Introduction

1S’il y a un sujet qui suscite peu de controverse et de débat dans le dialogue politique, c’est bien celui du développement de la formation en alternance. Depuis plusieurs décennies, les gouvernements successifs ont contribué au déploiement de l’alternance, en proposant différentes lois, pour sensibiliser les entreprises à s’investir dans ce mode de formation en participant ainsi à son financement, et pour attirer de nouveaux publics, en particulier les étudiants de l’enseignement supérieur¹, intéressés par l’acquis de savoirs professionnels, la connaissance du monde de l’entreprise, mais aussi par le bénéfice des apports monétaires que permet l’alternance.

2Ces réformes consécutives, dont la dernière en date, la loi du 5 septembre 2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel », ont profondément transformé l’apprentissage et plus largement l’alternance, en définissant un nouveau cadre législatif empreint d’une logique de « marché », de « qualité » et de « flexibilité », pour mieux répondre aux besoins de compétences des entreprises.

3Certes, les avantages du développement de l’alternance paraissent pour le moins convaincants : régulièrement des études montrent les vertus de l’apprentissage en matière d’insertion professionnelle, au travers de la présentation, dans des publications distinctes, des différents indicateurs d’insertion (taux d’emploi et types de contrat de travail occupés 6 mois après la fin de la formation selon les niveaux et spécialités de formation ; parcours d’emploi sur une période de deux ans de vie active après la sortie du système éducatif) pour les sortants de formation en apprentissage et pour les sortants de formations professionnelles par la « voie scolaire » du CAP au BTS (Antoine, Fauchon, 2022 et 2023 ; Reist & Fauchon, 2022)².

4Certaines études insistent sur la difficulté à comparer les résultats en matière d’insertion de ces différentes filières de formation, en raison de l’existence de biais de sélection : en effet les jeunes en apprentissage et les jeunes en voie scolaire ont des profils personnels distincts, produits des différences dans leurs parcours de formation et des effets des critères de sélection pour l’entrée en formation. Évidemment certaines de ces caractéristiques individuelles peuvent influencer toutes choses égales par ailleurs, la vitesse d’accès et la qualité de l’emploi (Kergoat, 2022 ; Lopez & Sulzer, 2016).

5Dès lors, des études tiennent compte des spécificités du public de chaque mode de formation ou se limitent à évaluer les résultats de formations comparables, pour lesquelles les deux voies de formation coexistent (Couppié & Gasquet, 2017 ; Le Rhun & Marchal, 2017). Elles introduisent aussi quelques nuances en discutant par exemple du principal indicateur de cette insertion plus favorable : la rapidité d’accès au premier emploi après la sortie de formation. En effet, il ne faudrait pas oublier que les ex-apprentis bénéficient mécaniquement de l’« effet contact » avec l’entreprise, qui se traduit en premier lieu par le fait qu’une part non négligeable d’entre eux est embauchée par l’entreprise formatrice à l’issue du contrat d’apprentissage (Marchal, 2020). Ainsi, si on les exclut de la comparaison avec les autres sortants de formation, les avantages de l’apprentissage en matière d’insertion ne sont plus aussi avérés (Cart & Léné, 2014 ; Cart, Léné & Toutin, 2018), et ce constat est d’autant plus vérifié que le niveau de formation des sortants augmente. Il convient également de souligner que les stages obligatoires de fin d’études sont maintenant de plus en plus fréquents pour les étudiants en formation classique (environ dans 2 cas sur 3), et qu’ils peuvent aussi faciliter l’accès au premier emploi (Giret & Issehnane, 2012). En résumé, le suivi d’une formation par apprentissage semble surtout améliorer la qualité de l’insertion à la sortie du système éducatif (meilleure stabilité du premier emploi occupé grâce à un accès plus fréquent au contrat à durée indéterminée), notamment pour les sortants de niveau bac et infra (Couppié & Gasquet, 2018 et 2021). Mais l’avantage de l’apprentissage à plus long terme, au-delà de la première insertion, est plus discuté, et des nuances sont signalées, selon les générations, l’ancienneté sur le marché du travail, le genre, le niveau de formation… soulignant ainsi l’impact dans le temps des politiques publiques de formation et d’emploi (Poulet-Coulibando, 2022).

6Au moment où, sous l’effet de multiples incitations, les effectifs d’apprentis sont en augmentation rapide dans l’enseignement supérieur, il nous parait donc particulièrement opportun de mesurer à terme les effets du passage par ce mode de formation en alternance sur la qualité de l’emploi occupé, en étudiant d’autres variables que la vitesse d’insertion, telles que le niveau de qualification, le montant du salaire perçu… Ces résultats nous paraissent particulièrement pertinents pour requestionner la plus-value du suivi d’une formation en apprentissage, à l’issue d’une période qui ne se limite pas à l’entrée sur le marché du travail, mais englobe aussi les premières années de vie active. À cette fin, nous mobilisons les données de l’enquête Génération 2010 qui présente un double avantage : elle interroge une population d’apprentis présente dans les différentes formations de l’enseignement supérieur, traduisant ainsi le début de l’explosion de ces effectifs ; elle a fait l’objet de trois interrogations, en 2013 après 3 années d’insertion, en 2015 après 5 années, et enfin en 2017 après 7 années de vie active. Elle permet ainsi d’étudier des situations d’emploi plus pérennes, issues des premières expériences professionnelles de début de vie active, et donc de discuter l’affirmation d’une insertion plus favorable des apprentis par rapport à celle des étudiants au terme de ces 7 premières années de présence sur le marché du travail.

1. Le développement de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur

7Comme l’illustre le graphique suivant, les différentes mesures d’incitation au développement de l’apprentissage ont essentiellement profité à l’enseignement supérieur. Le nombre d’apprentis de l’enseignement supérieur est en effet passé d’un peu plus de 50 000 en 2000 (15 % du total des apprentis) à près de 500 000 en 2021 (presque 60 % du total), ce qui correspond à une multiplication par 10 de ces effectifs en 20 ans. Ce développement de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur n’a cessé de croître au cours de ces années, passant d’un taux de croissance annuel de l’ordre de 5 % dans les années 2000 à un doublement actuel des effectifs tous les deux ans (soit un taux de croissance annuel de 50 %). C’est également au cours de cette dernière décennie que l’apprentissage a progressivement investi toutes les structures de formation de l’enseignement supérieur. Traditionnellement présent dans les formations technologiques de niveau bac+2 (DUT devenu dernièrement BUT, BTS) et dans les écoles de commerce et d’ingénieurs, il se développe maintenant à tous les niveaux de formation, y compris dans les formations universitaires (à l’exception des formations doctorales) (Pierrel, 2017 ; Demongeot, 2022).

8C’est à la rentrée scolaire 2009 (marquée par le trait vertical dans le graphique 1 ci-dessous) que les effectifs d’apprentis de l’enseignement supérieur dépassent pour la première fois le nombre de 100 000. Cette année marque également le début de la période d’explosion du nombre d’apprentis de l’enseignement supérieur, puisque le taux annuel de croissance ne va plus cesser d’augmenter, passant de 26 % en 2010 à 58 % en 2021.

Graphique 1 • Évolution du nombre d’apprentis par niveau du diplôme préparé

9Certes, le développement de l’apprentissage à tous les niveaux de l’enseignement supérieur n’en était alors qu’à son début pour cette génération des sortants en 2010, comme le montre le tableau 1 suivant. Mais la présence d’apprentis dans toutes les formations de l’enseignement supérieur permet dès lors de mener la comparaison de leurs conditions d’entrée dans la vie active et de stabilisation dans le système d’emplois avec celles des étudiants en formation traditionnelle (nommés « étudiants » dans la suite du texte), quand les effectifs de sortants interrogés par l’enquête Génération sont en nombre suffisant dans les groupes constitués.

2. Qui sont ces apprentis de l’enseignement supérieur ?

10Dans ce contexte du développement de l’apprentissage dans toutes les formations de l’enseignement supérieur, il est particulièrement intéressant de s’interroger sur les caractéristiques de ces jeunes, qui font le choix de ce mode de formation. Repérer certaines particularités de ces apprentis peut nous permettre d’entrevoir leurs motivations à avoir fait ce choix. Cette analyse est menée en deux temps : des comparaisons statistiques entre la structure des apprentis et celle des étudiants permettront de mettre en évidence les différences essentielles entre ces deux populations. Ensuite une analyse toutes choses égales par ailleurs, au moyen d’une régression logistique, signalera les variables déterminant le fait d’avoir fait le choix de l’apprentissage.

11Première constatation, les filles sont moins souvent en apprentissage que les garçons (part des filles dans l’apprentissage : 41 % ; part des filles dans l’enseignement supérieur : 53 %). Cette sous-représentation des filles dans l’apprentissage est souvent plus marquée dans les formations où elles sont très présentes. C’est ainsi le cas des formations aux lettres, sciences humaines, gestion et droit et des écoles de commerce (cf. annexe 1). Les filles représentent 65 % des étudiants de bac+3 LSH gestion droit, mais seulement 50 % des apprentis de ces mêmes formations. Pour les formations de niveau bac+4 dans ces mêmes spécialités, les pourcentages respectifs sont de 66 et 59 %. Au sein des formations en école de commerce, les filles sont également majoritaires parmi les étudiants (53 %) mais minoritaires parmi les apprentis (46 %). Enfin, dans les écoles d’ingénieur où elles sont peu présentes (29 % des effectifs), elles sont encore moins souvent apprenties (15 % de ces apprentis).

12En ce qui concerne l’âge des enquêtés au moment de leur sortie de formation, aucune différence n’est mesurée entre les apprentis et les étudiants : l’âge moyen et l’âge médian sont environ de 23 ans.

13Par contre, le passé scolaire révèle des différences. Une petite moitié des apprentis (47 %) ont obtenu un bac général, alors que c’est le cas de deux tiers des étudiants. Ce constat est vérifié, quels que soient le niveau et la spécialité de formation, mais les écarts sont les plus importants pour les sortants de niveau bac+2 et pour les sortants d’écoles d’ingénieur (cf. annexe 2), formations dans lesquelles le recours à l’apprentissage est plus ancré.

14Enfin, l’examen de la classe sociale d’appartenance révèle quelques différences. Les étudiants sont légèrement plus souvent issus d’un milieu aisé (les deux parents sont cadres). Cette surreprésentation est accentuée dans les formations les plus masculines : bac+2 industriel, bac+4-5 maths science technique et surtout école d’ingénieur (cf. annexe 3). Si, partant de ces constats, on pourrait suggérer que l’apprentissage joue un léger rôle d’« ascenseur social », en permettant à des jeunes issus de milieux populaires de poursuivre leurs études dans l’enseignement supérieur, il convient de signaler que cela est vérifié majoritairement au bénéfice des garçons.

15Les résultats d’une régression logistique sur la probabilité d’être apprenti (versus étudiant ; cf. tableau 2 précédent) permettent de mesurer le degré de significativité de l’effet de ces différentes caractéristiques individuelles sur la situation d’apprenti et donc de souligner les variables les plus déterminantes. Ces résultats confirment les constats précédents, en affirmant la forte significativité des différentes variables, à l’exception de la classe sociale d’appartenance, pour laquelle la significativité est moins avérée.

16En procédant à une régression logistique pour chacun des groupes « niveau-spécialité », les mêmes effets sont observés, mais à des degrés divers selon les groupes. La variable la plus influente sur le fait d’être apprenti pour tous les groupes de formation (à l’exception des écoles de commerce) est le fait de posséder un bac technologique ou professionnel à défaut d’un bac général. Les filles sont donc aussi moins souvent représentées dans l’apprentissage, mais ce n’est avéré qu’en formation de bac+2 industriel, de bac+4-5 LSH gestion droit, et d’école d’ingénieur. Les apprentis sont plus âgés dans les niveaux inférieurs (bac+2) et plus jeunes dans les niveaux supérieurs (sauf en école d’ingénieur et de commerce). Enfin les apprentis sont moins souvent issus d’une classe sociale supérieure uniquement dans deux groupes : les formations de bac+2 industriel et les écoles d’ingénieur (cf. résultats complets en annexe 4).

17Venons-en maintenant au cœur de notre questionnement : l’insertion professionnelle des apprentis est-elle réellement plus favorable que celle des étudiants, à court et moyen terme ?

3. L’insertion professionnelle des apprentis est-elle plus favorable que celle des étudiants ?

18Le temps d’accès au premier emploi est indéniablement plus court pour les sortants d’apprentissage (tableau 3 suivant), quel que soit le type de formation (cf. annexe 5). L’écart est en moyenne de 2 mois au bénéfice des apprentis.

19De plus, le fait pour les étudiants de devoir suivre un stage obligatoire avant la sortie de formation ne réduit pas fondamentalement ce temps d’accès au premier emploi. Seul un tiers des étudiants concernés déclarent que le stage leur a permis de trouver le premier emploi, et il s’agirait toujours de l’emploi occupé au moment de l’enquête pour un quart d’entre eux. Ce stage semble favoriser le recrutement uniquement pour les sortants de bac+2 industriel et les sortants d’école d’ingénieur. Il retarde même l’accès à ce premier emploi pour certains, comme les sortants de bac+4 maths science technique et ceux d’école de commerce.

20Ce résultat pourrait signifier que, dans la majorité des cas, ce stage n’a pas vocation à préparer le recrutement, mais plutôt à ajouter un contenu pratique et professionnel aux savoirs plus formels acquis en formation.

21Cette interprétation de l’objectif du stage de fin d’études semble confirmée par l’examen du temps moyen d’accès au premier emploi à durée indéterminée (EDI : emploi salarié en CDI ou fonctionnaire). Il est de l’ordre de 9 mois et demi pour les étudiants, et la réalisation d’un stage ne réduit dans aucun cas ce délai, et même l’augmente pour plusieurs groupes « formation-spécialité » (cf. annexe 6). Pour les apprentis, le temps moyen d’accès à l’EDI est d’environ 7 mois, soit deux mois de moins que pour les étudiants.

22Cet avantage procuré par l’apprentissage sur l’insertion immédiate dès la sortie de formation est atténué si on considère une période plus longue sur le marché du travail.

23Ainsi, l’évolution de la situation professionnelle, mesurée par le pourcentage des sortants en situation d’emploi (dont EDI) au moment des trois enquêtes successives, souligne également l’avantage des sortants d’apprentissage. Mais il se réduit au fil du temps, en particulier par rapport aux étudiants ayant exercé un stage de fin d’études. Après 7 ans de vie active, la part d’emploi des apprentis n’est plus que de 6 points supérieure à celle des étudiants (et de 2 points supérieure à celle des étudiants stagiaires). Le pourcentage d’EDI, de 20 points supérieurs après 3 ans, n’est plus que de 10 points après 7 ans.

4. La qualité de l’emploi après 7 ans de vie active est-elle plus avantageuse pour les apprentis ?

24L’insertion professionnelle ne se résume pas au taux d’emploi, même s’il s’agit d’emploi stable (EDI). Un autre sujet, qui mérite d’être étudié pour juger de la qualité de l’emploi occupé au moment des enquêtes successives, est celui du salaire. Pour les emplois à temps plein occupés au moment de l’enquête, on mesure un supplément pour les apprentis qui double sur la période, passant d’un écart de 148 euros après 3 ans à 280 € après 7 ans. Si l’on considère les étudiants ayant bénéficié d’un stage obligatoire de fin d’études, ces écarts se réduisent puisqu’ils ne sont plus que de 91 euros après 3 ans et de 187 après 7 ans. Mais il convient aussi de signaler que le salaire des apprentis progresse légèrement plus vite (+ 21 % versus + 17 %).

25Ces constats favorables à l’apprentissage sont cependant très variables selon les groupes « niveau-spécialité ». Les écarts de salaire entre apprentis et étudiants sont les plus prononcés pour les formations tertiaires (à l’exception du bac+3 santé social) et les plus mesurés pour les formations industrielles ou techniques, où les garçons sont surreprésentés. Il est même négatif pour les sortants d’école d’ingénieurs, puisque le salaire moyen des apprentis après 3 ans est de 2 359 € contre 2 423 € pour les étudiants, et respectivement de 2 863 € contre 2 909 € après 7 ans (cf. annexe 7). Ce résultat est à interpréter par des analyses qui questionnent la valorisation de la filière apprentissage pour ce type spécifique de formation (Debuchy, 2021 et 2022). Centrés sur la formation d’ingénieur du BTP, ces travaux expliquent que les ingénieurs formés par la voie de l’apprentissage portent les stigmates de cette voie de formation, dans le sens où serait regretté leur manque de bagage théorique, compensé par des savoirs acquis au sein de l’entreprise formatrice, jugés comme un « formatage et une acculturation », pouvant devenir préjudiciables à terme pour la suite de la carrière professionnelle.

26En complémentarité du niveau de rémunération, il est judicieux d’examiner le niveau de qualification des emplois occupés au moment de l’enquête. Les principaux constats sont, d’une part l’absence d’évolution au cours des 7 premières années de vie active quel que soit le type de formation suivie, et d’autre part la faible différence de niveau de qualification entre les apprentis et les étudiants. Les sortants d’apprentissage sont juste un peu plus souvent classés « cadre ». L’écart est surtout significatif par rapport aux étudiants n’ayant pas suivi de stage.

27Sans surprise, la part des cadres et professions intermédiaires est surtout très variable selon le niveau de la formation suivie (cf. annexe 8).

28Pour vérifier l’effet du mode de formation sur la qualité de l’emploi occupé après sept années de vie active ont été réalisées deux régressions logistiques conditionnelles « stepwise »³, en contrôlant le type de formation suivie et la durée du temps de travail⁴. La première régression calcule la probabilité de percevoir un salaire supérieur à 2 500 euros pour un emploi occupé 7 ans après la sortie (tableau 7), et la seconde régression calcule la probabilité que cet emploi soit un emploi de cadre (tableau 8).

29En ce qui concerne le salaire perçu, la variable la plus influente est le genre. Puis vient ensuite la durée de la séquence d’emploi : plus l’ancienneté de l’individu dans son emploi est importante, plus son salaire est élevé. En troisième position apparaît le mode de formation suivie (apprentissage, étudiant avec ou sans stage obligatoire), et en dernier lieu la classe sociale d’appartenance.

30L’accès à l’emploi de cadre après 7 ans de vie active est d’abord dépendant de la classe sociale d’appartenance, résultat qui souligne l’importance du processus de « reproduction sociale ». Viennent ensuite la variable genre, puis en dernière position le mode de formation.

31Les résultats de ces deux régressions permettent donc de nuancer l’effet à long terme de l’apprentissage sur la qualité de l’emploi pérenne occupé après 7 années de vie active, puisque d’autres variables, telles que le genre ou la classe sociale d’appartenance, sont plus influentes. Il est important de rappeler qu’elles ont également une influence déterminante sur le fait d’être apprenti. Leur significativité remet donc en cause l’effet propre de l’apprentissage sur la qualité de l’emploi pérenne. Il ne faudrait également pas oublier l’influence de l’ancienneté dans l’emploi sur le montant du salaire.

5. Y a-t-il un effet propre de l’apprentissage sur la qualité de l’emploi après 7 ans ?

32Les résultats des régressions précédentes interrogent l’existence d’un effet propre de l’apprentissage sur la qualité de l’insertion pérenne. Certes, la mesure de l’effet propre d’une variable est méthodologiquement toujours une opération délicate. Mais ces résultats montrent que les variables les plus influentes sur la qualité de l’emploi pérenne sont aussi pour la plupart celles qui favorisent le fait d’entrer en apprentissage dans l’enseignement supérieur. Serait donc repéré ce que l’on décrit en économétrie comme un « biais de sélection », qui résume le fait que ces caractéristiques sociales et éducatives propres aux apprentis sont aussi celles qui améliorent la qualité de l’insertion professionnelle. Dans cette situation, on est donc invité à rediscuter du rôle propre de l’apprentissage sur cette insertion.

33Pour étudier plus précisément cette question, nous avons mobilisé la méthode de régression par modèle probit bivarié, qui analyse de manière simultanée deux équations interdépendantes. La première équation cherche à expliquer le fait d’être apprenti (équation de sélection) et la seconde en déduit la probabilité d’occuper un emploi dont le salaire net est supérieur à 2500 euros.

34Les résultats (détaillés dans le tableau 9 précédent) signalent la très forte significativité du coefficient rhô, qui révèle la corrélation des termes d’erreur des deux équations, indépendamment des variables explicatives incluses dans les modèles.

35Est donc confirmée l’hypothèse d’un biais de sélection en ce qui concerne l’effet de la situation d’apprentissage sur la valeur du salaire de l’emploi occupé après 7 ans. Autrement exprimé, ce seraient surtout les variables déterminant le fait d’être apprenti, qui définissent également le montant du salaire, comme le genre et dans une moindre mesure la classe sociale d’appartenance.

36De mêmes analyses par probit bivarié, réalisées pour chacun des groupes « niveau-spécialité » (cf. résultats en annexe 9), signalent que cette absence d’effet propre de l’apprentissage, sur la valeur du salaire de l’emploi occupé après 7 années de vie active, est surtout avérée pour les sortants des niveaux supérieurs de formation universitaire (à partir de bac+3). Un effet positif de la situation d’apprenti sur le montant du salaire, indicateur de la qualité de l’insertion pérenne, ne semblerait persister que pour les sortants de niveau bac+2. À l’inverse, l’effet de l’apprentissage serait négatif pour les sortants d’école d’ingénieur et de commerce. Mais dans ces deux cas, le propre rôle de l’apprentissage n’est pas non plus certifié, puisque la significativité du coefficient rhô semble supposer l’existence d’un biais de sélection. Ces constats sont tout à fait cohérents avec les conclusions d’études sociologiques (Collet, 2023 ; Mignot-Gérard, Perrin-Joly, Sarfati & Vezinat, 2022), qui comparent les situations professionnelles d’apprentis et d’étudiants de master de même discipline. Elles mettent l’accent sur l’importance d’autres variables, telle que le genre, la classe sociale d’origine, pour expliquer des différentiels d’insertion.

Conclusion

37Certes, les ex-apprentis bénéficient d’un avantage indéniable en matière d’insertion professionnelle, mais cet avantage a tendance à se réduire, au gré de l’avancée de la carrière. Il est aussi à nuancer selon les niveaux et groupes de spécialités de la formation suivie.

38De plus, l’accès à l’emploi pérenne après les premières années de vie active est surtout déterminé par des caractéristiques individuelles, telles que le genre, la classe sociale d’origine. L’effet du passage par l’apprentissage semblerait moins significatif.

39Il convient également de signaler que ces variables les plus influentes sur la qualité de l’emploi pérenne sont pour la plupart celles qui favorisent le fait d’entrer en apprentissage dans l’enseignement supérieur. Ce constat amène donc à discuter de l’intérêt de l’apprentissage à plus long terme dans l’enseignement supérieur, dans la mesure où l’effet propre de l’apprentissage sur la qualité de l’insertion pérenne n’est pas avéré.

40Une telle réflexion permet d’ouvrir le débat de nature plus politique. Le budget à la charge de l’État, dévolu aux mesures d’incitation pour le développement de l’apprentissage, est conséquent. On peut s’interroger sur son opportunité, pour une partie de ces bénéficiaires, les jeunes scolarisés dans l’enseignement supérieur, qui en grande majorité s’insèrent sur le marché du travail dans des conditions favorables. Cette question prend d’autant plus de sens que les étudiants bénéficient de plus en plus fréquemment en dernière année de formation, d’un stage obligatoire en entreprise, dont l’effet en matière d’insertion est indéniablement positif, même s’il n’égale pas complètement celui de l’apprentissage.

41Ainsi, dans une conjoncture où pour de nombreux métiers historiquement préparés par l’apprentissage (métiers de l’artisanat, métiers de l’industrie, métiers du commerce et des services…), les entreprises connaissent d’importantes difficultés de recrutement, ne serait-il pas plus judicieux de réorienter les aides et incitations financières dévolues au recrutement d’apprentis vers ces entreprises, et d’inciter les jeunes, qui n’envisagent pas de poursuivre leurs études dans l’enseignement supérieur, à choisir ces formations par apprentissage, dans une vision prospective de préparation des compétences nécessaires au fonctionnement de la société ?

42Pour conclure, il est opportun de signaler que ces questionnements et préconisations corroborent les conclusions du rapport de la Cour des comptes (Cour des comptes, 2022), qui analyse les effets de la mise en place de la loi de 2018, « pour la liberté de choisir son avenir professionnel ».