Interférences entre sphères de vie et sphères relationnelles : étude des facteurs et des relations qui influencent l’entrée d’élèves dans des parcours prostitutionnels
p. 131-141
Entrées d’index
Mots-clés : jeune en difficulté, récit de vie, insertion sociale
Keywords : young with problems, life story, social integration
Texte intégral
Introduction
1Depuis plusieurs années, on observe une hausse des pratiques prostitutionnelles chez les mineur·es. De récentes études mettent en avant des facteurs de vulnérabilités communs à de nombreux jeunes en situation de prostitution, dont celles menées par le CNRS en 2021 et 2023 qui définissent « l’inscription de l’entrée dans la prostitution comme résultant à la fois d’une rencontre et d’un contexte personnel caractérisé par le cumul de vulnérabilités
» (Lavaud-Legendre et al., 2021). Ces dernières sont plurielles : manque affectif, instabilité de la cellule familiale, insécurité financière, violences subies pendant l’enfance, parcours scolaire difficile. Des facteurs relèvent également de frustrations engendrées par la société de consommation et l’influence des réseaux sociaux, ainsi que de parcours institutionnels de jeunes, notamment le placement en foyer de l’aide sociale à l’enfance (ASE) (Baudry & Collet, 2020 ; Scott, 2021). Un rapport conclut au rôle de « multiples évènements » participant à un « parcours traumatique » dont la prostitution est « l’aboutissement ». Il indique que le nombre de procédures pour proxénétisme et recours à la prostitution de mineur·es a augmenté de 68 % entre 2016 et 2020 (Pohu et al., 2022). Cette hausse questionne la place et la signification de ces relations prostitutionnelles chez les jeunes.
2Leurs âges, correspondant aux années collège et lycée, interrogent l’articulation entre pratique prostitutionnelle et scolarité. Or, peu de travaux abordent le parcours scolaire et le rapport à l’école des jeunes en situation de prostitution. Une relation liée au milieu scolaire ou extrascolaire pourrait être l’intermédiaire pour entrer dans la prostitution (Pohu et al., 2022) et les abords des écoles peuvent être des lieux de recrutement des jeunes (Champrenault et al., 2021). Le « rapport difficile à l’école », l’absentéisme et la déscolarisation sont considérés comme des facteurs favorisant l’inscription dans les pratiques prostitutionnelles, mais pas forcément comme des conséquences. Ces données sont affinées par le rapport du CNRS qui mentionne que 45 % des individus en situation de prostitution rencontraient des difficultés scolaires (Lavaud-Legendre et al., 2023). Les professionnel·les de terrain s’accordent pour dire que ces dernières peuvent être des « symptômes » (ibid) qui permettraient de repérer des situations de prostitution. Les violences subies à l’école sont aussi centrales. En effet, « le premier type d’événement déstabilisant est l’existence d’une situation de harcèlement scolaire
» (ibid). Pour autant, le rapport de causalité entre prostitution et difficultés scolaires n’est pas établi. Quelles sont l’ensemble des conditions, y compris scolaires, qui favorisent la pratique de la prostitution juvénile ?
3Si quelques travaux ont intégré des jeunes dans leur population enquêtée (Pohu et al., 2022 ; Baudry & Collet, 2022 ; Frithmann & Gavens, 2022), la majorité n’a pas réalisé d’entretiens avec les jeunes concerné·es. Étude de dossiers judiciaires (Lavaud-Legendre et al., 2021), de dossiers administratifs de l’ASE (Scott, 2021) et entretiens avec des professionnel·les (Desquesnes & Proia-Lelouey, 2024) sont les principales méthodes de recueil de données utilisées. Or, comment comprendre le parcours de ces jeunes, le rôle des relations sociales, en faisant l’économie des histoires de vie ?
4Cette communication s’inscrit dans une recherche doctorale en cours, initiée en janvier 2024, portant sur la prostitution adolescente au regard des trajectoires scolaires et biographiques. Elle repose sur une recherche qualitative et compréhensive du parcours des jeunes. Il s’agit ici de présenter un outil méthodologique qui permette de rendre compte des conditions et processus d’entrée des jeunes dans diverses formes de prostitution et divers « parcours prostitutionnels » à partir de résultats exploratoires.
1. Objet de recherche et méthodologie
1.1. Question de recherche et hypothèses
5Face aux difficultés scolaires, communes à de nombreux parcours de jeunes en situation de prostitution, et aux « inégalités dans les positions sociales et sexuées », des élèves adoptent « des stratégies adaptatives de scolarisation » (Duru-Bellat, 2008). L’une d’elle peut consister à s’éloigner du système scolaire par l’exercice d’activités rémunérées, y compris illégales. Que représente alors l’engagement dans des pratiques prostitutionnelles ? Comment s’articulent-elles avec la scolarité ? Quelles sont l’ensemble des conditions, y compris scolaires, favorisant la pratique de la prostitution juvénile ?
6Dans cette hypothèse, il convient d’étudier les parcours scolaires des élèves au regard de leur entrée dans la prostitution et la possible conciliation entre pratique prostitutionnelle et « carrière scolaire » (Duru-Bellat, 2008). Une autre hypothèse est celle selon laquelle des relations peuvent agir directement ou indirectement (en occupant un rôle d’intermédiaire) sur l’entrée dans la prostitution. Ainsi, le réseau d’une personne peut constituer un « tremplin vers des milieux plus divers » (Bidart, 2008), comme celui de la prostitution.
1.2. Objet de recherche, public cible et terrains d’enquête
1.2.1. Approche plurielle de la prostitution et population cible
7Dans le cadre de la prostitution, les échanges relationnels intimes exigent une contrepartie, qu’elle soit monétaire, affective, matérielle, ou de l’ordre du service. Tout comme il existe une pluralité de formes d’intimités relationnelles, il existe une pluralité de formes de pratiques prostitutionnelles. Qu’il s’agisse de séduire des personnes, d’envoyer des photos intimes à caractère sexuel, ou encore de satisfaire des désirs sexuels d’autrui, toutes ces pratiques faites en échange de cadeau, de service, d’argent ou d’une promesse d’appartenir à un groupe, s’inscrivent dans un continuum des « échanges économico-sexuels » (Tabet, 2014). Ainsi, de manière plus ou moins visible, plus ou moins assumée, « la sexualité ne se vit plus comme une relation libre et pleinement consentie, mais devient un service rendu
» (Baudry & Collet, 2022), illustrant alors une contractualisation des relations affectives (Bigot, 2009).
8Cette définition plurielle des prostitutions permet de prendre en compte plusieurs typologies de jeunes plus ou moins engagé·es dans ces pratiques. Afin d’inclure la pluralité des parcours et des pratiques prostitutionnelles ou « pré-prostitutionnelles » (terme utilisé par de nombreuses associations), une diversité de terrains d’enquête est nécessaire. Plusieurs établissements scolaires, associations spécialisées dans la lutte contre la prostitution, mais aussi des centres sociaux, des associations de prévention spécialisée, des foyers de la protection de l’enfance, ou encore des centres éducatifs fermés ont été ciblés.
9Par l’intermédiaire de ces structures, et quinze mois après le début de la recherche doctorale, quatorze entretiens ont été réalisés, avec des mineur·es et jeunes majeur·es impliqué·es actuellement, ou par le passé, dans des relations prostitutionnelles. D’autres adolescent·es sont engagé·es dans des pratiques dites à risque, pouvant frôler avec une forme de monétisation des relations, notamment virtuelles. Le nombre réduit d’entretiens conduits à ce jour s’explique par un accès au terrain difficile, lié à son caractère sensible et « miné » (Albera, 2001).
1.2.2. Un objet de recherche sensible nécessitant des terrains variés
10La prostitution des mineur·es fait partie de ces terrains dits « sensibles », en lien avec plusieurs de ses caractéristiques, dont certaines justifient une approche méthodologique particulière et adaptée. La première est le caractère illégal de cette activité. La loi du 4 mars 2002, qui interdit la prostitution des mineurs, précise que « tout mineur qui se livre à la prostitution est réputé en danger et relève de la protection du juge des enfants
»1. Cette notion de protection est centrale chez les professionnel·les de terrain. Nombre d’entre eux craignent que ma présence et les entretiens réactivent des traumatismes vécus par les jeunes. Ils cherchent à les préserver des potentiels effets négatifs liés à la narration de leur propre parcours. Ainsi « pour les enquêtes par entretiens, ce sont surtout les risques psychologiques qui sont mis en avant dans la littérature, et cela notamment au travers du mal-être que peuvent causer certaines questions
(Wiles, 2013) quand elles viennent remettre en question l’image de soi
(Weber, 2008) » (Larrieu, 2024).
11Ces risques potentiels, anticipés par les professionnel·les, complexifient l’accès au terrain, tout comme le caractère intime, sexuel et tabou de cette activité et son fort risque de stigmatisation. Que ce soient les professionnel·les ou les jeunes, toutes et tous n’ont pas conscience des situations ou des risques prostitutionnels et ne les nomment pas ainsi. La porosité entre les pratiques relationnelles et sexuelles échangées, monnayées, en ligne ou hors ligne, relevant ou non d’une forme de prostitution, accentuent ces difficultés. L’enjeu était alors de trouver une façon de ne pas stigmatiser les jeunes impliqué·es dans ces activités et relations.
1.3. La nécessité d’outils d’enquête adaptés
12Ma porte d’entrée est celle d’un entretien collectif sous la forme d’un atelier-débat autour d’un court-métrage. Cela permet d’aborder la prostitution de manière subtile en évoquant les facteurs de risques comme les réseaux sociaux, les soirées festives, les relations amoureuses et sexuelles, mais aussi les relations amicales, les rivalités entre copines et le besoin de reconnaissance. Dans un second temps, je propose aux jeunes de participer à un entretien individuel.
1.3.1. Un guide d’entretien entre récit de vie et étude des réseaux
13Compte tenu des éléments énoncés ci-dessus, j’ai opté pour des entretiens semi-directifs à trame biographique. « L’approche des parcours de vie offre une lecture processuelle des transitions qui jalonnent le parcours
» (Supeno & Bourdon, 2017). Une telle analyse est indispensable pour comprendre l’imbrication des éléments qui conduisent à s’engager dans des activités sexuelles tarifées. Le guide d’entretien vise à étudier l’environnement des jeunes, leurs trajectoires familiales, résidentielles, économiques, sociales, scolaires et professionnelles, leurs loisirs, et de déceler les interférences entre ces différentes sphères de vie. Cela permet de cerner les évènements et leurs enchaînements qui ont pu les conduire à se livrer à des pratiques prostitutionnelles. La méthode des récits de vie permet de donner la parole directement aux jeunes et surtout, « elle apporte ce qu’aucune autre méthode ne s’était avérée capable de fournir : le moyen de faire s’exprimer directement la subjectivité des personnes, dans ce qu’elle a de plus riche, de plus profond, de plus authentique
» (Bertaux, 2001).
14L’objet de recherche qu’est la prostitution adolescente laisse face à une multitude d’obstacles et de défis. Réussir à collecter les données nécessaires demande des innovations méthodologiques, dont celle de croiser la méthode des récits de vie avec l’analyse des réseaux de sociabilité.
15L’étude des réseaux de sociabilité peut être « défini[e] par le choix de partir des relations sociales pour étudier les phénomènes sociaux
» (Grossetti & Bes, 2003). Cette démarche permet d’éclairer les relations qui peuvent guider des choix, des décisions, et influencer les parcours, puisque « c’est par la fréquentation et l’entretien de relations avec les autres que l’individu “travaille” son inscription sociale, s’affilie à des milieux sociaux, choisit ses partenaires et ses activités
» (Bidart, 2008). Concernant l’objet d’étude qu’est la prostitution des jeunes, il me semble indispensable d’identifier les personnes de leur entourage, dont celles qui peuvent faire partie ou intervenir dans les relations prostitutionnelles. Deux méthodes sont alors combinées. La première est la reconstitution du réseau personnel, qui est un système formé par la personne interrogée, les personnes qu’elle cite au sein de son entourage, en réponse à des questions, et les liens qui existent aussi entre elles. La deuxième méthode consiste en l’étude des processus de mise en contact d’acteurs par des intermédiaires, et permet ainsi d’aller au-delà du réseau personnel. Cette méthode présente un intérêt pour l’objet d’étude qu’est la prostitution des mineur·es. Cette activité, souvent cachée, génère un stigmate pour qui l’exerce. Ainsi, les jeunes filles se livrant à la prostitution doivent aller chercher au-delà de leur réseau personnel en passant par des intermédiaires.
16Mener de manière simultanée le récit de vie, la collecte des réseaux personnels et des chaînes relationnelles permet de laisser libre cours à l’entretien, en créant le minimum de ruptures dans la narration.
1.3.2. Un outil permettant d’identifier les sphères de vie et les relations dans le temps
17« Les entretiens biographiques peuvent contribuer à rendre compte des temporalités des parcours individuels
» (Demazière, 2007). Cela demande aux enquêté·es de faire appel à leur mémoire. Mais certains souvenirs, parce qu’ils sont lointains ou douloureux, peuvent être difficiles à se remémorer, notamment pour des jeunes qui ont subi des violences et des épisodes traumatiques. Les narrations sont souvent déstructurées. Afin de faciliter la mise en récit et de reconstituer un enchaînement temporel, l’outil « lignes de vie et chaînes relationnelles » a été créé, d’après la méthode du « dessin de vie » (Vollet, 2016). Composé de trois séquences – « entrée dans l’activité 1re fois » (faisant référence à la prostitution), « entrée dans l’activité 2e fois » et « sortie de l’activité » (même temporaire) – il permet de retracer les processus en œuvre dans le temps.
18Il ne s’agit pas d’« objectiver une trace écrite » ni d’imposer « un cadre strict et contraignant », propre au calendrier chronologique selon Demazière (2007), mais plutôt de favoriser la remémoration et donner du sens aux différents évènements et relations, en gardant une « dynamique conversationnelle » (Demazière, 2007).
19Afin de les guider dans cette gymnastique mémorielle, je leur fournis une indication pour compléter l’outil : noter les événements ou les moments importants qui les ont amené·es à débuter cette activité. Je les invite à ajouter les personnes qui ont pu jouer un rôle positif ou négatif. Les jeunes ont à leur disposition des crayons de couleur pour renseigner les éléments sur les différentes lignes de vie. Ils et elles peuvent écrire, colorier, dessiner, relier les évènements et les personnes.
20Cet outil, avec une flèche symbolisant l’avancée du temps, permet de dessiner « un premier repère temporel [qui] concerne donc l’enchaînement des événements et le déroulement de la trame narrative : quelles sont les ponctuations du parcours, quels sont les moments cruciaux, quels sont les personnages décisifs ?
» (Demazière, 2007). À travers le récit oral et l’outil écrit, « l’approche rétrospective de la biographie nous renseigne dès lors sur la façon dont le sujet constitue son expérience et en particulier son rapport au temps
» (Leclerc-Olive, 1997).
2. Des résultats exploratoires : l’exemple de trois entretiens
21À partir de l’exemple de trois entretiens il s’agit ici de rendre compte des différents « ingrédients » (Bidart, 2006), notamment scolaires et relationnels, ayant influencé leurs parcours respectifs. À ce stade de la recherche, je choisis de présenter uniquement les séquences no 1 « entrée dans l’activité » qui ont été remplies par toutes les personnes enquêtées, à la différence des autres séquences. Il s’agit d’avantage d’illustrer l’utilisation de cet outil que de dresser des résultats définitifs.
22Le croisement entre les sphères de vie et relationnelles des individus permet de faire émerger plusieurs formes de « parcours prostitutionnels ». Cette notion a l’intérêt de ne pas réduire l’activité prostitutionnelle aux seules pratiques sexuelles en tant que telles, mais d’intégrer l’ensemble du processus, des moments et des relations qui jalonnent ces expériences, qu’elles soient épisodiques ou récurrentes. Les « relations prostitutionnelles » ne se limitent pas aux clients ou à d’éventuels proxénètes, mais englobent l’ensemble des personnes qui ont pu jouer un rôle dans les parcours prostitutionnels. Plusieurs types de parcours se dessinent et sont présentés brièvement ci-dessous.
2.1. « Parcours pré-prostitutionnel, évitant et protecteur » : l’exemple d’Ingrid
23Le premier type de parcours est présenté à travers l’exemple d’Ingrid. Lors de notre rencontre, Ingrid est une élève de 17 ans, en classe de terminale, filière générale. Le sujet de la recherche lui semble familier, elle accepte l’entretien. À cet instant j’ignore son degré d’implication dans les pratiques prostitutionnelles.
24Son récit révèle plusieurs facteurs de vulnérabilité communs à de nombreuses jeunes filles en situation de prostitution : harcèlement scolaire, viol à l’âge de 16 ans par un garçon de son lycée, isolement social, dépendance affective, besoin de plaire.
« Et puis le fait que je n’avais pas de papa, ça ne m’a pas aidé du tout. J’avais plein de choses que toute fille a, c’est-à-dire que j’avais la dépendance affective, je m’accrochais vite aux gens, j’avais tendance à aimer des garçons comme ça (claque des doigts), et tout ça, ça me faisait beaucoup de mal. » (Ingrid, 17 ans).
25Elle évoque également les difficultés financières qu’elles ont pu rencontrer avec sa mère, dont l’unique revenu et une faible pension alimentaire versée par le père devaient permettre d’assumer les dépenses courantes. Dès que ce fut possible, Ingrid trouva un travail informel :
« J’ai fait plusieurs jobs, j’ai commencé par être barman chez un ami à moi qui fait des fêtes, dans une espèce de grande salle où il fait avec des amis et tout ça, du coup il reçoit beaucoup de jeunes, donc moi j’ai pu apporter de la clientèle et servir les verres. » (Ingrid, 17 ans).
26Ce job se concilie avec le travail d’élève. La sphère scolaire est très présente dans le parcours d’Ingrid. La mauvaise réputation qu’elle subit, les insultes de « pute » et autres violences se déroulent au début des années lycée. Le lycée est un lieu où se créent des relations importantes pour Ingrid. Elle y rencontre son futur agresseur, mais aussi son amie Candice, avec qui elle se rendra à une fête où elle rencontrera Mike. Ce dernier lui fera rencontrer Aurélien, l’organisateur des soirées privées qui proposera à Ingrid de travailler pour lui.
Figure 1. Outil d’Ingrid

Source : autrice.
27Ingrid évoque le caractère festif et alcoolisé de ses soirées, mais aussi les avances et sollicitations qu’elle a pu subir :
« En tant que fille on a l’habitude de recevoir les petits compliments qui volent, mais c’est des choses auxquelles je ne fais pas attention. C’était jamais abusif, c’était jamais très insistant, très lourd, c’était toujours… soit c’était assez subtile, soit c’était plutôt gentil et sinon ça n’a jamais dépassé ça. » (Ingrid, 17 ans).
28Il faudra attendre une deuxième rencontre pour que la jeune fille mentionne les « mains aux fesses » qu’elle a subies. Au cours de ce second entretien, elle évoque avoir été témoin de relations sexuelles qui se sont déroulées dans le jardin ou dans les chambres au cours de ces soirées. Leurs caractères consentis, abusifs, ou monnayés resteront des points d’interrogation pour Ingrid.
29Mais il est également possible d’identifier des « facteurs protecteurs » dans le parcours d’Ingrid. Deux éléments jouent un rôle important. Le premier est son investissement dans sa scolarité.
« Je me suis renfermée sur l’école. Je me suis prise de passion pour des spécialités : histoire et géo, sciences politiques, géopolitiques et humanité, littérature et philosophie. Là j’ai excellé. Je suis partie sur des 16/20 de moyenne, franchement j’étais très contente et fière de moi. […] Aujourd’hui je suis très fière de mes qualités au niveau de mon école, j’ai fait des concours d’éloquence que j’ai réussis donc je suis contente, j’ai eu mon bac blanc, je m’en sors bien. » (Ingrid, 17 ans).
30Le second est la relation avec sa mère qui est une personne ressource et extrêmement positive pour Ingrid. Elle la considère à la fois comme son amie, une confidente à qui elle peut tout dire, y compris les violences subies.
« Je ne sais pas comment ma mère a fait, notez-le c’est une grande warrior, elle a bien réussi franchement, elle s’est bien relevée. » (Ingrid, 17 ans).
2.2. « Parcours de conciliation école-prostitution » : l’exemple de Mona
31Le deuxième type de parcours peut être illustré par celui de Mona. Âgée de 22 ans, elle est engagée dans une démarche de témoignage sur son passé prostitutionnel. Elle accepte ma demande d’entretien, par l’intermédiaire d’une structure associative qui l’a accompagnée par le passé.
32Le premier fait que Mona raconte est le harcèlement qu’elle a subi au collège.
« Quand je suis rentrée au collège ma 6e s’est très bien passée et à partir de ma 5e j’ai commencé à subir du harcèlement, c’était surtout par rapport à mon physique et mes habits, ça venait de garçons, de filles. J’avais pas les derniers vêtements de marque, mes parents même s’ils avaient les moyens, c’était pas très simple. Je sais que j’ai vécu beaucoup de discriminations et donc je me réfugiais un peu sur les réseaux sociaux […] j’étais beaucoup plus absente à l’école, moins investie et beaucoup plus focalisée dans ma vie virtuelle. » (Mona, 22 ans).
33C’est également ce qu’elle écrit en premier sur l’outil « ligne de vie et chaines relationnelles ». Mona fait le choix de noter les évènements marquants en rose et les personnes importantes en bleu.
Figure 2. Outil de Mona

Source : autrice.
34En reprenant ensemble son récit pour identifier les éléments qui lui semblent signifiants, la mémoire de la jeune femme se ravive. Le récit de vie « reste également tributaire du moment où est produite cette narration de soi à la demande des chercheurs
» (Hamel, 2022). Ensemble, nous reconstruisons la chaîne relationnelle des personnes impliquées dans sa première expérience prostitutionnelle, à l’âge de 15 ans.
« Je ne sais plus qui est cette personne… oui si c’est bon tu vois ça me revient ! Un mec qui était depuis le 6e dans la même classe que moi et qui a commencé à vendre en 3e. Au début j’achetais à lui sauf que ce n’était pas super folichon ce qu’il me donnait c’était un dealer un peu bancal. Du coup il m’a mis en contact avec quelqu’un qu’il connaît. Le mec en question dans ma classe s’appelle Harmand et c’est lui qui m’a fait rencontrer Benjamin. » (Mona, 22 ans).
« Un jour je fugue, je finis par dormir chez une copine, et je lui explique que j’en peux plus, il faut que je trouve une solution pour me barrer et donc j’envoie un message à Benjamin qui me dit “j’ai un plan pour toi, viens ce soir on en parle” et je dis “mais ça consiste en quoi ton plan ?” et je me rappelle que sur snap il m’avait répondu “faire la tapin” » (Mona, 22 ans).
35La sphère scolaire semble être le point de départ de son parcours prostitutionnel, tant par les expériences traumatisantes qu’elle y a vécues que par les personnes qu’elle y a rencontrées.
36Le parcours de Mona n’est pas linéaire, il est jonché d’allers-retours entre arrêts de l’école et reprises des cours, changement de lycée, internat et cours à distance. Les épisodes prostitutionnels, impliquant parfois des déplacements, sont incompatibles avec la poursuite d’une scolarité. En revanche, les retours de fugue, les périodes de pause et sa détermination lui permettent d’obtenir son bac.
« Je me suis dit il faut que je prouve et montre aux gens que je peux y arriver et que je parle pas dans le vent. Je me suis fixée comme objectif de reprendre une scolarité pour obtenir mon bac et j’ai eu mon bac tout juste mais, à cette période-là je cumulais la prostitution, la drogue et l’école. » (Mona, 22 ans).
37Cumul des activités ne fut pas toujours synonyme de conciliation pour Mona. Cela fut possible avec une pratique plus épisodique de la prostitution, permettant de retrouver un rythme de vie compatible avec le suivi d’une scolarité.
38Le récit et l’outil fonctionnent comme des sources de matériaux complémentaires. Le contexte relationnel avec ses parents est un élément important de sa narration, participant à expliquer les fugues et l’envie d’ailleurs. Pour autant, il n’apparait pas sur l’outil. En revanche, le viol qu’elle a subi à l’âge de 15 ans, évoqué succinctement à l’oral, apparaît comme un élément déclencheur sur l’outil. Il se déroule plusieurs mois en amont de la première expérience prostitutionnelle. La place du viol sur l’outil n’est pas anodine. Noté sur la ligne « activité p » (pour activité prostitutionnelle), il s’inscrit, au même titre que les relations sexuelles prostitutionnelles, dans un continuum de violences.
2.3. « Parcours prostitutionnel en rupture de la scolarité » : l’exemple de Sandro
39Sandro n’est pas mineur au moment où il s’engage dans la prostitution. Pour autant, du haut de ses 19 ans, son récit illustre un troisième type de parcours : le « parcours prostitutionnel en rupture avec la scolarité ». Cette rupture peut précéder l’entrée dans la prostitution ou lui faire suite. Dans le cas de Sandro, l’expérience scolaire semble de prime abord déconnectée de l’entrée dans la prostitution, avec une fin de scolarité qui se produit bien en amont.
40Plutôt bon élève, Sandro ressent un profond mal-être en allant à l’école. Se sentant « plus garçon que fille », sans mettre une étiquette sur ce qu’il nommera plus tard « transgenre », il est la cible de moqueries et se retrouve isolé. Il rate de plus en plus l’école et se rend seulement en cours pour les matières qui l’intéressent, en assurant des résultats scolaires dans la moyenne. Il déjoue le contrôle parental en écrivant et signant lui-même les mots d’absence.
41Sur l’outil, Sandro choisit d’inscrire « pas en phase avec le système scolaire
» – signifiant ainsi l’existence de ce sentiment comme « ingrédient » faisant partie de son parcours prostitutionnel – et pour autant, il ne le relie pas avec les évènements situés sur la « ligne activité ». Il semble être présent en toile de fond, tout comme les relations familiales. L’alcoolisme de son père et la non-acceptation de son identité de genre par sa mère conduisent Sandro, alors lycéen, à investir une autre famille que la sienne : celle de sa petite copine de l’époque. « Eux ils étaient bien dans leur tête
» me précise Sandro.
Figure 3. Outil de Sandro

Source : autrice.
42Cette volonté de rompre totalement avec le système scolaire, une fois le bac en poche, le conduit à renoncer aux études et à s’engager immédiatement dans la vie active. Il déménage à des centaines de kilomètres et trouve un CDI mais faiblement rémunéré. Après quelques mois difficiles, il se met en arrêt maladie avec la ferme volonté d’obtenir une rupture conventionnelle le plus vite possible. Pendant son arrêt, déjà inscrit sur le site de rencontre Grindr, un homme lui propose une fellation en échange de 50 euros. Ayant besoin d’acheter des croquettes pour son chien, il accepte.
43C’est l’opportunité qui mène Sandro à essayer la sexualité tarifée, mais ce sont ses expériences passées qui le conduisent à réitérer cette première expérience prostitutionnelle. Il n’envisage pas de s’engager dans un autre travail craignant de retrouver les mêmes difficultés. Il envisage de commencer des études mais l’inscription sur la plateforme Parcoursup n’ouvre que dans plusieurs mois. Il décide alors de s’inscrire sur les sites d’escorting et de professionnaliser son activité.
44Il s’écoulera près d’un an entre la fin de la scolarité de Sandro et le début des rencontres prostitutionnelles, à la différence du parcours de Mona où on observe une simultanéité entre l’expérience scolaire difficile et l’engagement dans la prostitution. « Le facteur temporel joue un rôle qui lui est propre. Il contribue à dessiner la configuration, l’articulation entre les ingrédients, mais aussi définit leur synchronie ou leur asynchronie
» (Bidart, 2006). C’est par la mise en récit de son passé que Sandro écrit, à quelques centimètres d’intervalle, deux éléments éloignés temporellement. Pour autant, l’ensemble de ces ingrédients font partie intégrante de son « parcours prostitutionnel ».
Conclusion
45Si quelques travaux scientifiques mettent au jour des facteurs de vulnérabilités communs à de nombreux jeunes engagé·es dans des activités prostitutionnelles, cette littérature omet la prise en compte de leur parcours scolaire. Cela nécessiterait des entretiens approfondis avec ces jeunes, or la recherche mobilise des matériaux plus faciles d’accès.
46La construction d’outils adaptés est nécessaire face à ce « terrain miné » (Albera, 2001). Si une partie du guide concerne l’activité prostitutionnelle, la place prépondérante accordée aux autres sphères de vie et aux réseaux relationnels permet de resituer les épisodes prostitutionnels dans l’ensemble du parcours de vie – bien que « la reconstitution des parcours individuels soit toujours partielle
» (Demazière, 2007). Cette méthode d’enquête permet aux jeunes de réaliser que leur parcours ne se résume pas à la prostitution.
47La combinaison du récit de vie et de l’outil « lignes de vie et chaînes relationnelles » permet d’identifier les sphères et les relations qui s’entrecroisent et influencent le parcours prostitutionnel. L’ensemble de ces ingrédients permet de dessiner, provisoirement, trois types de « parcours prostitutionnels », bien que chacun d’eux regroupe des profils diversifiés.
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Notes de bas de page
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Auteur
-
Léa Guichard
LEST.

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