De la règle à ses exceptions : conditions et limites de la (non)reproduction sociale dans un contexte de scolarisation totale
p. 29-39
Entrées d’index
Mots-clés : jeune, cheminement scolaire, orientation scolaire-professionnelle, inégalité sociale, famille, genre, mobilité sociale, La Réunion
Keywords : young person, school paths, school guidance and vocational guidance, social inequality, family, gender, social mobility, Reunion island
Texte intégral
Introduction
1L’importance de l’origine sociale comme déterminant des inégalités scolaires et sociales françaises est abondamment documentée (Dabet, Épiphane & Personnaz, 2024). Ces recherches permettent de penser la place grandissante de l’école dans le processus de reproduction sociale, plaçant les individus face à un « destin au berceau » (Peugny, 2013) que l’école organise par la mise en tension des performances et des choix scolaires dont l’intrication dépend des territoires (DEPP, 2021).
2Certains déterminismes prenant la forme d’assignations spatiales et sociales ont été théorisés par l’attachement territorial des scolarités rurales (Agnoux, 2023 ; Coquard, 2022) rappelant à divers titres ce qu’on observe dans d’autres territoires décentralisés comme les banlieues ou les territoires insulaires (Beaud, 2002 ; Bréant & Durand, 2023). Le concept des « écarts de l’institution scolaire » apparait pertinent pour penser les « espaces sociaux localisés » (Laferté, 2014) d’un « contexte de scolarisation totale » (Cayouette-Remblière, 2014) modifiant les structures de la reproduction des inégalités sociales par l’école en diffusant inégalement les enjeux de l’élongation des scolarités sur l’ensemble du territoire national. Ces écarts invitent à penser les mutations de la reproduction des inégalités sociales par l’école autour des similitudes des scolarités des territoires ruraux, urbains paupérisés et insulaires, qui regroupent des écosystèmes institutionnels socio-économiquement comparables et des populations défavorisées dont l’homogénéité est trop souvent supposée (Cayouette-Remblière, 2015).
3On peut trouver ces écarts à la Réunion, et dans d’autres académies comparables, où des scolarités dépendent d’un lien formation-emploi local centré vers la voie pro (professionnelle) et le supérieur « court » des IUT & STS (Arrighi, 2004). La stratification d’une offre scolaire locale spécialisée amène une ségrégation sociospatiale des publics, là où une dialectique formation-emploi rend les études longues peu valorisables (Lottin, Breton, Marie, Dauphin & Floury, 2023), surreprésentant les jeunes dans ces écarts dans les parcours d’études courtes à l’image des jeunes ruraux (INSEE, 2025).
4Si certaines trajectoires se détachent d’une partie de ces assignations, ces « exceptions consolantes » (Delahaye, 2021) témoignent de l’actualisation des frontières sociales – et des moyens de les contourner – d’un système scolaire en mutation. La question de recherche est la suivante : comment les « exceptions consolantes » des scolarités des classes populaires dessinent-elles au sein d’une adelphie, les limites d’une émancipation sociale par l’école ?
5Ce papier est issu d’une thèse en cours sur les trajectoires scolaires des « écarts de l’institution scolaire » entre le secondaire et le postbac à partir de l’île de la Réunion. L’enquête emploie une méthodologie mixte mêlant un suivi ethnographique longitudinal des scolarités d’une cohorte de 50 élèves de 3e et de terminale contextualisé par une analyse quantitative multiniveaux de données (inter)académiques. L’enquête tient lieu au sein d’une commune défavorisée du sud de l’île où, en 2020, 41 % de la population non scolarisée de plus de 15 ans n’est titulaire d’aucun diplôme. Le taux de chômage atteint 35 % et touche 51 % des 15-24 ans selon l’INSEE1. Les familles enquêtées sont issues d’un quartier QPV « vulnérable proche d’un centre-ville » caractérisé par sa forte proportion d’habitat social et de ménages dépendants des prestations sociales (INSEE, 2018).
6Entre portraits et tableaux de familles (Lahire, 2016), notre analyse révèle l’épaisseur sociale de carrières scolaires singulières. On abordera d’abord les modalités d’orientations post-troisième au sein d’une adelphie à hautes performances scolaires dont l’orientation est pensée en fonction de socialisations genrées. On évoquera ensuite l’autre temporalité de la reproduction sociale par l’école : l’orientation postbac en questionnant les fluctuations entre plusieurs mobilités sociales ascendantes d’une adelphie.
1. Portrait no 1. Penser l’orientation en fin de 3e comme destins sexués ? Des scolarités à l’épreuve des territoires de la division sexuelle des savoirs
7Le niveau d’instruction de la mère est élevé comparativement à celui de Mayotte où en 2017, seulement 32 % des 15 ans et plus sont sortis du système scolaire avec un diplôme contre 72 % en hexagone (INSEE, 2024a). Corroborant les travaux avançant que les populations immigrées ont un niveau moyen d’instruction supérieur à celui de leur territoire d’origine (Ichou, Goujon & l’équipe DiPAS, 2017).
1.1. La fabrique de la réussite scolaire… relative
8La trajectoire de Laila, l’aînée, canonise à l’échelle familiale le modèle d’une trajectoire scolaire « idéale » où la mobilité étudiante en hexagone, ou alors le passage par une classe préparatoire, ne sont pas nécessairement valorisés. Elle n’a pas décohabité du foyer afin de limiter les coûts familiaux du financement de ses études sur le campus le plus proche. Cette trajectoire matérialise une vision familialiste du « devenir adulte » où la décohabitation de l’étudiante bénéficiant des ressources de la sphère familiale – où elle est très sollicitée – représenterait une « trahison affective » sans se justifier par la création de son propre foyer (Van de Velde, 2008).
9Penchons-nous maintenant sur les jumeaux. Leurs notes, bien qu’inégales, nuancent une « bohème populaire » marquant l’adhésion des classes populaires à un idéal méritocratique scolaire (Mauger, 2017). Cette bohème populaire permet de réfléchir l’adhésion à la culture scolaire comme acte de résistance socioculturel d’une frange des jeunesses des classes populaires. Celles-ci souhaitant se distinguer par l’école du stigmate véhiculé par le monde limitrophe et masculin des « bandes » (Mohammed, 2011), parangon d’une culture anti-école (Willis, 2011).
10Quand les résultats de Tatiana sont amplement loués, les efforts de Yassin restent dans l’ombre d’une marge de progression à la hauteur de la barre placée par sa jumelle. Les dynamiques comparatives, familiales et scolaires du travail des jumeaux ne favorisent pas l’appréciation des efforts de Yassin qui reste le 3e meilleur élève garçon des 3e du collège ; lorsque sa sœur est la meilleure élève du collège en soi. Lors de la « Journée de valorisation » : Tatiana reçoit le « prix d’excellence » et Yassin, à 15,5 de moyenne, reçoit le « prix d’excellence numérique », devancé par 3 filles de sa classe. En entretien, il déclare : « L’année dernière j’étais pas venu à cette journée… Cette année j’ai eu l’excellence numérique (rires) […] Finalement pour moi ça change rien. Ces trucs c’est pour ceux qui sont vraiment à fond dans le travail
». Ainsi, Yassin évalue à la baisse, relativement aux résultats de sa sœur mais pas seulement, la qualité et le rendement de son investissement scolaire sur 4 ans.
1.2. S’orienter ou se faire orienter… Une question de genre ?
11Le discours des jumeaux se rejoint en entretien individuel quant à la voie pro décrite comme un parcours « facile… On a pas peur pour ses notes là-bas.
». Ce discours commun démontre l’intériorisation de la proto-expertise enseignante sur la voie pro jugée plus facile sans considération pour son important taux d’abandon (Cayouette-Remblière, 2014). L’orientation de Yassin nous donne à voir l’anatomie d’une carrière scolaire qui se joue dans et hors des murs et temporalités de l’école : entre 2 régimes de socialisation antagonistes que sont la « bohème populaire » et le « monde des bandes », Yassin investit un espoir scolaire populaire.
12L’utilisation de la psyEN comme intermédiaire par les enseignants ne convaincra pas Yassin d’aller en 2e générale et aura l’effet inverse, plaçant l’élève face aux contradictions interprofessionnelles de la formation d’un discours cohérent sur l’orientation.
13Extrait d’entretien individuel avec Yassin :
Y : « Moi je veux faire bac pro mécanique. Il vaut mieux que j’y aille maintenant qu’aller en générale. Si je fais un bac général et que je fais un BTS ils vont regarder les bac pro en premier.
M : D’accord ! Qui t’a dit ça ?
Y : C’est la conseillère d’orientation. Elle est venue me voir plusieurs fois parce que les profs veulent que j’aille en générale. (rires) […] Je lui avais déjà dit que j’ai un projet professionnel dans la tête. Elle a dit que si j’ai déjà un projet vaut mieux que j’aille directement en pro.
M : Et pourquoi la mécanique ?
Y : J’ai des cousins qui sont mécaniciens, des oncles mécaniciens. J’ai même des camarades qui sont programmateurs [de moteur]. »
14Deux versions d’un discours institutionnel sur l’orientation s’opposent face à l’élève : d’un côté la valorisation d’un parcours généraliste « anormal »2 ; et de l’autre, la valorisation d’une « orientation par projet » – légitimant souvent le choix de la voie pro – pensée à partir des dispositions scolaires des classes moyennes et supérieures, davantage capables de projections des parcours sur le temps long (Cayouette-Remblière, 2016). Ainsi, les aspirations de Yassin se précisent dans la tenaille d’un discours contradictoire sur l’orientation où un biais de confirmation a mené à un raisonnement motivé (Kunda, 1990) vers une orientation genrée et socialement déterminée.
1.3. De la socialisation genrée à l’orientation genrée…
N’y-a-t-il qu’un pas ?
15Les affinités électives entre l’origine sociale et les filières pro sont connues (DEPP, 2023), précisons maintenant celles avec « l’environnement social pertinent » (Palheta, 2012) nivelant les pensables scolaires à la hauteur des acquis scolaires du « monde des bandes ». Les compétences des mécaniciens cités par Yassin ne sont pas scolairement consacrées. Elles sont issues d’une socialisation propre aux classes populaires qui réparent elles-mêmes à moindres frais leurs véhicules, inscrivant cette activité informelle dans une économie d’interconnaissance localisée sexuellement et socialement déterminée. La fréquentation soutenue de jeunes plus âgés, scolarisés en voie pro ou déscolarisés, a normalisé l’orientation en « mécanique » à la croisée des chemins de l’orientation post-troisième.
16L’évitement scolaire de Tatiana a été construit par un « impératif de camaraderie » (Hoggart, 1970) auprès de 3 amies aux très bons résultats, dont Nazra Ali. Quand est évoqué en entretien son choix de dérogation, elle répond : « À (lycée de secteur) il va y avoir beaucoup de gens que je connais […] Les gens du collège… Ils sont assez immatures, et la plupart ils me trouvent bizarre.
». L’impératif de camaraderie coordonne les décisions scolaires dans le grégarisme d’une bohème populaire genrée, motivant l’évitement scolaire groupé des élèves aux meilleurs résultats du collège REP+ vers le lycée public voisin3. Ces circuits de scolarisation peuvent engendrer, à terme, la spécialisation de l’offre éducative de ces lycées et mener à une ségrégation socioscolaire aussi bien exogène qu’endogène.
17La polarisation des sociabilités des jumeaux témoigne de la rentabilité scolaire différenciée de la fréquentation d’environnements sociaux pertinents où ces élèves effectuent, à l’orientation, le « choix des autres comme soi » (Van Zanten, 2010). La socialisation aux espaces –domestique et scolaire pour Tatiana & périurbain défavorisé pour Yassin – esquisse les territoires genrés d’une culture scolaire où la division sexuelle des savoirs (Mosconi, 1985) recoupe la stratification d’une orientation post-troisième, fabriquant des « destins sexués » (Couppié & Épiphane, 2006) dans la continuité de sociabilités adolescentes genrées, simultanément inscrites dans des paysages sociaux limitrophes.
2. Portrait no 2. Une mobilité sociale, des mobilités sociales ? La théorie de la reproduction sociale à l’épreuve d’un investissement éducatif familialisé
18À quinze ans d’intervalle, la trajectoire migratoire de cette famille rappelle celle des Adebayo, entre modalités temporaires de logements et lieu final d’installation. L’éducation occupe une place centrale dans le discours du père. En entretien, il explique que les bonnes notes sont « la moindre des choses pour mes enfants à moi. Je ne leur ai jamais demandé que ça. Ils savent très bien en regardant leur père quelle vie on a quand on ne va pas à l’école.
». Un discours pro culture scolaire appuyé par la trajectoire migratoire de la famille pour qui les conditions de vie postmigration se sont précarisées : entre logement temporaire chez des relatifs et de plus rares opportunités de travail du père.
2.1. De l’ambivalence d’un rapport familial à l’école à la fabrique d’une scolarité d’éclaireur
19Cet impératif scolaire dans l’éducation parentale est typique des stratégies éducatives de certaines familles d’origine immigrée. Les récits performatifs du parcours du père ont participé à la co-construction de « ressources de sens » (Brinbaum & Delcroix, 2016) invitant les aînés à bâtir leurs trajectoires par la négative de celle du père et non dans une logique de réalisation d’aspirations scolaires.
20Toutefois, la diligence du rapport à l’école de cette famille n’implique pas une confiance aveugle en l’institution scolaire. Le père a dû s’opposer au verdict scolaire d’une institution dont la qualité supposée a motivé sa trajectoire migratoire. Les scolarités des élèves d’origine mahoraise et comorienne à la Réunion sont peu étudiées, mais une étude pointe qu’à notes égales, ils sont plus souvent orientés vers des dispositifs d’éducation inclusive que les non-migrants (Selod et al., 2010).
21Moussa, marqué par l’impératif scolaire du père et sa défense de son orientation en classe ordinaire, a étudié « autant qu’il a pu » sur les indications du père qui l’avait incité à quitter l’île afin d’éviter « qu’on ne regarde trop ses origines ici
(à la Réunion) ». Cette volonté de mise à l’abri du stigmate racial et l’événement de l’orientation en 6e ont édifié une mobilité étudiante statistiquement exceptionnelle : les mobilités postbac outremer concernent peu de bacheliers réunionnais soit 19 % d’entre eux en 2022 avec 12 % de bacheliers technologiques ayant accepté une proposition Parcoursup outremer contre 26 % pour les élèves de filières générales4 (INSEE, 2024b). Cette mobilité a favorisé l’obtention d’un diplôme du supérieur quand l’on compte, en 2019, seulement 22 % des 25-34 ans natifs des DROM restés à la Réunion diplômés du supérieur contre 41 % des natifs vivant en hexagone (Lottin et al., 2023). Lorsque ces mobilités concernent les jeunes des classes populaires, elles sont conditionnées par la nécessité d’un ancrage familial outremer (Haddad, 2023) et par la sollicitation d’un agrégat complexe d’aides financières aux temporalités indépendantes.
22Chaque palier d’étude a socialisé davantage Moussa aux études longues à partir de ses bons résultats : les BTS pouvant représenter un espace de « conversion/confirmation » aux/des enjeux d’études longues pour les élèves des classes populaires (Orange, 2013). Ce même phénomène de socialisation aux études longues par le BTS a trouvé un écho dans les trajectoires de Lamine et Mohamed qui ont bénéficié d’un ancrage spatial et scolaire motivant des mobilités étudiantes en hexagone qu’ils me confieront avoir subies. Entre l’adaptation à des univers scolaires différents (travail, publics scolaires…) et l’amplification de l’impératif de réussite scolaire par les coûts financiers familiaux engagés, ils n’avaient plus que jamais « pas le droit à l’erreur ».
2.2. Le « passeur culturel », l’élève défavorisé, et la mobilité sociale par l’école
23Pour Mohamed, le rôle d’enseignants de mathématiques a été déterminant au collège et au lycée. Meilleur garçon de sa classe en mathématiques, sa professeure de mathématiques en filière S a insisté pour qu’il s’oriente en prépa BCPST5 où il échouera. Cet échec fait d’ailleurs suite à une mobilité postbac outremer, et a été vécu comme un « échec nécessaire » permettant de « voir ce que c’est vraiment les études […] après tout était très facile […] j’ai appris la vie là-bas.
».
24Ces mobilités sociales par l’école sont pourtant multifactorielles : elles passent par l’intervention de « passeurs culturels » (Beaud, 2014) – réapprenant à faire confiance aux verdicts scolaires – donnant aux élèves « méritants » des « petits capitaux », ici relatifs aux choix scolaires. L’impératif scolaire de certaines familles des classes populaires seul ne suffit pas à induire l’adhésion des enfants à la culture scolaire. L’accès à ces « petits capitaux » redistribuables à l’intérieur d’une adelphie permet de pallier une socialisation scolaire familiale lacunaire par les aînés, face aux exigences exponentielles des paliers de la forme scolaire. Apparait alors l’ambivalence du rapport à l’école des Ali, oscillant entre un usage instrumental des verdicts scolaires et la crainte de ses déterminismes.
25Les trajectoires de Yousra et Naima expriment le caractère éminemment genré de ces exceptions. L’acquisition du capital scolaire est ici faite par les aînés investis dans les scolarités des cadets. Malgré de meilleures notes que leurs aînés, des incitations de passeurs culturels et la possibilité pour l’une d’accéder postprépa à une grande école par voie de concours, on observe l’actualisation de la « subversion » de la révolution respectueuse des filles à l’école (Establet, 1988). La continuité des mobilités sociales de l’adelphie Ali reste genrée quand l’avantage de performance scolaire des filles ne se matérialise pas per se dans les hiérarchies de l’orientation vers le supérieur. Pourtant plus probable (Guéraut, Jedlicki & Noûs, 2021), l’émigration étudiante des filles Ali n’a pas eu lieu. Ces cas alimentent alors le débat des choix d’orientation des filles vers les parcours les plus valorisés des filières scientifiques (Blanchard, Orange & Pierrel, 2016).
2.3. Le « choix des autres » : condition subjective d’une réussite scolaire ?
26Mentionnons enfin la continuité d’une opposition diversifiée aux verdicts scolaires. Mohamed a effectué un évitement scolaire vers le lycée public voisin avec un camarade. Il s’est orienté dans une filière technologique disponible qu’au lycée voisin qu’il voyait comme « un lycée de babtous
6. T’as capté. Ici les gens ils vont quelque part après le lycée, ils ont plus d’ambition qu’en bas (lycée de secteur). Et puis j’avais besoin de quitter mes potes du collège, j’aurais continué à déconner avec eux.
». Insatisfait de ce qu’il percevait du rapport à l’école des élèves de sa classe d’arrivée (STI2D), après une heure dans sa classe le jour de la rentrée, il se lève avec son ami et quitte la classe. Il a répondu ceci lorsque je l’ai interrogé à son arrivée à ma table, alors que j’étais élève de 1re S : « Il y avait trop de déconneurs là-bas. C’est mort j’ai pas quitté en bas (lycée de secteur) pour trouver pareil ici. Moi je veux travailler pour de vrai maintenant. J’ai dit au CPE : “Mettez-moi en générale. Je veux plus aller là-bas”
».
27Mohamed et son ami ont construit à tâtons la « juste place » qu’ils sont venus occuper dans une hiérarchisation des espaces scolaires qu’ils évaluent d’emblée entre deux lycées voisins, mais qu’ils redécouvrent face à la stratification socioscolaire des filières du lycée d’arrivée7. Cette volonté de rupture culturelle matérialise une tentative d’acculturation à la culture scolaire qui ne pourrait subjectivement s’accomplir qu’à la condition de s’émanciper de son environnement social pertinent, où l’expérience scolaire des entourages et l’impératif de camaraderie ne permettraient que des trajectoires déterministes. Mohamed rapprochait ici la ségrégation ethnique et sociale à une « culture anti-école ». Mohammed essaie donc de faire correspondre son champ des possibles scolaires à la hauteur de pensables scolaires (Orange, 2013) définis par ses aînés. Mohamed n’a pas pour autant fini par considérer les « babtous » du lycée d’arrivée comme des « autres comme soi » : cet évitement est une tentative d’intégration par voie scolaire d’une communauté ethnoculturellement et socialement altérisée qui serait scolairement mieux dotée que son groupe de référence. Cette vision des autres « différents de soi » se construit sur le modèle idéal typique du « club France » de La France des Belhoumi (Beaud, 2020) et trace la linéarité relative d’un schéma d’intégration par une mobilité sociale par l’école des familles d’origine immigrée dans des contextes historiques, économiques et migratoires très différents.
28Les « bonnes raisons » de croire en l’école tiennent alors d’un agrégat de conditions d’une rare harmonie : l’impératif scolaire de l’éducation parentale renforcé par l’épreuve intergénérationnelle et multisituée des discriminations et ségrégations raciales (école, emploi, quartier…), est relayé par des passeurs culturels aiguillant vers des espaces scolaires pouvant socialiser aux études longues. De ce fait, la trajectoire de l’aîné, n’acte pas, mais probabilise celle des cadets.
Conclusion
29En somme, les familles des classes populaires construisent des stratégies scolaires qui se reconfigurent au gré des mobilisations et découragements (Cayouette-Remblière, 2016) aux temporalités et espaces propres aux scolarités d’éclaireurs scolaires et in fine sociaux, dont les parcours se construisent aux écarts de l’institution scolaire. Notre analyse dépasse ainsi la vision pascalienne de l’idéal méritocratique comme « fiction nécessaire » (Dubet, 2004) en rendant compte de l’improbable succession des conditions nécessaires à son adhésion et sa concrétisation.
30Les « exceptions consolantes » restent confinées dans les reconfigurations d’une reproduction sociale à l’école aux contours changeants, mais dont le fond – l’éducation comme vecteur de justice sociale – reste inchangé. Dans une école « différemment inégalitaire », ces exceptions expriment des (im)possibles scolaires naturalisant des pensables scolaires déterminés par un environnement social pertinent et sa capacité à socialiser, ou non, les élèves des classes populaires à une « bohème populaire » genrée, potentiellement à revers de régimes de socialisations parallèles.
31Enfin, le concept de socialisation à l’espace (Cayouette-Remblière, Lion & Rivière, 2020) permet de théoriser les exceptionnelles mobilisations scolaires quand une mobilité scolaire géographique sous-entend une mobilité sociale – une volonté de, dans le cas de l’évitement scolaire au secondaire – postbac. Ce papier rappelle enfin l’inégale (re)distribution genrée de capitaux scolaires au sein d’une adelphie, cette fois-ci, en dehors des « mandats parentaux » (Jedlicki, 2025).
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Selod, S., Grima, M.-A., Brandibas, J., M’Roivili K., Chatel L., Foubert, R., Imaho, J. P. & Brasier R. (2010). Des écoliers issus de la migration mahoraise et comorienne à la Réunion. L’Autre, 11(1), 79‑93. https://doi.org/10.3917/lautr.031.0079
Van de Velde, C. (2008). Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe. Paris : PUF.
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Willis, P. (2011). L’École des ouvriers : comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers. Paris : Agone.
Annexe
Tableau 1. Tableau adelphie Ali
Adelphie Ali |
|
Moussa (1) |
35 ans, cadre en entreprise, ancien inspecteur des impôts, réside à la Réunion Réunion (REU) : bac STG mention TB Hexagone (HEX) : Trappes (78) BTS CG – DCG – DSCG (bac+5) |
Lamine (2) |
29 ans, ingénieur en génie civil, réside à la Réunion REU : bac STIAC mention TB – L1 Génie civil – BTS ATI – prépa ATS HEX : école d’ingénieur ECAM EPMI de Cergy (bac+5) |
Mohamed (3) |
26 ans, Ingénieur en génie civil, réside à ce jour REU : bac S mention TB HEX : Prépa BCPST (échec) – BTS ATI – prépa ATS – ESTP Cachan (B+5) |
Yousra (4) |
24 ans, titulaire du CAPES de mathématiques REU : bac S mention TB – licence de mathématiques – master MEEF parcours mathématiques |
Naima (5) |
21 ans, titulaire d’une licence de mathématiques REU : bac S mention TB – prépa MPSI (concours ENS obtenus) – licence de mathématiques |
Maïna (6) |
18 ans, bac STI2S mention B REU : IFSI 1re année |
Nazra (7) |
16 ans, moyenne générale de 18 en 3e (REP +) puis collège & lycée privé (15,5 en 3e privée) |
Naïla (8) |
10 ans, scolarisé en classe de CM2 à l’école de secteur, « très bonne élève » |
Source : auteur (2025).
Tableau 2. Tableau adelphie Adebayo
Adelphie Adebayo |
|
Laila (1) |
20 ans, titulaire d’un baccalauréat général spécialité SES. HLP mention TB REU : licence AES, parcours étudiant non décohabité |
Tatiana (2) |
16 ans, meilleure élève de son collège REP + avec 18,5 de moyenne générale Dérogation vers le lycée public voisin de celui de secteur, 17,5 de moyenne en 2e générale |
Yassin (3) |
16 ans, 3e meilleur élève garçon de son collège REP+ avec 15,5 de moyenne générale Poursuit en 2e pro. « métiers de la maintenance des matériels et des véhicules » où il est le meilleur élève de sa classe à la mi-année avec 16,5 de moyenne générale |
Safia (4) |
13 ans, en 5e au collège REP+ avec 9,6 de moyenne générale De nombreux avertissements « comportement » et 2 exclusions temporaires de l’établissement |
Karim (5) |
10 ans, scolarisé en classe de CM2 à l’école de secteur |
Source : auteur (2025).
Notes de bas de page
1Enquête RP 2020 dont la référence exacte n’est pas citée ici dans le cadre du processus d’anonymisation de la thèse en cours.
2En 2022, 30 % des garçons du collège s’orientent en voie générale et 63 % en voie pro contre respectivement 52 % et 40 % à l’échelle académique (académie de la Réunion, 2024).
3Le lycée d’arrivée présente un indice de position sociale (IPS) de 96 contre 82 pour le lycée de secteur.
4Comparativement, la proportion de sortants postbac est de 26 % en Guadeloupe et de 29 % en Martinique. La Réunion est comparable ici avec la Normandie qui dénombre 21 % de postbac sortants pour 38 % de mobilités postbac intrarégionales contre 36 % à la Réunion (INSEE, 2024b). Cependant, ces données ne peuvent saisir la réalité du contexte de scolarisation de Moussa, assurément moins favorable à la mobilité extra-académique qu’aujourd’hui.
5Classe préparatoire mention biologie, chimie, physique et sciences de la Terre.
6Terme utilisé pour désigner les personnes de peau blanche.
7Le lycée de secteur et d’arrivée sont les mêmes que pour la famille Adebayo.
Auteur
-
Mathis Arthemise
Institut national d’études démographiques, UR6 LIST – Logement, inégalités spatiales et trajectoires / Sorbonne Université, UFR de Sociologie et informatique pour les sciences humaines, GEMASS – CNRS (UMR 8598).

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