1.1. Des trajectoires brouillées par la crise

6La comparaison des trajectoires d’activité déclarées d’année en année fait apparaître les conséquences de la crise. L’étude de la situation principale d’activité déclarée5 permet d’approcher le sens que les personnes donnent à leur situation (Demazière, 2013 ; Duvoux & Papuchon, 2018) mais aussi de contourner les limites de l’activité au sens du BIT6, qui ne permet pas de saisir l’ensemble des transformations de l’activité lors de la crise sanitaire, du fait notamment de la restriction des possibilités de recherche d’emploi et des contraintes domestiques liées aux confinements, par exemple de garde d’enfants (Baudot et al., 2021; Lambert et al., 2021). En raison de l’architecture rotative de l’Enquête Emploi, 9 895 trajectoires correspondant aux années civiles (janvier-décembre) sont reconstituées pour chaque personne avec un pas mensuel.

7La forme globale des trajectoires peut être comparée d'année en année (figure 2). La comparaison des tapis de séquence des années 2019 et 2020 donne à voir des transformations dans les types de transitions que les personnes connaissent au cours d’une année civile. Le passage de l’emploi salarié au chômage devient ainsi beaucoup plus important graphiquement, en mars et en avril 2020, par rapport à la même période en 2019. Au contraire, le passage de la situation d’études à la situation d’emploi salarié, qui correspond à l’emploi saisonnier d'étudiants, est moins fréquent en 2020 par rapport à 2019. Les passages du chômage à l’emploi sont, de même, quasiment inexistants en mars et en avril 2020 et plus limités sur l’ensemble de l’année, ce qui signifie que les retours à l’emploi sont réduits en 2020 par rapport à 2019.

Figure 2 • Tapis de séquences des personnes travaillant dans l’hôtellerie-restauration, pour les années 2019, 2020 et 2021.

8L’année 2021 est graphiquement proche de l’année 2019, suggérant un retour rapide à la situation pré-covid. En même temps, plus de trajectoires connaissent des changements d’état au cours de l’année, ce que montre l’indicateur de stabilité des trajectoires (tableau 1). Alors que la part de trajectoires instables, connaissant au moins un changement d’état, reste globalement stable entre 2019 et 2020, elle diminue de 4 points pour atteindre 62,5 % des trajectoires en 2021. Il semble ainsi que le bouleversement des trajectoires n’advienne pas dès le début de la crise mais plutôt dans les mois qui suivent.

1.2. Les trajectoires typiques du secteur : segmentation et dynamique d’activité

9Des méthodes de classement permettent d’étudier de façon plus fine ces trajectoires selon leurs ressemblances et leurs dissemblances. La construction de cette typologie repose sur les méthodes d’optimal matching (Abbott & Tsay, 2000) qui permettent de classer inductivement les trajectoires7. Six classes de trajectoires sont mises en évidence : l’emploi salarié stable, l’emploi salarié instable (emploi salarié entrecoupé de périodes de chômage ou d’inactivité), les trajectoires de personnes en études, qui occupent des emplois saisonniers, les trajectoires majoritairement inactives, les trajectoires d’emploi à son compte et les trajectoires à chômage prédominant (figure 3).

Figure 3 • Typologie de trajectoire d’activité déclarée.

10Ces types de trajectoires, qui renvoient à des caractéristiques sociodémographiques précises (tableau 2), font apparaître les logiques de segmentation à l'œuvre dans le secteur. Les trajectoires correspondant aux salarié·es stables regroupent des personnes plus diplômées, plus jeunes et immigrées. L’emploi à son compte est plus masculin que la moyenne. Au contraire, les trajectoires les plus précaires (études et emploi saisonnier, inactivité, chômage prédominant) sont plus fréquemment celles de femmes. Les personnes inactives sont moins diplômées que la moyenne et en outre plus âgées.

11Outre cette description des types de trajectoires, il est possible de regarder leur distribution chaque année (tableau 3). Les trajectoires correspondant à l’emploi salarié stable sont sans surprise surreprésentées en 2019, avant le Covid. Le cœur stable du secteur semble toutefois préservé pendant la crise, puisque ces trajectoires d’emploi salarié stable demeurent majoritaires entre 2019 et 2021. La part de trajectoires en études et emploi saisonnier atteint 15,5 % des trajectoires en 2021, ce qui peut s’expliquer par le recours plus important au moment de la reprise, à l’été 2021, à une main-d’œuvre saisonnière flexible. Enfin, la part de trajectoires de chômage prédominant augmente sans surprise en 2020 et 2021.

12L’étude longitudinale permet donc de saisir les trajectoires d’activité typiques du secteur ainsi que leurs transformations au cours de la crise. Toutefois, le caractère annuel de ces trajectoires rend difficile le suivi des temporalités infra-annuelles ainsi que la prise en compte, au-delà de la seule activité, des conditions – multidimensionnelles ꟷ d’emploi. L’analyse dynamique des trajectoires gagne à être complétée par une étude en coupe transversale du secteur, à une échelle temporelle plus fine.

2.1. Un resserrement sur les plus stables dans les moments forts de la crise

14Lorsque les établissements font l’objet de fermetures administratives (encadré 1), le secteur de l’hôtellerie-restauration se replie sur les salarié·es les plus stables. La mise à l’arrêt de l’activité provoque ainsi une éviction des contrats courts et des temps partiels aux faibles volumes horaires, ainsi qu’une diminution de la part des bas salaires.

15Les individus employés de manière temporaire dans l’hôtellerie-restauration quittent massivement le secteur sur la période de la crise sanitaire. La part de personnes en CDD décroît en effet rapidement au cours des confinements, au gré du calendrier des restrictions de l’activité (figure 4). Si elle concerne 12,8 % des salarié·es du secteur en février 2020, cette proportion passe à 8,5 % en mars puis à 6,4 % en avril. Lors du second confinement, le phénomène s’accentue : moins de 6 % des salarié·es sont en CDD entre décembre et mars 2021. En parallèle, la part des contrats à durée indéterminée (CDI) augmente. Alors qu’en mars 2019, les travailleurs et travailleuses en CDI représentent 78,7 % des salarié·es du secteur, ils et elles comptent pour 84,1 % des salarié·es en mars 2020 et 90,6 % un an plus tard, en mars 2021. Le taux de personnes en CDI demeure élevé durant toute la crise sanitaire, même s’il diminue dans les moments d’accalmie, par exemple lors de la saison estivale de 2020.

Figure 4 • Évolution mensuelle du type de contrat d’emploi dans le secteur de l’hôtellerie-restauration entre janvier 2019 et juin 2021

16L’étude du temps de travail mène également au constat d’un resserrement du secteur sur les salarié·es les plus stables. Face à une diminution générale de la quantité de travail disponible, les petits temps partiels, dont l’amplitude horaire est faible, sont évincés. Les entreprises privilégient en effet les temps partiels les plus importants : les temps partiels de plus de 80 % concernent 42,7 % des salarié·es à temps partiel, en mars 2021, alors que leur part dans le volume total de temps partiels n’avait pas excédé 15 % au cours de l’année 2019. Cette croissance des temps partiels suggère également un déclassement des salarié·es d’ordinaire à temps plein – qui sont nombreux·ses à voir leur temps de travail modifié au moment de la crise sanitaire (Guénée et al., 2021).

17L’éviction des salarié·es les plus précaires peut aussi être objectivée par la modification de la structure des salaires dans l’hôtellerie-restauration (tableau 4). Au cours de la crise, les salaires convergent vers le salaire médian du secteur, lui-même proche du salaire minimum – qui s’élève au 1er janvier 2020 à 1 218 € nets par mois. Entre avril 2020 et juin 2021, les salaires nets mensuels se concentrent durablement sur la tranche 1 000 – 1 500 €, qui compte pour au moins 40 % du volume total des salaires sur toute la période. Alors que les bas salaires sont un trait distinctif du secteur, notamment pour les serveur·euses, les aides de cuisine ou les employé·e·s d’étage, la part des personnes gagnant moins de 500 € chute et représente alors 5,9 % du total des personnes salariées du secteur lors du second confinement, entre octobre et décembre 2020, contre 9,3 % un an plus tôt. Cette diminution de la proportion de salarié·es tirant un faible revenu de leur activité dans le secteur est directement liée à la diminution des petits temps partiels évoquée plus haut. Parmi les individus qui composent ces professions faiblement rémunérées, seul·es celles et ceux qui bénéficient des conditions d’emploi les plus avantageuses (CDI et temps de travail élevé) sont parvenu·es à se maintenir en emploi malgré les confinements successifs.

18La situation de « gel » du marché du travail dans l’hôtellerie-restauration expose particulièrement les jeunes, qui sont nombreux et nombreuses à pâtir du non-renouvellement des contrats courts (Jugnot & Vignale, 2022). La main d'œuvre étudiante, qui trouve dans l’hôtellerie-restauration l’occasion d’un emploi d’appoint – souvent en CDD et à temps partiel – est ainsi moins sollicitée par les entreprises. La proportion de personnes se déclarant en études passe en effet de 9,3 %, en avril 2019 à 6,6 % un an plus tard, au moment du premier confinement. En parallèle, la part des jeunes diminue également dans le secteur, surtout lors de l’hiver 2020-2021. Dans ce secteur d’ordinaire marqué par l’emploi fréquent des jeunes (Molinari-Perrier, 2010), la crise a pour effet d’augmenter l’âge médian des salarié·es : ce dernier passe de 36 ans en décembre 2019 à 40 ans un an plus tard.

19Ces différentes dynamiques montrent que les conséquences de la crise sur les conditions d’emploi épousent le calendrier des mesures. Lors du premier confinement (entre mars et mai 2020), puis lors des seconds et troisième confinements (entre octobre 2020 et mai 2021), le secteur se resserre autour de son noyau dur de salarié·es permanent·es (Monchatre, 2018).‬‬‬

2.2. Après la crise, une précarisation des conditions d’emploi

20Le début de l’été 2021 marque la fin définitive des restrictions administratives, laissant planer la possibilité d’un retour à la normale sur le plan de l’emploi. Après la période de la crise sanitaire qui avait provoqué une contraction des recrutements, l’hôtellerie-restauration redevient un foyer majeur d’embauches et les effectifs du secteur grimpent rapidement à des niveaux inédits. Cependant, ce fort besoin de main d'œuvre coïncide avec une fidélisation réduite des salarié·e·s. Ces dernier·ères restent moins longtemps dans le secteur et/ou changent plus régulièrement d’employeur au sein de l’hôtellerie-restauration, si bien que 75 % des entreprises du secteur disent rencontrer des difficultés de recrutement au dernier trimestre 2022 (Moquay & Obser, 2023).

21Avec l’augmentation de l’activité et la moindre durabilité des salarié·es en poste, l’hôtellerie-restauration connaît de nouvelles conditions d’emploi, marquées par une accentuation de la précarité. D’abord, on observe une hausse de l’embauche en contrat court à partir de l’été 2021. La part des CDD est ainsi plus importante qu’avant la crise, en particulier dans la saison estivale : 29,8 % des salarié·es sont en CDD en août 2022 contre 21,4 % quatre ans plus tôt. Le recours massif aux CDD après la crise se double d’une diminution de leur durée. En décembre 2022, 28,3 % des CDD durent ainsi moins d’un mois contre 10,7 % en décembre 2019 (figure 5). En outre, la part des intérimaires parmi les salarié·es passe de 2,6 % en novembre 2019 à 3.9 % en novembre 2022. Cette évolution interpelle dans un secteur où les employeurs sont d’ordinaire réticents à passer par des agences intermédiaires – sollicitant essentiellement ces services pour le recrutement d’extras, lors d’opérations ponctuelles (Forté & Monchatre, 2013). À cette augmentation des contrats courts correspond une diminution du volume des CDI.

Figure 5 • Évolution mensuelle de la durée des CDD entre janvier 2019 et décembre 2022

22Enfin, les temps de travail suivent cette tendance au morcellement du travail (figure 6). Ainsi, la part des temps partiels correspondant à moins d’un mi-temps connait une forte croissance : en novembre 2022, plus de la moitié des temps partiels du secteur (soit 58,7 %) correspondent à un mi-temps ou moins. En conséquence, la part des faibles salaires connaît également une augmentation après la crise : au dernier trimestre 2022, 34,4 % des salarié·es gagnent moins de 1 000€ contre 30,7 % au dernier trimestre 2019.

Figure 6 • Évolution mensuelle du taux de temps partiels entre janvier 2019 et décembre 2022

23La précarisation des contrats de travail et des temps de travail va de pair avec un rajeunissement de la population salariée du secteur. L’âge médian, qui s’élevait à 36 ans en décembre 2019 et avait augmenté lors des confinements, diminue une fois la crise terminée : il est de 35 ans en décembre 2021 puis de 34 ans en décembre 2022. En parallèle, le taux de personnes déclarant que leur situation principale est d’être en études s'accroît (13,8 % en novembre 2021 contre 10,1 % en novembre 2019). Il en va de même pour la part de travailleurs et travailleuse en alternance ou en stage qui passe de 4,9 % en mars 2019 à 6,6 % en mars 2022 – suivant un mouvement plus large de hausse de l’alternance dans l’ensemble de la population active (Labau & Lagouge, 2023). Ainsi, la précarisation des conditions d’emploi après la crise est allée de pair avec l’embauche massive de jeunes.