1.1. L’année 2022 : les tensions sont à leur plus haut niveau

8Les tensions sur le marché du travail atteignent un niveau inédit en 2022 (Chartier et al., op. cit.). Dans le contexte de reprise post crise sanitaire, huit métiers sur dix (appréhendés selon la famille professionnelle en 225 postes) sont en tension. Vingt-sept métiers du top trente font partie du BTP et de l’industrie, notamment des métiers d’ouvriers qualifiés ou de techniciens, mais aussi les informaticiens, les techniciens des services comptables et financiers, ainsi que les infirmiers.

1.2. Les métiers recherchés et retrouvés par les demandeurs d’emploi sont-ils des métiers en tension ?

9Pour savoir si les métiers recherchés ou retrouvés sont en tension, nous qualifions chaque métier recherché ou retrouvé selon le degré de tension en 2022, en utilisant la nomenclature des familles professionnelles en 87 postes (annexe). Le champ est restreint aux métiers pour lesquels la tension est connue, donc en excluant certaines familles professionnelles (médecins, enseignants, par exemple). Au total, l’étude porte sur 2,4 millions de demandeurs d’emploi ayant retrouvé un emploi en 2022.

10Un demandeur d’emploi peut rechercher un emploi dans un ensemble plus ou moins vaste de métiers. En fonction des métiers recherchés par les demandeurs d’emploi et du métier retrouvé, il est possible de définir plusieurs catégories d’emploi recherché :

1. Aucun métier recherché n’est en tension.

2. Au moins un des métiers recherchés est en tension modérée.

3. Au moins un des métiers recherchés est en tension.

11De la même manière, on peut qualifier le métier retrouvé par son degré de tension : sans tension, tension modérée ou en tension. Au sein des métiers retrouvés dans des métiers en tension, nous distinguons les métiers en tension forte et ceux en tension très forte3 (annexe).

12La proportion de demandeurs d’emploi recherchant dans un métier en tension et ayant retrouvé un emploi est plus élevée que leur poids dans l’ensemble de la demande d’emploi (tableau 1), ce qui témoigne d’un retour à l’emploi plus rapide lorsque la recherche d’emploi porte sur un métier en tension. Le phénomène inverse s’observe pour les demandeurs recherchant dans un emploi sans tension4.

13En 2022, parmi les demandeurs d’emploi retrouvant un emploi, plus de la moitié (54,6 %) retrouvait un métier en tension forte ou très forte. Parmi ces demandeurs, 55 % recherchaient comme principal métier un métier en tension et 74 % au moins un métier en tension. Les métiers en tension représentent trois quarts des offres d’emploi et deux tiers de l’emploi salarié, soit une valeur plus élevée que la part des emplois en tension retrouvés par les demandeurs et la part des demandeurs recherchant comme principal métier un métier en tension. Par construction, en effet, la tension de recrutement est plus élevée lorsque le nombre de demandeurs d’emploi est plus faible5.

1.3. Des métiers recherchés au métier retrouvé, avec ou sans tension

14Les transitions professionnelles des demandeurs d’emploi peuvent être appréhendées sous le prisme du changement de domaine, c’est-à-dire lorsque la liste des métiers recherchés par le demandeur d’emploi ne correspond pas au domaine professionnel qu’il exerce in fine.

15Comparés aux demandeurs d’emploi qui ont recherché un métier en tension modérée ou forte, ceux recherchant des métiers sans tension changent plus souvent de domaine professionnel (47,8 %, contre 37,0 % en moyenne). Ceci pourrait s’expliquer par des opportunités d’embauches moindres dans ces métiers sans tension qui les poussent alors à exercer dans un autre domaine professionnel. Parallèlement, les demandeurs d’emploi recherchant un métier en tension très forte ont changé plus souvent de domaine professionnel que leurs alter ego ayant recherché un métier en tension forte (graphique 1).

Graphique 1 • Proportion de demandeurs d’emploi changeant de domaine professionnel en fonction de l’intensité du métier recherché

16Les matrices des mobilités des demandeurs d’emploi, des emplois recherchés aux métiers retrouvés selon leurs niveaux de tension, sont différentes selon que l’on considère l’ensemble des demandeurs d’emploi ou les seuls demandeurs d’emploi ayant changé de domaine professionnel. Au sein de la population recherchant un métier sans tension, ceux qui changent de domaine professionnel s’orientent massivement vers des métiers en tension (32,5 % en tension modérée, 32,4 % en tension forte et 13,7 % en tension très forte). Cette tendance n’apparait pas si on considère l’ensemble des demandeurs d’emploi : plus de la moitié (55,2 %) retrouvent un métier sans tension. Le même constat peut être établi si on considère les demandeurs d’emploi recherchant un métier à tension modérée et changeant de domaine professionnel : la majorité bascule vers un métier en tension. En revanche, les demandeurs d’emploi recherchant un métier en tension et changeant de domaine professionnel retrouvent plus souvent dans un métier avec le même niveau de tension (28,3 % pour ceux recherchant un métier en très forte tension et 29,6 % pour ceux recherchant un métier en forte tension, contre 25,6 % pour ceux recherchant un métier à tension modérée et 21,4 % un métier sans tension).

2.1 Analyse descriptive

17Les caractéristiques individuelles des demandeurs d’emploi ayant réalisé une transition professionnelle varient selon le degré de tension des métiers recherchés. Les femmes sont surreprésentées (68,5 %) parmi les demandeurs d’emploi qui recherchaient des métiers sans tension (tableau 3) et cela, quelle que soit la trajectoire ultérieure (emploi retrouvé sans tension ou avec tension). Lorsque le métier recherché est en tension modérée, les femmes sont moins nombreuses a fortiori lorsque le métier retrouvé est en forte ou très forte tension.

18Cette surreprésentation des femmes dans la recherche de métiers peu tendus s’explique par la ségrégation professionnelle (Chamkhi & Toutlemonde, 2015) : parmi les sept métiers sans tension, trois sont des métiers à dominante féminine et le reste est mixte. Dans le même sens, parmi les treize métiers à tension modérée, dix sont soit à dominante féminine (cinq métiers), soit mixtes.

19Quelle que soit l’intensité de la tension dans les métiers recherchés, les demandeurs d’emploi âgés de moins de 35 ans sont majoritaires parmi ceux qui changent de domaine professionnel. Ces résultats sont cohérents avec les analyses réalisées sur les mobilités en 2019 (Chamkhi et al., 2022). Cette plus forte mobilité s’explique par des réorientations professionnelles plus fréquentes en phase d’insertion sur le marché du travail (Coupié et Gasquet, 2024). Lorsque la recherche des demandeurs d’emploi porte sur un métier sans tension, plus de la moitié de ceux qui ont changé de domaine professionnel ont au moins un niveau Bac+2 (tableau 3). Cette surreprésentation est liée à la nature des métiers sans tension qui comprennent des métiers administratifs et les professionnels des arts et spectacles, occupés surtout par des diplômés du supérieur (annexe).

20Les niveaux infra bac sont plus représentés quand la recherche du métier est en tension modérée ou forte ; une partie des métiers concernés sont en effet des métiers d’ouvriers ou d’employés peu qualifiés. Enfin, les résidents des quartiers prioritaires de la politique de la ville sont plus nombreux lorsque les métiers recherchés sont en tension modérée ou en forte tension.

21Les transitions peuvent également être analysées selon le domaine professionnel principal recherché et celui retrouvé (graphique 2). Les proximités entre domaines professionnels, en termes de compétences ou de nature du travail, sont à l’origine de flux privilégiés (Chamkhi et al., 2022b qui mobilisent un modèle gravitaire). Ainsi, plus de la moitié des demandeurs d’emploi recherchant un métier agricole ont retrouvé un métier en tension forte, soit dans l’industrie (21,1 %), soit dans le bâtiment (11,4 %), soit dans le transport et la logistique (21,6 %). Près d’un tiers des demandeurs d’emploi recherchant un métier du transport et de la logistique ont retrouvé un métier en tension relevant du domaine industriel. Enfin, près de 40 % des demandeurs d’emploi recherchant un métier de la banque-assurance ont retrouvé un métier en tension forte dans le domaine de la gestion-administration des entreprises. D’autres domaines professionnels restent des voies de sortie du chômage indépendamment de l’origine professionnelle du demandeur d’emploi : les métiers en tension relevant des domaines du commerce, de l’hôtellerie restauration, de l’alimentation ou des services aux particuliers et aux collectivités sont alimentés par des demandeurs d’emploi de domaines très divers.

2.2. Les enseignements d’un modèle Logit multinomial explicatif des transitions vers des métiers en tension

22Un modèle Logit multinomial visant à expliquer les transitions vers des métiers en forte ou très forte tension a été réalisé. Le champ d’analyse est celui des demandeurs d’emploi recherchant des métiers sans tension ou à tension modérée. La variable de trajectoire à expliquer comprend trois modalités :

1. Rester dans le même domaine professionnel.

2. Changer de domaine professionnel vers des métiers sans tension.

3. Changer de domaine professionnel vers des métiers en tension.

23Les facteurs explicatifs sont les domaines professionnels recherchés, le niveau de qualification du principal métier recherché, le sexe, l’âge, le niveau de formation, l’activité réduite du demandeur d’emploi, le motif d’inscription et l’ancienneté au chômage, et enfin des variables de localisation (densité en termes de population du bassin d’emploi de résidence6, sur ou sous-représentation du principal métier recherché dans le bassin d’emploi, localisation dans un quartier prioritaire de la ville).

24Les résultats permettent de confirmer l’analyse descriptive réalisée et de mettre en évidence d’autres facteurs explicatifs :

• les jeunes demandeurs d’emploi s’orientent davantage vers des domaines professionnels différents de ceux recherchés, que ce soit des métiers en tension ou sans tension. C’est le cas contraire pour ceux ayant une activité réduite. Ces résultats confirment une étude précédente sur les changements entre les métiers recherchés et retrouvés (Chamkhi, op. cit.) ;

• les femmes s’orientent moins vers des métiers en tension qui sont, comme on l’a évoqué, majoritairement à dominante masculine. Au-delà des effets structurels liés à leur spécialisation professionnelle initiale, un « effet frontière » limite la possibilité pour les femmes d’accéder à des métiers à dominante masculine (Chamkhi et al., 2022b) ;

• par rapport aux demandeurs d’emploi inscrits dans un métier d’employé qualifié, les demandeurs inscrits dans un métier d’ouvrier non qualifié s’orientent davantage vers des métiers en tension. Il en est de même des titulaires d’un niveau CAP-BEP. Ces résultats peuvent s’expliquer par la présence importante de métiers de l’industrie et du BTP dans les métiers en tension, la transférabilité de compétences vers ces métiers étant sans doute plus facile pour ces populations ;

• les demandeurs d’emploi en fin de mission d’intérim se dirigent plus fréquemment dans des métiers en tension ;

• un effet « marché local du travail » est nettement perceptible : lorsque le métier recherché est très présent dans le bassin d’emploi (surreprésentation dans les offres d’emploi), les demandeurs s’orientent moins souvent vers d’autres domaines professionnels, que ce soit des métiers sans tension ou avec tension. En revanche, ils accèdent davantage à des métiers en tension lorsque leur poids dans les offres d’emploi est plus élevé dans le bassin d’emploi ;

• dans les territoires à forte densité de population, offrant donc davantage d’opportunités dans les métiers initialement recherchés (Chamkhi et al., 2023), les demandeurs s’orientent moins vers d’autres domaines professionnels ;

• enfin, les résidents qui habitent dans les quartiers prioritaires de la ville s’orientent un peu moins vers des métiers en tension par rapport aux métiers sans tension. Un spatial mismatch entre la localisation des métiers en tension et le lieu de résidence des habitants en QPV pourrait être à l’origine de cette différence.

2.3 Des transitions vers des métiers en tension différentes selon les conditions de travail et l’intensité de la relation formation-emploi

25Les raisons à l’origine des tensions de recrutement sont multiples : insuffisance de la main-d’œuvre disponible, turnover important, conditions de travail difficiles, nécessité d’avoir des formations spécifiques pour exercer les métiers en tension… Les publics qui vont se diriger vers un métier en tension vont alors être différents selon l’origine des tensions.

26Il ressort de modèles logistiques multinomiaux les résultats suivants :

• Les demandeurs d’emploi recherchant un métier de cadre ou de profession intermédiaire accèdent moins souvent à un métier en tension avec des conditions de travail difficiles ; c’est l’inverse pour les ouvriers non qualifiés. Ce résultat trouve principalement son origine dans la structure des métiers ayant des conditions de travail contraignantes7, qui comprend davantage d’emplois peu qualifiés.

• Les jeunes s’orientent davantage vers des métiers en tension avec des conditions de travail contraignantes (annexe, graphique 2). Ces résultats sont cohérents avec ceux de Gollac et al. (2014) sur le lien entre âge et conditions de travail. De même, les jeunes accèdent plus souvent à des métiers en tension avec une relation formation-emploi faible (annexe, graphique 3) ; cet effet s’explique par la gestion de la main-d’œuvre dans ces métiers qui sont davantage alimentés par des jeunes.

• Les demandeurs d’emploi les moins diplômés se dirigent également vers des métiers avec des conditions de travail plus défavorables. Ce résultat peut s’expliquer à la fois par un niveau de qualification plus faible de ces métiers et par un effet de sélectivité en fonction du niveau de diplôme : les moins diplômés ont moins de marge de manœuvre sur le marché du travail. Le même phénomène s’observe pour les métiers en tension avec ou sans relation formation-emploi forte : les diplômés du supérieur accèdent plus souvent à des métiers avec une forte relation formation-emploi ; c’est l’inverse pour les moins diplômés.