Les acteurs de la sélection post-bac. Sélectionneurs et sélectionnés face au « moment » Parcoursup
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Mots-clés : orientation scolaire-professionnelle, sélection, accès à l’enseignement supérieur, lycéen, relation école-famille
Keywords : school guidance and vocational guidance, selection, access to higher education, upper secondary school pupil, school-family relationship
Texte intégral
Introduction
1De vifs débats autour des questions d’orientation, d’insertion professionnelle et de méritocratie existent en France et conduiront en 2018 à une loi « orientation et réussite des étudiants » (ORE) donnant lieu à la suppression d’Admission post-bac pour une nouvelle application nommée Parcoursup (Frouillou & Le Mazier, 2020). Désormais, l’orientation post-bac en licence propose une sélection1 non plus basée sur le hasard mais sur le mérite. Or, cette notion n’est ni neutre ni universelle (Allouch, 2021), si bien qu’elle s’adosse à des référentiels moraux mobilisés par les sélectionnés et les sélectionneurs (Charles & Delès, 2020 ; Chauvel et al., 2020 ; Lamont, 2010).
2La sélection vise à réduire les « risques scolaires », en écartant les bacheliers qui auraient le plus grand risque « d’échec » dans l’enseignement supérieur, et en contrôlant leur accès à certaines formations (Bodin & Orange, 2019). Il s’agit d’un processus marqué par des modes de légitimation, et le dispositif Parcoursup s’inscrit dans le sillage du recours croissant aux outils algorithmiques (O’Neil, 2018) qui y implémentent des ressources et des contraintes techniques (Chauvel & Hugrée, 2019) et alimentent la tension entre équité et efficacité. En cela, Parcoursup n’est pas dissociable des représentations sur le diplôme, sa valeur et la réussite scolaire (Dubet et al., 2015 ; Poullaouec, 2010). Pour ces raisons, Parcoursup est un moment crucial et une procédure éminemment émotionnelle (Mizzi, 2022). Ce que nous nommons ici le « moment Parcoursup » est la radicalité de l’étape de l’orientation : les élèves doivent prendre des décisions importantes dont ils savent qu’elle aura un impact sur leur avenir académique et professionnel. Cela métamorphose l’orientation en une véritable « épreuve » (Martuccelli, 2002).
3Considérant que Parcoursup est un moment clé de l’orientation, l’article interroge le sens de l’épreuve pour les acteurs « directs » de la procédure : les sélectionneurs et les sélectionnés. Comment la procédure Parcoursup constitue-t-elle une épreuve pour ses acteurs directs ? La réponse se fera en deux temps. D’abord, nous montrerons les dilemmes moraux et les contraintes techniques des sélectionneurs, ensuite nous analyserons l’expérience des élèves face à Parcoursup. Ce faisant, l’article démontrera que le « moment Parcoursup » est un temps fort du parcours d’études en ce qu’il représente pour les élèves non seulement une étape de définition ou redéfinition du processus d’orientation, mais également une condition technique, cognitive et émotionnelle du passage de l’enseignement secondaire à l’enseignement supérieur.
1. Le travail des CEV : des contraintes techniques aux justifications morales
4Le travail des commissions d’examen des vœux (CEV) revient à un « tri » qui s’adosse à une conception de justice sociale de type « corporatiste » dans la mesure où l’idéal méritocratique prévaut, de sorte que le mérite scolaire est mis au centre des évaluations et des modalités de sélection des candidats (Charles, 2015). Il est fait comme si le mérite était irréductible à la seule performance scolaire de l’élève. L’application offre pléthore d’éléments qui peuvent être pris en compte ou ignorés par les commissions. Or, de nombreuses contraintes pèsent sur les CEV et ont tendance à réduire la fourchette d’éléments pris en compte aux seuls éléments quantitatifs. Nous nous pencherons successivement sur l’environnement de travail des CEV, puis sur leurs soupapes idéologiques.
1.1. Un travail contraint
5La loi ORE ne détaille pas spécifiquement les obligations de participation aux CEV. Les obligations de participation sont généralement définies par les universités et les établissements d’enseignement supérieur eux-mêmes, en fonction de leurs propres politiques et règlements internes. Elle indique plutôt des principes généraux sur l’orientation2. Il n’y a donc aucune obligation des enseignants-chercheurs d’y participer. En conséquence, beaucoup de titulaires le déclinent, ce qui s’expliquent par l’importante charge de travail déjà liée à l’enseignement, à la recherche et à l’encadrement des étudiants (Gastaldi & Lanciano-Morandat, 2017). Beaucoup d’universitaires se passent de cette charge additionnelle de travail.
« C’est à moi d’aller à la pêche pour faire la commission. Je partage sur critères de genre, je partage sur critères de statut, je veux des PRAG3, des MCF4, des profs, et puis évidemment que ses membres là soient peu nombreux pour l’efficacité de la Commission. Je fais surtout comme je peux pour avoir une vraie commission et pas juste moi qui bidouille. » Andrew, président d’une CEV d’une formation avec un taux d’admission de 97 %.
6Parfois, les universitaires justifient leur volontariat par le dévouement. D’autres fois, ils tiennent à le faire par souci d’équité.
« L’année dernière j’ai quasiment fait tout toute seule, donc là aussi je pense que, comme dans d’autres universités, ça s’essouffle. Ce qui me plait dans ce travail c’est aussi ça, et je suis très attachée aux étudiants. » Laura, membre d’une CEV, maîtresse de conférences d’une licence en sciences humaines et sociales.
7Leur travail est entaché de contraintes techniques et organisationnelles. La dépendance à l’outil d’aide à la décision (OAD) s’inscrit dans une dynamique de digitalisation de l’enseignement supérieur visant à perfectionner les procédures de travail de ses différents acteurs (Ghozlane et al., 2016).
« Des fois, l’outil nous donne le classement, sans qu’on ne sache comment il l’a fait. Enfin, on a décidé de comment on classait, hein, mais quand on a mis 10 à tous les projets de formation motivés, on n’a pas nécessairement ça qui était pris en compte. » Thierry, maître de conférences, membre d’une CEV en sciences dures.
8Pour autant, l’OAD permet un gain de temps. En conséquence, les CEV qui doivent traiter un grand nombre de candidatures ne peuvent s’en passer. La conséquence est la prédominance dans les CEV des éléments quantitatifs (les notes, classements), sur les aspects qualitatifs (les projets motivés).
« Le truc avec ces projets motivés, c’est que ce sont tous les mêmes. On a littéralement la même chose partout. En sortie de terminale, très souvent ce qu’ils vont dire ça va être les banalités habituelles. Ils disent qu’ils sont passionnés depuis toujours, blablaba (sic). On la lira si son dossier apparaît comme incomplet. Sinon c’est difficile d’en faire quelque chose. » Jérôme, membre d’une CEV, maître de conférences d’une licence de sciences dures.
9En filigrane, les sélectionneurs ont parfois le sentiment d’une tension entre des obligations formelles et des normes informelles.
« J’ai envie de dire que le rectorat d’université ou le ministère, je sais pas qui, ne nous dit pas “voilà attention la réforme, c’est ça”. Et en même temps, nous, on va pas non plus chercher comme des fous l’info hein, ça va dans les deux sens. On n’est pas au taquet pour savoir ce qu’il se passe. En gros, tout ce que vous lisez sur le bac-3/bac+3, patati patata (sic), on n’en voit pas la couleur. » Andrew, professeur des universités, membre d’une CEV de licence de sciences dures.
10Les CEV peuvent recevoir des directives de l’université, visant à atteindre certains objectifs spécifiques. En l’espèce, le cas des « réorientés » revient fréquemment dans les discussions avec les membres des CEV.
« En plus, on a des directives de l’université. On doit être vigilants aux réorientés qui viennent d’ici, et surtout d’ici plus qu’ailleurs. Pas de quotas ou quoi, mais ils le disent. On est libres, mais on doit quand même faire attention. » Théo professeur des universités, membre d’une CEV en sciences humaines et sociales.
11Cette attention accroît la charge de travail, notamment lorsque le simple fait que le candidat ait téléchargé un document sans accéder à son contenu ne permet pas de déterminer si le dépôt effectué correspond aux attentes et aux critères d’admission. Pour respecter ces directives formelles ou informelles, les sélectionneurs doivent se plier à de nouvelles difficultés organisationnelles et temporelles.
« Il faut aller lire qualitativement pour savoir s’ils sont d’ici, la plateforme te montre qu’il a juste déposé un document dans la case du document de réorientation. Et on sait pas s’il a fait ce travail avec l’université, parce qu’il y en a qui font ce travail à l’extérieur, ou qui déposent un truc qui n’a rien à voir. Le problème, le dépôt du pdf, n’atteste pas de ce qu’il y a dedans. Donc, on doit jeter un œil, et ça, on leur met un bonus parce qu’on nous le demande, on leur met un point de plus. C’est pas mal, sur la note finale, mais ça suffit pas beaucoup, peut-être qu’à la note finale sur les trois-cents qu’on a, on en a cinq qui rentrent alors qu’ils ne seraient pas rentrés. » Théo professeur des universités, membre d’une CEV en sciences humaines et sociales.
1.2. Justifier la sélection
12La question qui se pose est celle de la frontière entre une sélection juste et injuste. Les sélectionneurs soulignent l’aspect impersonnel et souvent quantitatif de la sélection, où des notes et des statistiques sont utilisées pour prendre des décisions, ce qui n’est pas sans entraîner des implications humaines profondes.
« Pour nous, c’est une ligne dans un Excel, mais il y a des lycéens qui jouent leur avenir là-dessus. Eux, c’est leur vie, enfin je me comprends. Je ne pense pas qu’on fasse mal le truc, on a quand même envie de bien faire. Mais à grande échelle, on loupe forcément des choses, et on est obligés de le faire à grande échelle. » Laura, membre d’une CEV, maîtresse de conférences d’une licence en sciences humaines et sociales.
13Ils veillent à ne pas perdre de vue l’impact individuel que ces processus peuvent avoir sur les étudiants. Cela peut être interprété comme une tentative de garantir que la sélection ne favorise pas injustement un groupe d’étudiants par rapport à un autre. Cependant, les systèmes de notation et de classement visent à mesurer le mérite de manière précise (Allouch, 2017) mais sont en réalité souvent simplifiés, biaisés et imparfaits (Merle, 2007).
« Quand on voulait prendre en compte les matières les plus variées possible, le truc c’est de se dire, plus on prend large, moins on discrimine, et moins on entre justement dans les risques de sombrer dans la croyance qu’on est en train de mesurer quelque chose d’effectivement précis là-dedans. Donc autant avoir l’épuisette aussi large possible. » Jérôme, membre d’une CEV, maître de conférences d’une licence de sciences dures.
14En relatant les référentiels moraux que les membres de ces commissions utilisent pour justifier leurs décisions de sélection, nous pouvons établir des liens entre les modes de justification de la sélection et le concept de « cités de justification » (Boltanski & Thévenot, 1991). Ceux qui justifient leurs décisions selon les principes de la cité inspirée considèrent que l’université doit permettre à chaque candidat de suivre sa passion et de réaliser son aspiration personnelle. Les critères de sélection, dans ce contexte, s’étendent au-delà des notes scolaires pour inclure des aspects comme la motivation, l’engagement civique et citoyen ou encore l’intérêt exprimé pour la formation.
« Évidemment, on n’est pas au pays des bisounours, on sait que les bacs pro ont plus de difficultés en moyenne, mais bon, il faut qu’on se fasse confiance. Il y en a plein, dans l’équipe, qui me demandent pourquoi je m’emmerde, et me disent que c’est l’occasion de n’avoir que de bons étudiants. Mais c’est quoi notre métier ? On est à l’université ! Je serais partie en classe prépa si je n’avais voulu que des super dossiers. » Laura, maîtresse de conférences et membre d’une CEV d’une licence de sciences humaines et sociales.
15Bien que les CEV de licence puissent être confrontées à un grand volume de candidatures à classer, elles peuvent intégrer des éléments de la « cité inspirée » dans leur processus de sélection, tout en respectant les contraintes pratiques et budgétaires.
« Un étudiant intéressé, c’est un étudiant qui pourra faire l’effort, être curieux, avoir de bonnes compétences rédactionnelles […]. Les bacs pros réussissent beaucoup moins, oui. Donc bien sûr, ça compte, et l’idée c’est pas non plus de les prendre tous. Mais pas d’en prendre aucun. » Jérôme, professeur agrégé (PrAg) et membre d’une CEV en sciences humaines et sociales.
16Le cas du traitement des dossiers en demande de réorientation illustre également les référentiels moraux qui s’adossent à leur idéologie, leurs croyances et leur vision de l’enseignement supérieur. Les membres d’une CEV « inspirée » peuvent par exemple considérer les réorientations comme une opportunité pour les étudiants de se réorienter vers un domaine qui correspond mieux à leurs intérêts et aspirations, et sont ainsi attachés à un enseignement supérieur ouvert.
« Les réorientés, c’est deux catégories : soit des très bons élèves qui ont décidé de se réorienter, parce qu’ils ont été déçus, ils passent par Parcoursup, ils ont des gros dossiers, ils rentrent chez nous sans pousser parce que les notes du bac et tout ça, ça fait la priorité : un mec qui a 16, la fiche avenir, on s’en fout. Il a un 20 en fiche avenir. On a tous les réorientés qui ont demandé [****] l’an dernier, n’ont pas été pris, et reviennent. Eux, ils ont naturellement encore moins de chances. » Antoine, maître de conférences et membre d’une CEV de sciences humaines et sociales.
17Les CEV « marchandes » se concentrent sur les résultats scolaires, priorisant les candidats ayant obtenu les meilleures notes dans les matières jugées pertinentes, incluant parfois même des matières qui ne sont pas enseignées dans la formation. Elles assument une sélection qui consiste à relier les études à des stratégies de professionnalisation et à assurer une correspondance entre le cursus choisi et la carrière envisagée. Dans ce cadre, les CEV « marchandes » vont privilégier des candidats qui semblent avoir un fort potentiel de réussite.
« C’est une sélection, et on ne le cache pas. On tient à tenir un certain niveau, et on a des collègues très exigeants. » Sylvie, professeure des universités, membre d’une CEV en sciences humaines et sociales.
18Cela explique pourquoi la sélection à l’université via Parcoursup, qui a suscité de nombreuses critiques de la part du public et des professionnels de l’éducation, a également été perçue comme une amélioration dans certains contextes. Des enseignants estimaient qu’une absence de sélection pouvait avoir des conséquences négatives sur la qualité de l’enseignement, les conditions de travail du personnel académique, et le niveau des promotions étudiantes.
« Au bout d’un moment il faut se dire qu’il faut sélectionner. Au bout d’un moment, mon métier n’est pas de faire réussir à tout prix des étudiants qui s’en foutent et qui ne voulaient pas être là. Avoir de bons étudiants, et des étudiants motivés, ça compte. » Thierry, maître de conférences, membre d’une CEV en sciences dures.
2. L’expérience de la sélection
19L’expérience désigne « les conduites individuelles et collectives dominées par l’hétérogénéité de leurs principes constitutifs, et par l’activité des individus qui doivent construire le sens de leurs pratiques au sein même de cette hétérogénéité » (Dubet, 1994 p.15). Elle est socialement déterminée par les épreuves qui participent à la construction des individus. Autrement dit, une sociologie de l’expérience individuelle articule les récits individuels avec les enjeux de société, ce pourquoi l’expérience de Parcoursup est aussi une épreuve de l’orientation (Dubet & Martuccelli, 1996b, 1996a). Après avoir montré la manière dont les parents s’approprient la procédure en relation avec les encadrements lycéens de leurs enfants, nous verrons dans cette partie que Parcoursup a une dimension temporelle (Grenet, 2022) mais aussi politico-morale, et comment ces dimensions génèrent un sentiment d’injustice chez les candidats et les familles face au verdict.
2.1. Les élèves au cœur de « malentendus » entre familles et lycées
20La poursuite d’études dans des filières plus sélectives, donc plus prestigieuses, apparaît souhaitable aux yeux des familles. Un dossier composé de bonnes performances académiques et d’appréciations élogieuses peut être considéré comme un haut niveau de « capital Parcoursup » qui peut être compris comme la valeur symbolique attribuée à un dossier de candidature en fonction de ses résultats scolaires, de ses activités extra-scolaires et de ses projets d’études.
« Ma prof principale me harcèle pour que j’aille en prépa, elle me dit tout le temps : “Mais Paola tu te rends compte avec des notes pareilles c’est dommage tu pourrais avoir plus d’ambition.” […] Mes parents, ils me disent de faire ce que je préfère mais ils veulent quand même que j’aille en prépa, et puis les profs lui disent aussi (sic). Tout le monde me dit de mettre des hypohâgne sur Parcoursup. […] J’ai fini par en mettre à Bordeaux. » Paola, élève de terminale.
21Les parents exercent cette influence de différentes manières. Nous savons que les parents façonnent les aspirations de leurs enfants bien avant les choix d’orientation (Chauvel, 2014). Ils proviennent de la nature des modèles éducatifs (Kellerhals & Montandon, 1991). Dans le modèle contractualiste, les parents établissent des accords avec leurs enfants, favorisant la discussion et la co-construction des choix d’orientation. Cela encourage la responsabilisation des enfants et les incite à participer activement à la définition de leur projet académique et professionnel. Le modèle statutaire, est lui basé sur des relations d’autorité et des attentes plus strictes de la part des parents.
« Mon mari et moi, on est restés à sa demande. Zoé, elle se débrouille, mais on ne va pas lui dire de se débrouiller toute seule. Des fois elle nous a demandé de relire ses lettres, ou des conseils par ci, par là, mais pas grand-chose. Elle est autonome, et on lui a fait très vite confiance. » Brigitte, mère d’élève et agent immobilier, diplômée bac+2.
« On ne voulait pas qu’il aille à la fac. Il avait de très bonnes notes, il aurait pu faire prépa. J’aurais préféré qu’il fasse prépa. Il a fallu convaincre mon mari. On a tendance à se dire que les enfants ne savent pas toujours ce qui est bon pour eux et à vouloir leur forcer la main, mais c’est vrai qu’à 18 ans ils sont grands. » Magali, mère d’élève et ouvrière sans baccalauréat.
22La préparation à Parcoursup est donc source de stress chez les parents qui s’investissent émotionnellement dans la procédure en projetant l’avenir scolaire et professionnel de leurs enfants. Cet investissement donne à voir certains « malentendus » (Dubet, 2003 ; Dubet & Martuccelli, 1996b) avec les équipes pédagogiques qui prennent la forme de barrières culturelles autour de l’investissement éducatif et de l’usage des compétences parentales.
« Je ne sais pas trop si je dirais que les réunions au lycée étaient utiles. Pas vraiment. Je pense que ce n’est pas très utile parce que les autres parents ont posé beaucoup de questions pointues et les mots clés, les profs ou les conseillers ne répondaient pas parce qu’ils ne savaient pas vraiment ou alors n’avaient pas l’expérience non plus. Et sinon, les parents posaient des questions sur leurs fils ou leurs filles, donc rien d’utile pour moi. » Laurence, mère d’élève et préparatrice en pharmacie, diplômée d’un bac+2.
23Les professeurs principaux sont au cœur de l’accompagnement des élèves sur l’orientation post-bac puisqu’ils délivrent des informations aux élèves, qu’ils les accompagnent et qu’ils les soutiennent (Zhang et al., 2021). Pour autant, ils ne s’estiment pas toujours être en mesure d’endosser ce rôle. C’est pourquoi le rôle des PsyEN est ambigu. Ces derniers justifient leur statut et leur fonction au sein des établissements scolaires ainsi que des rectorats par l’expertise psychologique de l’orientation (Lehner, 2020).
« Les élèves vont voir la conseillère d’orientation pour qu’elle les aide sur Parcoursup et moi pour parler d’orientation, ça devrait être l’inverse ! » Mathilde, enseignante en espagnol
« Les gamins ont des parents, mais j’ai l’impression qu’ils nous écoutent plus que leurs parents. De toutes façons mon métier c’est pas de choisir pour eux. […] Je leur dis d’être ambitieux, ou je leur dis quand ils le sont peut-être un peu trop par rapport à leurs notes ou par rapport à si j’estime qu’ils aient l’autonomie pour y arriver, mais jamais je ne vais leur dire quoi mettre. On n’associe pas assez les parents. On voit très bien qu’on n’est pas toujours d’accord, mais on doit passer par les élèves comme intermédiaires. ». Laurent, enseignant de sciences et vie de la Terre.
24Les malentendus se cristallisent aussi autour des questions de notation. La note apparaît comme une ressource ou un obstacle en vue de Parcoursup alors que les enseignants considèrent les évaluations comme un outil important pour mesurer les compétences des élèves et les préparer à l’enseignement supérieur. On observe alors des stratégies d’évitement : certains parents font par exemple manquer les évaluations à leurs enfants afin de ne pas faire baisser leur moyenne générale. Ils signent en connaissance de cause les mots d’absence, ce qui renvoie à une vision utilitariste de l’évaluation :
« [Sur les élèves absents lors des évaluations, ndlr] C’est aussi ça le problème avec Parcoursup, c’est-à-dire que la note est vue comme une valeur pour les dossiers. Des fois ça va dans l’autre sens aussi, les élèves savent qu’ils ne viendront pas au contrôle, donc ils ne travaillent pas, et n’auront pas les acquis. Moi, je fais rattraper les DST5. ». Laurent, enseignant en SVT.
25Toutefois, les réunions parents-professeurs deviennent dès lors un espace particulier dans lequel parents et enseignants cherchent à régler ces malentendus.
« C’est moi qui y vais, des fois mon mari est là, mais moi c’est à chaque fois […] c’est important que je puisse comprendre ce que l’enseignant attend et comment il évalue ma fille. […] on évoque Parcoursup à chaque fois, et je pense que c’est aussi très important que les enseignant comprennent qu’on y pense très fort et qu’elle travaille surtout pour ça. » Christine, fonctionnaire d’État, diplômée d’un bac+5.
26Pour Hadji, la valeur d’une évaluation repose sur deux ancrages : une méthodologie censée la doter d’une légitimité technique, et un ancrage dans un système de valeurs qui la dote d’une légitimité sociale et éthique (Hadji, 2012). Dès lors, les « malentendus » propres à Parcoursup entre enseignants et parents soulignent le poids de la hiérarchie scolaire. Les notes n’étant ni neutres ni objectives (Merle, 2007), elles prennent tout de même une importance capitale dans le système scolaire français (De Ketele, 1993).
2.2. Une épreuve temporelle et morale
27Parcoursup agit en dispositif technique visant à socialiser les élèves aux règles du marché, car la plateforme est irriguée par les principes de libre choix et de compétition (Lehner et al., 2023). Cela contribue à l’ajustement du comportement des candidats aux attentes des sélectionneurs, surtout si, comme Laura, ces derniers y voient la condition de leur vie entière :
« Pour Parcoursup aussi, je me dis que si je suis pas prise, ça va être une catastrophe. En fait, je joue déjà ma vie, mes études, mon métier alors que j’ai même pas le bac. Et maintenant, si t’as que le bac, c’est comme si t’avais rien. Au lycée, on est encore cadré, mais ensuite dans les études ça sera pas le cas et c’est ça qui va être important pour avoir une bonne situation plus tard, alors je fais tout pour. » Laura, élève de terminale.
28Si Parcoursup apparaît aux élèves et à leurs familles comme un procédé technique institutionnel à même de reconnaitre la capacité du candidat à accéder aux filières de l’enseignement supérieur qu’il désire, c’est à travers ce verdict qu’ils mesurent « le réel et l’idéal » (Hadji, 1989), donnant lieu à un hiatus pour certains contrariés (Mizzi, 2022).
« C’est que ça fait vraiment un truc parce que j’ai toujours eu de bonnes notes et on m’a un peu dit que je travaillais bien et que ça allait être bon pour mon avenir plus tard et tu vois que bof, mais après c’est sûr qu’on peut pas toujours tout réussir et voilà, ça me permets de l’apprendre. » Chloé, élève de terminale.
« Oh, Parcoursup c’est n’importe quoi. Je parle du résultat, moi. Avant, je m’en suis pas occupée, c’est elle qui s’en est occupée [sa fille, ndlr]. Après, le résultat et tout ça, c’est n’importe quoi. On aurait dit que ma fille est nulle. Elle n’est pas nulle du tout. » Brigitte, mère d’élève, agent immobilier diplômée bac+2.
29Parcoursup confronte certains candidats à leur positionnement dans la compétition scolaire en leur proposant un indicateur supplémentaire. L’attente des réponses aux vœux est empreinte d’une certaine appréhension, car elle conditionne leur capacité à se projeter dans l’avenir. Des aspects administratifs, pédagogiques, et logistiques entrent en jeu alors que cette inquiétude croît en fonction de la vulnérabilité sociale.
« Tous les jours, tous les jours j’allais sur Parcoursup, déjà avant les résultats parce que j’avais trop peur de mal avoir fait un truc, que tout s’enlève, d’un bug quoi […]. Et maintenant que c’est les listes d’attentes, c’est le premier truc que je fais en me réveillant à huit heures, d’aller voir tout le temps, toute la journée, en espérant avoir gagné des places. Des fois ça bouge pas de la journée, forcément t’as la pression et il y a des craquages […] des pleurs, de colère, enfin l’inquiétude en fait. » Lara, élève de terminale.
30L’inconfort des élèves en situation d’attente n’est pas réductible à la seule incertitude sur leurs probabilités d’admission dans une formation qu’ils désirent. Il est dû à « l’élasticité du temps » qui oblige à des calculs et une planification (Bourdieu, 2006). Cette façon de s’approprier le temps donne à voir comment l’attente et l’incertitude peuvent générer de l’anxiété, poussant les candidats à adopter des comportements stratégiques ou à une « élasticité » temporelle. Les candidats projettent leurs projets dans l’avenir, mais sans savoir où ils seront admis. Cela les prive de leur capacité à anticiper et à planifier différents aspects de leur vie.
« C’est juste que j’ai aussi envie de savoir et de prévoir un peu quel domaine je vais étudier à la rentrée, savoir dans quelle ville je vais vivre, ce qu’il y a à faire, si c’est loin d’ici, ce que ça m’ouvre. T’es vraiment en attente et c’est trop angoissant, tu profites pas de ton été. » Alexia, élève de terminale.
Conclusion
31La sélection reconnaît et valorise les efforts et les accomplissements des étudiants, elle vise à identifier les candidats les plus méritants pour occuper les places disponibles dans les filières d’enseignement supérieur. Les formes de mérite ne sont pas toutes simultanément valorisées. Néanmoins, elles passent toutes par un cadre marqué par les principes néolibéraux de compétition et de mérite individuel (Allouch, 2021). Les candidats en subissent parfois des conséquences émotionnelles. L’incertitude et la compétition que cristallise Parcoursup nourrissent la peur du déclassement (Maurin, 2009). Si la réussite scolaire est souvent considérée comme un indicateur de réussite personnelle et sociale, le refus d’une place dans une filière sélective est perçu comme un échec personnel, entraînant des sentiments de dévalorisation et de frustration, voire un jugement sur sa propre intelligence (Gottfredson, 1981). Certains refusent et contestent ce verdict (Allouch & Espagno-Abadie, 2024) quand d’autres l’intériorisent et courent le risque de s’installer dans une conscience malheureuse.
32L’épreuve va au-delà de la difficulté personnelle ou du défi individuel. Elle englobe les tensions et les attentes normatives qui pèsent sur les individus dans une société donnée (Martuccelli, 2006). En cela, Parcoursup est un moment où les individus, les sélectionneurs et les sélectionnés, sont confrontés à des instants qui remettent en question leurs valeurs, et leurs principes. Les sélectionneurs comme les sélectionnés sont soumis à des pressions fortes et des attentes contradictoires : les candidats et leurs familles sont pris dans des logiques de concurrence et d’évaluation qui altèrent parfois leur valeur et la place qu’ils estiment occuper dans la société. Les CEV ont des défis similaires puisque leur fonctionnement a des contraintes qu’il faut ajuster à des principes de justice. Ce sont ces principes qui poussent les sélectionneurs, selon certaines conditions, à ignorer les contraintes et faire valoir le mérite, quand bien même ils ne mesurent pas l’épaisseur de son illusion.
Bibliographie
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Notes de bas de page
Auteur
-
Alban Mizzi
Centre Emile Durkheim.

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