Introduction

1Alors que la mobilité internationale des étudiants1 est valorisée, elle reste particulièrement dépendante des politiques migratoires qui la conditionnent et la contrôlent (Kabbanji & Toma, 2020 ; Bréant, 2018). Dans le même temps, toute mobilité internationale nécessite des ressources financières, sociales et culturelles (Bidet, 2018), dont les candidats au départ ne peuvent pas tous se prévaloir. Par exemple, Belhocine (2018) souligne : « en Algérie, les étudiants issus des couches sociales populaires ne peuvent même pas envisager un départ à l’étranger. Ils sont éliminés à l’avance par des obstacles sociaux liés aux différents capitaux et ressources qu’exigent les études à l’étranger […] Ces ressources dont doit disposer l’étudiant qui désire émigrer, comme la maitrise de la langue française et l’accès aux filières scientifiques et technologiques sont déjà utilisées par le système scolaire comme des mécanismes de sélection dès le palier secondaire » (p. 90-91). Ainsi, au regard de ces contextes et contraintes, les étudiants internationaux en France sont particulièrement sélectionnés comme le montrent Kabbanji et Toma (2020) : « la part des étudiants provenant des classes sociales défavorisées (parents peu diplômés ou occupant des emplois peu qualifiés) est relativement faible : plus de 60 % des parents ont un diplôme universitaire et plus de la moitié occupent des métiers qualifiés » (p. 60).

2Parmi les étudiants en mobilité internationale, les doctorants se distinguent, car ils sont les plus mobiles – en 2016, 14 % des doctorants dans le monde étaient en mobilité internationale (Campus France, 2019, p.3) – mais aussi parmi les plus sélectionnés. En France, les travaux consacrés aux étudiants en mobilité internationale (Coulon & Paivandi, 2003 ; Agulhon, & Ennafaa, 2016 ; Ballatore, 2017 ; Agulhon, 2021) s’attardent peu sur les spécificités des parcours des doctorants. De même, peu de travaux distinguent les parcours des femmes et des hommes en mobilité internationale, alors même que les femmes représentent 47 % des doctorants en mobilité internationale (Campus France, 2022). Moins présentes que les hommes dans les disciplines les plus recherchées ou financées, telles que les sciences et technologies, leur mobilité semblerait plus contrainte, comme le souligne une étude de Campus France en 2016 : « les étudiantes demeurent encore aujourd’hui moins mobiles que leurs homologues masculins. Tout aussi attirées par l’international, elles rencontrent davantage de freins à leur projet… » (p. 1).

3Cet article est donc consacré à cette population peu visible des doctorants internationaux, en particulier les femmes. Notre contribution a pour objectif de mettre en lumière la singularité des expériences, les conditions qui ont rendu possible la mobilité et les obstacles franchis. Notre proposition s’appuie sur une double enquête de terrain. Une première enquête quantitative par questionnaire a été menée auprès de 1 247 étudiants, inscrits en doctorat en 2019, à Rennes. Une seconde, qualitative, a permis d’analyser 16 récits de vie auprès de femmes en mobilité internationale à Rennes, et de mieux comprendre leurs parcours. Ainsi, à partir de cette méthode mixte, nous présentons tout d’abord, la population globale de l’enquête des étudiants en doctorat au sein des deux universités rennaises, ainsi que la population des femmes en mobilité internationale (1). Puis, nous détaillons les résultats de l’enquête qualitative menée auprès de doctorantes et nous précisons les conditions de leur réussite et les freins à leur mobilité racontée au cours des entretiens (2).

1. Les profils des doctorants à Rennes

4Alors que le doctorat voit ses effectifs d’inscrits diminuer ces dernières années (Kallenbach et al., 2020 ; MESRI, 2021), la France accueille encore de nombreux doctorants en mobilité internationale. Ainsi, selon le rapport Campus France (2022), 10 % des étudiants étrangers en France préparent une thèse. Ces étudiants représentent 40 % des doctorants en 2020, contre 27 % en 2000, dont près de la moitié sont des femmes. La France est ainsi le « troisième pays d’accueil des doctorants2 en mobilité dans le monde, derrière les États-Unis et le Royaume-Uni, devant l’Allemagne, l’Australie et le Canada. » (op. cit., 2022, p. 8). Cette attractivité cache des disparités régionales et de filières (DEPP, 2021). En effet, plus de la moitié des doctorants étrangers des universités françaises se concentrent dans trois régions : Île-de-France (35 %), Auvergne-Rhône-Alpes (12 %) et Occitanie (9 %) (Campus France, 2019, p. 28) et « comme dans les autres pays de l’UE, ce sont les sciences dites “exactes” qui reçoivent le plus de doctorants en mobilité » (Campus France 2019, p. 21).

5Concernant plus précisément la ville de Rennes, dix écoles doctorales – couvrant les principales disciplines universitaires3 – accueillent plus de 1 200 étudiant·es en 2019-2020, dont 440 doctorant·es en mobilité internationale. L’exploitation des fichiers Apogée et de l’enquête par questionnaire en ligne permet de présenter les spécificités de l’ensemble des étudiants inscrits en thèse (1.1), et de préciser pour les doctorant·es mobiles, les raisons et conditions de leur mobilité internationale (1.2).

1.1. Les doctorant·es à Rennes : une majorité en sciences et technologies

6Majoritaires aux niveaux L (licence) et M (master), les femmes cèdent la place aux hommes au niveau doctorat et à Rennes, elles représentent 44 % des doctorants, soit une part légèrement plus faible qu’au niveau national (47 %, DEPP, 2021). Les jeunes en mobilité internationale constituent 35 % des doctorants à Rennes4, les hommes représentent 34 % des inscrits et les femmes 38 % des inscrites.

7Plus de la moitié des jeunes sont inscrit·es dans les spécialités S&T5, une spécificité rennaise, ce chiffre étant plus élevé qu’au niveau national (54 % versus 47 %). Ce constat est accentué pour les étrangers puisque parmi eux 71 % des hommes et 55 % des femmes étudient dans ces spécialités. Les doctorantes étrangères se distinguent ainsi de leurs homologues françaises moins souvent inscrites dans ce domaine de formation (35 %), et dont les choix de spécialités sont plus diversifiés (cf. tableau 1) : ainsi les jeunes étrangères contribuent de façon non négligeable à la présence des femmes en S&T.

8Les disparités de représentation des femmes et des hommes dans les spécialités croisent les différences de financement des doctorats. En France en 2019, si 74 % des jeunes inscrits en première année, dont la situation financière est connue, bénéficient d’un financement pour leur doctorat, cette proportion s’élève à 97 % en sciences alors qu’à l’opposé elle est de 43 % en sciences humaines et sociales6. Outre le fait que la mobilité internationale soit fortement valorisée dans les spécialités de S&T, les conditions de réalisation des thèses, et donc les conditions de vie des doctorants y sont donc plus favorables, ce qui, sans doute, contribue à faciliter l’engagement dans une mobilité internationale pour les doctorants. Sous-représentées dans les disciplines scientifiques où les financements et la mobilité sont les plus fréquents, les conditions de réalisation des thèses peuvent être relativement plus contraintes pour les femmes et pour partie expliquer leur plus faible part en doctorat comparativement à leur présence dans l’ensemble des cursus universitaires.

9La mobilité des doctorants varie sensiblement selon le sexe, mais aussi selon le pays d’origine et la spécialité. Si « pour des raisons historiques et linguistiques, les doctorants en mobilité originaires des pays d’Afrique subsaharienne et d’Afrique du Nord sont majoritaires en France où ils représentent 31 % des doctorants étrangers » (Campus France, 2019, p. 19), ce constat se vérifie particulièrement dans les universités rennaises, a fortiori pour les femmes qui semblent privilégier une mobilité de « proximité », géographique ou culturelle, et sont majoritairement originaires des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient (ANMO) ou d’Europe (cf. tableau 2).

10Parmi la mosaïque des nationalités présentes à Rennes, huit comptent plus de la moitié des inscriptions en thèse et diffèrent quelque peu de celles observées sur le plan national (Campus France, 2019). Ainsi, parmi les cinq nationalités les plus représentées au niveau national (Chine, Italie, Tunisie, Liban, Algérie), quatre sont communes avec celles les plus fréquentes à Rennes (Liban, Chine, Algérie, Maroc, Tunisie). Alors que l’Italie est absente du classement à Rennes, le Liban arrive en tête. De fait, il importe de rappeler que la France est le premier pays d’accueil des étudiants libanais8 qui présentent la caractéristique d’être les plus nombreux en doctorat, comparativement aux doctorants d’autres nationalités9.

11Plus des trois quarts des jeunes venant d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient et d’Asie Océanie et la moitié des jeunes originaires d’Europe étudient en S&T alors que les jeunes originaires d’autres pays se répartissent davantage dans d’autres spécialités et peu en santé. Les doctorants originaires d’Amérique, bien que fortement présents en S&T, sont plus souvent inscrits en ALLC et SHS, quand ceux d’Afrique Subsaharienne s’inscrivent à parts égales en DEG, S&T et SHS.

12La répartition des hommes et des femmes selon la spécialité et la région d’origine révèle une spécificité d’orientation sexuée : les femmes d’origines américaine et européenne sont davantage en ALLC et moins souvent en S&T. Pour les doctorants des autres régions, la répartition des hommes et des femmes dans les spécialités est relativement similaire.

13Pour affiner les caractéristiques de ces doctorants, notamment en termes d’orientation et de projet, un questionnaire en ligne leur a été proposé. Il visait à décrire leurs parcours antérieurs au doctorat, les mobilités réalisées au cours de leur cursus et leurs conditions de vie et d’études (ressources financières, logement, santé…).

14Titulaires d’un diplôme de niveau bac+5 et après avoir surmonté les différentes étapes de sélection scolaire et universitaire, les profils des répondant·es français et en mobilité sont relativement proches. Les écarts les plus significatifs relèvent de l’âge en début de thèse, les étudiants mobiles sont un peu plus âgés que les français et les hommes un peu plus âgés que les femmes. Les doctorants en mobilité étaient plus particulièrement interrogés sur les raisons et conditions de réalisation de leurs études en France. Si une majorité d’entre eux déclarent faire une mobilité d’études dans le but d’avoir des opportunités professionnelles, les parcours des femmes et des hommes se distinguent quelque peu.

1.2 Des profils similaires entre les doctorants hommes et femmes en mobilité internationale ?

15Tout d’abord, à la différence des séjours réalisés en licence et master, plus souvent encadrés, le doctorat se démarque par la durée de mobilité qu’il implique (au moins trois ans), la recherche d’un financement, la définition d’un projet de recherche et l’inscription dans un laboratoire.

16À la différence des hommes, les doctorantes en mobilité internationale ont plus souvent obtenu leur baccalauréat « à l’heure » ou en avance et, interrogées sur la perception de leur niveau scolaire, 43 % estiment avoir un « très bon niveau en master » (versus 39 % pour l’ensemble des doctorantes et 38 % des hommes étrangers). Ces femmes, comparativement aux doctorantes françaises, déclarent avoir davantage eu le projet de faire une thèse dès le début de leurs études. Dans le même temps, aucune différence significative ne distingue les modalités de mobilités et la temporalité de l’arrivée en France des hommes et des femmes.

17Concernant leur cursus antérieur, près de 44 % des doctorant·es en mobilité déclarent avoir réalisé l’ensemble de leurs études supérieures dans leur pays d’origine et être arrivé·es en France pour leur thèse. La majorité a donc réalisé une partie de son cursus en France ou dans d’autres pays, avec parfois une ou plusieurs mobilités au cours de leurs études. L’analyse des cursus révèle des mobilités entre le pays d’origine, la France, et d’autres pays ; elles et ils peuvent, par exemple, passer le M1 en France et le M2 à l’étranger. Les doctorant·es arrivé·es en mobilité avant leur thèse étaient à 80 % dans un établissement d’enseignement supérieur en France et 20 % à l’étranger.

18Les doctorant·es en S&T arrivent plus souvent en France pour leur thèse (48 %), ce qui est moins fréquent pour les jeunes des autres disciplines (27 %), la thèse s’inscrivant plus souvent dans la continuité du master obtenu dans une université française. Le mode de financement des thèses en S&T peut expliquer cette situation puisque les sujets sont plus fréquemment proposés avec les financements associés. En SHS, les jeunes sont plus souvent en recherche d’une direction de thèse et d’un financement, d’où la nécessité sans doute d’être sur place et déjà intégré·es dans le laboratoire et ses réseaux.

19Parmi les douze motifs de départ proposés dans le questionnaire, regroupant des raisons d’ordre académique, professionnelle, culturelle, privée (mesurées à partir d’une échelle allant de 1 à 5), les doctorant·es placent majoritairement en tête de ces raisons de départ le fait d’« avoir ultérieurement plus d’opportunités professionnelles », s’inscrivant pleinement dans une perspective d’insertion professionnelle. Pour ce qui concerne le choix d’étudier en France, le motif principal est la réputation des universités pour les femmes comme pour les hommes. En cela, au travers de ces motifs, les opportunités professionnelles et la « réputation », ces étudiantes se montrent à l’image de leurs homologues masculins, et semblent se situer dans cette même logique de recherche d’opportunité et de réputation.

20Enfin, si le doctorat et la mobilité internationale s’inscrivent dans la continuité d’un cursus et d’une perspective d’insertion professionnelle, ils impliquent bien souvent le soutien des familles et des proches. Ainsi, 58 % des répondant·es soulignent que leur famille les ont soutenu·es et était « très favorable » à leur départ, notamment pour les femmes (62 % versus 54 % des hommes). Toutes et tous déclarent avoir des contacts très réguliers avec leur famille, notamment les femmes (64 % versus 50 % des hommes), les outils de communication numériques étant largement mobilisés. Au regard de ces résultats qui révèlent l’importance des soutiens et des contacts, c’est encore plus le cas pour les femmes, ce qui va dans le sens de la littérature.

21En résumé, ces femmes doctorantes en mobilité internationale à Rennes se différencient relativement peu des hommes en termes de caractéristiques liées à la mobilité, notamment dans leurs recherches d’opportunités professionnelles et de réputation des établissements. Pour autant, elles ont un meilleur niveau académique à l’entrée du doctorat et déclarent bénéficier d’un soutien familial important. Les récits de vie réalisés auprès de doctorantes en mobilité, et présentés ci-dessous, permettent d’affiner les observations relatives à leurs conditions de mobilité et d’études.

2. Récits de doctorantes : les conditions de la mobilité internationale

22Seize doctorantes (cf. tableau en annexe) ont accepté de relater leur parcours de formation et leur décision de réaliser tout ou une partie de leurs études en France. Parmi elles, six sont arrivées pour leur doctorat et les dix autres avaient déjà commencé leurs études en France avant (cf. tableau en annexe). Elles mentionnent souvent un lien antérieur ou familial (séjour Erasmus, ou des proches vivant en France), une proximité géographique (voire culturelle), ou des collaborations entre leur université et le laboratoire d’accueil. Au final, la France semble être un choix de compromis alliant opportunités professionnelles, contexte favorable d’études et proximité géographique et/ou socioculturelle.

23Ces femmes sont les premières de leur famille proche et élargie à faire un doctorat, et pour certaines, les premières à réaliser une mobilité internationale. Narratrices d’une expérience réussie, elles n’éludent pas les obstacles surmontés.

2.1. La mobilité internationale : une étape supplémentaire d’un parcours remarquable et des ressources individuelles et collectives…

24Le parcours scolaire, puis universitaire avec de « très bons » résultats est le point commun des jeunes femmes rencontrées : elles ont réussi les différentes étapes de la sélection universitaire et le fait d’étudier à l’étranger représente une étape supplémentaire de sélection. Celles qui arrivent en France pour la thèse révèlent que leur cursus de master a retenu l’attention de leurs enseignants et, qu’elles ont été encouragées à réaliser une thèse en France. Ainsi, leur choix de réaliser un doctorat dans un contexte de mobilité parachève un cursus d’études où elles se sont particulièrement distinguées. Ainsi Maëva10 (23 ans, ASS, S&T11) précise que dans son université les opportunités de mobilité arrivent « au compte-gouttes » et une autre doctorante, Meï (28 ans, AO, S&T), évoque une véritable « chance à saisir ».

25Souvent première ou deuxième de la classe dès l’enseignement primaire, ces femmes ont parfois une ou deux années d’avance. Certaines soulignent l’investissement de leur famille dans leur scolarité et ont fréquenté des lycées internationaux, ou les plus réputés, ce qui impliquait des arbitrages comme le soulignent Marie et Myia :

« Donc le lycée… c’était le lycée le plus cher à l’époque, donc on a préféré en fait “plutôt que de changer de voiture”, de maintenir les enfants dans ce lycée-là. » (Marie, 30 ans, ANMO, S&T.) 

« À un moment donné je pense que mon père trouvait que par exemple notre école était trop chère, il voulait nous mettre dans une école qui n’était pas trop bonne pour ne pas payer, ma mère disait non. Des choses comme ça, la qualité de notre éducation… Il y avait des choses qui, pour ma mère, n’étaient pas négociables. » (Myia, 33 ans, ASS, SHS.)

26D’autres doctorantes expliquent que leur famille est plus éloignée de l’enseignement supérieur, mais considèrent leurs bons résultats scolaires comme autant d’encouragements à soutenir les études de leur fille, ce qu’illustrent par exemple les propos d’Anastasia :

« Mes parents ont grandi là-bas, ils n’ont jamais quitté la ville, et ils n’ont pas fait des études supérieures. Et c’est pour ça qu’ils m’ont conseillée, et ils ont donné leurs propres exemples, d’aller plus loin, de frapper à la porte, de prendre la chance que la vie te donne. » (Anastasia, 25 ans, Europe, S&T.)

27Au fil du temps, les rencontres avec des étudiant·es et des enseignants ont contribué à façonner les aspirations de ces jeunes femmes.

28Dans tous les récits, la réussite académique ouvre les portes d’un cursus d’études longues que les familles encouragent, mais le doctorat et la mobilité internationale marquent une étape. Alors que ce sont les probabilités de réussite et les perspectives professionnelles qui sont en jeu dans la décision de s’engager dans un doctorat, le projet de mobilité est évalué à l’aune du budget qu’il implique. Les ressources financières sont la condition sine qua non au départ et quand les parents seuls ne peuvent garantir les ressources suffisantes, les réseaux sociaux de la famille – oncles, amis de la famille, la communauté (tontine) – sont sollicités pour financer le billet d’avion et/ou apporter les garanties financières exigées12. Alors qu’une doctorante explique que sans bourse d’études, elle « serait restée », Mayssa souligne la solidarité familiale qui a contribué à son projet :

« Quand j’ai travaillé, j’avais de l’argent épargné à part, et puis mes parents m’ont aidée, mes parents et même mes oncles, ils m’ont tous aidée. » (Mayssa, 26 ans, ANMO, S&T.)

29Le financement des thèses en S&T facilite la mobilité, alors que pour les autres spécialités, la recherche d’un financement est essentielle et souvent difficile. Sept jeunes femmes ont autofinancé leurs études ou travaillé en parallèle. Dans ce cas, la durée de la thèse se trouve significativement augmentée et nécessite de renouveler le visa d’études. Pour Yasmine :

« Ceux qui n’ont pas de financement, qui n’ont pas de bourses, qui n’ont pas de parents qui soutiennent financièrement, je crois que c’est très difficile de s’en sortir. Même si on a une grande volonté, etc. […] c’est très difficile de se concentrer sur ses études et de réussir. » (Yasmine, 35 ans, ANMO, DEG.) 

30La famille ou les contacts sur place sont un atout qui justifie déjà le choix du pays ; ils sont peu ou prou associés au projet de mobilité qu’ils contribuent à concrétiser ou garantir.

« Pour moi c’était un choix évident, ou peut être confortable aussi, surtout pour les parents c’était confortable dans la mesure où ils se disaient “si jamais il y a un souci, il y a les tontons et les tatas là”, quoi. » (Tsipora, 29 ans, ASS, SHS.)

31Quand il s’agit de s’installer pour plusieurs années, ces relations interpersonnelles sont d’autant plus précieuses qu’elles deviennent les garantes des doctorantes. Pour Marie, les démarches administratives et de logement sont le premier obstacle à la mobilité :

« J’ai été très chanceuse d’avoir le meilleur ami de mon frère qui était encore là, et c’est lui qui a fait beaucoup des démarches, parce que de toute façon je ne pouvais pas avoir de visa tant que je n’avais pas de logement en France – ou de logement réservé en France. […] beaucoup de gens qui n’avaient pas cette chance ne sont pas venus. » (Marie, 30 ans, ANMO, S&T.)

32Considérant les déterminants de la mobilité internationale des étudiants, Kabbandji et al. (2020, p. 4) notent qu’outre les frais inhérents à la mobilité, « la distance avec le pays d’origine, la facilité d’obtenir le visa nécessaire, la connaissance de la langue, l’absence ou la présence de réseaux dans le pays de destination » sont des facteurs pris en compte, d’autant que « le choix est rarement une décision individuelle, les attentes et conseils des parents jouant un rôle fondamental. ». Ainsi, au-delà des ressources familiales et financières, certaines décrivent l’importance de l’accueil et de l’aide de leur(s) encadrant(s) et de leurs collègues, à leur arrivée en France. Cet accompagnement semble plus présent en sciences et technologies, sans doute en raison d’une plus grande intégration dans les laboratoires et de la prégnance des projets collectifs de recherche. Quand certaines sont accueillies à la gare ou bénéficient de visite personnalisée de la ville, d’autres comme Maëva sont aidées par leur encadrante pour leur recherche de logement.

33De fait, si ces soutiens sont essentiels, leur défaut devient problématique, tant ils contribuent à faciliter l’intégration de ces femmes et leur réussite.

2.2. … pour surmonter les difficultés et les freins à la mobilité

34En dépit ou en raison des difficultés rencontrées, « réussir » la thèse devient un impératif qui contribue à valoriser autant qu’à justifier la mobilité. C’est ce qu’exprime Tsipora qui souhaite se distinguer de celles et ceux qui sont restés :

« J’ai discuté avec mes parents sur la suite de mon aventure ici en France, en disant “ça y est j’ai le master, mais pour moi il serait opportun soit que je continue en thèse, soit que j’ai une expérience en tout cas significative ici, sinon je vais revenir sur le marché là-bas comme tout le monde, en fait, c’est juste que j’aurai un diplôme français, ce sera tout”. Pour moi ce n’était pas assez. » (Tsipora, 29 ans, ASS, SHS.)

35Mais si la réussite de la mobilité s’apprécie à l’aune de l’obtention des diplômes, les doctorantes rappellent que les attentes sociales formulées à leurs égards ne comprennent pas nécessairement un cursus d’études longues au risque d’être « trop diplômées », ni de devenir « trop autonomes », au risque de ne pouvoir se marier.

36Pour Yasmine, la réussite est « le combat » de tous les étudiants en mobilité, homme et femme – « une fois en France, on a le même combat, le même défi d’intégration, de réussir les études, etc. » – mais elle explique que particulièrement soutenue par son père, celui-ci a essuyé les critiques de sa famille :

« Quand mon père m’a accordé ce privilège de financer mes études en France, c’était une décision qui n’était pas respectée par la plupart des membres de la grande famille, notamment les cousins qui ont fait leurs études à l’étranger. Parce que pour eux je suis une fille, je suis une femme, je suis déjà ingénieure, c’est déjà pas mal, que je me marie et basta. »

37À la fin de l’entretien, elle précise :

« En fait, le premier défi c’était vis-à-vis de la tribu, de prouver que mon père ne s’est pas trompé en m’envoyant en France, et que je pouvais compter sur moi et m’en sortir. Mais la thèse c’était plutôt un défi personnel, vis-à-vis de ma personne. » (Yasmine, 35 ans, ANMO, DEG.)

38De même, Myia rapporte des relations tendues avec son père alors que ses oncles tentent de lui démontrer que sa fille fait les mauvais choix – « Elle aurait pu faire comptabilité finance, elle fait RH ce n’est pas pour elle, qui va la recruter ? » ; elle ajoute :

« On estime qu’une femme qui a une thèse et un doctorat, ce n’est pas une femme qu’on peut marier […] Moi j’ai eu la chance de ne pas avoir ce discours de la part de mes parents, mais la société me le renvoie assez régulièrement, et jusqu’à aujourd’hui, on me le renvoie toujours. » (Myia, 33 ans, ASS, SHS.)

39Meï (28 ans, AO, S&T) rapporte aussi que sa mère lui rappelle l’importance d’avoir des enfants ; Maëva (23 ans, ASS, S&T) relate que les enseignants comme ses amis répètent aux jeunes femmes : « c’est bien de faire des études, mais pensez aussi au mariage… » ; Izza (32 ans, ANMO, S&T) pointe l’inégalité d’obtention des financements des thèses dans son pays : « les directeurs de thèse disent que “si je prends une doctorante, elle va se marier, elle va avoir un enfant, elle va prendre un congé maternité et elle va abandonner” ». Pour ces femmes, la décision de partir et de s’engager dans un cursus long révèle des arbitrages qui mettent en jeu leurs aspirations personnelles et professionnelles, les ressources qu’elles peuvent mobiliser, les attentes de leurs proches, mais aussi les possibilités qu’elles auront ou pas d’être autonomes pour assumer leurs choix, voire pour certaines de se détacher des normes sociales de leur entourage et de leur pays.

« On voyage parce qu’on veut avoir tel diplôme et aller au-delà. Et donc forcément, le projet on le construit, qu’on le veuille ou pas, avec son entourage. Et à partir du moment où c’est affirmé, l’intention d’aller faire de longues études, ça constitue un frein, parce que forcément on vous dira autour de vous : “ce n’est pas nécessaire, le diplôme que tu as est déjà largement suffisant”. Et pour ceux qui arrivent à sortir du cadre sans pour autant avoir ce projet, alors ça devient une opportunité, parce qu’au-delà de la cellule familiale, elles ont plus l’opportunité de s’exprimer et de faire de longues études. Mais à ce moment-là aussi la question c’est de savoir si elles ont les ressources nécessaires, parce que s’il faut compter sur la famille à ce moment, ce n’est pas toujours évident. » (Myia, 33 ans, ASS, SHS.)

40Toutes évoquent le coût de leur mobilité, entre les espoirs qu’elles nourrissent et les renoncements qu’elles concèdent, comme celui d’être loin de leur famille – « J’ai un neveu que j’ai rencontré la première fois quand il avait trois ans, donc oui, j’étais un peu le père Noël ou la petite souris pour lui ». Sophie (29 ans, Europe, S&T) compare son arrivée en thèse avec son expérience Erasmus et souligne : « il y avait quand même une complexité supplémentaire à faire sa vie ici, pas que pour six mois, mais vraiment pour trois ans ». Ainsi, les différences culturelles mentionnées par les doctorantes nécessitent une adaptation certaine. Elles évoquent leur difficulté d’adaptation et leur quête d’environnements familiers : « je ne sais pas forcément comment cuisiner quelque chose qui n’est pas de mon pays. » (Maëva, 23 ans, ASS, S&T) ; « je passais mon temps sur le port, parce que ça sent la mer, et du coup ça me rappelait chez moi. » Izza (32 ans, ANMO, S&T.)

41Les échanges avec leur famille les aident, mais elles taisent leurs difficultés. Julie (28 ans, ANMO, S&T) explique qu’elle a pris des antidépresseurs pendant près d’un an « à l’époque, je n’osais pas dire à mon père que voilà que je voulais rentrer après deux ans […] Je me sentais comme redevable aussi de tout ce que mes parents ont fait pour moi, les sacrifices… » ; Mayssa (26 ans, ANMO, S&T) évoque des problèmes de santé ; Marie (30 ans, ANMO, S&T) déclare : « s’il y avait des moments difficiles, je me disais “tu n’as quand même pas fait toute cette route pour arrêter là” ». Également confrontées à des difficultés financières, elles relatent les restrictions qu’elles s’imposent, comme Izza qui raconte ses angoisses quand elle a converti le prix de ses achats : « c’est juste astronomique. Les premières fois que j’ai fait les courses, j’avais des crises d’angoisse et tout, je me disais “ce n’est pas possible je ne vais jamais m’en sortir” ».

42De leurs premiers mois de thèse, les doctorantes soulignent la complexité des démarches dont celles liées au logement – « c’est très compliqué de déménager en France, pour un étranger » – mais aussi les compétences et qualités qu’elles ont développées ou acquises. À l’opposé de leurs doutes, elles soulignent l’adaptabilité, la ténacité, la maturité, l’autonomie qui aujourd’hui font leur fierté et celle de leurs parents – a fortiori de leur mère, dont toutes rappellent le soutien essentiel. Leurs récits mettent en effet en exergue le rôle singulier des mères, « inspirant » pour celles qui inscrivent leur parcours dans les pas de leurs ascendants, « encourageant » pour celles qui sont soutenues dans leur mobilité géographique, mais aussi sociale.

Conclusion

43Tout en rappelant l’homogénéité des profils des doctorant·es des deux universités de Rennes, notamment celles et ceux en mobilité internationale, cette étude met en lumière la singularité des expériences de mobilité de seize doctorantes. Au-delà des difficultés matérielles qu’elles rencontrent lors de leur venue en France, elles soulignent les ressources et qualités qui contribuent à leur parcours et à la réussite de leur mobilité. De plus, elles concrétisent, pour certaines, « le mandat familial d’ascension sociale » (Jedlicki, 2021) qui justifie « les sacrifices » de leurs proches, mais aussi les arbitrages qui les ont précédés. La réussite individuelle est alors vécue comme une réussite familiale et donne raison à leur soutien.

44Souvent difficile à concrétiser dans leur pays, pour ces doctorantes, la thèse est envisagée comme motif initial de la mobilité ou devient une opportunité au cours des études alors qu’elles sont déjà en France. Se distinguent alors deux types de parcours : l’un révélant des projets construits de longue date, dans le cadre de socialisation familiale et scolaire et parfois inscrits dans l’histoire familiale, l’autre révélant les opportunités saisies par les étudiantes. Une analyse plus fine de ces parcours permettra d’identifier les déterminants de leur mobilité, plus ou moins inscrite dans un parcours d’héritière ou de pionnière.