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Liens entre chômage et reconversion : complémentarités, apports et limites d’une triangulation des sources et méthodes

p. 61-70


Texte intégral

Introduction

1Promouvoir, orienter et accompagner les mobilités et les reconversions professionnelles est une problématique ancienne et récurrente qui a trait à des enjeux sociaux et économiques de réallocation de la main-d’œuvre, « en particulier à des époques charnières de l’évolution des modes de production et des rapports sociaux » (Villeval, 1992, p. 19). Elle tend ainsi à se réactualiser de façon prégnante à chaque nouvelle « crise » de l’emploi et (donc) du chômage, économique, sectorielle, démographique, environnementale, sanitaire… La construction sociale de la reconversion « entre contrainte et choix » (Negroni & Mazade, 2019) s’est parée d’une dimension active et potentiellement prometteuse d’un épanouissement individuel et d’une réalisation de soi. Elle a perdu ainsi de son sens douloureux et négatif associé aux licenciements collectifs et aux plans de restructurations qui ont mené de nombreuses personnes au chômage (Dares, 2003; Gaspard et al., 1985). Cette évolution s’inscrit dans un contexte où les trajectoires professionnelles peuvent de moins en moins être pensées de façon linéaire, notamment avec la persistance d’un haut niveau de chômage.

2L’expérience du chômage s’est d’ailleurs diffusée largement parmi les générations entrées sur le marché du travail depuis la fin des années 1970 (Rouxel & Virely, 2012). Depuis son développement massif, de nombreuses mobilités se sont déplacées vers le chômage (Duhautois et al., 2012). L’hypothèse d’un éclatement du système de mobilité français face à la crise conduisant à un système de « flexibilité » (Silvestre, 1986) a ainsi pu être formulée dès les années 1980. Des travailleuses et travailleurs sont davantage exposé·es au risque du chômage et à la précarité de l’emploi en fonction de leur niveau de formation, de leur âge, de leur sexe, mais aussi en fonction du métier qu’ils ou elles exercent (Jeger, 1995 ; Picart, 2014). Les transitions sur le marché du travail augmentent ainsi principalement vers le chômage et depuis celui-ci (Flamand, 2016) tandis que de nombreux chômeurs et chômeuses changent de métier à la reprise d’un emploi (Matus & Prokovas, 2014b).

3Pour certain·es auteur·es, le chômage n’est pas « un facteur décisif dans les changements de métier » (Denave, 2015, p. 96). Des études sur longues périodes montrent toutefois qu’ignorer les changements de métiers à la sortie du chômage aboutit à sous-estimer de 50 % le taux de mobilité entre métiers (Lalé, 2012). Quelques études se sont intéressées aux métiers exercés à la sortie du chômage (Lizé & Prokovas, 2009 ; Matus & Prokovas, 2014). Elles mettent en évidence des mobilités importantes, complexes et variables selon le métier recherché ainsi qu’une précarité des emplois exercés. Elles apparaissent le plus souvent contraintes. Des motifs autres que l’urgence de trouver du travail relèvent cependant de l’expression d’un « choix ». Les travaux sur la « reconversion volontaire » (Negroni, 2007) montrent d’ailleurs une autre perspective de l’expérience du chômage. Elle peut être interprétée comme un « temps libéré » (ibid, p. 111), favorable à une remise en question de la trajectoire professionnelle et à l’élaboration d’un « projet » de reconversion.

4Les relations entre chômage et reconversion, ainsi que les expériences auxquelles elles renvoient, demeurent cependant peu explorées. C’est ce que propose d’éclairer notre travail en interrogeant le rôle du chômage dans l’organisation sociale des reconversions professionnelles. Notre approche méthodologique combine plusieurs sources (d’enquêtes, administratives) et méthodes quantitative et qualitative. Nous expliciterons dans un premier temps la façon dont nous les avons triangulées au cours des phases de collecte et d’analyse. Dans un second temps, nous illustrerons leur complémentarité pour comprendre les relations entre chômage et reconversion.

1. Une triangulation des sources et méthodes de la collecte à l’analyse

5Afin d’analyser la fonction sociale du passage par le chômage dans les processus de reconversion, notre problématique articule une « perspective ethnosociologique » (Bertaux, 1997) en interrogeant les dynamiques sociales d’une catégorie de situation et une perspective plus théorisée et générale portant sur ce que peut révéler une catégorie de situation sur les structures sociales et leurs évolutions. L’objectif est ainsi de mettre en lumière les interdépendances entre individu et société (Elias, 1991) à partir de l’angle des trajectoires individuelles. Nous utilisons ainsi différentes sources et méthodes afin d’observer et d’étudier les interdépendances entre trois principales dynamiques : les dynamiques individuelles, institutionnelles et des modes de gestion de la main-d’œuvre par les employeurs.

1.1. Une définition des apports de chaque source et méthode

6Nous mobilisons en premier lieu la méthode des récits de vie (Bertaux, 1997) en nous appuyant sur un corpus principal de 37 entretiens biographiques réalisés pour la plupart en 2017 auprès de chômeurs reconvertis dans un autre métier. Nous nous plaçons ainsi dans la ligne d’une analyse compréhensive des processus de bifurcation professionnelle (Denave, 2015 ; Negroni, 2007). Ces « formes narratives » (Bertaux, 1997) sont riches en informations sur des pratiques, des données factuelles et des événements ainsi que sur leur sens subjectif. Elles renseignent non seulement sur les événements mais aussi sur ce qui n’a pas eu lieu, c’est-à-dire les « non-événements » tels que, par exemple, un refus de financement d’une formation, la promesse d’une promotion ou d’embauche non tenue, etc., et sur les « logiques sociales » à l’œuvre (Demazière & Dubar, 1997). Elle ouvre ainsi une fenêtre large d’observation et d’analyse des temporalités, de leurs significations pour les narrateurs et narratrices et de l’ensemble des « actant·es » dans les récits (ibid), qu’ils soient la personne elle-même, des proches, des connaissances, des intermédiaires du marché du travail ou des employeurs. La méthode biographique met ainsi à jour des interactions et des interdépendances entre les trois dynamiques : individuelles, institutionnelles et les logiques de gestion de la main-d’œuvre.

7Elle est couplée avec une analyse secondaire et longitudinale de l’enquête Emploi sur la période 2005-2016 afin d’interroger l’ampleur et la nature des mouvements entre des espaces hiérarchisés de statuts d’emploi et de qualification (Maruani, 1989), leur évolution et leurs régularités tendancielles. Elle est une enquête de référence pour compter les chômeurs et chômeuses, mesurer les transitions sur le marché du travail ainsi que leurs évolutions dans le temps. Un sixième de l’échantillon de cette enquête réalisée en panel depuis 2003 est renouvelé chaque trimestre. Les personnes enquêtées sont donc interrogées six fois sur une période d’un an et demi, ce qui permet une analyse longitudinale de leurs trajectoires. À chaque interrogation, de nombreuses questions explorent la situation de chômage ou d’emploi. La profession exercée le cas échéant est recodée dans la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS). À la première interrogation, un calendrier rétrospectif d’un an permet de connaître mensuellement la situation déclarée (emploi, chômage, études, inactivité) tandis que la situation un an auparavant fait l’objet d’un questionnement plus approfondi sur les caractéristiques de l’emploi exercé (métier, nature de l’emploi, contrat de travail, temps de travail…). La périodicité entre 2005 et 2016 autorise par ailleurs d’explorer les potentiels effets de la crise de 2008 sur le volume et la nature des transitions via le chômage. Cette enquête apporte ainsi principalement des enseignements sur les interactions entre des trajectoires individuelles et des modes de gestion de la main-d’œuvre.

8Nous mobilisons également des données administratives de PE/FT, soit le fichier historique administratif des demandeurs d’emploi (FHA) et le fichier national des allocataires (FNA), dont les informations ont d’abord facilité la réalisation du terrain par entretien puis ont complété l’analyse des trajectoires biographiques. Ces données apportent des informations factuelles sur les trajectoires au chômage et sur leur gestion administrative sur longue période, dix ans pour le FHA et au-delà pour le FNA : caractéristiques sociodémographiques des chômeurs, durée, catégories, motif d’inscription au chômage, métier recherché, indemnisation, etc. Elles se limitent toutefois à un espace codifié d’administration et de gestion du chômage avec des informations partielles ou inexistantes sur le passé professionnel et sur le devenir des chômeurs. Elles renseignent ainsi principalement sur des interactions entre des trajectoires individuelles et des logiques institutionnelles qui tendent à relayer les besoins en main-d’œuvre des employeurs.

9L’analyse biographique permet de recomposer de façon fine et comparative ces interdépendances entre individu et société. Cela a justifié sa place centrale dans notre démarche. Notre méthodologie ne consiste toutefois pas à juxtaposer des sources et méthodes complémentaires, elles sont articulées et mise en dialogue de la phase de collecte à l’analyse.

1.2. Les données administratives et d’enquête au service du terrain qualitatif

10Appréhender la grande diversité des reconversions au chômage a été un des objectifs de notre démarche globale et, de fait, de l’enquête biographique sans chercher nécessairement à constituer un corpus « représentatif » de cette variété, mais plutôt significatif à la fois de tendances lourdes et de transitions en émergence, en explorant également des reconversions qui peuvent être jugées « atypiques ».

11Nous avons mobilisé pour cela les données disponibles dans le FHA et le FNA auxquelles nous avions accès. Elles ont permis de constituer une base de sondage pour conduire une courte enquête par mail (avec un lien renvoyant à l’enquête) afin d’identifier et de contacter des chômeuses et des chômeurs reconverti·es. Cette enquête a été adressée en janvier-février 2017 à trois échantillons équilibrés de 15 000 sortant·es des listes de PE/FT toutes catégories d’inscription confondues : sorti·es en février 2015, en février 2016 ou en juillet 2016, sans réinscription connue jusqu’en novembre 2016.

12La conduite du terrain s’est appuyée ensuite sur les résultats de cette enquête par internet et sur nos premières exploitations de l’enquête Emploi. Ces dernières ont contribué à la constitution du corpus d’entretien en mettant en évidence des régularités des reconversions au chômage en termes d’orientation et de ségrégation professionnelles femmes-hommes ainsi que le développement de nouvelles transitions depuis la crise de 2008, notamment vers l’entrepreneuriat. Nous avons ainsi recherché à interroger des transitions qui peuvent être jugées « banales » et d’autres plus « insolites » au regard de l’analyse statistique, sans viser une exhaustivité inatteignable de la variété possible des reconversions au chômage, mais une saturation des processus de reconversion articulée avec des régularités et des évolutions du marché du travail.

1.3. L’apport des données administratives dans l’analyse biographique

13L’analyse biographique a combiné plusieurs modes d’intelligibilité des itinéraires (de Coninck & Godard, 1990) : depuis une analyse thématique à des approches processuelles et structurelles. La première a fait émerger des expériences variées de retour à une position de « débutant·e » dans les processus de reconversion au chômage (Matus, 2019). Nous nous limiterons ici à exposer les apports des données administratives à une analyse balistique des trajectoires qui éclaire les relations de causalité et temporelles entre reconversion et chômage.

14Concrètement cette analyse balistique a consisté à reporter sur une frise chronologique les événements professionnels et familiaux abordés au cours des entretiens, mais aussi ceux qui n’ont pas eu lieu, le sens donné aux différentes séquences et à leur enchaînement, ainsi que les éléments connus sur la trajectoire du conjoint le cas échéant. Les informations administratives améliorent la compréhension du cours des événements et de leurs temporalités en situant précisément la ou les périodes de chômage qui s’articulent temporellement avec la reconversion, celles éventuellement connues par le passé et leurs caractéristiques (durée d’inscription et d’indemnisation, changements de catégories administratives, passages aux régimes d’assistance ASS/RSA, etc.). Elles précisent ainsi les moments d’entrée et de sortie de dispositifs (e.g. de création d’entreprise), d’exercice d’emplois temporaires évoqués ou non au cours des entretiens, l’absence de ruptures d’inscription malgré l’enchaînement de changements de situation, etc.

15Ces données administratives ont été particulièrement utiles pour éclairer des discours parfois confus à propos de périodes difficiles et douloureuses (leur enchaînement, leur durée) au cours desquels il y a une alternance entre de longs épisodes de chômage, des périodes d’inactivité (dépression, maladie) et des épisodes d’emploi. Ces données font apparaître également des non-dits (Demazière, 2007) qui éclairent notamment des justifications exprimant le souhait de se reconvertir. C’est le cas par exemple d’un enquêté que nous avons nommé Matthew (50 ans, gestionnaire d’exploitation dans le transport international pendant 28 ans). Il a négocié une rupture conventionnelle pour créer une activité de jardinerie à son entrée au chômage, car selon ses dires il ne parvient pas à évoluer professionnellement dans son ancien métier depuis qu’il a émigré en France. Or l’existence de licenciements, d’épisodes de chômage et de travail temporaire (activités réduites) qu’il n’a pas mentionnés au cours de l’entretien met en évidence une trajectoire professionnelle beaucoup plus fragilisée que ce que donne à voir son discours sur une carrière bloquée. La mise en forme chronologique de sa trajectoire contraste par ailleurs avec celle de son épouse qui connaît à l’opposé une carrière ascendante dans le même métier et plus précisément dans une entreprise dont il a été licencié. L’omission des expériences de licenciements, de chômage et de contrats précaires antérieures éclaire ainsi en elle-même « la subjectivité du locuteur » (Demazière, 2007) sur sa reconversion professionnelle au cours du chômage. Certaines trajectoires qui émergent des récits deviennent ainsi moins linéaires quand elles sont confrontées aux données administratives.

1.4. Une méthodologie d’analyse de l’enquête Emploi justifiée par le terrain qualitatif

16Cette analyse des biographies des chômeuses et chômeurs reconverti·es a mis en évidence le temps long, jusqu’à plus de six ans, des processus de reconversion au cours du chômage. Cela a justifié de ne pas restreindre l’analyse secondaire de l’enquête Emploi au calendrier rétrospectif d’un an qui comporte un biais de mémoire et de sous-déclaration de la mobilité (Duhautois et al., 2012), mais qui présente l’avantage d’utiliser des informations recueillies au même moment, sans attrition, en bénéficiant d’une pondération spécifique dans l’enquête Emploi. La limitation à un an de ce calendrier présente en effet un autre biais temporel et structurel important. Nous avons donc développé un dispositif hybride mobilisant le calendrier rétrospectif et la dernière interrogation afin d’élargir le plus possible la fenêtre d’observation. Elle a nécessité le calcul d’une pondération longitudinale et présente l’inconvénient de combiner des logiques rétrospective et prospective. Les biais d’attrition inhérents aux enquêtes en panel sont limités en circonscrivant l’analyse aux données de meilleure qualité dans la mesure où la première et la sixième interrogation sont toutes deux réalisées en face-à-face. Nous avons ainsi utilisé deux méthodes pour estimer les reconversions et les caractéristiques des emplois et des métiers exercés avant et après le chômage : l’une limitée aux déclarations mensuelles du calendrier rétrospectif en première interrogation, l’autre longitudinale jusqu’à la dernière interrogation réalisée aussi en face-à-face, soit au 28e mois d’observation. Dans les deux cas, il s’agit de sélectionner une population se déclarant en emploi un an auparavant et en emploi à la dernière interrogation considérée. Le métier exercé est connu à chaque extrémité temporelle tandis que les passages par le chômage sont recherchés dans l’intervalle du calendrier rétrospectif, et à la première interrogation dans la méthodologie hybride. Les résultats de ces deux méthodes peuvent être mises en regard de façon heuristique (cf. infra) en mettant en évidence un phénomène considérable et régulier, dont les rapports temporels de causalité sont principalement mis en lumière par l’analyse biographique.

2. Du chômage à la reconversion ou de la reconversion au chômage ? Les éclairages de l’analyse biographique sur des régularités statistiques

17L’usage de plusieurs méthodes permet d’appréhender un même phénomène sans pour autant être en mesure de l’approcher de la même façon. L’enquête biographique et l’enquête Emploi s’articulent ainsi sur des critères convergents. L’approche du chômage est extensive, elle ne se limite pas à une obligation ou à une activité de recherche d’emploi. Celle de la reconversion s’accorde sur des critères communs d’une population expérimentée ayant connu un changement de métier. Avec l’enquête Emploi elle se traduit par l’analyse d’une population de travailleurs et travailleuses ayant terminé leur formation initiale au moins cinq ans auparavant et se déclarant en emploi un an auparavant, cela en excluant ce qui s’apparente à des évolutions professionnelles et à des changements de qualification dans le même métier en travaillant à partir des PCS et de la nomenclature des familles professionnelles (FAP). L’enquête biographique repose quant à elle sur un critère d’exercice minimal de l’ancien métier fixé à trois ans. Dans cette seconde section, nous nous limiterons aux principaux résultats utiles à la démonstration de la complémentarité des méthodes dans l’analyse des liens entre chômage et reconversion.

2.1. Un phénomène plus conséquent et régulier d’une « sélection » du chômage…

18Sur la période observée entre 2005 et 2016, notre population de travailleurs et travailleuses expérimenté·es représente en moyenne 19 millions de personnes. Les emplois exercés un an auparavant par cette population sont un peu plus stables que ceux exercés par les personnes en emploi au sens du BIT. Elle est surtout plus âgée. Compte tenu du critère d’une fin d’études initiales au moins 5 ans auparavant, les personnes de moins de 30 ans représentent environ 6 % de notre population contre en moyenne 20 % parmi les actifs et actives en emploi. Ces deux caractéristiques (stabilité de l’emploi un an auparavant et âge) résument la spécificité de notre population dans la mesure où elle ne diffère pas de l’ensemble des actifs et actives en emploi sur d’autres caractéristiques (e.g. genre, niveau de diplôme).

19L’analyse des passages par le chômage parmi cette population met tout d’abord en exergue un phénomène régulier et peu sensible à la conjoncture sur l’intervalle court d’un an du calendrier rétrospectif (graphique 1). La seconde méthode sur 28 mois dans laquelle les personnes peuvent se déclarer au chômage dans le calendrier rétrospectif et au moment de la première interrogation permet en revanche de capter des variations conjoncturelles, et notamment une courbe en V au moment de la crise de 2008-2009.

Graphique 1 • Part des personnes ayant connu au moins un mois de chômage (en %)

Lecture : en moyenne, 2 % des travailleurs et travailleuses expérimenté·es ont déclaré avoir connu au moins un mois de chômage en 2015 sur un an ; 3 % sur la période d’observation de 28 mois.
Champ : personnes de 15 ans ou plus ayant terminé leur formation initiale depuis au moins 5 ans, en emploi un an auparavant et en emploi à la première ou à la sixième interrogation.

Source : enquête Emploi, millésimes 2005-2017. Sauf mention contraire les résultats appartiennent au même champ et proviennent de la même source.

20Parmi ces travailleurs et travailleuses expérimenté·es ayant déclaré avoir connu au moins un mois de chômage, un peu plus d’un tiers en moyenne ont changé de métier sur un an (graphique 2). Cette part est beaucoup plus considérable sur la période d’observation de 28 mois, avec davantage de variations conjoncturelles. Un changement de métier concerne en moyenne la moitié d’entre eux. Dans les deux méthodes, cette part demeure relativement stable en dehors des périodes de crise.

Graphique 2 • Part des personnes ayant changé de métier suite à une période de chômage (en %)

Lecture : en moyenne en 2008, 38 % des travailleurs et travailleuses expérimenté·es déclarant avoir connu au moins un mois de chômage ont changé de métier sur un an ; 53 % sur 28 mois d’observation.
Champ : personnes de 15 ans ou plus ayant terminé leurs études initiales depuis au moins 5 ans et déclaré au moins un mois de chômage, en emploi un an auparavant et en emploi à la première ou à la sixième interrogation.

21Cette régularité des changements de métier s’observe également parmi la population qui ne connaît pas de passage par le chômage. En moyenne 2 % de cette population connaît un changement de métier à un an d’intervalle et jusqu’à 7 % sur un intervalle de temps de 28 mois. Ces parts sont stables depuis la rénovation de l’enquête Emploi en 2013. Elles sont cependant difficilement comparables avec les millésimes précédents qui semblent surestimer pour cette population les mouvements d’un métier à un autre (graphique 3).

Graphique 3 • Part des personnes changeant de métier parmi celles qui ne connaissent pas de passages par le chômage et dans la population totale

Lecture : en moyenne en 2016, 2 % des travailleurs et travailleuses expérimenté·es n’ayant pas connu de passages par le chômage ont changé de métier ; 7 % sur le période d’observation de 28 mois.
Champ : personnes de 15 ans ou plus ayant terminé leurs études initiales depuis au moins 5 ans n’ayant pas connu le chômage, ni d’inscription au chômage, en emploi un an auparavant et en emploi à la première ou à la sixième interrogation.

22Ces résultats mettent en en évidence un phénomène régulier et plus conséquent en part relative suite à un épisode de chômage. Or cette « sélection » du chômage parmi une population globalement stable se traduit-elle par un biais dans le fait de changer de métier ? Nos résultats tendent à réfuter cette hypothèse. En effet, dans notre population, la probabilité de changer de métier suite à un épisode de chômage ne montre pas de biais de sélection significatif par rapport à la probabilité de connaître le chômage (modèle d’Heckman, cf. annexe). L’hypothèse H0 que tous les coefficients soient égaux à zéro n’est pas rejetée. Le modèle d’Heckman ne se justifie pas. Les variables inobservables de ce modèle de sélection (connaître au moins un mois de chômage) n’affectent pas significativement la probabilité de changer de métier ou non à la reprise d’un emploi. En d’autres termes, l’expérience du chômage est déjà fortement sélective sur une population très stable et relativement âgée comme la nôtre tandis que le fait de changer de métier à la reprise d’un emploi apparaît influencée par des facteurs distincts de ceux qui pèsent sur la probabilité de connaître le chômage.

23Dans un travail antérieur (Matus & Prokovas, 2014a), un autre modèle de sélection mettait en revanche en évidence une interdépendance significative entre le fait de changer de métier à la sortie du chômage et son aspect contraint ou non. La contrainte était définie à partir de la déclaration de difficultés à retrouver un emploi et de contraintes familiales, médicales ou personnelles. La probabilité d’être en mobilité contrainte était en outre fortement liée à des transitions vers certains domaines professionnels tels que ceux des services aux personnes et aux collectivités, des industries, des transports, de la logistique et du tourisme. L’ensemble de ces résultats conduisent à supposer que le passage par le chômage a très probablement davantage une incidence sur la nature des reconversions et sur leur orientation que sur le fait qu’elles aient lieu. Les relations causales entre chômage et reconversion ne semblent pas univoques. C’est le terrain qualitatif qui permet de les éclairer.

2.2. …éclairée par l’analyse biographique

24À propos des liens entre chômage et reconversion, l’hypothèse première est que la reconversion est une conséquence de la situation de chômage, notamment car elle lui est consécutive. Or l’analyse statistique ne met pas en évidence de biais de sélection tandis que les entretiens biographiques éclairent le fait que cela n’est pas toujours le cas. Le passage par le chômage peut en effet être anticipé en vue d’une reconversion précise ou en cours de réflexion. Cela ne présage pas toutefois que la reconversion souhaitée ait lieu. Il faut distinguer deux types de relation entre chômage et reconversion : le premier renvoie à la survenue ou non d’une reconversion au cours du chômage, la seconde à la façon dont elle s’oriente ou est orientée professionnellement. Nous nous focaliserons ici essentiellement sur le premier type de relations temporelles dans les biographies (de Coninck & Godard, 1990). Le second nécessiterait des développements trop longs sur l’analyse des « prévisibilités » et « imprévisibilités » temporelles (Grossetti, 2009) entre reconversion et chômage. Elle conduit à l’identification de formes temporelles de leurs relations complexes (Matus, 2023).

25Les situations dans lesquelles le chômage peut être considéré à l’origine d’une reconversion sont très variées et ne s’excluent pas les unes les autres. Les difficultés ou l’impossibilité (notamment pour inaptitude) de retrouver un emploi dans son ancien métier est le cas typique d’une reconversion qui s’impose pour sortir du chômage. Une reconversion peut également être envisagée pour essayer de sortir d’une précarité de l’emploi qui se traduit par une récurrence au chômage. De la même façon, l’échec d’une création d’entreprise (non rentable) au cours du chômage dans l’ancien métier ou dans un autre peut progressivement ou brutalement amener à reconsidérer son orientation professionnelle ou à trouver urgemment un emploi salarié quel qu’il soit. Une recherche d’emploi infructueuse peut signifier l’absence de postes qui conviennent aux critères recherchés (niveau de salaire, conditions de travail, distance du domicile…) ou qui après réflexion ne conviennent plus, notamment pour des motifs familiaux. L’expérience du chômage et des conditions difficiles de perte d’emploi déstabilisent en effet suffisamment les trajectoires pour que la période de privation d’emploi puisse devenir une opportunité de réfléchir à son avenir professionnel ou pour accepter un emploi dans un autre métier par défaut ou par opportunité (le « hasard », l’« opportunité », la « rencontre »).

26Le passage par le chômage peut dans d’autres situations être anticipé comme une étape dans un processus de reconversion, de façon intentionnelle ou sur un mode défensif (e.g. menace de licenciement). Des actions concrètes en vue d’une reconversion au cours du chômage prennent la forme d’un projet de formation diplômante ou de création d’entreprise afin d’exercer un nouveau métier. Ces anticipations sont plus fréquentes dans les récits d’anciens cadres et de travailleurs ayant occupés des postes à responsabilité. D’autres formes d’anticipation d’une reconversion au cours du chômage reposent principalement sur une recherche d’emploi, pour laquelle une habilitation (e.g. permis poids lourds, CACES) ou un diplôme a été obtenu ou dont le financement a été négocié avant la rupture du contrat de travail. Dans notre corpus, elles sont plutôt spécifiques à des ouvriers qualifiés ou non. La période de chômage peut être anticipée comme une période « propice » à une réflexion sur une nouvelle orientation professionnelle (Négroni, 2007). Toutefois, l’objectif principal peut être avant tout de quitter son ancien métier, notamment pour des motifs familiaux ou personnels, avec une idée plus ou moins précise de l’orientation professionnelle de la reconversion. La réflexion et la recherche d’emploi s’appuient en premier lieu sur des critères en termes de conditions et d’environnement de travail (horaires, liens hiérarchiques…). Cette forme d’anticipation est plutôt caractéristique de transitions féminines et d’employés du tertiaire. Enfin, l’échec d’une reconversion peut également mener au chômage ou à y revenir.

27Différents moments d’anticipation, de réflexion, de remise en cause de la reconversion et de son orientation peuvent se succéder dans une même trajectoire. Que le passage par le chômage et la reconversion soient anticipés ou non, leur déroulement est pavé de nombreuses imprévisibilités et d’incertitudes. En outre, ce qui est anticipé n’advient pas nécessairement tandis que de nombreux acteurs (proches, intermédiaires du marché du travail, employeurs) contribuent à organiser socialement ce passage. Les articulations temporelles entre reconversion et chômage sont ainsi complexes et nécessitent une analyse en dynamique des processus.

Conclusion

28Notre approche de la fonction sociale du chômage dans les reconversions professionnelles combine plusieurs sources et méthodes qui sont mises en dialogue de la phase de collecte à l’analyse. Les données administratives et l’analyse secondaire de l’enquête Emploi contribuent ainsi à la constitution du corpus d’entretiens biographiques tandis que le terrain justifie une méthode hybride dans l’enquête Emploi. Cette dernière confirme le déplacement de nombreuses mobilités au chômage et parmi elles de nombreuses reconversions. Les liens entre chômage et reconversion ne sont toutefois pas univoques, c’est l’analyse biographique qui permet d’éclairer ces liens temporels complexes.

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Rouxel, C. et Virely, B. (2012). Les transformations des parcours d’emploi et de travail au fil des générations. Dans Emploi et salaires (p. 39‑50). Insee Références.

Silvestre, J.-J. (1986). Marchés du travail et crise économique : de la mobilité à la flexibilité. Formation Emploi, 14, 54‑61.

Villeval, M. C. (1992). Mutations industrielles et reconversion des salariés. Paris : L’Harmattan.

Annexe

Probabilité de changer de métier avec prise en compte de la sélection (avoir connu au moins un mois de chômage)

Modèle de sélection
Probabilité de connaître le chômage
Probabilité de changer de métier à la reprise d'un emploi
Hommes (Réf. Femmes) -0,052*** -0,146***
Moins de 30 ans (Réf. De 30 à 39 ans) 0,136*** 0,105*
De 40 à 49 ans -0,161*** NS
50 ans ou plus -0,346*** -0,325***
Bac+2 ou plus (Réf. CAP/BEP) -0,05*** -0,106**
Bac NS NS
Aucun/CEP/niveau collège 0,068*** NS
A son compte (Réf. CDI) -0,087*** 0,147*
Intérimaire 1,667*** NS
CDD 1,542*** NS
Ne vit pas en couple (Réf. Vit en couple) 0,12*** 0,124**
Domaine professionnel du métier exercé auparavant
Agriculture, marine, pêche (Réf. Commerce) -0,23*** NS
Bâtiment, travaux publics -0,056** -0,19***
Électricité, électronique NS 0,638***
Mécanique, travail des métaux -0,175*** 0,281***
Industries de process -0,218*** 0,717***
Matériaux souples, bois, industries graphiques NS 0,642***
Maintenance -0,297*** NS
Ingénieurs et cadres de l'industrie NS NS
Transports, logistique et tourisme -0,139*** -0,144*
Artisanat -0,153** NS
Gestion, administration des entreprises -0,111*** -0,333***
Informatique et télécommunications -0,3*** NS
Études et recherche -0,331*** 0,659***
Administration publique, professions juridiques, armée et police -0,879*** NS
Banque et assurances -0,477*** 0,411*
Hôtellerie, restauration, alimentation 0,095*** -0,214***
Services aux particuliers et aux collectivités -0,358*** NS
Communication, information, art et spectacle -0,116*** -0,575***
Santé, action sociale, culturelle et sportive -0,677*** NS
Enseignement, formation -0,684*** NS

Ne perçoit pas d'allocation chômage

(Réf. Perçoit une allocation chômage)

-0,175***
Durée au chômage
De 3 à 5 mois (Réf. De 1 à 2 mois) -0,106**
De 6 à 11 mois NS
12 mois -0,091**
_cons -1,747*** NS
Effectifs non pondérés 218 911 6 113
Population censurée 212 798
Rho -0,062
Test d'interdépendance non significatif (Prob > chi2 = 0.8851)

Clé de lecture : les odds ratio (ou risques relatifs rapprochés) supérieurs à 1 indiquent une probabilité supérieure à la modalité de référence, ceux inférieurs à 1 indiquent une probabilité inférieure, toutes choses égales par ailleurs.
*** signifie que le coefficient est significatif au seuil de 1 %, ** de 5 %, * de 10 %, NS : non significatif un seuil de 10 %.
Champ : travailleurs·euses expérimenté·es en emploi un an auparavant et à la sixième interrogation ayant connu au moins un mois de chômage.

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