Les transmissions professionnelles dans les lignées : une analyse des adelphies
p. 19-28
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Mots-clés : cheminement professionnel, famille, reproduction sociale
Keywords : occupational paths, family, social reproduction
Texte intégral
Introduction
1Dans la littérature empirique en sociodémographie, la mobilité et la stratification sociales ont longtemps été appréhendées en comparant la position de l’enquêté·e avec celle de son père (plus rarement de sa mère) (Thélot, 1982). Une littérature récente et croissante en économie et démographie s’intéresse à la mobilité multigénérationnelle (Mare, 2014 ; Pfeffer, 2014 ; Solon, 2018 ; Hällsten, 2014 ; Hertel et al., 2014) et à ses interactions avec les processus démographiques (Mare 2011 ; Song, 2021). Elle étudie par exemple le rôle des grands-parents dans la transmission de la position socioprofessionnelle, en essayant de mesurer l’association entre trois générations, une fois les effets du statut des parents contrôlés (Engzell et al., 2020 ; Colagrossi et al., 2020). Une littérature croissante souligne et mesure également le rôle de l’emploi maternel dans les transmissions intergénérationnelles (Binder, 2021).
2Dans cette communication, nous adoptons une perspective plus descriptive et plus large, en analysant les transmissions professionnelles entre et au sein des lignées prises globalement. Dans un premier article (Remillon & Lelièvre, 2018), nous avons étudié les mécanismes de transmission professionnelle en utilisant la méthode de l’Optimal Matching (analyse de séquences : Abbott & Tsay, 2000 ; Robette, 2021) : chaque lignée est caractérisée par une séquence constituée des deux professions des parents de l’enquêté·e, puis la sienne et celle de son conjoint et enfin celle de l’aîné·e de leurs enfants. Les typologies réalisées avec l’analyse de séquences sur ces cinq positions ont permis de décrire des transmissions complexes et de distinguer différents environnements socioprofessionnels en dépassant la seule position du chef de ménage. Une quadripartition de ces classes urbaines (échantillon de francilien·nes) a été identifiée : lignées de classes ouvrières et de classes supérieures caractérisées par une forte reproduction sociale ; classes moyennes d’origine ouvrière en situation de mobilité ascendante ; lignées de travailleurs indépendants. L’analyse a mis en évidence le rôle des femmes dans les transmissions professionnelles, notamment l’influence favorable de l’activité des mères dans la mobilité ascendante des enquêtés d’origine ouvrière.
3Dans cette communication, nous proposons d’élargir le champ de l’analyse en incluant un plus grand nombre de membres des lignées, notamment en ajoutant les frères et sœurs de l’enquêté·e et en s’intéressant donc aux transmissions professionnelles au sein d’adelphies.
1. Étudier les transmissions des statuts professionnels dans les adelphies à partir de l’enquête Biographies et entourage
4En France, les données manquent pour analyser les adelphies dans leur ensemble et les travaux sur ces questions sont assez anciens (par exemple Desplanques, 1981 ; Zarca, 1995a et b). La principale enquête permettant l’analyse de la mobilité sociale en France (FQP) ne contient en effet une information que depuis ses plus récentes éditions, mais celle-ci concerne la position professionnelle d’un seul frère ou sœur tiré·e au hasard.
5L’enquête Biographies et entourage (Ined, 2001) que nous mobilisons dans cette communication est originale en ce qu’elle permet de mettre en relation la position professionnelle d’un individu avec celle de l’ensemble de son entourage. Cette enquête, réalisée auprès d’un échantillon d’enquêté·es francilien·nes né·es entre 1930 et 1950, a permis de recueillir des données sur l’ensemble de leur parcours professionnel (et résidentiel, et familial) ainsi que sur les grandes étapes de ceux de leurs parents (voire grands-parents), conjoints, beaux-parents, frères et sœurs et leurs conjoints, enfants et leurs conjoints. Le processus de transmission professionnelle peut ainsi être exploré à travers trois (voire quatre) générations nées de la fin du XIXe siècle jusqu’au début des années 1980.
6Les 2 830 enquêté·es ont décrit leurs frères et sœurs. Ces adelphies sont diverses en termes de taille et de composition sexuée (tableau 1). Seul·es 11 % des enquêté·es sont enfant unique, et les adelphies nombreuses (de trois, quatre, voire cinq enfants et plus) sont encore très représentées dans ces générations.
Tableau 1. Répartition des adelphies des enquêté·es selon leur taille et leur composition sexuée
Taille adelphie | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 + | Total |
Nb adelphies concernées | 314 | 643 | 568 | 383 | 287 | 202 | 433 | 2 830 |
En % | 11,1 | 22,7 | 20,2 | 13,5 | 10,1 | 7,1 | 15,3 | 100,0 |
Dont exclusivement féminines | 162 | 155 | 67 | 34 | 10 | 2 | 2 | 432 |
En % | 51,6 | 24,1 | 11,8 | 8,9 | 3,5 | 1,0 | 0,5 | 15,3 |
Dont exclusivement masculines | 152 | 154 | 71 | 33 | 8 | 4 | 2 | 424 |
En % | 48,4 | 24,0 | 12,5 | 8,6 | 2,8 | 2,0 | 0,5 | 15,0 |
Dont mixte aînée fille | 159 | 219 | 169 | 132 | 94 | 206 | 979 | |
En % | 24,7 | 38,6 | 44,1 | 46,0 | 46,5 | 47,9 | 34,6 | |
Dont mixte ainé garçon | 175 | 211 | 147 | 137 | 102 | 220 | 992 | |
En % | 27,2 | 37,2 | 38,4 | 47,7 | 50,5 | 51,2 | 35,1 |
Lecture : sur un total de 2 830 adelphies, 643 sont composées de deux enfants, soit 22,7 %. Parmi ces 643 adelphies, 24,1 % (N = 155) sont exclusivement féminines et 27,2 % (N = 175) sont mixtes avec un garçon pour aîné.
Champ : ensemble des adelphies évoquées par les enquêté·es francilien·nes né·es entre 1930 et 1950 (N = 2 830).
Source : Biographies et entourage, Ined (2001).
7Les enquêté·es ont indiqué quelle était la profession principale de chacun·e de leurs frères et sœurs. Chaque profession a été codée selon la nomenclature des PCS (professions et catégories socioprofessionnelles) et des statuts d’activité, et on dispose également de l’information sur toutes les professions en clair, telles qu’elles ont été énoncées par l’enquêté·e et donc avec plus ou moins de précision, comme le montrent ces exemples tirés de professions citées pour les pères : « Il coupait des cannes à sucre dans les champs » ; « ouvrier du bâtiment » ; « artisan tailleur » ; « ingénieur matériel à la Sncf ». On dispose donc de ces deux types de données, de nature à la fois quantitative et qualitative, pour comparer les positions professionnelles des différents membres des adelphies avec celles de leurs parents.
8Dans une première étape du travail, présentée dans cette communication, nous nous sommes intéressées aux transmissions en termes de statut d’activité (plutôt que de PCS) et notamment à celle du statut d’indépendant et de salarié du secteur public, afin de pouvoir comparer à la littérature, qui, sur des données plus anciennes, a mis en évidence une reproduction sociale forte pour ces deux types de statuts (Zarca, 1995a, b ; Gollac, 2008 ; Audier, 2000). Dans ces lignées d’enquêté·es francilien·nes né·es entre 1930 et 1950, le statut d’indépendant était encore très fréquent chez leurs pères, et dans une moindre mesure chez leurs mères (tableau 2). Ce statut est bien moins fréquent dans la génération des enquêté·es et de leurs frères et sœurs, avec une différence selon le sexe au détriment des femmes bien plus marquée que dans la génération des parents. En revanche, on observe une croissance de la part de salarié·es du public entre la génération des parents et celle des enquêté·es et de leurs adelphies, notamment pour les femmes. Ces dernières sont aussi beaucoup moins souvent inactives que la génération des mères.
Tableau 2. Répartition des statuts d’activité dans les lignées (%)
Indépendant.e | Salarié·e du public | Salarié·e du Privé | Jamais travaillé | Autre | |
Père | 26,6 | 27,8 | 41,9 | 0,0 | 3,8 |
Mère | 21,4 | 15,7 | 37,3 | 24,4 | 1,2 |
Frères | 16,6 | 25,5 | 48,3 | 0,0 | 9,3 |
Sœurs | 9,9 | 27,6 | 38,5 | 13,6 | 10,5 |
Lecture : 26,6 % des pères des enquêté·es avaient pour profession principale une profession indépendante, c’est le cas de seulement 9,9 % de leurs filles (enquêtées ou sœurs des enquêté·es).
Champ : ensemble des lignées (pères, mères et adelphies) évoquées par les enquêté·es francilien·nes né·es entre 1930 et 1950 (N = 2 830).
Source : Biographies et entourage, Ined (2001).
2. Une analyse quantitative des transmissions des statuts d’indépendant·e et de salarié·e du public
2.1. Statistiques descriptives : scores d’indépendance et d’emploi public dans les adelphies
9Pour analyser les transmissions au sein des adelphies prises globalement, une des difficultés est leur taille très différente (tableau 1). Pour neutraliser cet effet taille, et produire des statistiques descriptives lisibles, nous avons calculé 2 scores – la part d’indépendant·es et de salarié·es du public dans chaque adelphie – et les avons croisés à la position en termes de statuts des couples parentaux (figure 1). Ces mesures consistent à rapporter la taille de l’adelphie de statut x (indépendant, secteur public ou privé) au nombre d’actifs·ves dans l’adelphie. Ainsi, le score 1 d’indépendance est égal au nombre de frères et sœurs de l’adelphie de statut indépendant, divisé par le nombre d’actifs et d’actives dans l’adelphie. Un calcul similaire est fait pour le score 2 relatif à l’emploi dans le secteur public.
10On constate que le score relatif à l’indépendance est plus élevé dans les adelphies où les deux parents étaient eux-mêmes indépendants, puis dans celles où le père était indépendant et la mère inactive (elle pourrait aussi avoir aidé son mari dans son activité indépendante sans avoir été déclarée comme telle). Du côté du statut de salarié·e du public, on observe également une reproduction sociale forte : le score le plus élevé d’emploi public est dans les adelphies dont les deux parents étaient eux-mêmes salariés du public, puis dans celles où le père était dans le public et la mère autre active (salariée du privée ou indépendante), enfin dans celles où le père était dans le public et la mère inactive.
Figure 1. Scores moyens d’indépendance et d’emploi public des adelphies selon les statuts du couple parental

Lecture : lorsque les deux parents sont indépendants, le score moyen d’indépendance est de 0,27 ; soit en moyenne 27 % de l’adelphie est indépendante. Ce score est de 0,09 pour les adelphies où les deux parents sont dans la fonction publique.
Champ : ensemble des lignées (pères, mères et adelphies) évoquées par les enquêté·es francilien·nes né·es entre 1930 et 1950 (N = 2 830).
Source : Biographies et entourage, Ined (2001).
11Il semble donc bien que la transmission professionnelle des parents en termes de statut d’activité ne passe pas seulement par une transmission du capital économique, qu’on peut supposer dans le cas des indépendant·es, mais aussi par celle d’un « éthos » spécifique à chaque statut. Les lignées inscrites dans la fonction publique se détachent, surtout lorsque les deux parents étaient eux-mêmes dans la fonction publique. Cependant, ce score est assez élevé également dans les adelphies issues de couples professionnels parentaux salarié·es du privé. Il ne faut pas perdre de vue que la génération des enquêté·es, né·es entre 1930 et 1950, et donc celles des adelphies, ont bénéficié de l’essor du secteur public (après-guerre notamment) et du contexte d’expansion scolaire, facteur de promotion sociale (Vallet, 2017).
2.2. Les modèles d’inférence multiniveaux
12Afin d’affiner l’analyse de la transmission professionnelle des parents à leurs enfants, membres des adelphies analysées, nous allons maintenant examiner les différents facteurs sociodémographiques qui conditionnent cette transmission. Nous avons mobilisé des modèles multiniveaux. Ces modèles permettent d’expliquer des événements au niveau individuel, ici la probabilité d’être indépendant·e ou salarié·e du public, en replaçant l’individu dans le contexte social dans lequel il évolue et en tenant compte de l’influence de ce contexte – ici l’adelphie et le contexte parental dans lequel l’individu a été socialisé.
Tableau 3a. Modèle multiniveau – probabilité d’être indépendant·e
Modèle vide | Variables individuelles | Variables individuelles et contextuelles | |
(Constante) | -2,172*** | -1,821*** | -2,200*** |
Ainé·e | 0,031 | 0,066 | |
Benjamin·e | -0,045 | -0,024 | |
Femme | -0,722*** | -0,715*** | |
2 parents employé·es du privé | Réf. | ||
Père salarié du public, mère inactive | 0,246 | ||
Père indépendant, mère inactive | 1,003*** | ||
Père salarié du public – mère autre active | -0,004 | ||
Père salarié du privé, mère inactive | 0,078 | ||
Père salarié du privé, mère autre active | 0,367* | ||
2 parents indépendant·es | 1,310*** | ||
Père indépendant, mère autre active | 0,707*** | ||
Père et mère salariés du public | -0,088 | ||
Père né en France métropolitaine | Réf. | ||
Père né à l’étranger ou dans les DOM | 0,068 | ||
Père né en région parisienne | -0,08 | ||
R2 Marg, | 0 | 0,03 | 0,085 |
R2 Cond, | 0,221 | 0,241 | 0,241 |
Variance contextuelle | 0,932 | 0,912 | 0,675 |
+ p < 0,1, * p < 0,05, ** p < 0,01, *** p < 0,001 |
Champ : ensemble des lignées (pères, mères et adelphies) évoquées par les enquêté·es francilien·nes né·es entre 1930 et 1950 (N=2 830).
Source : Biographies et entourage, Ined (2001)
13S’agissant tout d’abord de la probabilité d’être indépendant·e pour les membres des adelphies (tableau 3a), lorsque nous introduisons les variables contextuelles – c’est-à-dire les effets fixes liés à l’appartenance à la même adelphie, la variance diminue, ce qui signifie qu’il y a une corrélation entre le statut d’activité des frères et sœurs de la même adelphie. Nous retrouvons un effet significatif et positif sur la probabilité d’être indépendant·e du fait d’avoir des parents qui étaient eux-mêmes indépendants : l’effet le plus important est lorsque les deux parents étaient indépendants, puis lorsque le père était indépendant et la mère inactive et enfin lorsque le père était indépendant et la mère autre active (salariée du public ou du privé). Concernant les variables individuelles, on observe un effet négatif du fait d’être une femme sur la probabilité d’être indépendante, qui ne diminue pas lorsqu’on introduit des variables contextuelles. La position dans l’adelphie (aîné·e ou benjamin·e) n’a en revanche pas d’effet significatif sur la probabilité d’être indépendant·e.
14S’agissant ensuite de la probabilité d’être salarié·e du public (tableau 3b), là encore, lorsque nous introduisons des variables contextuelles, c’est-à-dire les effets fixes liés à l’appartenance à la même adelphie, la variance contextuelle diminue, ce qui signifie qu’il y a également une corrélation entre le statut des frères et sœurs des mêmes adelphies. On observe également un fort effet des variables contextuelles et donc une forte reproduction sociale, avec une probabilité plus élevée d’être salarié·e du public pour les enfants de parents tous deux employés dans le secteur public, puis lorsque le père était dans le public et la mère autre active (indépendante ou salariée du privé) puis lorsque le père était dans le public et la mère inactive. En revanche, lorsque la mère était inactive, en couple avec un père indépendant ou salarié du privé, l’effet sur la probabilité d’être salarié·e du public pour leurs enfants est négatif. Les variables individuelles ont également un effet : cette fois le fait d’être une femme a un effet positif, de même que le fait d’être l’aîné·e ou benjamin·e de l’adelphie, mais ces effets individuels sont atténués et perdent en significativité lors de l’introduction des variables contextuelles. Ces effets individuels apparents cachaient en fait en partie des effets contextuels.
Tableau 3b. Modèle multiniveau – probabilité d’être salarié·e du public
Modèle vide | Variables individuelles | Variables individuelles et contextuelles | |
(Constante) | -1,115*** | -1,230*** | -1,102*** |
Ainé.e | 0,169** | 0,116* | |
Benjamin.e | 0,167** | 0,122* | |
Femme | 0,132** | 0,107* | |
2 parents employé.es du privé | Réf. | ||
Père salarié du public, mère inactive | 0,321** | ||
Père indépendant, mère inactive | -0,434*** | ||
Père salarié du public – mère autre active | 0,415*** | ||
Père salarié du privé, mère inactive | -0,490*** | ||
Père salarié du privé, mère autre active | -0,044 | ||
2 parents indépendant.es | -0,141 | ||
Père indépendant, mère autre active | -0,049 | ||
Père et mère salariés du public | 0,904*** | ||
Père né en France métropolitaine | Réf. | ||
Père né à l’étranger ou dans les DOM | -0,291*** | ||
Père né en région parisienne | -0,103 | ||
R2 Marg, | 0 | 0,003 | 0,046 |
R2 Cond, | 0,2 | 0,192 | 0,21 |
Variance contextuelle | 0,823 | 0,769 | 0,681 |
+ p < 0.1, * p < 0.05, ** p < 0.01, *** p < 0.001 |
Champ : ensemble des lignées (pères, mères et adelphies) évoquées par les enquêté·es francilien·nes né·es entre 1930 et 1950 (N = 2 830).
Source : Biographies et entourage, Ined (2001).
3. Creuser les transmissions dans les adelphies de parents indépendants à partir de l’analyse textuelle
15Pour creuser plus avant les transmissions professionnelles au sein des adelphies, nous nous concentrons à présent sur les transmissions dans les familles d’indépendant·es et mobilisons des méthodes d’analyse textuelle. Ces méthodes permettent de travailler sur le texte brut des professions et donc d’aller au-delà du statut synthétique. Elles ont aussi l’avantage de pouvoir travailler à partir de phrases de longueur différentes, et donc, quelle que soit la taille de l’adelphie, à la différence des méthodes d’analyse de séquence que nous avions employées dans nos premiers travaux (Remillon & Lelièvre, 2018). Les « phrases » considérées ici sont composées, pour chaque lignée, des deux professions du père et de la mère, suivie de celle de l’ensemble de leurs enfants par rang de naissance, puis de celle de l’ainé·e des enfants de l’enquêté·e.
16La figure 2 représente les « phrases » et donc les lignées les plus caractéristiques de celles issues de deux parents indépendants. On constate tout d’abord qu’il s’agit de familles nombreuses, avec des professions similaires. Dans la première lignée, quasiment tous les membres de l’adelphie sont agriculteurs ou agricultrices, sauf l’enquêtée, qui est chargée d’études (cadre) et le benjamin qui est médecin. À noter que cette dernière profession est également une profession indépendante (libérale). La transmission professionnelle semble ici sauter une génération puisque si l’enquêtée n’est pas agricultrice, son fils aîné monte une exploitation agricole. Dans la troisième lignée, d’origine espagnole, les parents étaient commerçants (bouchers-charcutiers). Ce n’est pas leur fille ainée (qui est aussi l’enquêtée) qui a héritée de la boucherie familiale, mais le fils cadet. Les deux enfants suivants sont également indépendants, mais dans un autre secteur d’activité (l’agriculture). Seule l’enquêtée n’est pas indépendante : elle a immigré en région parisienne et est devenue gardienne d’immeuble, son mari étant employé de bureau. Dans ces familles d’origine doublement indépendante, beaucoup des parents étaient soient agriculteurs soit artisans-commerçants. Nombre de ces lignées sont d’origine étrangère.
Figure 2. Segments de textes caractéristiques des professions des adelphies à deux parents indépendants obtenus avec le logiciel IRaMuTeQ

Note : en bleu, figurent les membres des adelphies ayant une profession d’indépendant·e ; en rouge, la profession de l’enquêté·e et entre parenthèse, celle de son conjoint.
Champ : ensemble des lignées (pères, mères et adelphies) évoquées par les enquêté·es francilien·nes né·es entre 1930 et 1950 ayant deux parents indépendants.
Source : Biographies et entourage, Ined (2001)
17Un focus sur un autre type de lignée d’indépendants permet de mettre en évidence d’autres types de transmissions professionnelles dans ces milieux. Dans la figure 3 sont représentées les « phrases » les plus caractéristiques des lignées dont le père était en profession libérale. Celui-ci exerce souvent une profession médicale en libéral mais on trouve également d’autres types de professions parmi les pères, comme notaire ou architecte. Dans la première lignée, on voit que c’est le premier fils qui a « hérité » de la profession d’architecte, les filles nées avant lui étant mères au foyer ou secrétaire médicale pour la 3e (l’enquêtée). Dans les lignées 2, 4 et 5, la profession de médecin est toujours « transmise » à au moins un membre de l’adelphie, toujours des hommes, les femmes de ces adelphies occupant des positions de cadres ou de mères au foyer, ou sont infirmières lorsqu’elles exercent dans le secteur médical. Certains enfants, sans être médecin eux-mêmes, occupent d’autres professions libérales, comme architecte pour le fils aîné d’un médecin gastro-entérologue et d’une infirmière (lignée 5). Inversement, dans la lignée 3, le fils cadet d’un notaire et d’une femme au foyer est médecin-pédiatre. La fille aînée est mère au foyer mais son conjoint est lui-même notaire suggérant d’autres transmissions par les gendres. Ces professions libérales sont des professions indépendantes mais réglementées donc avec des transmissions moins directes que dans le cas de la transmission d’une entreprise ou d’une exploitation qu’on peut supposer pour d’autres types d’indépendants. Le fait qu’on observe tout de même dans ce cas une surreprésentation des indépendant·es, et particulièrement des professions libérales, dans ces adelphies suggère que ce qui se transmet chez les indépendant·es n’est pas seulement un capital économique mais également un capital culturel et sans doute un « goût de l’indépendance » (Zarca).
Figure 3. Segments de textes caractéristiques des professions des adelphies dont le père est profession libérale obtenus avec le logiciel IRaMuTeQ

Note : en bleu, figurent les membres des adelphies ayant une profession d’indépendant·e ; en rouge, la profession de l’enquêté·e et entre parenthèse, celle de son conjoint.
Champ : ensemble des lignées (pères, mères et adelphies) évoquées par les enquêté·es francilien·nes né·es entre 1930 et 1950 ayant un père profession libérale.
Source : Biographies et entourage, Ined (2001).
Conclusion
18Nos premières analyses des transmissions professionnelles dans les adelphies à partir de l’enquête Biographies et entourage montrent que la prise en compte de transmissions familiales plus complètes que les seules transmissions père-fils produit des résultats intéressants : par exemple, la transmission familiale du travail indépendant, mais également de l’emploi dans le secteur public, apparaît frappante lorsqu’on considère tous les membres de l’adelphie et pas seulement l’enquêté·e, permettant d’élargir et de renouveler l’analyse des inégalités et de la mobilité sociales. La mobilisation de modèles multiniveaux permet de décomposer les effets contextuels et individuels dans la transmission des statuts de salarié·e du public et d’indépendant·e. Il faudrait poursuivre en croisant ces deux types d’effets ainsi qu’en creusant l’effet de certaines variables individuelles, notamment l’interaction entre le sexe et le rang dans l’adelphie, ainsi que l’effet global de la taille des adelphies sur les chances de promotion sociale (Van Bavel et al., 2009). Les méthodes d’analyse textuelle nous ont permis d’étudier certaines transmissions de manière plus fine, à partir de l’intitulé des professions des différents membres des adelphies et de leurs parents, sur des sous-populations spécifiques (deux parents indépendants ou père profession libérale). L’analyse avec ces méthodes textuelles sera poursuivie pour réaliser une typologie des différents types de lignées. Un des objectifs, plus méthodologique, de nos travaux est également de comparer les résultats issus de ces différentes méthodes descriptives (analyses de séquence, textuelles et multiniveaux) qui permettent d’analyser les inégalités d’origine sociale au sein de lignées considérées globalement.
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Auteurs
-
Éva Lelièvre
Ined.
-
Delphine Remillon
Ined, LiRIS, Université de Rennes 2 et CEET.

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Trajectoires et carrières contemporaines : nouvelles perspectives méthodologiques
XXVIIèmes journées du longitudinal, Grenoble, 23-24 juin 2022
Isabelle Borras, Nathalie Bosse, Laurence Baraldi et al. (dir.)
2022
Territoires et parcours. De nouvelles trajectoires d’emploi et de formation à l’épreuve des territoires ?
XXVIIIèmes journées du longitudinal, 14-15 juin 2023, Caen
Patrice Caro et Agnès Checcaglini (dir.)
2023
De plus en plus de sélection dans un enseignement supérieur en segmentation
Groupe de travail sur l’enseignement supérieur (GTES)
Fanette Merlin et Nadine Théophile (dir.)
2023
Les femmes dans l’enseignement supérieur : une (r)évolution inachevée
Groupe de travail sur l’enseignement supérieur (GTES)
Nathalie Beaupère et Carine Érard (dir.)
2023
Les expériences étudiantes professionnalisantes : diversité et effets sur les parcours
Groupe de travail sur l’enseignement supérieur (GTES)
Alexie Robert (dir.)
2023
Crises et transitions : quelles données pour quelles analyses ?
XXIXes journées du longitudinal, 24-25 juin 2024, Aix-en-Provence
Vanessa di Paola et Christophe Guitton (dir.)
2024
Premiers pas sur le marché du travail : quand les inégalités s’en mêlent - Tome 1
Exploitations de l’enquête 2020 auprès de la Génération 2017
Thomas Couppié, Dominique Épiphane, Olivier Joseph et al. (dir.)
2024
Après la formation initiale : les vicissitudes du parcours professionnel - Tome 2
Exploitations de l’enquête 2020 auprès de la Génération 2017
Thomas Couppié, Dominique Épiphane, Olivier Joseph et al. (dir.)
2024
Parcours et expériences en formation initiale : quel(s) impact(s) sur l’insertion ? - Tome 3
Exploitations de l’enquête 2020 auprès de la Génération 2017
Thomas Couppié, Dominique Épiphane, Olivier Joseph et al. (dir.)
2024