Stratégies éducatives et trajectoires scolaires atypiques en milieu favorisé : entre reproduction et transformation des inégalités
p. 41-42
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Mots-clés : classe supérieure, relation école-famille, reproduction sociale, cheminement scolaire, échec scolaire, Suisse
Keywords : upper class, school-family relationship, social reproduction, school paths, failure at school, Switzerland
Texte intégral
Résumé
1Cette contribution explore les pratiques éducatives parentales dans les milieux favorisés et leur rôle dans la constitution de trajectoires scolaires atypiques, en mobilisant un cadre théorique basé sur la sociologie de l’éducation (Bourdieu, 1970 ; Lahire, 1995, 2020) et les études sur les mobilités sociales (Van Zanten, 2009 ; Henri-Panabière, 2010). À travers une approche qualitative, elle s’appuie sur les résultats croisés d’un travail de master étudiant les représentations de l’échec scolaire dans les milieux aisés et d’une thèse (en cours) sur les pratiques parentales autour du travail scolaire à domicile.
2Le cadre théorique s’articule autour des notions de capital culturel, social et économique (Bourdieu, 1970), en montrant comment ces ressources sont mobilisées pour atténuer les effets des trajectoires scolaires perçues comme « déviantes » (Becker, 1963). Bien qu’appuyé sur des références classiques, il est enrichi par des concepts récents, tels que la parentocratie (Brown, 1990 ; Duru-Bellat, 2018) et les stratégies familiales éducatives (Tinembart, 2015). La notion de « méshéritiers » (Henri-Panabière, 2010) éclaire les cas où, malgré des avantages sociaux, des échecs scolaires ponctuels surviennent, souvent vécus comme un tabou. Les concepts de projections parentales (de Gaulejac, 1987) et d’entre-soi (Van Zanten, 2009) permettent d’analyser les tensions entre la pression à la réussite et les aspirations des enfants.
3Ces théories mettent en lumière la transition d’un système éducatif basé sur le mérite individuel vers un système où les ambitions parentales jouent un rôle central. Les pratiques éducatives parentales, notamment autour du travail scolaire à domicile, deviennent essentielles pour maintenir ou renforcer l’ascension sociale dans un contexte de compétition scolaire accrue.
4Sur le plan méthodologique, cette recherche combine deux approches complémentaires : des entretiens biographiques auprès de jeunes ayant connu des trajectoires scolaires atypiques, révélant des stratégies parentales variées et la stigmatisation de l’échec scolaire ; et des observations ethnographiques dans neuf familles mettant en lumière des pratiques éducatives intensives, telles que la transformation d’objets de la vie quotidienne en outils pédagogiques et le recours à des savoirs extrascolaires.
5Les résultats montrent que ces familles, grâce à une forte intégration de l’école dans leurs stratégies de reproduction sociale, repositionnent leurs enfants dans des trajectoires valorisées malgré des bifurcations ou des échecs ponctuels (Stiassny, 2020). Cependant, ces processus soulèvent la question des inégalités accrues entre les familles capables d’investir massivement dans le soutien scolaire et celles qui en sont moins dotées.
6Finalement, en examinant les expériences éducatives des enfants de milieux favorisés, cette étude croise les dimensions subjectives (représentations familiales, pratiques éducatives) et les choix scolaires observés (réussites, bifurcations, orientations atypiques). De plus, elle aborde un angle encore peu exploré en sociologie de l’éducation, en mettant en lumière l’influence des pratiques éducatives sur les trajectoires atypiques. Elle explore à la fois les mécanismes de reproduction sociale et les possibilités de transformation des inégalités (Bourdieu, 1970 ; Lahire, 1995).
7L’étude ne se limite donc pas à illustrer les processus de reproduction sociale, mais questionne aussi les dynamiques potentielles de transformation. Les trajectoires atypiques révèlent que des bifurcations inattendues, telles que des échecs ponctuels ou des réorientations, peuvent reconfigurer les hiérarchies éducatives et sociales. Par exemple, le repositionnement stratégique des familles favorisées face aux trajectoires perçues comme « déviantes » met en lumière des opportunités pour dépasser certaines assignations éducatives traditionnelles (Becker, 1963 ; Henri-Panabière, 2010). Cependant, seuls les groupes dotés de ressources éducatives et culturelles significatives mobilisent ces stratégies, ce qui peut paradoxalement accentuer les écarts avec les familles moins favorisées (Duru-Bellat, 2018 ; Van Zanten, 2009). Cette ambivalence montre que ces trajectoires remettent en question les normes scolaires tout en reproduisant de nouvelles inégalités.
Bibliographie
Becker, H. S. (1963). Outsiders: Studies in the sociology of deviance. New York : The Free Press.
Bourdieu, P. (1970). La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement. Paris : Minuit.
Brown, P. (1990). The ‘third wave’: Education and the ideology of parentocracy. British Journal of Sociology of Education, 11(1), 65–85. https://doi.org/10.1080/0142569900110105
De Gaulejac, V. (1987). La névrose de classe. Paris : Hommes et Groupes Éditeurs.
Duru-Bellat, M., Farges, G. & Van Zanten, A. (2018). Chapitre 8. Les pratiques éducatives des familles. Dans Sociologie de l’école (5e éd., p. 181-205). Paris : Armand Colin.
Henri-Panabière, G. (2010). Des « héritiers » en échec scolaire. Paris : La Dispute.
Lahire, B. (1995). Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires. Paris : Gallimard.
Lahire, B. (Éd.). (2020). Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants. Paris : Seuil.
Stiassny, K. (2020). L’échec scolaire dans les milieux favorisés : représentations et stratégies parentales. Mémoire de master en sociologie de l’éducation. Université de Genève, Genève, Suisse.
Tinembart, S. (2015). Les devoirs à domicile. Dans B. André et J.-C. Richoz (éd.). Parents et enseignants. De l’affrontement à la coopération (p. 199-220). Lausanne : Éditions Favre.
Van Zanten, A. (2009). Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales. Paris : PUF.
Auteur
-
Karelle Stiassny
Université de Genève, Haute école pédagogique du canton de Vaud.

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