Le travail rémunéré des lycéen·nes : des expériences laborieuses diversifiées susceptibles d’accroître les inégalités scolaires ?
p. 121-129
Entrées d’index
Mots-clés : lycéen, travail lycéen, inégalité sociale, travail au noir, niveau de vie, représentation du travail
Keywords : upper secondary school pupil, high school student labour, social inequality, undeclared employment, standard of living, perception of work
Texte intégral
Introduction
1En France, notre système est loin d’assurer l’égalité des chances. Statistiquement, réussite scolaire et positions sociales sont corrélées. « Au fil de la scolarité, la part des enfants d’ouvriers se réduit alors que celle des cadres supérieurs s’accroît. Il y a deux fois moins d’enfants d’ouvriers sur les bancs de l’université qu’au collège
» (Observatoire des inégalités, 2023). À cette inégalité de niveau d’études se superpose celle de l’orientation. « Au niveau du lycée, les enfants d’ouvriers sont surreprésentés dans les filières professionnelles et techniques
» (Centre d’observation de la société, 2025). Les questions des inégalités scolaires et du décrochage sont donc des préoccupations de longue date, inscrites sur les agendas politiques et médiatiques.
2Elles sont réactivées régulièrement comme avec la crise du Covid-19 et l’accroissement des « risques de ruptures d’apprentissages
» (Bernard, 2021). S’intéresser à ces sujets nécessite de se questionner sur la formation des inégalités scolaires, sur les facteurs qui favorisent leur émergence. Pour autant, parmi ces facteurs, les occupations extrascolaires, et notamment les activités rétribuées que peuvent exercer certain·es lycéen·nes demeurent pas ou peu pensées. À la différence du Québec (Longo & Bourdon, 2016), la recherche française, sauf de très rares exceptions (Ballion,1995 ; Bounoure et al., 2001), n’a investi la question de la conciliation entre travail et études que dans l’enseignement supérieur laissant ainsi un angle mort scientifique pourtant largement investi dans d’autres espaces nationaux notamment nord-américains : celui de l’articulation entre vie professionnelle et scolaire chez les élèves de l’enseignement secondaire (Bounoure et al., 2001). Nous ne disposons ainsi que de données très parcellaires sur ce sujet en France. Il semble pourtant massif ; les rares travaux sur le sujet convergeant tous pour mettre en évidence que 18 à 20 % des lycéen·nes travaillent en dehors de l’été et des filières en alternance. La notion de « petit boulot », généralement mobilisée pour identifier ces activités laborieuses, minimise et ne rend pas compte de leur importance dans la structuration du rapport à la vie professionnelle des jeunes.
3Plusieurs questions se posent : quelles sont les trajectoires scolaires et le rapport à l’école de ces élèves travailleurs ? Est-ce qu’une conciliation étude-travail est possible et dans le cas affirmatif, contribue-t-elle à favoriser la persévérance ou rendre plus difficiles les parcours scolaires des lycéen·ne·s selon leurs origines et leurs conditions socio-économiques ?
4Cette proposition de communication s’appuie sur les premiers résultats d’un programme de recherche ANR en cours sur le « Travail des lycéen·nes et trajectoires scolaires » (TDL), piloté par deux laboratoires de recherche du CNRS : le Laboratoire d’économie et de sociologie du travail à Aix-en-Provence, et le Centre Émile Durkheim à Bordeaux. Elle s’adosse notamment à plus de quatre-vingt-dix entretiens semi-directifs réalisés auprès de personnels socio-éducatifs et plus de cent-vingt auprès d’élèves du secondaire supérieur scolarisé·es dans des établissements d’enseignement général, technologique et professionnel de deux régions académiques : SUD-PACA et Nouvelle-Aquitaine.
1. Présentation du programme de recherche TDL
1.1. Objectifs de la recherche
5L’objectif de ce programme de recherche conduit en collaboration avec les autorités académiques, est d’explorer la problématique du travail rétribué des lycéens en France en quantifiant ce phénomène, en analysant les modalités de son développement ainsi que de son évolution et en étudiant ses impacts sur le parcours scolaire et personnel des « lycéen·nes laborieux·ses ». Au-delà du gain financier, quels bénéfices les élèves de lycée tirent-ils de leur expérience du travail ? Quelles difficultés rencontrent-iels dans le cumul études/travail ? Quel rapport à la vie professionnelle entretiennent-iels ?
6Par travail rétribué lycéen, nous entendons toutes les activités rémunérées exercées durant l’année scolaire par des lycéens. En conséquence, la période des vacances d’été, l’apprentissage et les formations en alternance sont hors de nos champs d’investigation, de même que toutes activités exercées à titre bénévole.
1.2. Un pluralisme méthodologique
7Cette enquête repose sur un pluralisme méthodologique, intégrant des outils quantitatifs et qualitatifs afin de capturer une diversité de perspectives sur le phénomène, le comprendre et l’expliquer. Dans une perspective compréhensive, une campagne d’entretiens semi-directifs est en cours sur dix sites en France. Notre objectif est ainsi d’interroger environ deux-cents élèves et professionnels des établissements scolaires (enseignants, CPE, AED, CE, DDFPT, etc.) ainsi que des employeurs de ces élèves. Afin de quantifier un phénomène aujourd’hui méconnu, un questionnaire en ligne sera administré à l’ensemble des lycéen·nes de deux régions académiques, PACA et N.A (soit cinq rectorats), après un prétest ayant eu lieu en juillet 2024 pour calibrer les questions. L’enquête principale par questionnaire sera lancée en février 2025. L’enquête inclut également un panel qualitatif de travailleur·euses volontaires composé d’élèves, qui permettra un suivi longitudinal et des échanges approfondis.
8Les terrains étudiés sont diversifiés pour rendre compte des spécificités géographiques et socio-économiques des établissements au sein des régions Nouvelle-Aquitaine et PACA, les zones métropolitaines de Bordeaux et Marseille, des villes moyennes comme Agen et Sisteron, des zones rurales de maraîchage dans le Lot-et-Garonne et le Vaucluse, ainsi que des zones touristiques, notamment en bord de mer et en montagne, sont investiguées. À ces deux terrains métropolitains s’ajoute un volet ultramarin à La Réunion et un regard comparatif avec le Québec.
9À ce jour, un échantillon de soixante-seize élèves et quarante personnels d’établissements a déjà été interviewé en région PACA, avec des collaborations en cours avec des lycées à Marseille, Aix-en-Provence, Gardanne et Manosque. En Nouvelle-Aquitaine, quarante-six élèves et cinquante-quatre membres du personnel ont été interviewés pour enrichir la compréhension des dynamiques scolaires et de travail des lycéens. Enfin, un projet audiovisuel participatif permettra de donner la parole aux élèves sous forme visuelle, facilitant ainsi une diffusion publique des résultats.
10Les entretiens semi-directifs sont organisés à la fois dans et hors établissements, ils s’organisent sur les modes individuels et collectifs. Les élèves en situation de déscolarisation complète n’ont pas pu être inclus dans les premières étapes, mais une extension de l’enquête est envisagée pour intégrer leurs points de vue.
1.3. Confrontation avec le terrain et premiers constats
11Un premier constat s’impose concernant l’acuité de cet objet de recherche. Il se confirme en effet que le phénomène du travail lycéen constitue bien un point aveugle pour les équipes enseignantes et un phénomène social massif. Nous sommes passé·es dans les classes des établissements enquêtés afin « d’enrôler » des élèves volontaires pour témoigner de leur vécu et leur avons demandé de se signaler si iels travaillent. Les enseignant·es ont alors le plus souvent découvert que leurs élèves exercent une activité rétribuée, n’hésitant pas parfois à nous faire part de leur désappointement d’ignorer ce phénomène et de « si mal connaître » leurs élèves.
12En termes quantitatifs, les rares estimations relevées depuis 1994 (Ballion, 1995) qui placeraient la part d’élèves laborieux aux alentours de 18 % semble bien se vérifier sur le terrain. Dans à peu près toutes les classes où nous sommes passé·es, c’est en moyenne entre quatre et six élèves qui se sont identifiés sur des effectifs tournant généralement autour de quinze à vingt-cinq élèves. Le prétest de l’enquête quantitative laisse émerger un résultat (très provisoire) de 25 % d’élèves travailleurs.
2. Premiers constats et consolidation de la pertinence de cette recherche
13Les résultats présentés ici sont parcellaires et provisoires. Ils sont tirés d’une première exploitation de l’enquête exploratoire et des entretiens en cours dans une série d’établissements. Le matériau présenté ici relève d’une méthodologie qualitative. Cette dernière sera complétée par une enquête quantitative de grande ampleur, qui sera lancée début mars 2025. Il s’agit donc de premiers résultats demeurant à approfondir.
2.1. Expériences professionnelles lycéennes
2.1.1. Processus d’accès à l’emploi
14L’accès à l’emploi, en lien avec le caractère souvent informel du travail, se fait très majoritairement via des réseaux personnels. Les élèves trouvent souvent du travail par l’intermédiaire de leur famille ou de leurs proches (oncles et tantes, voisins, parents d’amis et amis de parents).
« Ça a commencé quand ma voisine est partie en vacances, en Italie pendant deux semaines et il fallait quelqu’un pour s’occuper de ses plantes. Elle en a parlé à mes parents, qui m’en ont parlé et moi j’ai dit que ça me ferait vraiment plaisir de gagner de l’argent parce que l’argent quand on est jeune, ça sort mais ça rentre pas en fait, y a pas de moyen d’en faire rentrer. À part à Noël ou aux anniversaires. Du coup j’ai sauté sur l’occasion, j’ai proposé mon aide et ma voisine m’a dit “pas de soucis, t’en prends bien soin”. Du coup j’ai gardé contact, je lui envoyais des photos de ses plantes, et à la fin, j’ai été rémunérée, donc j’ai continué à faire chez elle et chez une deuxième voisine. » (Une élève de seconde, lycée rural, région PACA).
15L’accès à l’emploi relève souvent d’effets d’opportunité plus que d’une recherche active de travail. Plus rares sont en effet les cas d’une démarche structurée avec envoi de CV et démarchage des employeurs visés.
16Le début de la carrière laborieuse des élèves commence le plus souvent en seconde quand ce n’est pas au collège. Ce qui apparaît être une distinction avec l’étude de Baillon (1995), qui concernait des lycéen·nes proches de la majorité ou majeurs. Ce premier résultat semble donc indiquer une baisse de l’âge de la pratique d’activités rémunérées au lycée.
17Pour autant, elle semble connaître une importance croissante en classe de première où se multiplient parfois les expériences d’employeurs et d’activités. En revanche, la terminale, contrairement à une hypothèse de départ liée à l’approche de la majorité, ne semble pas être une année où les élèves s’investissent particulièrement dans le travail voire s’en retirent. La raison le plus souvent invoquée est l’imminence du baccalauréat et la prééminence donnée par les élèves à la réussite scolaire. L’importance de la diplomation et de la réussite scolaire, régulièrement évoquée par les élèves et renforcée par les parents le plus souvent vigilants à ce sujet, montre le maintien d’une forte emprise du diplôme en France (Dubet et al., 2010).
2.1.2. Pourquoi travailler ?
18La principale motivation évoquée par nombre d’élèves est de gagner de l’argent. Mais ce sont surtout les motivations secondaires qui apparaissent intéressantes. Celles-ci peuvent se résumer à la question de savoir pourquoi il est important de gagner de l’argent. De manière très nette, la principale motivation est de gagner de l’indépendance par rapport aux parents. Ainsi, la plupart des élèves cumulent de l’argent de poche versé par les parents avec celui gagné en travaillant. Et lorsqu’on leur demande quel argent a le plus d’importance pour elles et eux, iels identifient dans la très grande majorité des cas l’argent gagné plutôt que celui donné. La principale raison qu’iels évoquent pour l’expliquer est précisément que ce dernier leur permet une plus grande indépendance à l’égard de leurs parents. Cette indépendance acquise par le travail contribue fortement à la fierté qu’iels en tirent. Parmi les autres motivations secondaires, on relève également le statut par rapport aux pairs (par exemple pour les élèves de milieux populaires scolarisés en lycée prestigieux) ; parfois la contribution nécessaire à l’économie familiale, le plus souvent le souhait d’alléger le budget du ménage pour leurs dépenses comme en témoigne cet élève d’un lycée en PACA « Ces 25-30 € qu’on gagnait quand je travaillais au marché, ils me servaient exclusivement, uniquement, à manger à midi quand on allait à l’école, pour pas demander à nos parents
» ; plus exceptionnellement le souhait de préparer une orientation future. Un certain nombre exprime la nécessité de « mettre de l’argent de côté » pour financer leurs études supérieures, leur permis, participer à l’achat d’une voiture. La thésaurisation est en effet l’un des premiers usages évoqués. On relèvera, en regard rétrospectif sur cette expérience, la mention fréquente de l’acquisition de compétences psychosociales (savoir gérer ses stress/ses émotions, savoir s’exprimer, savoir faire des choix, être habiles dans les relations interpersonnelles) qui se développent au fur et à mesure de l’expérience laborieuse.
2.2. Au cœur de l’économie des petits boulots
19Très clairement il se confirme que le travail lycéen relève souvent de « l’économie des petits boulots » (Eme & Laville, 1988) ou Gig economy (Woodcock & Graham, 2020) parmi lesquels on retrouve régulièrement l’aide ou le service rendu aux proches (jardinage, baby-sitting, petits travaux) contre des rétributions légères et « de la main à la main ».
20Les réseaux sociaux offrent des opportunités investies par les jeunes (revente sur internet, diffusion de contenu YouTube ou TikTok quand ce n’est pas placement d’argent en ligne). L’avantage généralement évoqué par les élèves étant la dimension faiblement chronophage (revente) ou le prestige de la popularité (qui se jauge en nombre de followers) auprès des pairs. Le commerce de détail ou la restauration constituent également des activités fréquentes et, pour ces dernières, souvent dans le cadre formel de contrats étudiants.
21Le contexte économique local semble jouer assez fortement sur les opportunités offertes notamment parce que l’accès à l’emploi se fait majoritairement grâce à l’entourage. Cela se vérifie notamment en milieu rural ou en bord de mer où les activités dominantes (agriculture, ostréiculture) concernent une partie importante de ces élèves.
2.2.1. Débrouille et informel, une expérience laborieuse aux frontières grises des mondes du travail ?
22Le travail lycéen apparaît assez largement comme relevant de l’empire de la débrouille. Le travail informel (non déclaré) est majoritaire parmi les élèves rencontrés et l’absence de contrat de travail semble être la forme dominante (y compris sur YouTube et TikTok ou des grandes enseignes ayant pignon sur rue).
23Le travail formel n’est pas pour autant absent, mais relève le plus souvent d’organisations employeuses importantes (du type MacDo ou Burger King dans la restauration, ou les collectivités dans le cadre de l’animation). Il est alors davantage « cadré » en termes de temps et de conditions de travail.
24On relève deux points qui s’y rapportent. D’une part la réticence souvent évoquée des employeurs à recruter des mineurs (alors que l’âge légal de travail est de 16 ans ce que de nombreux élèves et employeurs semblent ignorer ou ne pas prendre en compte). D’autre part, les élèves sont, dans la très grande majorité d’entre eux, dans une ignorance totale de leurs droits sociaux.
25Il apparaît régulièrement que les élèves s’inscrivent dans la pratique de polyactivités, au gré des opportunités (revente en ligne, animation en centre aéré, snack, manutention) et des temporalités qui mêlent le travail formel et informel. Ces différentes pratiques peuvent aussi relever d’une stratégie qui consiste à pouvoir renseigner des lignes socialement admises sur un CV.
« J’ai travaillé dans plusieurs domaines différents : l’agriculture par exemple, j’ai un oncle qui a un immense champ et j’étais avec lui, je cueillais certaines plantes […]. J’ai jamais travaillé sous contrat, toujours au black. Ensuite, j’ai fait du baby-sitting, mon oncle avait un enfant aussi (il a 3 ans maintenant) et je m’occupais de lui quand lui pouvait pas s’il était pas à la maison ou autre. Il avait aussi des chiens, donc je m’occupais d’eux, je les baladais, je les nourrissais […]. J’ai travaillé aussi dans la mécanique, j’ai une voiture chez moi et je travaille dessus. Mon voisin est mécano alors il m’a proposé de l’aider à réparer des voitures et en échange, lui aussi réparait la mienne, mais sans me faire payer ni la main-d’œuvre ni les pièces. » (élève PACA, zone rurale, 17 ans).
26L’intensité du travail (nombre d’heures/semaine) est très variable et les élèves peinent quelquefois à l’évaluer précisément. En voie générale, cette intensité est assez faible (de l’ordre de cinq heures par semaine) mais peut augmenter assez fortement durant les périodes de congés durant l’année scolaire. Le travail régulier en semaine, avec une charge de travail intense, est plus fréquemment observé dans la voie professionnelle.
27Le travail relève ainsi de multiples conceptions pour les élèves, comme pour les enseignants. Pour les premiers, une activité bénévole, familiale, un stage, peuvent en relever. Ainsi, la seule présence d’une rétribution ne définirait pas entièrement ce qu’est un travail pour les lycéens. « Le travail ce sont toutes les formes, ce n’est pas forcément de l’emploi, ce n’est pas forcément salarié, il y a différentes formes de travail
» (Élise, lycée en zone hyperurbaine, région Nouvelle-Aquitaine). Pour les seconds, dans la mesure où, dans leurs représentations, la première motivation relève du gain financier, le travail ne peut être défini qu’à condition d’une rétribution.
2.2.2. Des expériences de travail illégal existantes mais peu dicibles
28Comme nous l’avons vu, le travail lycéen apparaît assez largement comme relevant de l’empire de la débrouille, ce dernier pouvant relever du travail informel, mais aussi du travail illicite, qui constitue un monde parallèle. Le travail illicite est plus ou moins exprimé selon le rapport à la norme dominante, au regard surtout des milieux sociaux des établissements dans lesquels nous sommes intervenus. Très souvent, dans certains établissements scolaires, le travail illégal est connu des professionnel·les des lycées, qu’il s’agisse du trafic, de prostitution ou d’activités délictueuses.
29Les activités liées au trafic sont davantage sues et parlées, que ce soit par les professionnel·les ou les jeunes. Au sein des lycées, quelques jeunes ont pu partager des expériences de travail illégal, notamment dans le trafic de stupéfiants, mais cela reste marginal. Plusieurs élèves ont évoqué le fait d’être dans le trafic ou d’avoir reçu des sollicitations pour être guetteur. Ces propositions sont rarement le fruit d’une volonté affichée de travailler dans le trafic, mais plutôt celui d’opportunités et de sollicitations émanant du réseau personnel de ces jeunes.
Élève : « Des collègues ont voulu potentiellement m’entraîner là-dedans [dans des activités illégales] mais je n’y suis jamais tombé réellement.
Enquêtrice : C’était quoi par exemple comme genre de demande ?
Élève : Guetteur.
Enquêtrice : Parce que tu as des potes qui sont un peu dans les trafics ?
Élève : Je connais des gens qui ouais le sont. Mais je ne préfère pas entrer dans du travail comme ça. » (Un élève de terminale, lycée en zone hyperurbaine, région PACA)
30Deux autres élèves ont raconté leur expérience de guetteur/revendeur pendant un entretien individuel. Mais ce ne fut jamais le seul travail raconté, en général l’interviewé entame l’entretien en racontant une expérience de travail légale ou informelle. L’évocation de l’activité illégale se fait plus tard au cours de l’entretien.
31Quant aux situations de prostitution, elles n’ont été évoquées que par les professionnel·les des établissements scolaires, et non par les jeunes que nous avons pu rencontrer. Seule une lycéenne, qui a travaillé dans des soirées privées certains week-ends en tant que barmaid, a indiqué avoir vu des relations sexuelles entre de très jeunes filles et des invités de ces soirées, en soupçonnant des relations prostitutionnelles.
32De manière générale, l’équipe de recherche constate que les lycées ne constituent pas un cadre adéquat pour permettre aux élèves exerçant des activités illégales de se reconnaitre comme travailleur·euses lorsque nous présentons la recherche TDL, et encore moins pour faciliter une parole libérée sur ces activités. L’accès aux interviewé·es apparaît être un point de blocage, et il semble nécessaire de sortir de l’arène des établissements scolaires et de se rapprocher de structures associatives et de centres sociaux.
2.3. Cumul(s) et conciliation ?
2.3.1. Une dynamique temporelle
33L’accroissement de l’envie et du besoin d’autonomie des élèves entre les classes de première et de terminale ; l’emploi d’été qui perdure sur l’année scolaire ; la montée en âge et en acquisition des compétences recherchées par les entreprises locales ; le phénomène TDL s’inscrit dans une dynamique temporelle. Une CPE de lycée professionnel pointe le caractère du rapport des lycéens laborieux de son établissement face au temps dans : « dans l’immédiateté d’une ressource facile et de “pourquoi je m’embarrasserais alors que je peux trouver un emploi.” On m’avait dit qu’il fallait un diplôme pour travailler, c’est pas vraiment ça
» (CPE, région Nouvelle-Aquitaine). Dans notre matériau, la situation financière du jeune est loin d’être anodine. Sa dynamique est à prendre en compte. Si elle se dégrade, il peut être indispensable que le travail prenne le pas sur le lycée. Cette dynamique temporelle apparaît également dans les motivations au TDL telles que perçues par les professionnels. Ainsi, bénéficier d’une certaine autonomie financière et participer à l’univers de la consommation apparaît soit comme une amorce du projet d’avenir pour les élèves les moins concernés par le phénomène, soit comme l’avenir en soi pour ceux s’y consacrent, au détriment de leurs études.
2.3.2. Les lycéens ne sont pas tous engagés dans le travail de manière égale, selon les voies…
34Si pour nombre d’élèves, le travail s’exerce au prix parfois d’une diminution du temps de sommeil, de sorties avec ses amis, de partage de la vie familiale, d’activités sportives et de loisirs, pour certains la limitation devient privation. C’est le cas d’Éric. Cet élève de terminale professionnelle travaille depuis la seconde, douze heures par semaine en moyenne dans un célèbre fast-food. Seuls, travail et lycée rythment désormais sa vie. Il dit s’être « habitué » à ce mode binaire, et trouver cela maintenant « normal » : « je fais des horaires et après je rentre chez-moi, le dimanche je dors et le lendemain je me réveille pour aller au lycée. Maintenant c’est devenu un petit peu ma vie basique de tous les jours
» (Éric, lycée en zone semi-rurale, région Nouvelle-Aquitaine). De fait, comme évoqué plus haut, les élèves exerçant le plus grand nombre d’heures travaillées ont été rencontrés en voie professionnelle, certains jusqu’à vingt-cinq heures par semaine. A contrario, en voie générale, les interviewés témoignent de proportions nettement moindres. Pedro pour aller en prépa, arrêtera de travailler en première, pour se consacrer à sa terminale. Annie travaille moins de cinq heures par semaine pour la même ambition.
2.3.3. …voies qui ressortent pour partie de stratégies familiales
35Les logiques sociales à l’œuvre dans les parcours scolaires paraissent moins opaques pour les plus favorisés des élèves rencontrés. Lisa en rend compte ainsi :
« On sait que c’est un lycée d’élite, il y a beaucoup de gens qui viennent, on a des dérogations par centaines. Dans une classe, en première, on a fait un sondage dans une classe d’histoire géographie, la professeure nous a dit “levez la main ceux qui sont en dérogation, ne vous inquiétez pas, aucunes représailles” et les deux tiers de la classe étaient en dérogation. Et quand on regarde ça on se dit “c’est drôle, c’est très drôle”. Après c’est bien parce qu’on a quand même, je pense, une qualité d’enseignement qui est folle. On a des profs de prépa qui nous font cours, c’est quand même inédit. C’est génial. » (Lisa, lycée en zone hyperurbaine, région Nouvelle-Aquitaine).
36Pour les enfants issus de milieux sociaux moins favorisés, l’orientation est plus compliquée.
« En fait quand on est au collège, quand on arrive en fin de troisième, là on doit trouver un endroit pour aller au lycée, et je ne savais pas où aller. Au départ je voulais trouver un bac en formation agent de sécurité, du coup j’ai postulé mais ils ne m’ont pas pris, il n’y avait plus de place. Du coup après avec ma mère on avait regardé ici, et au départ moi ça ne me bottait pas trop, et vu qu’on ne trouvait pas, du coup je suis parti dedans. Donc c’est comme ça que j’ai trouvé la MSPC [maintenance des systèmes de production connectés].
— V : Et au final, ça vous plaît ? C’est 50/50, ça me plaît mais, d’y avoir fait mes trois ans, je sais que je n’en ferai pas mon métier pour plus tard, ça ne sera pas pour moi. » (Éric, lycée en zone semi-rurale, région Nouvelle-Aquitaine).
37Ne sont présentés ici que deux cas emblématiques du propos, mais les entretiens se scindent effectivement sur ce principe : enjeux scolaires maitrisés pour les élèves issus de « CSP1 + », versus enjeux scolaires plus opaques pour « CSP - ».
2.4. Quels regards de l’entourage sur ce TDL ?
2.4.1. Quelle influence parentale dans l’expérience laborieuse ?
38Sur ce registre, la variabilité est de mise. Les voies ne sont pas distinctives. Ainsi, en lycée professionnel, a-t-on pu relever des parents non incitatifs mais non opposés au TDL ; des parents « contents et fiers » et « qui voulaient que [leur enfant] travaille depuis longtemps
». Des parents incitatifs : « ils ne m’ont jamais forcé, ils m’ont proposé
», des parents pour qui c’est important parce que « ça montre pas que je suis un fainéant
». Comme en lycée général, des parents confiants « ma mère elle me laisse faire, elle sait que je suis responsable
» même si le travail (ici en l’occurrence) n’est pas déclaré, des parents « complètement d’accord » ; et des parents vigilants :
« Tant que ça empiète pas sur mes cours, y’a pas de souci. Au contraire ils sont fiers euh… Voilà. Faut pas que ça déborde sur mes cours. L’argent ça doit pas primer. » (Lara, lycée en zone Hyper-urbaine, région Nouvelle-Aquitaine).
39Sur ce registre financier, c’est davantage dans les discours des professionnel·les que dans celui des élèves que se relève l’obligation de travailler pour contribuer au budget familial. Si la pudeur et l’intériorisation des contraintes, dans ce cas, peuvent être avancées, l’intériorisation de la valeur parentale accordée aux études peut l’être également pour les mieux lotis économiquement.
2.4.2. Personnels des établissements et élèves : des représentations et un vécu contrastés
40Peu des professionnels interrogés disent s’être posé la question de l’existence du phénomène. La proportion de 20 % d’élèves concernés leur paraît largement surestimée. Le sujet n’est pas tabou, mais est présenté comme relégué à des dimensions biographiques qui échappent aux professionnels (ce dont les uns se félicitent quand d’autres le déplorent). Si le phénomène émerge, c’est le plus souvent au prisme de ses interférences négatives avec la scolarité. Ainsi, fatigue, retard, absentéisme, baisse des résultats et ambitions scolaires peuvent lui être attribués.
41À l’inverse des enseignants, quasiment tous les lycéens rencontrés estiment les 20 % d’élèves travaillant nettement sous-estimés. Pour un élève interrogé, trois ou quatre de leurs pairs travaillent également. En revanche, ils confirment échanger très peu sur le sujet dans la sphère scolaire. Cependant, à l’encontre des discours des professionnels, plusieurs des jeunes enquêtés issus de milieux modestes, présentent leur expérience professionnelle comme déclencheur de leur réinvestissement scolaire et d’un projet d’études supérieures. Lili, Lucien et Marie en sont emblématiques. Lili a 17 ans, son père est menuisier, sa mère ATSEM. Après la troisième, elle envisage de quitter l’école pour « faire un apprentissage ». Après une expérience professionnelle de serveuse, Lili se dit dorénavant motivée par le bac pour aller en fac. Ce qu’elle va gagner participera aux frais (de logement et autres) pour ses études supérieures. De même, travailler a permis à Lucien de s’accrocher au lycée, car dans ses mots, « sans diplôme, on fait pas grand-chose
». Ce jeune lycéen-ouvrier ostréiculteur vise désormais le bac pour aller en fac de psycho. Marie est en terminale lycée de la mer. Ses parents sont commerçants dans l’habillement. Ses expériences professionnelles précoces (dans le magasin de ses parents à 11 ans et en centre de loisirs l’été dernier) ont appuyé son choix de poursuivre l’école. Ainsi, pour Marie, Lucien et Lili, travailler, c’est aussi s’émanciper du modèle parental, que tous respectent, mais dont ils souhaitent s’extraire. Leurs expériences professionnelles leur auraient permis d’en prendre conscience. Réinvestir l’école devenant la condition pour y parvenir.
42Sur ce registre, l’expérience d’élèves issus de milieux plus favorisés est tout autre. Pour eux, en effet, le travail n’est à aucun moment envisagé comme une alternative à la scolarité. En fonction de leur classe d’âge et de leur milieu économique, l’exercice du métier d’élève apparaît comme la norme, tandis que l’activité professionnelle est considérée comme marginale. Telle Annie, dont la mère est juge et le père enseignant en école de commerce, et qui travaille quatre heures et demie par semaine dans un fast-food de luxe (Les Burgers de Colette) pour, « avoir la validation de ses parents […] “tiens, regardez, je peux faire ça”
». Si pour elle « il n’y a pas forcément d’enjeu financier
», Pablo lui recherche l’autonomie dans ses dépenses, sans les limites et le compte à rendre de l’argent de poche parental. La valorisation dans Parcoursup l’a orienté vers certaines de ses activités. Pablo veut faire une prépa l’an prochain puis intégrer l’ENS. Il a arrêté en première de travailler dans l’un des marchés bordelais, pour se consacrer à plein temps à sa terminale. Pour Élise (père et mère enseignants), qui vise khâgne (hypokhâgne), Parcoursup a été un moteur également pour l’activité qu’elle exerce actuellement, qu’elle considère comme un travail, mais qui n’est pas rémunérée (animatrice dans un EPHAD). « Auparavant, j’ai donné pas mal de cours particuliers, à des enfants d’amis de mes parents, je n’ai jamais fait payer pour ça
» (Élise, lycée en zone hyperurbaine, région Nouvelle-Aquitaine). Sans qu’elles soient forcément recherchées comme telles, les rétributions symboliques, comme l’affirmation et la valorisation de soi, la reconnaissance parentale, ou scolaire, sont parmi les effets du TDL identifiés dans le discours des jeunes.
43Dans le discours des professionnels, le travail des lycéens est le plus souvent pensé comme perturbant les trajectoires biographiques et scolaires, indépendamment des stratégies de survie évoquées plus haut pour les mineurs non accompagnés notamment. Un enquêté cite l’exemple d’un jeune, en grande difficulté scolaire, valorisé en milieu professionnel pour ses compétences relationnelles, et qui n’est quasiment plus venu en cours après une période de stage. Quelle qu’en soit l’issue, les professionnels, dans leur grande majorité, perçoivent le TDL sous un angle négatif. En cause, la fatigue, les retards, les résultats scolaires en baisse, les études supérieures moins ambitieuses, voire sacrifiées, et le décrochage dont il peut être la source selon eux. Cela peut s’expliquer par le fait que la question du cumul études/travail n’est très majoritairement évoquée dans les établissements que lorsqu’il impacte négativement la scolarité des élèves.
44Si des bénéfices peuvent apparaître, ils le sont à certaines conditions : que le temps de travail soit peu soutenu (T<L) et que le travail ait lieu en dehors du temps scolaire (TL). Ces avantages sont d’abord envisagés sous l’angle des ressources sociales, et des ressources symboliques dans un deuxième temps. Pour certains des interrogés, l’expérience professionnelle améliorerait le savoir-être (respect, ponctualité). Pour d’autres, si le temps de travail est modéré, la conciliation travail-études (CTE) peut exister, et aurait éventuellement des effets positifs sur l’investissement scolaire.
Pour conclure (provisoirement) : le travail des lycéen·nes comme révélateur du rapport à l’ordre scolaire ?
45Un des effets régulièrement pointés par l’ensemble des élèves interrogés, tous milieux confondus, est le développement de leur capacité à organiser leur temps. Mais le plus intéressant selon nous est le rapport à l’ordre scolaire qu’il recèle et dont la temporalité diffère selon les univers sociaux.
46Entre l’enfance et l’âge adulte, le rapport au travail des lycéens n’échappe pas à la pluralité des conditions. Pour les élèves les plus favorisés et les plus vigilants quant à l’intensité et la temporalité du travail pour toujours privilégier le lycée, le travail entre en résonance avec l’ordre scolaire a priori. Pour les moins favorisés où le travail peut être envisagé comme une voie de sortie d’une scolarité difficile et éventuellement préfigurer aussi un retour vers le lycée, la connivence s’établit a posteriori. Ce passage par l’« en-dehors » dévoilant ainsi le mécanisme de l’« en-dedans », la scolarité comme production des inégalités.
47Ces premiers constats invitent à repenser l’image d’une transition vers le monde adulte par une entrée sur le marché du travail qui se ferait sur le registre de la découverte.
Bibliographie
Ballion, R. (1995). Les lycéens et leurs petits boulots. Paris : Hachette.
Bernard, P.-Y. (2021). 13.1. Dix ans de lutte contre le décrochage scolaire en France. Dans P. Guibert (dir.). Manuel de sciences de l’éducation et de la formation. (p. 323-331). Paris : De Boeck Supérieur.
Bounoure, A., Colin, M. & Delclaux, M. (2001). Lycéens d’aujourd hui, grandes amours et petits boulots. Paris : INRP.
Centre d’observation de la société. (2025, 23 janvier). Du lycée au supérieur : de moins en moins d’enfants d’ouvriers, de plus en plus d’enfants de cadres. Récupéré le 27 février 2025 sur https://www.observationsociete.fr/categories-sociales/education-categories-sociales/lycee-filieres-catergoriessociales/
Dubet, F., Duru-Bellat, M. & Vérétout, A. (2010). Les sociétés et leur école Emprise du diplôme et cohésion sociale. Paris, France : Éditions du Seuil.
Eme, B. & Laville, J.-L. (1998). Les petits boulots en question. Paris : Librairie Eyrolles.
Longo, M. E. & Bourdon, S. (2016). La configuration en « deux temps » des rapports à la vie professionnelle. Une particularité des jeunes à l’aube des études postsecondaires au Québec. SociologieS [en ligne].
Observatoire des inégalités. (2023, 1er septembre). Du lycée aux études supérieures : de moins en moins d’enfants d’ouvriers. Récupéré le 27 février 2025 sur https://inegalites.fr/inegalites-sociales-lycee-enseignement-superieur
Woodcock, J. & Graham, M. (2020). The Gig Economy : A Critical Introduction. Cambridge : Polity Press.
Notes de bas de page
1Catégories socioprofessionnelles.
Auteurs
-
Thierry Berthet
LEST.
-
Léa Guichard
LEST.
-
Marie-Laure Harmand
LEST.
-
Véronique Simon
Centre Émile Durkheim.
-
Juliette Vollet
Centre Émile Durkheim.

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