Les dispositions socialement situées d’une « bonne orientation » : une approche à partir des aspirations scolaires et professionnelles de lycéen·nes scientifiques
p. 275-285
Texte intégral
Introduction
1Dans un contexte où les possibilités de choix scolaires (options, enseignements de spécialités, etc.) se multiplient, les élèves sont de plus en plus incité·es à construire précocement leur parcours de formation (Oller, 2020), et responsabilisé·es vis-à-vis de leurs décisions (Blanchard & Lemistre, 2022). Outre la mise en place de dispositifs d’orientation dite « active » depuis le début des années 2000 (Pistolesi, 2015), la récente réforme du baccalauréat s’est notamment accompagnée de discours valorisant une orientation fondée sur des goûts et un projet « articulés de manière cohérente »1. La politique nationale en matière d’orientation vise aujourd’hui, à travers l’éducation à l’orientation, à « développer l’autonomie et la responsabilisation des élèves dans une dimension émancipatrice »2.
2En s’incarnant dans des dispositifs scolaires, ce discours responsabilisant a défini les modalités d’une « bonne » orientation, liée à la mise en œuvre de toute une série d’actions : les lycéen·nes sont appelés·e, dès l’année de seconde, à se renseigner sur les formations et les filières offertes, leurs contenus, leurs débouchés afin de construire un projet cohérent (Lehoux, 2024), conforme à la fois à leurs aptitudes et à leurs goûts. Mais comment les élèves s’approprient-ils ou elles ces injonctions ?
3À partir d’un suivi de cohorte de lycéen·nes, de la seconde à la terminale S, ce texte analyse la façon dont se disent et évoluent les projets, mais aussi les goûts disciplinaires des élèves, avec une focale sur les aspirations scientifiques. L’enjeu est triple : au-delà du questionnement sur l’évolution des aspirations scientifiques au fil des années lycée, il s’agit de montrer plus généralement que la capacité à construire son orientation « activement » est socialement distribuée, tout en insistant sur la variabilité temporelle des aspirations des élèves. Les données mobilisées sont tirées d’une enquête par questionnaire conduite entre 2016 et 2019, auprès d’une cohorte de lycéen·nes scolarisé·es dans deux établissements toulousains.
4La première partie revient sur quelques éléments méthodologiques, la seconde montre que les dispositions nécessaires pour « bien » s’orienter sont socialement situées, la troisième partie interroge l’évolution des projets scolaires et professionnels interrogés, tandis que la dernière analyse la volatilité des goûts disciplinaires, et notamment pour les disciplines scientifiques.
1. Éléments méthodologiques
5Des questionnaires sous format papier ont été distribués aux élèves de seconde générale et technologique (GT) de deux établissements toulousains, en octobre-novembre 2016 (Q1) et avril-mai 2017 (Q2), puis aux élèves de première S en mars 2018 (Q3), et de terminale S en mars 2019 (Q4).
6Ces questionnaires étaient anonymes, mais les élèves étaient invité·es à indiquer les deux premières lettres de leur prénom, de leur nom de famille et de leur mois de naissance. Ce code censé être unique devait permettre d’apparier les questionnaires entre eux, et donc de suivre les élèves, au cours de l’année de seconde, puis pour celles et ceux qui entraient ensuite en filière S, en première et terminale. Le tableau 1 présente les effectifs par questionnaires, et le nombre d’élèves interrogé·es à plusieurs vagues. Les questionnaires ont ainsi pu être mobilisés de façon autonome ou comme un suivi de cohorte.
Tableau 1 • Effectifs de répondant·es par questionnaire
| Questionnaire | Effectifs |
| Q1 (seconde GT) | 762 |
| Q2 (seconde GT, 2e interrogation) | 487* |
| Q3 (première S) | 268 |
| Q4 (terminale S) | 241 |
| Q1 et Q2 | 487 |
| Q1 et Q4 | 147 |
| Q1, Q3 et Q4 | 121 |
* Le questionnaire Q2 n’ayant de sens que comparativement au Q1, n’ont été conservés de cette deuxième passation que les questionnaires appariables avec Q1, soit 487 (sur 512).
7À chacune des interrogations, il était notamment demandé aux élèves les deux matières qu’elles ou ils aimaient le plus, celles qu’elles ou ils aimaient le moins, celle où elles ou ils réussissaient le plus et le moins, ainsi que leurs projets scolaires et professionnels.
8L’origine sociale des élèves est dans la suite de ce texte appréhendée à travers trois catégories : classes supérieures, classes moyennes et classes populaires. Pour construire ces catégories, les parents des élèves ont d’abord été ventilés dans les différentes PCS à partir de leurs professions et niveaux de diplômes déclarés par les élèves. Trois groupes ont ensuite été construits : a) les classes supérieures, regroupant les chefs d’entreprise de plus de 10 salarié·es ainsi que les membres des professions et catégories intellectuelles supérieures ; b) les classes moyennes, avec les artisans, commerçants, les agriculteurs et les professions intermédiaires ; c) les classes populaires enfin, rassemblant les employés, ouvriers ainsi que les sans-emploi.
9Chaque élève a été classé·e dans la catégorie de son parent occupant la position plus élevée (ou, le cas échéant de son seul parent). Les élèves n’ayant pas répondu ou ayant donné des réponses trop vagues pour pouvoir situer leurs parents avec précision ont été classés comme « non-réponse ».
10La population pour le premier questionnaire (n=762) se décompose ainsi : 28 % d’élèves des classes populaires, 26 % des classes moyennes, 40 % des classes supérieures et 6 % de non-réponse. À titre indicatif on peut rappeler qu’à l’échelle nationale, à la rentrée 2016, 42 % des élèves scolarisé·es en seconde GT dans le public en France étaient classé·es dans la catégorie « très favorisée », 28 % dans la catégorie « moyenne » et 31 % dans la catégorie « populaire ». (RERS 2017).
2. Des dispositions à s’orienter socialement situées
11La capacité à construire son orientation « activement » repose sur ce que l’on se propose d’appeler ici des dispositions à l’orientation, qui recouvrent des dimensions aussi variées que la connaissance du système éducatif et de ses hiérarchies, la capacité à aller chercher des informations pertinentes, le fait de savoir exprimer des goûts et préférences dans un registre scolaire, et enfin un certain rapport au temps. En effet, l’injonction à élaborer un projet – scolaire et professionnel – nécessite de pouvoir se projeter sur le long terme, d’anticiper, de planifier.
12Si les pratiques différenciées de recherche et d’usage des informations ont été largement documentées (voir Blanchard, Déage & Saccomanno, 2023), la capacité même à formuler un projet a moins souvent été questionnée. Or l’injonction à formuler dès l’année de seconde un projet censé guider leur trajectoire scolaire et professionnelle « [considère] l’élève comme un acteur rationnel. » (Chauvel, 2012 : p. 98), ce qui est loin d’être toujours le cas. De fait, élaborer un projet implique, outre l’accès à des informations pertinentes, de pouvoir se projeter dans un temps long, d’anticiper, de planifier.
13Une majorité des élèves se plie à cette injonction au projet, et ce dès leur entrée au lycée. Dans l’enquête auprès des lycéen·nes toulousains, à la question : « Est-ce que tu as une idée des études que tu veux faire après le bac ? », 53 % des élèves interrogé·es répondent « oui » au début de l’année de seconde (Q1) et 56 % lors de la deuxième interrogation (Q2). Concernant l’existence d’un projet professionnel, 68 % répondent positivement lors de la première interrogation, et 62 % lors de la deuxième.
14Ces chiffres globaux masquent cependant d’importantes variations en fonction du sexe et de l’origine sociale. Tout d’abord, les filles sont toujours plus nombreuses que les garçons à indiquer qu’elles ont un projet –d’études ou professionnel –, l’écart étant plus marqué pour Q1 que Q2.
Tableau 2 • Part des élèves de seconde déclarant avoir un projet d’études et/ou un projet professionnel lors de la première passation du questionnaire en début (Q1) et fin (Q2) d’année scolaire, en fonction du sexe
| Filles | Garçons | |||
| Q1 | Q2 | Q1 | Q2 | |
| Ont un projet professionnel | 73 % | 65 % | 62 % | 58 % |
| Ont un projet d’études | 56 % | 58 % | 50 % | 53 % |
Lecture : 73 % des filles interrogées en V1 déclarent avoir un projet professionnel à ce moment.
Champ : élèves présents à la fois à Q1 et Q2 (n= 487).
15Lorsque l’on prend en compte l’origine sociale des élèves, il ressort que la part des élèves déclarant avoir un projet professionnel diminue nettement au cours de l’année de seconde pour les classes moyennes et supérieures, mais pas pour les classes populaires. Tout se passe comme si, en construisant leurs projets, les élèves des milieux les plus favorisés pour qui les études longues vont plus souvent de soi, se rendaient compte qu’elles et ils avaient le temps avant de choisir une profession.
Tableau 3 • Part des élèves déclarant avoir un projet d’études et/ou un projet professionnel lors de la première passation du questionnaire en début (Q1) et fin (Q2) d’année scolaire, en fonction de l’origine sociale
| Classes populaires | Classes moyennes | Classes supérieures | ||||
| Q1 | Q2 | Q1 | Q2 | Q1 | Q2 | |
| Ont un projet professionnel | 69 % | 69 % | 68 % | 58 % | 65 % | 59 % |
| Ont un projet d’études | 50 % | 56 % | 53 % | 57 % | 56 % | 55 % |
16Les taux élevés de réponses positives dans les classes populaires peuvent par ailleurs surprendre dans la mesure où les travaux qui s’intéressent à la diversité sociale des rapports au temps montrent que dans les fractions les plus fragiles des classes populaires, la précarité matérielle et professionnelle des parents fait obstacle à la projection dans l’avenir, que la planification et le rapport plus réflexif au temps sont plutôt l’apanage des classes moyennes et supérieures, et que « plus on “monte” dans la hiérarchie sociale, plus on a de chances de trouver une socialisation temporelle en phase avec le rapport scolaire au temps » (Henri-Panabière et al., 2019).
17La prise en compte simultanée du genre et de l’origine sociale permet d’éclairer cet apparent paradoxe. En effet, les écarts entre filles et garçons ne sont pas du tout de la même ampleur en fonction de la catégorie sociale. Plus précisément, alors que filles et garçons des classes moyennes et supérieures ont des réponses aux questions sur les projets relativement similaires, dans les classes populaires les écarts sont très marqués. Les filles se distinguent des garçons des classes populaires, et plus généralement de l’ensemble des autres lycéen·es par des taux de réponses positives très élevés, pour les projets d’études (64% en Q2) et pour les projets professionnels (77% en Q2). Inversement, si les garçons des classes populaires n’ont pas de réponses pour les projets professionnels significativement distinctes des autres garçons (61% en Q2), ils ont en revanche un taux de réponses positives pour les projets d’études plus faible que tous les autres groupes (43 % en Q1 et 48 % en Q2).
18Autrement dit, le rapport au temps des élèves des classes populaires apparaît fortement clivé en fonction du sexe. D’un côté, les garçons des classes populaires manifestent une – relative – démission face à l’injonction scolaire au « projet ». De l’autre, les jeunes filles populaires surinvestissent un rapport planificateur au temps.
2.1. Des projets plus ou moins définis
19Entrons maintenant dans le contenu même des projets énoncés par les élèves. Si l’on se focalise sur les aspirations professionnelles exprimées par les élèves de seconde (n=490 réponses), on peut d’abord noter qu’ils apparaissent extrêmement genrés : comme le rappelaient déjà Stevanovic et Mosconi en 2007, il s’agit d’un phénomène ancien et relativement stable dans le temps, les filles continuant « à manifester leurs préférences pour les métiers traditionnellement féminins, pour des métiers de soin ou du social, alors que les garçons préfèrent les métiers scientifiques et techniques ». Ainsi, 26 % des filles déclarent un projet dans le domaine de la santé, 16 % du soin (social, travailler avec des enfants) contre respectivement 11 et 1 % des garçons. Inversement, 36 % déclarent un projet dans les sciences, domaines de l’ingénierie et informatique, contre 13 % des filles.
20Par ailleurs, ces projets apparaissent plus ou moins définis en fonction du genre et de l’origine sociale. Dans les questionnaires, certaines réponses surprennent par leur degré de précision (« j’aimerais travailler quelques années dans la bourse pour mobiliser un capital afin de lancer une start-up » ; « enseignant-chercheur sur la Grèce antique »). À l’inverse, d’autres apparaissent relativement floues : environ un quart des lycéen·nes intérrogé·es citent plusieurs voies professionnelles, parfois très éloignées les unes des autres (« technicienne ou comédienne dans des tournages, psychologue, ou éducatrice ou traducteur-interprète » ; « avocat ou prof d’histoire ou journaliste »). Ces réponses multiples sont plus souvent le fait des jeunes filles que de leurs camarades masculins, et ce aussi bien en seconde qu’en terminale S (tableau 4).
Tableau 4 • Nombre de métiers/secteurs cités comme envisagés par les élèves en seconde (Q1) et terminale S (Q4)
| Nombre de métiers/secteurs professionnels cités | Seconde | Terminale S | ||
| Filles (%) | Garçons (%) | Filles (%) | Garçons (%) | |
| 0 | 0 | 1 | 1 | 1 |
| 1 | 55 | 74 | 66 | 81 |
| 2 | 31 | 20 | 25 | 14 |
| 3 | 11 | 5 | 6 | 3 |
| 4-5 | 3 | 1 | 2 | 0 |
Champ : élèves ayant répondu « oui » à la question « As-tu déjà une idée du métier/des métiers que tu voudrais faire ? Ou des secteurs d’activités dans lesquels tu aimerais travailler plus tard ? Si oui lesquels » » en seconde (n=490) et en terminale S (n=201).
Lecture : parmi les filles de seconde ayant déclaré avoir une idée de métier, 11 % en ont cité 3 différentes.
21Les lycéennes semblent s’autoriser à explorer un plus grand nombre de possibles que les lycéens, ce qui peut apparaître contradictoire avec un marché du travail où les femmes sont concentrées sur un très petit nombre d’emplois. En réalité, ces aspirations, certes plus variées, restent concentrées sur des domaines professionnels majoritairement féminins.
2.2. Connaître et exprimer ses goûts
22En amont de la formulation d’un projet, les élèves sont appelés à s’interroger sur leurs goûts, souvent présentés comme une donnée, c’est-à-dire une dimension de soi qu’il faudrait découvrir et avec laquelle il faudrait composer, et aussi quelque chose de fixe. Afin d’interroger la capacité des élèves à exprimer des goûts ainsi que leur stabilité dans le temps, l’enquête par questionnaires invitait les élèves, au cours des différentes interrogations, à indiquer les deux matières qu’elles et ils aimaient le plus, et celles qu’elles et ils aimaient le moins.
23Il apparaît que, comme pour les projets, selon leur sexe et leur origine sociale, les lycéen·nes n’ont pas tous et toutes la même propension à formuler ces préférences. En seconde, le taux de réponse complète, c’est-à-dire où les deux disciplines sont renseignées, varie en effet de 81 à 94 %, en fonction du sexe et de l’origine sociale. Globalement, les filles ont une plus forte propension à indiquer deux matières préférées. Les garçons de classes populaires sont les moins nombreux à donner une réponse complète, cet écart étant le plus net en Q2 : ils sont 13 % à n’avoir indiqué aucune matière préférée, contre 4 % des garçons des classes moyennes et 1 % de ceux des classes supérieures. Ceci peut traduire un refus de se plier à un exercice (remplir le questionnaire) perçu comme scolaire, ainsi qu’une difficulté à exprimer des goûts pour quelque chose de scolaire. Dans tous les cas, on retrouve l’expression d’une forme d’ambivalence des garçons des classes populaires vis-à-vis des exigences scolaires. Pour les matières les moins aimées, les effets de l’origine sociale sont quasi nuls sur le taux de réponse, ce qui conforte l’idée d’une réticence à exprimer un quelconque attrait pour les matières enseignées.
24Les figures suivantes ont été construites à partir des réponses des 762 élèves de seconde ayant répondu au premier questionnaire (Q1). La répartition des goûts est très différente entre les filles et les garçons. Les mathématiques constituent néanmoins une des disciplines les plus citées comme aimées dans les deux groupes : 28 % de l’ensemble de filles l’ont mentionnée, elle arrive donc deuxième, juste derrière l’anglais (32 %) et elle est la plus souvent citée par les garçons (36 % des répondants). Inversement, elle est la deuxième plus citée par ces derniers pour les matières les moins aimées (28 %) et la première chez les filles (31 %). Cette place particulière des mathématiques – à la fois aimées et détestées – ne doit rien au hasard : on peut supposer que le poids de cette discipline dans les décisions d’orientation explique que la majorité des élèves se positionnent – positivement ou négativement – vis-à-vis d’elle.
25Mais ces goûts sont aussi variables en fonction de l’origine sociale. En particulier, plus celle-ci est élevée, plus la part de celles et ceux citant les mathématiques parmi leurs deux matières préférées augmente, et inversement pour celles et ceux qui déclarent ne pas aimer cette discipline. Le (dé)goût des mathématiques n’est donc pas seulement un reflet des rapports sociaux de sexe, il traduit aussi des effets liés à l’appartenance sociale. Il est important d’insister sur ce point, pour dépasser une lecture strictement genrée des rapports aux sciences et aux mathématiques.
Figures 1a et 1b • Matières citées par les élèves de seconde parmi les deux plus aimées en fonction du sexe et de l’origine sociale (en %)

Champ : Q1 (n=762)
Lecture : FP : filles de classes populaires, FM : filles de classes moyennes, FS : filles de classes supérieures. GP : garçons de classes populaires, GM : garçons de classes moyennes, GS : garçons de classes supérieures.
Figures 2a et 2b • Matières citées par les élèves de seconde parmi les deux moins aimées en fonction du sexe et de l’origine sociale

3. Des aspirations scolaires et professionnelles mouvantes
26Les discours dessinant ce que doit être une « bonne orientation » mettent ainsi en avant des dispositions qui apparaissent variables en fonction du sexe et de l’origine sociale. Mais ils présupposent aussi une forme de cohérence intertemporelle, qui s’avère dans les faits fragile, comme le montre l’analyse de l’évolution des aspirations des lycéen·nes au fil des interrogations.
3.1. Avoir ou non des projets scolaires et professionnels
27La part importante d’élèves ayant répondu dès la seconde qu’elles et ils ont un projet d’études et/ou scolaire ne doit pas conduire à surestimer leur aptitude à assurer un horizon fixe à leur trajectoire scolaire.
28La comparaison intertemporelle entre les différentes vagues d’interrogation permet d’appréhender l’évolution du fait d’avoir, ou non, un projet. Un total de 195 élèves ont répondu à la fois lors de la première interrogation de seconde (Q1) et au cours de leur année de première S (Q3). Parmi eux, 54 % déclarent avoir un projet d’études en Q1, et 57 % en Q3. Ce résultat apparaît a priori assez logique : à mesure que la potentielle entrée dans l’enseignement supérieur approche, les projets se précisent. Néanmoins, quand on regarde dans le détail, le constat est moins net (tableau 5).
Tableau 5 • Évolution de la part des élèves déclarant avoir un projet d’étude, entre la seconde et la première S
| Élèves déclarant avoir un projet d’étude… | |
| … en seconde et en première S | 41 % |
| … en seconde mais pas en première S | 13 % |
| … pas en seconde mais en première S | 16 % |
| … ni en seconde ni en première S | 30 % |
Lecture : 13 % des élèves ont indiqué avoir un projet d’étude en seconde mais n’en avaient pas l’année suivante en première S.
Champ : élèves ayant répondu au questionnaire en Q1 et Q3 (n=195).
29Ainsi, moins de la moitié (80, soit 41 % des effectifs) déclare avoir un projet d’études à la fois en seconde et en première S.
30En ce qui concerne le projet professionnel, en comparant les réponses des 121 élèves ayant participé à l’enquête en seconde (Q1), première S (Q3) et terminale S (Q4), on observe là encore une hausse de la part de celles et ceux indiquant en avoir un au cours du temps : 66 % en seconde, 70 % en première S et 83 % en terminale S. Les réponses apparaissent ici plus stables : seul·es 5 % des filles et 6 % des garçons « perdent » leur projet au cours du temps, c’est-à-dire ont déclaré en avoir un en Q1 et/ou Q3 et n’en ont plus en terminale S (Q4).
31La prise en compte de ces cohortes montre que les projets scolaires et professionnels se construisent progressivement, au fil des années. Ce constat peut paraître évident, pourtant, il va à l’encontre des logiques sous-jacentes aux politiques actuelles, demandant aux élèves d’avoir un projet défini dès l’entrée au lycée.
3.2. Des contenus variables dans le temps
32Les projets sont souvent relativement vagues et, on l’a vu, il n’est pas rare que plusieurs idées coexistent. En outre, au-delà du fait d’avoir ou non un projet, leur contenu est variable dans le temps, y compris à l’échelle d’une année scolaire : lorsque l’on considère dans le détail les réponses ouvertes à la question « si tu as un projet d’études, lequel ? », seuls 19 % déclarent exactement le même projet d’études en début et fin d’année de seconde. Si on y ajoute celles et ceux qui ont précisé leur projet entre les deux interrogations (passé d’un à plusieurs : ex. « fac bio ou STAPS » vers « fac bio » ; ou projet plus précis, comme de « BTS » vers « BTS immobilier »), à peine plus d’un quart (28 %) des élèves ont un projet stable.
33De la même façon, du côté des projets professionnels, 20 % indiquent un projet strictement identique sur les deux questionnaires et 11 % précisent leur projet initial.
34Le même exercice de comparaison intertemporelle effectué cette fois entre la première S (Q3) et la terminale S (Q4) montre une relative stabilisation des contenus des projets professionnels. Sur les 99 élèves ayant répondu au questionnaire ces deux années et indiqué avoir un projet, un quart (25) indique des projets radicalement différents aux deux interrogations (ex. : « chirurgien » puis « ingénieur » ; « armée de l’air » puis « trader »), 17 ont diversifié leur projet, c’est-à-dire avaient une seule idée puis sont passés à deux ou trois (ex. : « game designer » devenu « jeux vidéo ou littérature ») et 4 en avaient plusieurs et en ont modifié certains (ex. : « ethnologue, pâtissier, opticien » devenu « pâtisserie, professeur »).
35Un peu plus de la moitié a conservé strictement le même projet, ou l’a précisé (ex. : « ingénieur » devenu « ingénieur automobile »). Fait notable : la diversification concerne deux fois plus de filles (12 sur 52) que de garçons (cinq sur 47), alors que le fait de préciser son projet concernerait plutôt les garçons (11 sur 47, pour six sur 52). La faiblesse des effectifs et la construction de l’échantillon invitent à une très grande prudence sur ces résultats. On peut néanmoins formuler l’hypothèse selon laquelle si le travail plus actif d’orientation des filles les conduit à formuler un ou plusieurs projets d’études/professionnel relativement précocement, il ne les conduit pas à en stabiliser le contenu plus vite que les garçons, mais au contraire à explorer des pistes plus larges, et à laisser plus facilement leurs aspirations évoluer.
36En ce qui concerne les idées de projet professionnel dans un domaine scientifique au sens large (sciences, santé, ingénieur et informatique), on constate un petit déclin entre la première interrogation en seconde (Q1) et la deuxième (Q2). Ce déclin est plus marqué pour les lycéennes : en Q1, respectivement 26 % des filles et 28 % des garçons ont cité au moins un de ces trois domaines ; en Q2 (interrogation à la fin de l’année de seconde), ces proportions s’élèvent à 18 % et 24 %. À l’échelle de quelques mois, on retrouve donc le constat établi au Royaume-Uni, sur plusieurs années à partir du suivi d’élèves de 10 à 14 ans par DeWitt et Archer (2017), selon lequel au fil du temps les filles s’éloignent des aspirations scientifiques.
37On peut ajouter que ces aspirations scientifiques, telles qu’elles sont formulées au début de la seconde restent très genrées : outre l’importance du secteur de la santé, 13 des 17 filles qui déclarent un projet en sciences le font majoritairement en lien avec la biologie et la santé (« chercheuse en médicaments » ; « chercheur sur la maladie » ; « pharmacienne en laboratoire » ; « bactériologiste ou chercheur en chimie » ; « scientifique en biologie ou pharmaceutique », etc.). Ainsi, lorsqu’elles se projettent dans les sciences, les filles le font dans un espace disciplinaire restreint, caractérisé par la prédominance de la santé et la biologie, et ce dès l’entrée au lycée.
38Pour les garçons en Q1, les réponses concernant les sciences sont plus variées en termes de disciplines, et moins directement liées à la santé (« chercheur en informatique », « astronaute », « quelque chose qui touche la technologie », « chercheur en astrophysique », « chercheur ou prof en physique-chimie », « dans les maths », « enseignant chercheur dans le développement durable », « biologiste », « climatologie »). Autrement dit, l’espace du pensable est plus réduit pour les garçons, puisque plus orienté vers les sciences et l’ingénierie. En revanche, au sein de ces deux domaines, les possibilités apparaissent plus vastes pour eux que pour les filles.
39Le suivi de cohortes sur une plus longue période, et sur une population spécifique – à savoir les 147 élèves ayant poursuivi en S interrogés à la fois en début de seconde (Q1) et en terminale S (Q4) – donne à voir une évolution un peu différente de celle observée au cours de l’année de seconde. Assez logiquement, compte tenu de la population retenue, l’intérêt pour les différents domaines (sciences, santé, ingénierie) augmente : au total, 83 élèves déclarent avoir un projet dans un de ces domaines en terminale S, contre 69 en seconde.
4. La volatilité des préférences disciplinaires
40Les projets scolaires et professionnels ne sont pas les seuls à évoluer au fil des années lycée, il en est de même des préférences disciplinaires. Or dans la rhétorique institutionnelle, à côté des projets, la prise en compte des « goûts » des élèves apparaît comme l’autre élément constitutif d’une orientation « active ». Néanmoins, alors que les projets scolaires et/ou professionnels y sont présentés comme le résultat d’un travail actif, pouvant être transformé et adapté aux résultats et aux goûts, ces derniers sont, à l’opposé, introduits comme une donnée, avec laquelle il faut composer. Pourtant, ces derniers apparaissent aussi labiles, et peuvent évoluer en l’espace de quelques mois.
41Fait notable, sur la seule année de seconde, seul un quart (24 %) des élèves citent exactement les deux mêmes disciplines « aimées » et 29 % les mêmes matières « non-aimées » (29 %) au cours des deux interrogations (Q1 et Q2).
42En outre, à la question « est-ce qu’il y a une matière que vous aimiez avant et que vous n’aimez plus ? », 46 % des élèves interrogés en seconde répondent « oui », et c’est le cas de 51 % de celles et ceux interrogés en terminale S. Les raisons invoquées sont variées, et variables en fonction de la discipline : la hausse de la difficulté est plus souvent citée pour les mathématiques et la physique-chimie, le changement d’enseignants pour les langues et l’histoire-géographie, l’évolution du programme pour les SVT.
43Notons que ce « désamour » concerne particulièrement les mathématiques. C’est le cas de 13 % des élèves de seconde. S’il apparaît genré, ce désamour est d’abord social, puisqu’il touche plus les garçons de classes populaires (18 % d’entre eux), puis les filles des classes moyennes et populaires (resp. 17 et 16 %), les filles de classes supérieures (10 %) et très peu les garçons de classes supérieures (6 %).
44Par ailleurs, il affecte aussi les élèves s’engageant dans une filière scientifique : sur les 121 élèves ayant répondu aux questionnaires de seconde, première S et terminale S, 22 % des filles et 15 % des garçons cessent de citer les mathématiques comme une de leurs deux matières préférées entre la seconde et la première S. Plus précisément, le suivi de cohortes permet de mettre en évidence la façon dont évoluent les matières citées au cours des années de seconde (Q1), première S (Q3) et terminale S (V4) pour les 121 élèves dont les questionnaires ont pu être appariés. Les trois tableaux suivants indiquent l’enchaînement des réponses pour ces trois moments, synthétisé par une suite de trois chiffres (0 si la matière n’est pas citée comme une des deux préférées, 1 sinon) pour trois matières scientifiques : les mathématiques, la physique-chimie et les SVT.
45En mathématiques, on constate tout d’abord que la part des filles qui n’ont jamais préféré cette matière est légèrement supérieure à celle des garçons. Inversement, ces derniers sont près d’un tiers à avoir cité les mathématiques à chaque questionnaire comme l’une de leurs deux matières préférées, contre seulement une fille sur cinq. Dans le même temps, un peu plus de filles ont cessé de citer les mathématiques, essentiellement entre la seconde et la première S, et un peu plus de garçons se sont mis au contraire à les citer, ce qui explique que cette matière apparaisse plus largement plébiscitée par ces derniers en terminale S.
Tableau 6 • Citation des mathématiques comme une des deux matières préférées, de la seconde à la terminale S, en fonction du sexe.
| Structure des citations | Filles (%) | Garçons (%) | |||
| N’ont jamais déclaré préférer | 000 | 28 | 22 | ||
| Se sont mis à préférer | 001 | 3 | 8 | 6 | 10 |
| 011 | 5 | 4 | |||
| Ont cessé déclarer préférer | 100 | 22 | 24 | 15 | 22 |
| 110 | 2 | 7 | |||
| Autre | 101 | 12 | 13 | ||
| 010 | 9 | 2 | |||
| Ont toujours déclaré préférer | 111 | 19 | 31 | ||
Lecture : 12 % des filles ont cité les mathématiques comme l’une de leurs deux matières préférées en seconde (codé par 1), puis ne les ont pas citées en première S (0), et les ont à nouveau citées en terminale S (1), ce qui correspond à la structure 101.
Champ : 121 élèves suivis en Q1, Q3 et Q4.
46En ce qui concerne la physique-chimie, l’importante part des filles de terminale S n’ayant jamais cité cette discipline comme l’une de leurs deux matières préférées (42 %) doit être soulignée. Ceci confirme que, plus encore que les mathématiques, cette matière apparaît clivante dans le rapport que les filles et les garçons entretiennent aux sciences, y compris pour des élèves qui ont choisi la filière S.
47Autre fait notable par rapport aux mathématiques, 28 % de garçons se sont mis à citer la physique-chimie comme matière préférée, essentiellement à partir de la classe de première. Ce phénomène contribue à renforcer la dimension genrée de cette discipline au fil des trois années.
Tableau 7 • Citation de la physique-chimie comme une des deux matières préférées, de la seconde à la terminale S, en fonction du sexe.
| Structure des citations | Filles (%) | Garçons (%) | |||
| N’ont jamais déclaré préférer | 000 | 42 | 22 | ||
| Se sont mis à préférer | 001 | 2 | 12 | 4 | 28 |
| 011 | 10 | 24 | |||
| Ont cessé déclarer préférer | 100 | 15 | 17 | 11 | 15 |
| 110 | 2 | 4 | |||
| Autre | 101 | 0 | 6 | ||
| 010 | 10 | 4 | |||
| Ont toujours déclaré préférer | 111 | 19 | 26 | ||
Champ : 121 élèves suivis en Q1, Q3 et Q4.
48À l’inverse de la physique-chimie, les SVT attirent massivement les jeunes femmes qui sont 42 % à se mettre à citer la discipline après l’année de seconde. Ceci contribue là aussi à genrer plus fortement le fait d’aimer cette discipline. On peut également noter que les deux tiers des garçons ne citent jamais cette matière comme leur préférée, contre seulement un tiers des filles.
Tableau 8 • Citation des sciences et vie de la terre (SVT) comme une des deux matières préférées, de la seconde à la terminale S, en fonction du sexe.
| Structure des citations | Filles (%) | Garçons (%) | |||
| N’ont jamais déclaré aimer | 000 | 33 | 64 | ||
| Se sont mis à déclarer aimer | 001 | 14 | 42 | 2 | 9 |
| 011 | 28 | 7 | |||
| Ont cessé déclarer aimer | 100 | 9 | 9 | 2 | 4 |
| 110 | 0 | 2 | |||
| Autre | 101 | 2 | 2 | ||
| 010 | 3 | 11 | |||
| Ont toujours déclaré aimer | 111 | 12 | 9 | ||
Champ : 121 élèves suivis en Q1, Q3 et Q4.
49En l’espace de trois années, et sur une population d’élèves ayant pourtant choisi une filière scientifique, la partition des goûts exprimés entre des sciences masculines (mathématiques et particulièrement physique-chimie) et féminines (SVT) s’est donc bien accrue. Cette prise en compte de l’évolution des goûts pour les disciplines scientifiques illustre l’évolution des goûts disciplinaires, mais permet aussi de déconstruire la naturalité du rapport aux différents savoirs scientifiques, et notamment de sa dimension genrée : celui-ci, loin d’être une donnée, évolue au fil du cursus scolaire.
Conclusion
50Pensés comme centraux dans l’orientation dite « active », les projets et les goûts des élèves apparaissent étroitement liés à leur sexe et origine sociale, que ce soit en termes de contenu, mais dans la capacité même à les exprimer, qui répond à des dispositions socialement distribuées. Cet état de fait peut participer des inégalités liées au processus même d’orientation, qui continuent d’être observées (Landrier & Nakhili, 2010 ; Ichou & Vallet, 2013).
51Par ailleurs, la comparaison entre les différentes vagues d’interrogation permet d’appréhender l’évolution du fait d’avoir ou non un projet, mais aussi du contenu même de ces projets. Ceci est également vrai pour les préférences disciplinaires, qui se modifient parfois en l’espace de quelques mois. Cette relative labilité amène à remettre en cause la pertinence d’une lecture de l’orientation telle qu’elle est aujourd’hui valorisée par l’institution scolaire, où les projets scolaires et professionnels, fondés sur les goûts, orienteraient dès la seconde les différents choix scolaires. Par ailleurs, la focale mise sur les projets liés aux sciences et le rapport aux disciplines scientifiques montre que les différences liées au genre, si elles existent déjà à l’entrée en seconde, se renforcent au fil des années lycée, confirmant la dimension progressive – et socialement construite – de la moindre participation des femmes à certains domaines scientifiques (Blanchard & Lemistre, 2023).
Bibliographie
Blanchard, M. & Lemistre, P. (2022). Introduction : Un nouvel âge de la sélection scolaire ? Formes et logiques de sélection dans un système éducatif massifié. Formation emploi, 158, 7-22.
Blanchard, M. & Lemistre, P. (2023). Bacheliers et bachelières scientifiques dans l’enseignement supérieur : quatre ans après, qui persiste dans les sciences ? Éducation & formations, 105(1), 25-46.
Blanchard, M., Déage, M. & Saccomanno, B. (2023). Orientation et usage des ressources numériques des lycéen·nes : une pratique classante ? L’orientation scolaire et professionnelle, 52(1), 87-117.
Chauvel, S. (2012). Sociologie des pratiques d’orientation en fin de 3e. Thèse en sociologie, EHESS.
Archer, L. & DeWitt, J. (2017). Understanding young people’s science aspirations. Londres : Routledge.
Henri-Panabière, G., Court, M., Bertrand, J., Bois, G. & Vanhee, O. (2019). La montre et le martinet : structuration temporelle de la vie familiale et inégalités scolaires. Dans Actes de la recherche en sciences sociales, 219, (no 226-227, p. 16-30). Paris : Éditions du Seuil.
Ichou, M. & Vallet L.-A. (2013). The relative importance of achievement and tracking decisions in creating educational inequalities: change over four decades in France. Dans M. Jackson. Determined to succeed? Performance versus choice in educational attainment (p. 116-148). Stanford : Stanford University Press.
Landrier, S. & Nakhili, N. (2010). Comment l’orientation contribue aux inégalités de parcours scolaires en France. Formation emploi, 109, 23-36.
Lehoux, E. (2024) Un modèle néolibéral d’orientation ? Les mutations de l’orientation depuis la fin du XXe siècle et la question du projet. Carnets Rouges, 30, 7-10.
Oller, A.-C. (2020). Le coaching scolaire. Un marché de la réalisation de soi. Paris : PUF.
Pistolesi, N. (2015). L’orientation active : une aide efficace pour choisir ses études ? Regards croisés sur l’économie, 16(1), 105-116.
Stevanovic, B. & Mosconi, N. (2007). Les représentations des métiers des adolescent(e-s) scolarisé(e-s) dans l’enseignement secondaire. Revue française de pédagogie, 161, 53-68.
Notes de bas de page
1Plaquette de présentation du baccalauréat 2021, http://cache.media.education.gouv.fr/file/BAC_2021/00/0/DP_BAC_BDEF_web_898000.pdf : p. 1.
2https://www.education.gouv.fr/orientation-scolaire-cadre-national-de-reference-entre-l-etat-et-regions-de-france-7322
Auteur
-
Marianne Blanchard
UT2J/INSPE TOP/ CERTOP.
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