Analyser les bouquets éducatifs au collège : régulations et orientations des élèves
p. 219-227
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Mots-clés : collège, dispositif socio-educatif, inégalité sociale, jeune en difficulté
Keywords : lower secondary school, socio-educational scheme, social inequality, young with problems
Texte intégral
Introduction
1Depuis les années 80, l’État français a amorcé une transformation dans son mode d’intervention en matière d’éducation scolaire. Alors que le modèle centralisé dominait jusque-là, une dynamique de déconcentration et de décentralisation s’est progressivement installée, accordant une marge d’autonomie aux acteurs locaux. Cette reconfiguration de l’action publique s’est opérée notamment à travers le développement du partenariat, envisagé comme un nouvel instrument de régulation éducative. À l’échelle des établissements, le personnel éducatif est encouragé à collaborer avec les acteurs locaux pour mettre en place des mesures visant à combattre les difficultés scolaires et à favoriser la réussite des élèves.
2Ce tournant s’est affirmé en 1981, avec l’initiative d’Alain Savary et la création des ZEP (zones d’éducation prioritaire), qui plaçaient au cœur du projet les « partenaires habituels du système éducatif ». À l’époque, ce terme désignait une catégorie d’acteurs encore floue, pour laquelle aucun cadre de travail structuré n’existait (Lorcerie, 1993).
3Cette transformation pose plusieurs interrogations que nous souhaitons appréhender dans le cadre de notre analyse sur l’offre éducative. Ces questionnements sont souvent abordés de manière distincte, mais l’originalité de notre démarche réside dans l’examen conjoint de trois niveaux de problématisation qui se sont posés historiquement et qui demeurent d’actualité.
4En premier lieu, pourquoi en sommes-nous arrivés à ce basculement ? Pourquoi l’État, longtemps attaché à un contrôle centralisé, a-t-il progressivement délégué certaines responsabilités à des acteurs locaux ? Derrière cette évolution se pose la question des logiques politiques, économiques et idéologiques qui l’ont sous-tendue.
5Ensuite, qui fait quoi ? L’arrivée de nouveaux acteurs interroge autant la nature des tâches qui leur seront confiées que la définition/redéfinition des rôles de chacun dans la division du travail éducatif. Si l’ouverture de l’école à des acteurs extérieurs ne constitue pas une rupture récente – des collaborations ayant toujours existé de manière plus ou moins informelle selon les contextes (Ozouf, 2014) – longtemps, l’éducation scolaire s’est construite autour d’un monopole des enseignants. Leur autorité s’exerçait dans un cadre institutionnel structuré autour de la classe, conçue comme l’espace exclusif de la transmission des savoirs (Prost, 1997). Ce qui distingue la configuration actuelle, c’est l’encadrement institutionnel du partenariat extérieur. Il s’intègre désormais dans des dispositifs et structurent le pilotage du système éducatif. Sa mise en œuvre repose sur des cadres administratifs et des logiques de gouvernance qui redéfinissent les relations entre les acteurs éducatifs.
6Enfin, la dernière question porte sur les effets de cette transformation, tant sur l’action éducative elle-même que sur les élèves. Voilà bientôt 50 ans que les zones/réseaux d’éducation prioritaire (REP) et le partenariat éducatif se développent en France. Malgré la multiplication des actions, des dispositifs et des acteurs éducatifs autour de l’école, pourquoi leur impact reste-t-il si limité ? À l’échelle macro, les comparaisons internationales montrent que l’origine sociale demeure un facteur très déterminant dans la réussite scolaire en France. En d’autres termes, malgré l’accumulation de dispositifs, l’école française peine à compenser les inégalités socio-économiques.
7Dès lors, quelles dynamiques sociales le partenariat a-t-il générées ? Comment se matérialise-t-il et évolue-t-il concrètement sur le terrain ? Les tendances globales masquent-elles des réalités plus contrastées dans les « initiatives locales » ?
8Pour analyser ce phénomène, notre cadre théorique s’appuiera principalement sur la théorie de la régulation sociale développée par le sociologue Jean-Daniel Reynaud (Reynaud 1997 ; Terssac, 2003). Nous y intégrerons également les apports constructivistes de Christian Maroy, ainsi que ceux de politistes, qui mettent en avant l’idée que la régulation est un processus pluriel, inachevé, se construisant essentiellement par la négociation entre acteurs situés à différents niveaux. Ainsi, « la régulation est ici d’abord une action, et non une propriété d’un système
» (Maroy, 2006).
9En complément, nous mobiliserons des concepts issus de la sociologie de l’action publique et de l’éducation afin de mieux saisir les logiques d’action derrière la construction de l’offre éducative dans des espaces locaux d’interdépendance entre établissements situés dans des contextes géographiques spécifiques (Van Zanten, 2006).
10Enfin, pour comprendre les effets potentiels de ce phénomène sur les bénéficiaires, nous avons suivi une cohorte d’élèves issus des établissements étudiés. Nous avons analysé statistiquement leurs dossiers scolaires, mené des observations et des entretiens sur trois années scolaires. En nous inspirant des travaux de Séverine Cayouette-Remblière, nous souhaitions rendre compte à la fois de « l’empreinte acculturatrice de l’école » (qui marque) et de son rôle de classement (l’école qui démarque) (Cayouette-Remblière, 2016). Ce volet a nécessité l’intégration du concept de dispositions sociales (Lahire, 1993, 2006) pour mieux comprendre comment ces dernières s’articulent avec les choix, les stratégies et les rapports que les élèves et leurs familles entretiennent avec l’offre éducative.
11Les inégalités scolaires, ancrées dans les disparités socio-économiques, demeurent un enjeu central en sociologie de l’éducation. Les travaux montrent que l’origine sociale reste, encore aujourd’hui, le principal facteur de différenciation des parcours scolaires. Les enquêtes nationales et internationales soulignent toujours le faible impact des mesures mises en place (OCDE, 2023).
12L’étude de « l’école en mouvement », dans ses pratiques quotidiennes de classement, de différenciation, de production et reproduction des inégalités, ainsi que dans ces moments où les trajectoires scolaires se redessinent de manière imprévue, constitue un enjeu central pour la sociologie de l’éducation contemporaine. Il s’agit de penser une école qui, tout en perpétuant des inégalités, voit parfois émerger des dynamiques de changement. Comme le souligne Rochex, il est essentiel d’étudier les inégalités « en train de se faire », en approfondissant la compréhension de la construction du phénomène social. Notre ambition, dans ce travail, est de contribuer à cet éclairage analytique de l’éducation scolaire en acte (Rochex, 2016).
1. Perspectives d’analyses
13Dans ce texte, nous nous attachons à expliciter la démarche adoptée pour l’analyse statistique des dossiers scolaires de la cohorte suivie sur plusieurs années. Notre objectif est d’examiner comment l’institution scolaire façonne les parcours des élèves, tout en mettant en lumière les logiques d’engagement des familles et des élèves dans la structuration de l’offre éducative. Par ailleurs, les observations conduites visent à approfondir la compréhension des relations que ces derniers entretiennent avec les dispositifs éducatifs et les acteurs impliqués, qu’il s’agisse des personnels de l’Éducation nationale ou des intervenants extérieurs.
14Notre hypothèse centrale repose sur l’idée que, au-delà des distinctions d’offres observables entre établissements, se dessinent également des différenciations internes au sein des collèges. L’autonomie relative dont disposent les établissements pour mettre en place divers projets, options, clubs et dispositifs contribue à la création de véritables « couloirs éducatifs » différenciés. Ces différenciations posent question, car les moyens supplémentaires, l’innovation demandée et l’accompagnement scolaire, initialement conçus pour soutenir les élèves les plus en difficulté, semblent profiter davantage à ceux déjà en réussite. Ces derniers développent des stratégies d’accumulation en participant à des activités culturelles valorisées ou à des prolongements du programme scolaire. À l’inverse, les élèves qui devaient être les principaux bénéficiaires de ces mesures d’accompagnement semblent souvent relégués dans des dispositifs externalisés, parfois déconnectés du programme académique central.
15Nous formulons également l’hypothèse que certains dispositifs (les plus valorisés scolairement) font l’objet d’une sélection implicite, centrée sur les profils scolaires. Cette sélection repose soit sur les ressources limitées des dispositifs (nombre de places disponibles), soit sur l’enjeu réputationnel que ces dispositifs peuvent représenter, notamment lors de présentations publiques. La multiplication des dispositifs au sein des établissements révèle des hiérarchies scolaires informelles : certains dispositifs, tels que les voyages ou les projets d’ambassadeurs, font l’objet d’une sélection, tandis que d’autres, comme ceux portant sur le harcèlement ou les dangers numériques, sont moins investis par les enseignants et souvent délégués à des intervenants extérieurs.
16Parallèlement, il est intéressant de questionner les dispositifs en option libre (par exemple le théâtre, la chorale, latin, jardinage, club math, etc.). Ces activités ne sont pas perçues de la même manière que les sports, et les élèves qui s’y inscrivent diffèrent. Cela soulève des questions sur les stratégies des élèves et des familles face à cette offre. Dans ce sens, lorsque nous parlons d’effet sur le parcours éducatif, nous ne pensons pas seulement aux résultats scolaires ou à un changement des dispositions profondes des élèves. Notre objectif global est alors d’explorer deux dimensions clés :
- les logiques d’action qui sous-tendent la construction de l’offre éducative et la division du travail ;
- les modalités d’orientation des élèves dans ces dispositifs.
17Ces modalités produisent des effets durables sur le rapport à l’école, marquant les élèves à travers les mécanismes de valorisation ou de dévalorisation (notes, étiquettes, dispositifs de remédiation ou élitiste). Elles influencent ainsi la trajectoire éducative en assignant aux élèves des statuts distincts.
18Notre enquête repose sur trois établissements situés dans des contextes sociogéographiques différents : un REP+, un REP et un collège hors REP en milieu rural. Nous disposons de deux années scolaires complètes d’observation dans chacun de ces établissements, ce qui permet de comparer les dynamiques à l’œuvre.
19Les logiques d’offre éducative sont étroitement liées aux stratégies déployées par les élèves et leurs familles. La plupart des dispositifs se concentrent aux moments-clés de l’entrée et de la sortie du collège, traçant ainsi des trajectoires dès les premiers choix d’options. Il nous apparaît donc pertinent d’explorer la notion de « valeur scolaire ». En effet, l’offre éducative semble ajustée en fonction de cette valeur construite au quotidien et attribuée aux élèves. Il s’agit de comprendre si la multiplication des dispositifs, loin de réduire les inégalités, renforce des stratégies d’entre-soi, d’accumulation de capital culturel et symbolique. L’orientation des élèves dans ces dispositifs serait alors hiérarchisée en fonction de la valeur scolaire perçue, du contenu des dispositifs et des acteurs impliqués. Ces dispositifs, loin d’homogénéiser les parcours, semblent fragmenter les trajectoires éducatives, créant des « couloirs » distincts pour les élèves perçus comme « en réussite », « en danger », ou « en difficulté ». D’un autre côté, il sera intéressant de voir si, contre toute attente, certains établissements, acteurs extérieurs ou familles parviennent à encourager les élèves les plus défavorisés ou en difficulté scolaire à s’investir dans des pratiques culturelles valorisées, à prolonger et renforcer leur appropriation des programmes scolaires. Plus largement, il s’agira d’examiner quelles sont leurs logiques d’action en matière d’offre éducative.
1.1. Résumé des terrains
20La sélection des terrains d’enquête s’est opérée dans une perspective comparative, visant à représenter une diversité de contextes territoriaux sans prétendre à l’exhaustivité. Cette approche s’inspire des travaux de Van Zanten (2002), Broccolichi, Ben Ayed et Trancart (2010), qui ont mis en évidence trois facteurs déterminants (parmi d’autres) dans la construction des inégalités éducatives :
la position géographique. Elle influence significativement l’accès aux ressources éducatives et culturelles. Les zones urbaines, périurbaines et rurales présentent des disparités marquées en termes d’offre scolaire, d’infrastructures culturelles et d’opportunités d’apprentissage ;
le public accueilli. La composition sociale des élèves impacte les dynamiques d’enseignement et d’apprentissage. Les établissements accueillant des publics favorisés ou défavorisés font face à des défis pédagogiques distincts, influençant les pratiques enseignantes, les attentes académiques et les trajectoires scolaires des élèves ;
l’étiquetage des établissements. La catégorisation des établissements (non classé, REP, REP+) influence leur réputation, leur attractivité et leurs ressources. Cette labellisation peut créer des effets de ségrégation scolaire, impactant les choix des familles et la composition des effectifs.
21Notre étude s’est focalisée sur trois configurations territoriales regroupant ces variables :
un collège REP+ dans un quartier défavorisé d’une grande ville, illustrant les défis de l’éducation prioritaire en milieu urbain ;
un établissement hors éducation prioritaire dans un village semi-rural ;
deux collèges contrastés à proximité immédiate (-400 m), permettant d’isoler l’impact du territoire et des ressources locales sur l’offre éducative, tout en observant l’effet de la composition sociale des élèves.
1.2. Les publics accueillis
22Pour amorcer notre étude, nous avons jugé pertinent de nous pencher sur des éléments généraux concernant notre cohorte. Sur une période de deux années scolaires complètes, nous avons pu suivre un total de 333 élèves répartis dans trois établissements distincts. Il convient de noter que certains profils ont été écartés de notre analyse, soit en raison d’une arrivée tardive dans l’établissement, soit à cause d’un départ anticipé, quelle qu’en soit la raison. Notre objectif principal était de constituer un échantillon d’élèves ayant suivi les mêmes évaluations et ayant bénéficié, en théorie, d’un temps scolaire équivalent, à savoir deux années scolaires entières. Ce choix méthodologique vise à garantir l’uniformité des données recueillies et à faciliter l’analyse statistique.
23Dans ce cadre, il est important de souligner que si des résultats venaient à manquer, par exemple des moyennes, seules trois explications seraient envisageables : l’absence de l’élève lors des évaluations, l’absence des enseignants, ou la décision délibérée de ces derniers de ne pas évaluer certains élèves. Cette dernière situation peut survenir lorsque le niveau de l’élève est jugé trop faible, ou dans le cas d’élèves en situation de handicap ou allophones, nécessitant des adaptations particulières dans leur processus d’évaluation.
1.3. Qu’est-ce que nous entendons par offre éducative ?
24L’analyse de l’offre éducative dans les établissements étudiés s’articule autour de deux dimensions distinctes. La première dimension concerne les actions généralistes, déployées de manière systématique à l’échelle d’un niveau scolaire (sixième-cinquième), sans différenciation intra-établissement. Cette offre éducative généraliste s’inscrit dans une logique d’action collective et indifférenciée. Qu’il s’agisse de sorties culturelles, de sessions de sensibilisation aux enjeux contemporains, ou d’activités périscolaires, ces interventions sont déployées à l’échelle d’un niveau scolaire entier. Leur mise en œuvre répond à des critères d’âge ou de niveau d’études, partant du principe que l’ensemble d’une cohorte partage des besoins éducatifs communs à un stade donné de leur parcours.
25L’offre éducative ciblée, quant à elle, opère selon des mécanismes de sélection tant explicites qu’implicites. Les critères explicites peuvent relever de l’excellence académique, de besoins de remédiation identifiés, ou d’une candidature formelle. Les mécanismes implicites, plus subtils, peuvent découler de processus informels comme l’auto-sélection des élèves ou les représentations des équipes pédagogiques quant aux « profils adaptés ». Cette offre éducative, qu’il s’agisse de clubs spécialisés, de tutorat, ou de rôles de représentation, crée des espaces de différenciation au sein de l’établissement, porteurs d’enjeux de distinction scolaire et sociale.
26À notre connaissance, ce sont les travaux pionniers d’Isambert-Jamati (1990) qui ont établi une première typologie des « actions » dans les zones d’éducation prioritaire ; elles les définissaient comme des pratiques structurées destinées à des groupes d’élèves spécifiques. Ces actions englobaient des modifications du parcours scolaire, de l’organisation des classes et des approches didactiques.
27Dans le prolongement de cette conceptualisation, Anne Barrère propose le concept de « dispositif », plus adapté au contexte éducatif contemporain (Barrère, 2013). Le dispositif apparaît comme un instrument flexible permettant d’apporter des réponses contextualisées aux diverses problématiques scolaires, qu’il s’agisse d’accompagnement scolaire, de collaboration, de difficultés d’apprentissage ou de promotion de l’excellence. Cette approche traduit une évolution vers une plus grande autonomie des établissements dans l’élaboration de solutions locales.
28Dans le cadre de cette étude, nous privilégions le terme d’offre éducative plutôt que celui d’action ou de dispositif. Si le concept de quasi-marché scolaire (Van Zanten, 2006) a été principalement mobilisé pour analyser les logiques de choix entre établissements, nous postulons ici son extension aux dynamiques internes des établissements. En effet, nous observons des mécanismes similaires à une échelle micro : une offre régulée mais différenciée, des choix encadrés par l’institution, et des logiques de distinction qui s’opèrent à travers la sélection et la participation aux dispositifs proposés. Les familles et les élèves construisent ainsi leurs parcours scolaires à travers une série de micro-choix au sein de cette offre éducative interne, participant à une individualisation croissante des trajectoires.
29Nous définissons ainsi l’offre éducative comme toute action éducative organisée et formalisée par l’établissement, distincte du cadre d’enseignement traditionnel et du programme scolaire obligatoire. Plus précisément, en nous inspirant de la définition du dispositif d’Anne Barrère qui constitue une « capacité d’inflexion » de la forme scolaire classique. Nous rajoutons qu’ici, l’offre éducative se caractérise par des modalités d’organisation alternatives au schéma traditionnel (un enseignant, une classe, un programme national) : regroupements différenciés, co-interventions, interventions d’acteurs extérieurs, déplacements hors les murs, ou encore prolongement du programme par l’ajout de disciplines supplémentaires. Ces configurations viseraient à enrichir, étoffer, se substituer ou pallier l’enseignement scolaire conventionnel en transformant par exemple le cadre spatial et organisationnel habituel. En modifiant les espaces, les intervenants, les contenus ou les modes de regroupement, l’offre éducative chercherait à proposer des modalités d’apprentissage complémentaires ou alternatives.
30Pour approfondir cette réflexion, nous avons orienté notre analyse vers l’offre éducative ciblée. Il s’agit ici de comprendre si les bouquets éducatifs se distinguent non seulement entre établissements, mais également au sein d’un même établissement. Autrement dit, au-delà des spécificités territoriales et institutionnelles, l’offre éducative ciblée contribue-t-elle à la création de couloirs éducatifs pour les élèves, façonnés par différents facteurs ?
31Notre hypothèse centrale repose sur l’idée que la valeur scolaire construite joue un rôle déterminant dans la composition des bouquets éducatifs des élèves. D’une part, nous supposons que les familles et les élèves en réussite mobilisent des stratégies d’accumulation de dispositifs éducatifs valorisés et valorisants afin de se démarquer des autres. D’autre part, nous avançons que les équipes éducatives renforcent cette dynamique de différenciation par des pratiques, formelles et informelles, d’orientation des élèves vers certains dispositifs, souvent fondées sur des critères scolaires.
32Ces pratiques participeraient à la formation de couloirs éducatifs qui classent et catégorisent les élèves en fonction de perceptions différenciées : les élèves jugés « prometteurs », ceux « en danger aux acquis fragiles » et enfin ceux perçus comme « en difficulté, perturbateurs ou non scolaires ». Cette classification ne se limite pas aux élèves : elle structure également la division du travail éducatif au sein des établissements, avec des bouquets éducatifs distincts et des acteurs éducatifs différenciés pour chaque catégorie.
33Dans la suite de ce travail, nous centrerons notre analyse sur la notion de valeur scolaire comme élément déterminant dans la construction de ces couloirs éducatifs. Parallèlement, nous examinerons d’autres variables que nous considérons comme potentiellement influentes dans la différenciation des bouquets éducatifs proposés aux élèves. En somme :
les origines sociales des élèves, qui reflètent les inégalités de capital culturel, économique et social ;
la construction de la valeur scolaire, mesurée par les résultats académiques, l’intégration scolaire (assiduité et engagement), ainsi que le comportement ;
le genre, qui structure les trajectoires éducatives et peut interagir avec d’autres critères pour produire des différenciations spécifiques.
1.4. Le poids de la valeur scolaire construite
34S’agissant de la notion de valeur scolaire, il est crucial d’insister sur sa dimension construite. Loin de vouloir essentialiser les jugements scolaires ou reproduire des catégorisations arbitraires, cette notion vise à appréhender les mécanismes de différenciation à l’œuvre dans l’institution scolaire. La valeur scolaire ne constitue pas une étiquette figée ni une hiérarchisation objective des élèves, mais plutôt un ensemble de critères mouvants sur lesquels se fondent les acteurs éducatifs pour élaborer des parcours personnalisés.
35Cette valeur scolaire traduit une position construite qui oriente l’action éducative. Elle agrège diverses propriétés : résultats académiques, intégration scolaire quotidienne (assiduité, comportement), engagements et sociabilités développés dans l’espace scolaire. Cette conceptualisation s’inscrit dans le sillage des travaux qui ont enrichi l’héritage bourdieusien en considérant l’école non seulement comme instance de reproduction mais aussi comme productrice de phénomènes sociaux. Ces fondements théoriques et méthodologiques seront approfondis ultérieurement pour en démontrer la pertinence dans notre analyse.
2. Quelques résultats
36Les évolutions des pratiques de marquage et de démarquage observées autour des dispositifs étudiés semblent étroitement liées à la construction de la valeur scolaire attribuée aux élèves. Cette valeur se caractérise par une double dimension : d’une part, des critères strictement scolaires, et d’autre part, des critères d’ordre social. Initialement fondée sur des représentations professionnelles et personnelles des acteurs éducatifs, cette valeur scolaire évolue au fil de la mise en œuvre des pratiques pédagogiques, notamment lorsque les acteurs éducatifs se sont confrontés aux « intentions situées ».
37Ces intentions émergent dans des contextes où il s’agit avant tout de préserver l’ordre social et la bienséance des temps scolaires, en arbitrant des décisions qui permettent de maintenir un cadre de travail jugé propice aux apprentissages. Elles s’inscrivent alors dans des logiques d’urgence et de gestion immédiate des situations de classe, où certains élèves sont relégués ou exclus temporairement des dispositifs, non pas en raison d’une évaluation structurelle de leurs besoins éducatifs, mais parce qu’ils sont perçus, à un instant t, comme une entrave à la fluidité des interactions pédagogiques. Cette dynamique produit un paradoxe fondamental : alors que ces dispositifs sont conçus pour favoriser l’inclusion et l’accompagnement des élèves en difficulté, leur mise en œuvre effective peut aboutir à des formes de tri implicite qui les en éloignent.
38Loin d’être de simples ajustements conjoncturels, ces choix contribuent à façonner des parcours différenciés, où la participation aux dispositifs ne relève pas seulement d’une logique d’orientation, mais aussi d’un processus de filtrage qui reconduit certaines inégalités. En ce sens, l’enjeu n’est pas seulement d’examiner la finalité déclarée des dispositifs, mais bien de saisir comment, dans l’action quotidienne, les décisions situées viennent parfois détourner l’objectif initial d’inclusion, au profit de logiques de régulation de l’espace scolaire.
39Les pratiques éducatives observées mettent en lumière diverses formes de dispositifs et les mécanismes de ciblage qui leur sont associés. Dans la majorité des cas, ces mécanismes se révèlent défavorables aux élèves les plus en difficulté, même lorsque ces dispositifs avaient pour objectif initial de les soutenir. Dans un souci d’intelligibilité et pour structurer cette analyse, nous avons opté pour une typologie des dispositifs observés, permettant de mieux rendre compte des dynamiques à l’œuvre.
Tableau 1. Profil scolaire et taux de participation aux dispositifs ciblés par année (en%)
Profil scolaire | Taux participation B1 (%) | Taux participation B2 (%) |
---|---|---|
Très bonne maîtrise | 48,6 | 64,9 |
Maîtrise satisfaisante | 63,9 | 65,4 |
Maîtrise fragile | 65,1 | 56,3 |
Maîtrise insuffisante | 61,1 | 38,9 |
Note de lecture : en première année au collège, les élèves avec une très bonnes maitrise, affichent un taux de participation de 48,6 % aux dispositifs ciblés puis de 64,9 % en deuxième année.
Source : auteur de l’article à partir des données extraites sur Pronote (logiciel des établissements scolaires).
2.1. Les dispositifs à haute valeur symbolique
40Ces dispositifs se caractérisent par une sélection formelle, fondée sur des critères académiques explicites. L’accès y est conditionné par des dossiers scolaires jugés solides, qui mettent en avant les réussites académiques des élèves. Ces dispositifs s’inscrivent souvent dans une logique de prolongement des apprentissages disciplinaires, qu’il s’agisse d’explorer de nouvelles disciplines ou d’approfondir celles déjà enseignées.
41Ils sont perçus par les familles comme des « investissements éducatifs », leur conférant une forte valorisation symbolique, tant dans le contexte de l’éducation prioritaire qu’au-delà. Dans les établissements REP, ces dispositifs participent à structurer les groupes classes en favorisant une homogénéité académique qui rassure les familles lors des processus d’inscription. L’entre-soi des élèves en réussite est alors présenté comme un avantage notable. En dehors de l’éducation prioritaire, l’objectif principal associé à ces dispositifs réside dans leur rôle de tremplin vers des établissements prestigieux, notamment les lycées les plus prisés.
42Ces dispositifs jouent un rôle stratégique, non seulement dans l’attractivité des établissements REP, mais également dans le renforcement de la réputation des collèges mieux favorisés. Leur conception et leur animation sont majoritairement prises en charge par les enseignants, qui collaborent rarement avec des acteurs extérieurs. Dans les rares cas où une collaboration est observée, elle s’établit généralement avec des institutions reconnues, telles que les universités ou les grandes écoles, conférant ainsi une légitimité supplémentaire à ces initiatives.
2.2. Les dispositifs à sélection progressive
43Ces dispositifs souvent centrés sur un travail psychosocial ou organisés autour de projets et de concours, visent à promouvoir une approche éducative « accessible à tous ». L’ambition qui les sous-tend est de permettre à chaque élève, indépendamment de son niveau scolaire, de participer activement et de s’investir. Cette participation est censée reposer sur des compétences « sociales » plutôt que purement académiques. Toutefois, ce modèle d’inclusion présumé se confronte souvent à la réalité des interactions et des pratiques quotidiennes, où les « intentions situées » par exemple favorisent des dynamiques qui peuvent conduire à l’exclusion ou à une division hiérarchique du travail.
44La première se produit lors de la réalisation des projets, au moment de la division des tâches. Les enseignants anticipent souvent l’investissement des élèves en s’appuyant sur des critères scolaires ou des références académiques. Cette anticipation conduit à confier les responsabilités les plus valorisantes et les tâches perçues comme cruciales aux élèves jugés sérieux et compétents selon ces critères. Ce processus renforce la confiance et la reconnaissance accordées à ces élèves, tout en sous-estimant implicitement les capacités des élèves en difficulté. Ces derniers se retrouvent cantonnés à des rôles secondaires ou peu valorisés, ce qui accentue leur marginalisation. Dans les entretiens, cette frustration a été exprimée à plusieurs reprises par les élèves eux-mêmes, témoignant d’une conscience aiguë de ces mécanismes.
45La seconde forme de relégation intervient lors des présentations finales des projets. Dans ces moments de mise en visibilité, les élèves en réussite scolaire sont fréquemment choisis pour représenter l’établissement, incarner le projet et implicitement mettre en avant le travail des enseignants. Cette sélection exclut les élèves en difficulté des rôles valorisés et valorisants, limitant leur accès à une reconnaissance sociale et institutionnelle.
46Enfin, la troisième forme d’exclusion est la plus radicale : elle prend la forme d’un éloignement, soit du dispositif, soit de l’établissement. Les élèves en difficulté se distinguent par des taux de maintien particulièrement bas dans les dispositifs éducatifs proposés. Par ailleurs, ce sont également eux qui font l’objet du plus grand nombre de sanctions disciplinaires, lesquelles aboutissent souvent à des exclusions temporaires ou définitives. Ces pratiques s’accompagnent de discours institutionnels qui tendent à essentialiser ces élèves en les décrivant comme « non scolaires », « peu investis » ou « perturbateurs ». Ces représentations les désignent comme des obstacles à la scolarité des autres élèves jugés « capables », renforçant ainsi leur marginalisation au sein de l’institution.
Conclusion
47Ainsi, bien que ces dispositifs prétendent initialement rompre avec les attentes scolaires traditionnelles, ils adoptent souvent des structures et des modalités qui finissent par reproduire les mêmes exigences. Cependant, les conséquences des jugements portés sur les élèves dits « déviants » prennent une tournure différente. Lorsqu’un élève ne parvient pas à s’intégrer à une approche qui, bien que non académique, reste encadrée par des logiques similaires à celles de l’école, la non-participation est alors souvent interprétée selon des critères psychosociaux L’élève peut ainsi être perçu comme « négatif », « irrécupérable », dépassant le simple cadre de la difficulté scolaire. Par conséquent, ces dispositifs, loin de s’affranchir des valeurs scolaires dominantes, contribuent à leur extension en y ajoutant des dimensions sociales.
48C’est sur ce terrain que nous retrouvons une majorité d’acteurs extérieurs qui investissent les « champs vacants » de l’espace éducatif pour proposer des compléments pédagogiques et des formes d’accompagnement. Cependant, ces interventions se font fréquemment de manière isolée, avec peu de coordination ou de collaboration avec les enseignants, même pour des dispositifs de longue durée. D’un autre côté, ce manque de collaboration avec les enseignants ne minimise pas le risque de reproduire des formes d’étiquetage. Les acteurs extérieurs, en mettant en avant l’accessibilité de leurs séances aussi et ne connaissant d’ailleurs pas les niveaux scolaires des élèves, tendent eux aussi à juger la non-participation et les comportements déviants selon des critères psychosociaux.
49Cela dit, ces dispositifs peuvent devenir des espaces de surprise pour les enseignants. Ils révèlent parfois des investissements inattendus chez certains élèves, tout en suscitant des déceptions lorsque des élèves perçus comme prometteurs ne répondent pas aux attentes initiales.
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Auteur
-
Ali Mounayad
Aix-Marseille Université/LEST-CNRS.

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Reprise d’études à l’université : quels publics, quelles finalités ?
Groupe de travail sur l’enseignement supérieur (GTES)
Valérie Canals et Séverine Landrier (dir.)
2020
Formation continue et parcours professionnels : entre aspirations des salariés et contexte de l’entreprise
Groupe d’exploitation des données Defis
Ekaterina Melnik-Olive et Danièle Guillemot (dir.)
2020
Sélections, du système éducatif au marché du travail
XXVIèmes journées du longitudinal. Toulouse, 12-13 novembre 2020
Marianne Blanchard, Gérard Boudesseul, Thomas Couppié et al. (dir.)
2021
Trajectoires et carrières contemporaines : nouvelles perspectives méthodologiques
XXVIIèmes journées du longitudinal, Grenoble, 23-24 juin 2022
Isabelle Borras, Nathalie Bosse, Laurence Baraldi et al. (dir.)
2022
Territoires et parcours. De nouvelles trajectoires d’emploi et de formation à l’épreuve des territoires ?
XXVIIIèmes journées du longitudinal, 14-15 juin 2023, Caen
Patrice Caro et Agnès Checcaglini (dir.)
2023
De plus en plus de sélection dans un enseignement supérieur en segmentation
Groupe de travail sur l’enseignement supérieur (GTES)
Fanette Merlin et Nadine Théophile (dir.)
2023
Les femmes dans l’enseignement supérieur : une (r)évolution inachevée
Groupe de travail sur l’enseignement supérieur (GTES)
Nathalie Beaupère et Carine Érard (dir.)
2023
Les expériences étudiantes professionnalisantes : diversité et effets sur les parcours
Groupe de travail sur l’enseignement supérieur (GTES)
Alexie Robert (dir.)
2023
Crises et transitions : quelles données pour quelles analyses ?
XXIXes journées du longitudinal, 24-25 juin 2024, Aix-en-Provence
Vanessa di Paola et Christophe Guitton (dir.)
2024
Premiers pas sur le marché du travail : quand les inégalités s’en mêlent - Tome 1
Exploitations de l’enquête 2020 auprès de la Génération 2017
Thomas Couppié, Dominique Épiphane, Olivier Joseph et al. (dir.)
2024
Après la formation initiale : les vicissitudes du parcours professionnel - Tome 2
Exploitations de l’enquête 2020 auprès de la Génération 2017
Thomas Couppié, Dominique Épiphane, Olivier Joseph et al. (dir.)
2024
Parcours et expériences en formation initiale : quel(s) impact(s) sur l’insertion ? - Tome 3
Exploitations de l’enquête 2020 auprès de la Génération 2017
Thomas Couppié, Dominique Épiphane, Olivier Joseph et al. (dir.)
2024