(Ne pas) hériter du métier ? Des parcours d’entrée aux inégalités professionnelles entre agriculteur·ices
p. 45-58
Entrées d’index
Mots-clés : métier de l’agriculture, socialisation professionnelle, cheminement professionnel, revenu, inégalités, famille
Keywords : occupation in agriculture, professional socialisation, occupational paths, income, inequalities, family
Texte intégral
Introduction
1Longtemps caractérisé par une très forte clôture sociale, le groupe socioprofessionnel des agriculteur·ices, tend à s’ouvrir, sous l’effet conjoint d’une baisse de l’homogamie sociale et du développement de nouvelles trajectoires d’entrée dans le métier – entre « détours » professionnels d’enfants d’agriculteur·ices et reconversions de personnes non issues de ce milieu (Dubuisson-Quellier & Giraud, 2010). En parallèle, la « crise de reproduction » de la paysannerie française (Champagne, 2002), et plus largement la « crise de succession » que connaîtrait la profession agricole à l’échelle européenne (Burton & Fischer, 2015) se traduisent par une évolution des profils des personnes s’installant en agriculture, dont l’ampleur et les caractéristiques restent encore méconnues.
2Cette transformation des modalités d’accès au métier d’agriculteur, dont l’ampleur et les caractéristiques restent encore peu étudiées en France, est susceptible de se répercuter également sur les pratiques et les lignes de clivage qui structurent le groupe professionnel. Comme le relevait Madlyne Samak, « dans les groupes professionnels d’indépendants, généralement caractérisés par une forte clôture sociale, les différenciations professionnelles sont souvent le fait de personnes extérieures au “milieu”
» (Samak, 2021). La distance sociale aux instances de socialisation professionnelle (dont les organisations professionnelles, mais aussi la famille) peut alors favoriser l’adoption de pratiques non conventionnelles et l’engagement dans une forme hétérodoxe du métier, comme l’agriculture biologique (Nicolas, 2017 ; Samak, 2021). La mise en couple avec des personnes extérieures au milieu agricole, le fait de vivre dans des espaces urbains ou d’accumuler soi-même des expériences professionnelles non agricoles peuvent même être des facteurs de réussite, comme le montre l’exemple de la « nouvelle viticulture » (Garcia-Parpet, 2000).
3On peut donc envisager que des personnes dont le parcours d’entrée dans le métier est atypique puissent faire valoir d’autres dispositions et ressources leur permettant de s’engager dans une forme hétérodoxe du métier, comme l’ont plus largement montré différents travaux mettant en lien les parcours d’entrée dans un métier indépendant et les manières de l’exercer, par exemple dans le commerce (Leblanc, 2017 ; Ocejo, 2017), l’artisanat (Dain, 2024 ; Jourdain, 2014a ; Mazaud, 2013 ; Ocejo, 2017) ou les travaux forestiers (Gros, 2017). En même temps, l’accès et le maintien dans l’indépendance professionnelle reposent encore grandement sur la transmission intrafamiliale d’un patrimoine, mais aussi de dispositions à l’indépendance (Colombier & Masclet, 2007 ; Gollac, 2008 ; Schepens, 2004), en particulier en agriculture (Bessière, 2010). Il est donc également possible que l’écart au modèle de la transmission intrafamiliale s’accompagne de difficultés spécifiques pour les agriculteur·ices au parcours atypique.
4Finalement, la transformation des voies d’accès à la profession agricole est susceptible de recomposer les inégalités au sein de la profession agricole à deux égards : inégalités dans les parcours d’entrée dans le métier, d’une part, et inégalités induites par ces différents parcours et leurs répercussions sur les pratiques et les conditions d’exercice, d’autre part.
5Nous proposons dans cette communication de traiter ensemble ces deux dimensions. Pour cela, nous nous appuierons sur une enquête par questionnaire, diffusée auprès de l’ensemble des personnes ayant accédé au statut d’agriculteur en 2018 et en 2022 et pour laquelle nous avons récolté près de 3 400 réponses. Ce matériau permet de saisir les dynamiques de recomposition de la profession agricole et les lignes de clivage qui traversent cette population de nouveaux et nouvelles installé·es. Abordant à la fois le parcours précédant l’installation, les ressources (économiques, culturelles et sociales) à disposition, les formes de socialisation à l’agriculture et les pratiques mises en œuvre sur l’exploitation, le questionnaire permet d’identifier ce qui distingue les héritiers et les non-héritiers, mais également différents profils au sein de chacune de ces catégories.
6Nous présenterons dans un premier temps la typologie de profils d’installé·es que nous avons élaborée, qui permet de complexifier l’opposition entre héritiers·es et non-héritier·es en distinguant différentes manières d’accéder au métier sans avoir été socialisé comme repreneur potentiel d’une exploitation familiale. Nous rendrons ensuite compte des inégalités de pratiques et de conditions qui existent entre ces profils, en fonction de leur distance au parcours idéal typique de transmission du métier et de l’exploitation.
1. Diversité des parcours d’installation et des socialisations agricoles
7Afin de faire émerger différents profils d’agriculteur·ices en fonction du parcours qui les a mené·es à l’installation, nous avons réalisé une analyse des correspondances multiples (ACM)1 puis une classification ascendante hiérarchique (CAH). Le premier axe de l’ACM est structuré par le degré de socialisation au milieu agricole (annexe 1). Il oppose, d’une part, des modalités signalant que l’installation correspond davantage à une bifurcation, aussi bien du point de vue du parcours professionnel (plusieurs métiers exercés) que résidentiel (logement plus fréquemment en zone urbaine avant l’installation) et scolaire (pas de formation agricole initiale) ; et d’autre part, des modalités qui sont autant d’indice d’une transmission familiale et d’un travail de construction de la vocation agricole (participation régulière à l’exploitation familiale dans l’enfance, absence d’expériences professionnelles hors agriculture, mais expériences diversifiées sur des exploitations, formation agricole initiale).
8Le second axe peut quant à lui s’interpréter comme étant structuré par le niveau de qualification en général et par les modalités de formation à la profession agricole en particulier : il oppose d’une part des individus très qualifiés (bac+5) et ayant exercé des emplois de cadres ou de profession intermédiaire, qui sont par ailleurs bien formés à l’agriculture (accumulation d’expériences professionnelles et de formation, voire formation agricole initiale), mais pas dans un contexte familial ; et d’autre part, des individus moins qualifiés (diplôme de niveau CAP, emploi d’ouvrier ou d’employé) et dont la formation à l’agriculture est moins assurée, passant surtout par une transmission informelle et relativement lâche dans la sphère familiale (pas de formation agricole et aucune expérience sur des exploitations, ou tout au plus des expériences informelles sur une exploitation familiale pouvant appartenir aux parents ou au conjoint).
9Enfin, un troisième axe (non représenté) permet de distinguer une opposition entre un pôle qui pourrait correspondre à des trajectoires de contre-mobilité (retour au métier des parents après avoir exercé une profession urbaine très qualifiée) et des installations hors cadre familial de membres des classes populaires.
10La CAH réalisée à la suite de cette ACM nous a permis d’identifier cinq classes2, représentées sur les deux premiers plans factoriels dans les figures 1 et 2. La première, que nous désignons comme les « héritiers bien préparés », rassemble une nette majorité d’enfants d’agriculteurs (96 %) chez qui la socialisation au métier agricole est la plus marquée et la plus systématique, aussi bien dans la sphère familiale qu’au long du parcours scolaire puis professionnelle. En effet, ses membres ont généralement suivi une formation agricole initiale (dans neuf cas sur dix), participaient régulièrement au travail sur l’exploitation familiale (neuf sur dix également), et ont complété cette socialisation au métier par des expériences de formation et professionnelles dans des exploitations de tiers (dans neuf cas sur dix là encore). La multiplication des expériences et des modalités de socialisation à l’agriculture peut s’interpréter comme le signe d’une construction au long cours de la « vocation » agricole (Bessière, 2010), qui se traduit pour ces héritiers par une installation survenant généralement tôt dans le parcours de vie (80 % avant 35 ans, contre 47 % dans le reste de l’échantillon).
Figure 1. Position des cinq classes de profils d’installation sur les axes 1 et 2 de l’ACM

Source : données des auteur·ices.
Figure 2. Position des cinq classes de profils d’installation sur les axes 1 et 3 de l’ACM

Source : données des auteur·ices.
11Cette classe, qui compte les effectifs les plus élevés parmi les cinq classes dégagées (34 % de l’échantillon), se rapproche ainsi du modèle idéal typique de transmission intrafamiliale du métier. Dès lors, la comparaison de cette classe avec les suivantes offre la possibilité d’identifier les différentes manières dont le parcours d’entrée en agriculture peut s’écarter de cette norme – à la fois au sens normatif, pour ce que représente ce modèle de la transmission intrafamiliale dans l’imaginaire de l’accès à la profession agricole, et au sens statistique, puisqu’il s’agit de la classe modale. Pour le dire autrement, les autres classes nous informent sur les différentes façons dont on peut accéder à la profession agricole sans « hériter » du métier, ou tout du moins en en héritant de manière moins attendue et systématique.
12Ainsi, la seconde classe (22 % de l’échantillon) correspond également à des « héritiers » dans la mesure où elle concentre une majorité d’enfants d’agriculteurs (sept sur dix) ou de personnes ayant des agriculteurs dans leur famille proche (94 %), qui s’installent en reprenant l’exploitation de membres de leur famille (dans huit cas sur dix). Mais elle regroupe des profils qui ne semblent pas avoir été socialisés comme des repreneurs potentiels de manière aussi nette que les membres de la première classe – des « héritier·es sans vocation ». On peut tout d’abord relever qu’il s’agit principalement de femmes (six sur dix, contre huit hommes sur dix dans la première classe), qui tendent à être moins souvent perçues et traitées comme repreneuses potentielles de l’exploitation (et plus largement, d’un métier indépendant) que leurs éventuels frères (Bessière, 2010 ; Gollac, 2008). Par ailleurs, les membres de cette classe n’ont, pour les deux tiers, aucune formation agricole au moment de s’installer, n’ayant accumulé tout au plus que des expériences informelles de travail agricole (en dehors de toute formation ou emploi salarié), sur des exploitations appartenant à des membres de la famille (dans un cas sur deux). Même sur ces exploitations familiales, leur participation au travail agricole est beaucoup plus ponctuelle que ce qu’on constatait pour la première classe (« jamais ou presque » dans un cas sur cinq, et « parfois, occasionnellement » pour un tiers des membres de la classe). Ainsi, leur parcours professionnel ne les disposait pas à l’installation en agriculture : 92 % ont exercé au moins un métier non agricole auparavant. « Héritiers » au sens où ils ont été socialisés dès l’enfance au travail agricole et ont souvent repris une exploitation familiale, les membres de cette classe n’en restent donc pas moins des repreneurs improbables, par contraste avec les « héritiers bien préparés ».
13Les trois autres classes identifiées se distinguent encore davantage de la première en ce qu’elles ne regroupent plus majoritairement des enfants d’agriculteurs. Elles se différencient principalement les unes des autres en fonction de la position socioprofessionnelle de leurs membres avant l’installation. On distingue ainsi un premier groupe rassemblant des membres des classes populaires, principalement rurales (90 %) mais non issues d’un ménage agricole (97 % n’ont pas de parents agriculteurs). Un second groupe correspond à des bifurcations de membres des classes moyennes sans ancrage agricole (les trois quarts n’ayant pas de parent agriculteur). Enfin, on trouve une classe composée d’une nette majorité de membres des classes supérieures urbaines (85 % de bac+5, 80 % de cadres, 61 % d’urbains). Elles représentent respectivement 16, 20 et 8 % de l’échantillon. On peut considérer que ces différents profils sont en « bifurcation » (Bessin, Bidart & Grossetti, 2010), leur installation en agriculture ne s’inscrivant pas à première vue dans la continuité de leur parcours professionnel ou dans la transmission intrafamiliale du métier. Toutefois, ils présentent des modalités distinctes de socialisation au monde agricole.
14Les installé·es issu·es des classes populaires rurales, bien qu’ils ne soient pas enfants d’agriculteur, ont néanmoins reçu une socialisation agricole – comme en témoigne le fait que les deux tiers d’entre eux ont suivi une formation agricole initiale, ou que 92 % des membres de la classe ont accumulé des expériences d’emploi ou de formation sur des exploitations agricoles. Ils ont plus largement bénéficié d’une socialisation rurale, qui se repère par exemple dans leurs modalités d’accès aux terres (63 % ayant bénéficié du bouche-à-oreille plutôt que de passer par la chambre d’agriculture ou une autre institution) ou dans le fait qu’ils habitaient déjà en zone rurale avant leur installation (pour 90 % d’entre eux). Bien que près des trois quarts aient au moins un agriculteur au sein de leur famille (hors parents), leur socialisation agricole semble toutefois peu reposer sur la sphère familiale, ou de manière diffuse : les exploitations agricoles sur lesquelles les membres de la classe accumulent de l’expérience appartiennent à des personnes extérieures à la famille dans les deux tiers des cas, et parmi ceux ayant des agriculteurs dans leur famille, ils n’y travaillaient qu’« occasionnellement » (25 %), voire « jamais ou presque » (31 %).
15Par contraste, la socialisation agricole des reconverti·es des classes moyennes est beaucoup plus ténue, voire inexistante : les trois quarts ne comptent aucun agriculteur dans leur famille, un tiers ne dispose d’aucune expérience sur une exploitation, et ils habitaient deux fois plus souvent en zone urbaine que l’ensemble de l’échantillon (41 % contre 21 %). Si 30 % des membres de la classe ont suivi une formation agricole initiale, la plupart ont suivi une formation plus tardivement (28 % de formation agricole continue), voire s’installent sans formation (40 %). Leur parcours scolaire puis professionnel s’est ainsi déroulé à distance du monde agricole : 93 % ont exercé au moins un métier en dehors de l’agriculture, voire plus de deux pour 53 % des membres de la classe. Leur faible ancrage agricole se répercute alors sur les modalités d’installation : 82 % créent leur exploitation plutôt que d’en reprendre une existante ou de s’y associer.
16Enfin, pour la classe regroupant des personnes issues des classes supérieures, l’installation agricole constitue une bifurcation du point de vue résidentiel (61 % vivaient en zone urbaine), scolaire (85 % de bac+5), professionnel (80 % de cadres). Néanmoins, pour une partie de ses membres, cette bifurcation peut s’interpréter comme une contre-mobilité (Bertaux, 1974), c’est-à-dire un retour au métier des parents après un passage dans une autre catégorie socioprofessionnelle. Ainsi, 33 % n’ont aucun agriculteur dans leur famille, mais on trouve également 42 % d’enfants d’agriculteurs, et plus du tiers reprennent ou s’associent à une exploitation appartenant à des membres de leur famille, tandis que la moitié créent leur propre exploitation. Le principal critère qui sous-tend la construction de cette classe est donc l’appartenance aux classes supérieures urbaines avant l’installation, mais ce critère dissimule deux profils distincts du point de vue de la socialisation à l’agriculture en amont de cet accès aux classes supérieures. Dans la suite, nous distinguerons donc les membres de cette classe selon qu’ils ont des parents agriculteurs (et peuvent être considérés comme des contre-mobiles) ou non (les désignant alors comme des reconvertis).
17Finalement, la typologie présentée permet de mettre au jour la diversité des modalités de (non-)socialisation au monde agricole et d’accès à la profession d’agriculteur·ice. Il devient alors possible d’interroger la manière dont ces différences de parcours peuvent produire des inégalités en se répercutant sur la pratique du métier ou les difficultés rencontrées dans l’exercice de l’activité.
2. Des différences de parcours aux différences de pratiques
18L’intensité et la précocité de la socialisation agricole s’avèrent-elles être des avantages dans l’accès au métier et l’exercice de celui-ci ? Ou les « détours » dans d’autres univers sociaux et professionnels confèrent-ils des ressources alternatives permettant de se faire une place dans le milieu agricole ?
2.1. De plus ou moins grandes difficultés rencontrées dans le métier
19Une première manière de mesurer les éventuelles difficultés rencontrées consiste à s’intéresser aux revenus tirés de l’exploitation. Il ressort ainsi que les héritiers bien préparés, dont on peut considérer qu’ils ont le parcours d’installation le plus typique et la socialisation au métier la plus poussée, semblent relativement moins exposés à des difficultés économiques (tableau 1) : seulement 18 % d’entre eux rencontrent des difficultés à tirer un revenu de l’exploitation, quand cela concerne environ un tiers d’héritier·es sans vocation, des membres des classes populaires rurales et des contre-mobiles des classes supérieures, près de la moitié des reconvertis des classes supérieures, et plus de la moitié des reconvertis des classes moyennes. En un sens, il semblerait que, quelles que soient les formes qu’elle a pu prendre, plus la socialisation agricole est forte, moins les agriculteur·ices sont susceptibles d’être exposé·es à des difficultés économiques, même si d’autres dimensions peuvent intervenir – comme la position sociale antérieure, qui expliquerait que les reconvertis des classes moyennes connaissent des difficultés plus marquées encore que ceux des classes supérieures.
Tableau 1. Modalités de prélèvement d’un revenu sur l’exploitation
Mode de rémunération | Héritiers bien préparés | Héritier(e)s sans vocation | Classes populaires rurales | Reconvertis des classes moyennes | Reconvertis des classes sup. | Contre-mobiles cl. sup. | Ensemble |
N = 1170 | N = 752 | N = 551 | N = 667 | N = 148 | N = 109 | N = 3 397 | |
Je me prélève un montant mensuel fixe | 43 % | 30 % | 34 % | 13 % | 21 % | 24 % | 31 % |
Je prélève un montant minimum, et parfois plus selon les résultats | 13 % | 13 % | 11 % | 9 % | 6 % | 15 % | 12 % |
Je prélève un montant variable, en fonction des besoins | 26 % | 26 % | 21 % | 23 % | 26 % | 28 % | 25 % |
Les résultats de l’entreprise ne me permettent pas de me prélever un revenu | 18 % | 31 % | 34 % | 55 % | 47 % | 33 % | 32 % |
Note : le test du Khi-deux indique une association significative (χ² = 345,9, p < 0.01).
Lecture : parmi les reconvertis des classes supérieures, 47 % ne sont pas en mesure de se dégager un revenu régulier de l’exploitation.
Source : données des auteur·ices.
20Cette tendance se confirme lorsqu’on se penche sur le montant des revenus tirés de l’exploitation3 (tableau 2) : là encore, les héritiers bien préparés sont sous-représentés parmi les agriculteur·ices gagnant moins de 500 euros mensuels (un quart d’entre eux étant concernés), tandis que celles et ceux ayant connu une socialisation agricole plus diffuse sont plus souvent concernés (autour de 40 % pour les héritier·es sans vocation, les classes populaires rurales et les contre-mobiles des classes supérieures), et que les reconvertis des classes supérieures et, surtout, des classes moyennes sont les deux classes se retrouvant le plus souvent dans ce cas de figure. Plus largement, les héritiers bien préparés sont la seule classe dont la majorité des membres (55 %) tirent en moyenne plus de 1 000 euros mensuels de l’exploitation. Une régression logistique binaire, testant la probabilité de tirer plus de 1 000 euros mensuels de l’exploitation en fonction de la classe de parcours d’installation et contrôlant plusieurs variables4, permet de confirmer que les reconvertis des classes moyennes et supérieures ont significativement moins de chance (au seuil de 1 %) d’être dans ce cas de figure que les héritiers bien préparés5.
Tableau 2. Revenus nets mensuels tirés de l’exploitation
Revenus de l’exploitation | Héritiers bien préparés | Héritier(e)s sans vocation | Classes populaires rurales | Reconvertis des classes moyennes | Reconvertis des classes sup | Contre-mobiles des cl. sup. | Ensemble |
N = 1170 | N = 752 | N = 551 | N = 667 | N = 148 | N = 109 | N = 3 397 | |
Moins de 500 € | 25 % | 40 % | 37 % | 65 % | 55 % | 39 % | 40 % |
500 à 999 € | 18 % | 23 % | 19 % | 16 % | 18 % | 15 % | 19 % |
1 000 à 1 499 € | 25 % | 18 % | 19 % | 11 % | 13 % | 15 % | 19 % |
1 500 à 1 999 € | 18 % | 13 % | 14 % | 4 % | 7 % | 18 % | 13 % |
2 000 € ou plus | 12 % | 6 % | 11 % | 4 % | 7 % | 14 % | 9 % |
Note : le test du Khi-deux indique une association significative (χ² = 330,95, p < 0.01).
Lecture : parmi les héritiers bien préparés, 12 % tirent en moyenne un revenu supérieur à 2 000 euros nets mensuels de leur exploitation.
Source : données des auteur·ices.
21Au-delà des revenus, notre questionnaire interrogeait plus largement les différentes difficultés éventuellement rencontrées dans l’exercice du métier. Une nouvelle régression logistique permet cette fois de relever que par comparaison aux héritiers bien préparés, toutes les classes à l’exception des contre-mobiles des classes supérieures ont significativement plus de risques d’éprouver des douleurs physiques depuis leur entrée dans le métier (au seuil de 1 %, en contrôlant pour l’année d’installation et l’âge). Les reconvertis des classes moyennes comme supérieures ont par ailleurs significativement plus de risques que les héritiers bien préparés de se plaindre d’une charge de travail plus élevée qu’anticipé (là encore au seuil de 1 % et avec les mêmes variables contrôlées).
2.2. Les variations des manières de concevoir le métier
22Bien sûr, les écarts constatés pourraient être liés à des attentes subjectives ou des pratiques professionnelles différentes. On peut par exemple relever que les reconvertis des classes moyennes tendent à s’installer sur des exploitations plus petites (SAU moyenne de trente hectares contre quatre-vingt-dix pour le reste de l’échantillon) et orientées vers des types de production spécifiques (30 % sont spécialisés en fruits ou légumes contre 10 % dans le reste de l’échantillon). Il importe donc de relier les inégalités professionnelles au sens attribué à l’installation et à l’engagement dans le métier agricole. Pour cela, il est utile de tenir compte des motivations à l’installation, de la définition que se donnent les installé·es du métier et des pratiques déployées dans l’activité.
23L’analyse des motivations à l’installation, tout d’abord, permet de mettre au jour ce qui est recherché dans l’activité. Sans surprise, les reconvertis des classes moyennes et supérieures ainsi que les reconvertis des classes supérieures, qui exerçaient pour la plupart une profession intermédiaire ou intellectuelle supérieure, ont significativement moins de chance que les autres classes de citer des motivations économiques parmi leurs motivations à l’installation6 (figure 3).
Figure 3. Coefficients de la régression logistique sur le fait de citer l’argent comme une des trois principales motivations à l’installation

Lecture : les contre-mobiles des classes supérieures ont significativement moins de chances (au seuil de 1 %) que les héritiers bien préparés d’avoir répondu « mieux gagner sa vie » parmi leurs trois principales motivations à l’installation plutôt que de ne pas l’avoir fait (odds-ratio de 0,4). Les éleveurs de volaille ont significativement plus de chances que les installés en grandes cultures d’avoir invoqué cette motivation économique plutôt que de ne pas l’avoir fait (odds-ratio de 5,4).
Source : données des auteur·ices.
24Leur installation pourrait s’interpréter de ce point de vue comme une forme de « déclassement volontaire » d’un point de vue économique (de Rugy, 2018), de sorte que leurs plus faibles revenus ne reflètent pas seulement des difficultés plus grandes mais aussi, dans une certaine mesure, de moindres ambitions économiques. Ajoutons que les membres de ces classes peuvent plus souvent compter sur d’autres sources de revenus que le reste de l’échantillon (salaire du conjoint, autre activité salariée ou indépendante en parallèle à l’agriculture, revenus locatifs ou encore aides ou allocations). Ceci tend à atténuer les inégalités de revenus si on ne considère pas simplement ceux tirés de l’exploitation et pourrait sous-tendre leur rapport moins « économique » à l’activité.
25À l’inverse, les reconvertis des classes moyennes et supérieures ont significativement plus de chances que les héritiers bien préparés d’indiquer avoir été motivés par le souhait de travailler dehors. Enfin, les personnes issues des classes populaires rurales et des classes moyennes et supérieures ont significativement plus de chances que les héritiers (bien préparés ou sans vocation) de justifier leur installation par la volonté de mettre en œuvre leurs valeurs et de se sentir utiles. Ceci suggère que leur installation est motivée par un rapport au métier agricole davantage orienté vers des finalités « expérientielles » qu’« instrumentales » (Mercure & Vultur, 2010).
26On retrouve un résultat analogue lorsqu’on s’intéresse aux définitions du métier. Invités à choisir jusqu’à trois propositions, les héritiers (bien préparés et sans vocation) tendent à moins souvent se définir au prisme de la défense de l’environnement (moins d’un quart d’entre eux) que les classes populaires rurales et les contre-mobiles des classes supérieures (un tiers) et les reconvertis des classes moyennes et supérieures (dont la moitié environ choisissent cette option).
27Une manière d’objectiver ces résultats relatifs aux rapports différenciés au métier consiste à regarder certaines pratiques concrètes, comme la proportion des membres de chaque classe à adopter une production biologique : alors que c’est le cas d’environ un individu sur cinq parmi les héritiers bien préparés ou sans vocation, cela concerne près de deux personnes sur cinq au sein des classes populaires rurales et les contre-mobiles des classes supérieures (36 et 40 % respectivement) et jusqu’à 75 % des reconvertis des classes supérieures (62 % pour leurs homologues des classes moyennes).
28L’organisation du travail fournit également un autre indice de la manière dont le rapport au métier se traduit concrètement dans l’activité quotidienne et pourrait s’articuler notamment aux inégalités économiques constatées (tableau 3). Si l’on s’intéresse par exemple aux congés, alors qu’environ 45 % des membres des autres classes indiquent avoir pris moins d’une semaine au cours des douze derniers mois, seulement un quart des installés issus des classes supérieures (reconvertis comme contre-mobiles) sont dans ce cas de figure. Inversement, ils sont deux sur cinq à avoir pris au moins trois semaines de congés, soit le double de la moyenne de l’échantillon. Une tendance similaire se dégage en ce qui concerne le travail le week-end : les classes supérieures sont surreprésentées parmi les agriculteur·ices qui ne travaillent généralement pas le week-end, ou travaillent certains week-ends, mais pas d’autres. En revanche, les héritier·es sans vocation, les classes populaires rurales et les reconvertis des classes moyennes tendent à plus souvent travailler autant qu’en semaine. Ceci est particulièrement vrai des reconvertis des classes moyennes, ce qui invite à les distinguer de leurs homologues des classes supérieures : pour les premiers, la faiblesse des revenus semble plus souvent correspondre à des difficultés économiques (en réponse auxquelles un fort engagement dans le travail serait exigé) tandis que pour les seconds, elles pourraient plus souvent correspondre à une situation davantage choisie, consistant à vivre le « métier comme style de vie » (Bajard & Perrenoud, 2013), à mettre en œuvre ses convictions tout en limitant l’emprise du travail.
Tableau 3. Congés annuels
Total des congés pris l'année précédente | Héritiers·es bien préparés | Héritier·es sans vocation | Classes pop. rurales | Reconverti·es classes moy. | Reconverti·es classes sup. | Contre-mobiles des classes sup. | Ensemble |
Moins d'une semaine | 47% | 48% | 46% | 47% | 26% | 24% | 45% |
Une à deux semaines environ | 40% | 34% | 34% | 29% | 33% | 36% | 35% |
Trois à quatre semaines environ | 9% | 11% | 15% | 16% | 24% | 27% | 13% |
Un mois ou plus | 4% | 7% | 6% | 9% | 17% | 12% | 6% |
Note : le test du Khi-deux indique une association significative (χ² = 141,82, p < 0.01).
Lecture : parmi les héritiers bien préparés, 47 % ont pris moins d’une semaine de congés au cours de l’année précédente contre 4 % qui ont pris un mois ou plus.
Source : données des auteur·ices.
Tableau 4. Organisation du travail et repos hebdomadaire
Modalités de travail le week-end | Héritiers bien préparés | Héritier·es sans vocation | Classes pop. rurales | Reconverti·es classes moy. | Reconverti·es classes sup. | Contre-mobiles des classes sup. | Ensemble |
Généralement, je ne travaille pas le week-end | 3% | 7% | 4% | 4% | 10% | 12% | 5% |
Je travaille à peu près autant qu'en semaine | 34% | 41% | 42% | 49% | 28% | 26% | 39% |
Je travaille certains week-ends, mais pas d'autres | 26% | 28% | 21% | 17% | 31% | 31% | 24% |
Je travaille, mais moins qu'en semaine (un jour sur deux, journées allégées…) | 37% | 25% | 33% | 30% | 32% | 31% | 32% |
Note : le test du Khi-deux indique une association significative (χ² = 114,61, p < 0.01).
Lecture : seuls 3 % des héritiers bien préparés ne travaillent généralement pas le week-end, tandis que 34 % d’entre eux travaillent à peu près autant que s’il s’agissait de jours de semaine.
Source : données des auteur·ices.
Conclusion
29Cette communication apporte une contribution à la compréhension du rôle de la trajectoire familiale, scolaire et professionnelle dans la restructuration d’un groupe socioprofessionnel – ici, celui des agriculteur·ices – et des inégalités qui le traversent. Ce faisant, elle prolonge les nombreuses enquêtes de sociologie du travail ayant relevé les effets des parcours et des socialisations sur la manière d’exercer un métier et sur la structure du groupe professionnel (voir par exemple Avril, 2014 ; Cartier, 2003 ; Pichonnaz, 2017 ; Serre, 2009 ; Toffel & Longchamp, 2017), avec la particularité de saisir ces socialisations différenciées par une approche quantitative. Si cette démarche présente des limites quant à l’identification fine des dispositions transmises dans le cadre de ces différentes formes de socialisation et des mécanismes favorisant leur acquisition, elle a l’avantage de permettre d’identifier des parcours typiques d’entrée dans le métier et de pouvoir les mettre en relation avec des inégalités observées dans l’exercice de celui-ci, et pas seulement des styles professionnels distincts. Elle ouvre des perspectives de prolongement par des enquêtes de terrain, afin d’éprouver la typologie présentée ici, de tenter d’identifier plus finement les mécanismes par lesquels les différences de parcours se traduisent en inégalités professionnelles, et de déterminer ce qui relève d’inégalités subies, de modalités choisies d’exercer le métier d’une manière spécifique, ou encore de situations où il s’agit de faire « de nécessité vertu ». De tels prolongements pourraient concerner plus largement les professions indépendantes, à l’heure où l’agriculture (Gazo, 2023 ; Paranthoën, 2021) mais aussi l’artisanat (Dain, 2023 ; Jourdain, 2014b ; Mazaud, 2015) et le commerce (Leblanc, 2017) semblent susciter de plus en plus de reconversions – ou, du moins, attirer des profils nouveaux, plus dotés en capital culturel (Ocejo, 2017 ; Perrenoud, 2012).
Bibliographie
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Bajard, F. & Perrenoud, M. (2013). « Ça n’a pas de prix ». Diversité des modes de rétribution du travail des artisans d’art. Sociétés contemporaines, 91, 93‑116.
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Annexe
Annexe 1. Nuage des modalités contribuant le plus aux axes 1 et 2 de l’ACM

Notes : les modalités soulignées (respectivement, en gras) sont celles qui contribuent plus que la moyenne au premier axe (respectivement, au second). La correction de Benzecri a été appliquée aux taux d’inertie expliquée par chaque axe. Une clarification de ce que mesure chaque variable figure en annexe 1.
Source : données des auteur·ices.
Annexe 2. Nuage des modalités contribuant le plus aux axes 1 et 3 de l’ACM
Figure montrant le nuage des modalités contribuant le plus aux axes 1 et 3 de l’ACM.

PCS_parents : PCS ménage des parents.
Niv_diplôme : niveau de diplôme le plus élevé obtenu.
Formation_agri : fait d’avoir suivi une formation agricole, et quand.
Famille_agri : fait d’avoir des parents et / ou d’autres membres de la famille agriculteur·ices.
Aide_explo_familiale : régularité à laquelle on participait au travail sur l’exploitation familiale dans l’enfance, le cas échéant ;
Expérience_agri renvoie au type d’expériences accumulées sur des exploitations agricoles ;
Expérience_agri_où indique à qui appartenait là où les exploitations où ont été accumulées ces expériences ;
Métiers_nonagri : nombre de métiers exercés hors agriculture avant l’installation.
PCS_avant : PCS du dernier métier exercé hors agriculture avant l’installation.
PCS_conjoint : PCS du conjoint éventuel.
Logement_avant : caractéristiques du lieu de résidence avant l’installation (urbain ou rural).
Explo_qui : à qui appartenait l’exploitation reprise ou à laquelle l’individu s’est associé (ou indique « création » le cas échéant.
Accès_terres : modalités d’accès aux terres, et à l’information sur leur disponibilité.
Source : données des auteur·ices.
Notes de bas de page
1Plus précisément, une ACM spécifique (Chiche & Le Roux, 2010) permettant de neutraliser les valeurs manquantes.
2Nous avons testé toutes les partitions de trois à sept classes. Celle en cinq classes a été retenue parce qu’elle correspondait à une perte d’inertie limitée tout en étant sociologiquement pertinente. Elle permettait en effet de bien différencier des situations distinctes (par exemple entre personnes en reconversion issues des classes populaires ou des classes moyennes, confondues dans la partition en quatre classes) tout en faisant ressortir des classes suffisamment homogènes pour être interprétables (la partition en six classes faisait par exemple apparaître une classe principalement structurée par le genre mais regroupant des profils plus hétérogènes du point de vue de l’origine familiale).
3La question correspondante était : « En moyenne, actuellement, quel revenu mensuel vous prélevez-vous effectivement ? »
4À savoir l’âge, le genre, le type de production (bovins lait ou viande, grandes cultures, fruits et légumes…), l’année d’installation (2018 ou 2022), des modalités d’installation (création, reprise ou association) et du nombre d’associés.
5Les contrastes marginaux moyens indiquant que la proportion attendue de reconvertis des classes moyennes à tirer un revenu supérieur à 1 000 euros est inférieure de 15 de point de pourcentage à celle des héritiers bien préparés (et 9 points pour les reconvertis des classes supérieures).
6Ici, et pour les résultats suivants, nous avons eu recours à une nouvelle régression logistique donnant l’effet de l’appartenance à chacune des classes de parcours d’installation sur la probabilité de citer chacune des réponses proposées comme l’une des trois principales motivations à l’installation. Cet effet était contrôlé pour l’âge, le genre, l’année d’installation, les modalités d’installation (création, association ou reprise) et le type de production.
Auteurs
-
Antoine Dain
Post-doctorant au LARESS, chercheur associé au Cerlis et au LEST.
-
Caroline Mazaud
Enseignante-chercheuse au LARESS (ESA).
-
Bertille Thareau
Enseignante-chercheuse au LARESS (ESA).
-
Caroline Leroux
Doctorante au LARESS et au Cerlis.

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