantage le contexte éducatif dans lequel ils grandissent et d’augmenter leurs chances de réussite.
4. Politiques éducatives et non-recours des jeunes…
33Les politiques éducatives territorialisées compensatoires, en se focalisant sur un public large et hétérogène, peinent à répondre aux besoins spécifiques et singuliers des « jeunes en cités ». Les inégalités influençant le recours aux offres socio-éducatives varient considérablement selon les profils, freinant le recours de certains jeunes. Il apparaît comme indispensable de mieux définir et segmenter les publics cibles des politiques publiques, d’individualiser les accompagnements au sein des dispositifs et d’assurer une coordination renforcée entre les acteurs locaux, permettant une orientation efficiente des jeunes au sein de l’offre socio-éducative locale. Ces pistes d’évolution permettraient de réduire le non-recours et d’adapter les offres aux besoins réels des jeunes, au regard de leurs singularités. Ces ajustements contribueraient à rendre les politiques éducatives compensatoires plus inclusives et pertinentes, en tenant véritablement compte de la diversité des vulnérabilités cumulées rencontrées par les jeunes et leurs familles.
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Annexe
Tableau synthétique des profils des jeunes au regard des vulnérabilités vécues et des formes de recours

Notes de bas de page
1Les monographies détaillées de ces territoires sont présentées au sein du manuscrit de thèse duquel découle cette enquête (Genet, 2024).
2Les entretiens réalisés avec les parents viennent compléter et contraster les entretiens réalisés avec les jeunes.
3Les profils-types sont donnés à voir au sein du manuscrit de thèse duquel découle cette enquête (Genet, 2024, p. 317).
Auteur
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Laurie Genet
Laboratoire EMA - Cergy Paris Université.

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